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1. Introduction

Dans certaines classes, les élèves sont parfois tels que le professeur ne peut pas être le maître et le cours ne peut pas être donné. Cette ligne d’arrêt à la toute-puissance imaginaire de l’enseignant lui interdit de faire savoir à des élèves qui ne veulent rien (en) savoir.

Pourtant, des inventions pour maintenir ou reconstruire la classe apparaissent face à ces  élèves dits fissiles (Montagne, 2006). Fissile désigne un noyau atomique susceptible de fission et d’explosion nucléaire. Cette perception donne un autre écho à  l’impossible du métier  de professeur (Freud, 1925), et permet de constater que les professeurs font preuve d’inventivité pour maintenir ou reconstruire la classe. Dans le cadre de la formation des enseignants à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Paris IV Sorbonne, on peut constater que de nouveaux enseignants, par une prise de position singulière, réussissent, sans trop savoir de quelle façon, à apaiser le climat du cours, à raccrocher les élèves. Notons que, dans ce texte, les parties en italique sont des paroles de Gabrielle, l’enseignante qui a permis la construction de cas.

Certains travaux en sciences de l’éducation touchent aujourd’hui aux constructions des savoir-faire professionnels des nouveaux professeurs (Le Blanc, S., Ria, L., Dieuguemard, G. et Durand, M., 2008 ; Ria, L., Le Blanc, S., Serres, G. et Durand, M., 2006 ; Bucheton, 2009 ; Alin, 2001 ; Altet, 1995). Ils offrent des pistes de conceptualisation du bricolage enseignant face à la nouveauté qui dérange les cours. On peut néanmoins envisager une approche issue d’un champ épistémologique autre pour interroger l’énigme des actes de réussite professionnelle qui apparaissent à l’insu de ceux qui les réalisent.

En effet, on peut éclairer ce thème avec le corpus conceptuel et méthodologique de la psychanalyse et prendre une posture de clinicien (Terrisse, 2007). On se place ainsi du côté d’une lecture clinique inductive du métier dans laquelle la leçon est prise comme une expérience de confrontation à la division du sujet. Division que Lacan (1958) a concrétisée en écrivant sujet $ (S majuscule barré), et qui est pointée par des actes professoraux qui semblent survenir hors de la volonté consciente de leurs inventeurs.

La question de recherche posée ici sera donc de voir si et en quoi une trouvaille professorale qui a permis de raccrocher les élèves au désir d’apprendre est de l’ordre du savoir-y-faire, et en quoi cette façon d’advenir professeur peut être prise en compte dans la conception de la formation d’autres enseignants.

C’est par le pointage de l’écart entre le dit et le dire dans le discours d’une professeure d’Éducation physique et sportive (EPS) débutante que le repérage d’une subjectivité singulière productrice d’une énonciation professionnelle originale sera déclenché. Il s’agit donc là d’une analyse qualitative (Mucchielli, 2009) qui engage dans une démarche discursive et signifiante de reformulation d’une expérience. Cette analyse a pour but de faire en sorte que la vérité subjective d’une jeune enseignante devienne pensable (et pensée) et nommable (nommée) (Drapeau et Letendre, 2001). Autrement dit, il s’agit d’amener un peu de l’acte d’enseignement vers une compréhension nouvelle en s’enseignant de la singularité d’un enseignant.

Parce qu’elle est un mode d’investigation du psychisme, un traitement du psychisme et un corpus de connaissance impossible à élaborer sans cette investigation et ce traitement (Sauret et Alberti, 1995), la psychanalyse, sera impliquée ici comme un autre paradigme de la rigueur gnoséologique (Guillaumain, 2003) susceptible d’aider à comprendre le subjectif de l’acte éducatif. C’est en cela que les propositions avancées auront la teneur empirique-théorique propre aux investigations analytiques.

Ce positionnement prolongera l’approche analytique de l’enseignement déjà proposée par Blanchard-Laville et Fablet (2000), Cifali (1994), Beillerot (2000), Terrisse et Carnus (2009). La présente proposition supplémentera ces recherches aux niveaux méthodologique et épistémologique.

En effet, l’hypothèse et l’option d’analyse du discours d’un sujet (dans laquelle la subjectivité du chercheur est engagée) permettront de chercher à voir si les trouvailles, en marge des constructions didactiques, qui émergent dans l’imprévu pour faire face à une torsion du lien éducatif, sont le fait d’une énonciation inédite et inter-dite (dite entre professeur et élève) et singulière. Il s’agit là de proposer une approche dialectique originale liant subjectivité des sujets et concrétude du contexte d’enseignement, et visant à dépasser les contradictions que cela induit. La notion de contingence, qui dans ce travail est le creuset de l’émergence d’une parole enseignante autre, ne sera plus seulement considérée comme un facteur induisant des choix involontaires liés à l’histoire du professeur (Terrisse et Léziart, 1999), mais comme un élément inévitable de l’acte d’enseignement. Inévitable avec lequel le professeur doit composer pour passer de l’impossible au possible dans son cours. On cherchera ici en effet à voir si l’usage de la contingence est une des conditions de dépassement de l’impossible du métier noté par Freud (1939). Cette question prolonge l’analyse de Cifali (1999).

Après avoir précisé les points théoriques de la psychanalyse mis en jeu dans ce propos, les concepts de savoir-y-faire et d’énonciation seront définis. Puis, nous préciserons la méthodologie clinique utilisée. Une construction de cas sera avancée. Elle donnera l’occasion de préciser en quoi un cas unique témoigne de plus qu’un simple exemplaire de la généralité (Castoriadis, 1978). Les résultats interprétatifs obtenus permettront alors de voir comment Gabrielle, la jeune professeure entendue pour ce travail, en se déplaçant dans le discours, en changeant de position symbolique et imaginaire, a su y faire et a pu, sans le vouloir, regagner la classe.

Seront enfin discutées des pistes pour une formation des professeurs qui associerait la prise en charge des inventions issues du savoir singulier du désir d’un sujet pris avec d’autres dans la contingence d’un cours.

2. Le contexte théorique de la psychanalyse

La psychanalyse qui soutient ces lignes est celle des écrits de Freud et de l’enseignement de Lacan. C’est une praxis de la parole (Sauret et Alberti, 1995) ; autrement dit, une pratique et un corpus théorique qui se rangent du coté des sciences que Lacan (1970) nomme conjecturales.

La psychanalyse tient compte du fait que les êtres humains ne sont pas que des êtres de raison, mais aussi des êtres parlants passionnels et que cela les divise dans leurs conduites corporelles comme dans leur pensée (Labridy, 2006). En cela, elle est une pratique non pas explicative mais interprétative du fait humain qui considère qu’en l’homme, être et réalité ne coïncident pas. Par ailleurs, elle donne existence et légitimité à ce qui est expulsé des savoirs dominants et qui fonctionne comme leur point aveugle. Ainsi, avec ce prisme épistémologique particulier, on peut concevoir une analyse du fait d’enseignement à partir de ce qui rate et à partir de l’indicible de ce qui réussit. Cela repose sur le postulat que les empêchements et les réponses qu’y apporte un professeur sont des points de manifestation du Réel en tant qu’impossible à dire (Lacan, 1973). Si la psychanalyse repose sur le principe que le Réel est vide de sens, elle précise également qu’il peut s’appréhender par un détour par le Symbolique (Lacan, 1978 ; Terrisse et Labridy, 1990). Il s’agit là d’une tentative d’inscrire l’ininscriptible, de dire l’indicible (Porge, 2000). Ce détour par la parole permet de postuler que la vérité d’un acte d’enseignement ne peut pas se déduire directement et exclusivement d’une observation, fût-elle faite par son auteur, a posteriori et par vidéo interposée (Ria et Sève, 2001). On peut alors donner la parole à des professeurs et analyser leur dire pour cerner un peu de ce qui se passe à leur insu quand ils réagissent à certaines (in)conduites d’élèves pour (re)faire la classe.

Dans cette offre de parole, il n’y a pas de grille de lecture ni d’hypothèse à vérifier. Il y a seulement l’idée que, dans la rencontre discursive entre sujet et chercheur, une nouvelle signification va survenir.

Pour éclairer le discours des professeurs, plusieurs notions issues du champ conceptuel de la psychanalyse seront utilisées : l’inconscient, le Sujet, la théorie des quatre discours, et le savoir-y-faire.

2.1 L’inconscient

La reconnaissance de l’inconscient comme structure est ce qui a caractérisé l’entreprise de Freud. Dans sa rencontre avec des malades, il a émis l’idée d’une pensée séparée de la conscience et agissant sur le corps. Ce postulat a déterminé une déstructuration de l’homme, en ne le considérant plus comme une res cogitans (chose pensante) entièrement soumise à un autocontrôle total, mais comme une structure psychique dont une partie se dérobe à la conscience, la sienne et celle d’autrui. L’inconscient n’est pas directement objectivable. Il se manifeste par les rejetons de l’inconscient : lapsus, actes manqués, symptômes, mots d’esprit (Freud, 1901). Prolongeant cette position épistémologique, Lacan a avancé que l’inconscient est l’effet du discours du et sur le sujet. L’articulation des mots de l’autre et des éprouvés de l’être humain produit en lui la subjectivité et la manifestation de celle-ci (Lemaire, 1977). C’est de cette relation tripartite, l’être, l’autre et le langage, qu’advient l’inconscient.

Ainsi, on peut concevoir un professeur divisé par l’inconscient, traversé par plusieurs instances qui entament l’illusion moïque (Winnicott, 1971) de l’acte d’enseignement. Cette multiple épaisseur le conduit parfois à répondre et à agir de façon surprenante et impensée à certaines conduites ou paroles d’élèves.

2.2 Le Sujet

En choisissant d’articuler son enseignement autour de la notion de Sujet, Lacan s’est distingué de Freud qui parlait de personne ou d’individu. Pour Lacan, le sujet de la psychanalyse surgit de son discours en tant qu’effet de signification, car la signification n’est pas un effet mécanique d’association de signifiés, mais un effet de langage qui est dû à l’écho affectif que produit un discours sur celui qui l’écoute. C’est cette relation constitutive qui fait dire à Lacan (2001) que le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Dans cette relation, où il n’est que représenté, le Sujet perd quelque chose de fondamental de sa vérité liée au Réel du corps et de la jouissance qui le caractérise. Le Sujet a ainsi été symbolisé $ par Lacan, pour signifier sa Spaltung (fente) occasionnée par la perte due à l’entrée dans la langue. Le Sujet dont il sera question dans ce propos se présentifie donc par ses actes (langagiers et physiques) en tant que signifiants pour un autre être humain. Le sujet se spécifie également par le fait qu’un autre lui parle et parle de lui et que, dans ces deux paroles, il n’est que mi-dit (Lacan, 2001). C’est en effet l’équivoque de la langue qui lui impose une part d’indétermination et d’incertitude. En d’autres termes, ce sont les écarts entre ce qu’est le sujet, ce qu’il dit, ce qu’il ne peut pas dire, ce qu’il dit sans le vouloir qui l’incomplètent et lui barrent l’accès à la connaissance de ce qu’il est vraiment. Tout cela témoigne aussi de sa structure.

C’est ainsi qu’on peut avancer que certaines prises de parole d’un professeur peuvent se ranger dans la catégorie des productions de l’inconscient qui participent à l’avènement du sujet.

2.3 La théorie des quatre discours

Lacan (1970) avance que le positionnement de chaque sujet se fait dans le lien social, et donc dans la relation d’enseignement, selon ce qu’il a nommé la théorie des quatre discours. Cette schématisation part du principe qu’un discours n’est pas seulement un dit ou même un non dit dont on peut mettre en évidence le dire, mais une position (Juranville, 1984). Chaque sujet peut passer par différentes modalités de discours de manière variable et plus ou moins fixée. Elles rendent compte de la façon dont le sujet traite à la fois le problème de sa singularité dans le rapport aux autres et son ignorance du Réel. Une telle optique permet de concevoir d’une autre façon que celle habituellement employée (Durand, 2001 ; Shulman, 1987) les manières dont un professeur parle et donc se positionne face à un groupe.

Les quatre discours identifiés par Lacan sont :

  • Le Discours du Maître rend compte du fait que le sujet est parlé par l’Autre selon les idéaux du moment ou le contexte dans lequel il s’exprime. Ce discours est celui du surmoi qui ordonne et qui promeut le sujet maître de lui. Il dit au professeur dans le champ de l’école : Obéis ! Travaille ! Transmets ! Apprends ! Montre !  Ce discours n’écoute pas mais commande.

  • Le DiscoursUniversitaire met le savoir en exergue. La vérité subjective de la parole émise est masquée par le poids des connaissances propres au champ d’où parle le sujet. Sans s’interroger sur la validité ou sur les conditions de la production de ces connaissances, ce discours dit : Sais ! Continue à savoir ! C’est écrit !  Ce discours n’invente pas mais reproduit.

  • Le Discours de l’Analyste est l’envers du discours du maître. Il va contre les identifications et défait ce qui paraît évident pour un sujet ou un groupe social. Ce discours interroge le sujet à qui il s’adresse sur son consentement à certaines identifications, sur sa position subjective. Ce discours ne commande pas mais écoute.

  • Le Discours de l’Hystérique est celui de l’expression de l’inconscient. Il questionne l’autre par des positions qui remettent son pouvoir en question. Ce discours ne propose pas mais défie.

Le grand intérêt de cette schématisation est de concevoir que les actes pédagogiques d’un professeur peuvent être tenus depuis plusieurs discours et que ces différentes positions ont des effets différents sur les élèves.

2.4 Le savoir-y-faire, un concept issu de l’analyse

Lacan (1976) avance que le savoir-y-faire est la façon dont le patient réussit à se débrouiller, sans le savoir, avec son symptôme. En parlant de savoir-y-faire, il nomme aussi le rapport à l’inconscient qu’un analysant construit à partir de l’expérience de la cure analytique. Lacan (1970) précise également que le savoir-y-faire est un des savoirs de l’analyste qui tient dans le faire semblant de savoir  qui lui permet de rester dans l’attente pour savoir quelque chose du patient. Il ajoute que, dans la réponse qu’il apporte au Réel, le savoir-y-faire ne sait se savoir, et que c’est un savoir qui échappe, qui se loge entre le non savoir et le sçavoir (le savoir du Ça freudien). C’est pour ces deux raisons que le savoir-y-faire prend dans l’échange la fonction d’énonciation, celle qui renvoie à celui qui parle la charge des conséquences produites par son dire (Lacan, 1970). Le savoir-y-faire sera envisagé ici comme le syntagme générique aux attitudes, choix, paroles ou actes d’un professeur prenant en compte et en charge les emportements des élèves. Le savoir-y-faire est finalement l’expression spontanée, originale, singulière non préméditée, non voulue qui change et réarticule le lien subjectif qui attache un enseignant à un élève ou à un groupe d’élèves quand il se brise et que la leçon ne peut plus exister.

Emportement caractérisera dans ces lignes tous les passages à l’acte (Lacan, 1963) physiques ou langagiers ou tous les acting out (Lacan, 1963 ; Montagne, 2012a) des élèves qui interdisent au cours d’avoir lieu dans des conditions recevables. Ces conduites peuvent se concrétiser par les bagarres, des insultes, des sorties de cours, des refus de travailler, des provocations verbales, des chahuts individuels ou collectifs, autant de rencontres avec le Réel pour le professeur qui y est confronté.

Savoir-y-faire en classe laisse en quelque sorte s’exprimer quelque chose de la vérité intime, insue, du professeur en interaction avec une conduite imprévue et dérangeante d’élève. Ainsi, la vérité du professeur devenant le savoir du professeur, on peut passer de la conception d’un professeur sujet du savoir à un professeur sujet du désir. Être un professeur qui sait y faire permet et demande d’être à l’heure de son désir (Labridy, 1997). Gabrielle explique : C’est une façon de faire, une attirance que tu as en toi, tu n’y réfléchis pas, tu y vas, tu es engagé.

Il faut préciser aussi que le savoir-y-faire n’est pas ce qui autorise à mieux ou plus donner cours. S’il modifie le rapport au savoir du professeur (Hatchuel, 1999) et change celui d’un (des) élève(s), il est surtout ce qui permet de (re)faire la classe plutôt que l’outil qui permet la transmission des savoirs (au sens pédagogique). Il permet en cela de résoudre en partie le conflit ou dilemme entre transmettre du contenu ou tenir la classe (Ria et coll., 2006 ; Terrisse et Carnus 2009). Le savoir-y-faire concrétise donc d’abord un pont interindividuel, symbolique, subjectif et social entre professeur et élève(s). S’il peut avoir pour conséquence une transmission du savoir plus effective, c’est de surcroît.

À l’articulation entre savoirs constitués et savoirs d’expérience (Cifali, 1994), le savoir-y-faire semble à mettre en contrepoint des gestes professionnels (Jorro, 2002), des capacités énactives (Leblanc et collab., 2008), ou des compétences des maîtres (Perrenoud, 1999a). Ces actions professorales à but transmissif sont (plus ou moins), cohérentes, recherchées, identifiables et reproductibles par celui qui les construit.

Ainsi, savoir-y-faire n’est pas à considérer comme une action professionnelle, mais comme un acte de professeur. Un acte est une action humaine considérée dans l’aspect objectif de son résultat effectif. Mais, pour la psychanalyse, un acte est surtout un mouvement (Freud, 1926) qui se différencie d’une action parce qu’il est un saut dans le symbolique, et qu’il provoque un effet de franchissement  (Labridy, 1997). L’acte offre une solution à un conflit psychique. Le sujet (comme son entourage) est radicalement transformé après sa réalisation. L’acte se spécifie par un changement de mode de rapport au monde. Il y a un avant et un après acte qui fait que le sujet renaît ou est définitivement transformé (exploit sportif, coup d’éclat, parole remarquable, suicide…). Dans cette optique, savoir-y-faire pourrait se rapprocher des agir enseignants pointés par Bucheton (2009), pour peu que l’on garde à ce terme la teneur de l’agieren freudien (1912), que Laplanche et Pontalis (1967) traduisent par mise en acte. Le savoir-y-faire est donc un acte qui montre un au-delà de l’intention (Terrisse, 1994), voir un en deçà de l’intention, qui lui donne une valeur indécidable. C’est en cela que le savoir-y-faire peut être pris comme une manifestation de l’inconscient (en tant que) savoir qui ne se sait pas (Lacan, 1954).

Ces éléments font que le savoir-y-faire se différencie d’un savoir (construction individuelle qui englobe diverses connaissances acquises), d’une connaissance (chose sue, intellectualisée et conceptualisée, représentation d’une sensation) ou d’un savoir faire (know how anglais, connaissance exécutive qui permet l’accomplissement d’une tâche, la résolution d’un problème sans en passer par la connaissance savante). En effet, un savoir-y-faire est de l’ordre de la trouvaille, de l’invention (et pas de la découverte qui ne rencontre que ce qui existe déjà) qui témoigne d’un comment être leprofesseur en face des élèves, alors que le savoir- faire renvoie plutôt à l’utilisation de quelque chose de déjà là, pour fairele professeur face aux élèves. En ce sens, le savoir-y-faire n’a pas de prétention universelle au sens du savoir savant, tel que le définit Van der Maren (1996). Il n’est pas non plus comparable au savoir technique qui existe par copie, par observation, par expérimentation ou par transmission, ni au savoir stratégique, qui contextualise un savoir appliqué. Il est davantage à rapprocher du savoir pratique, singulier, inclus au sujet qui le crée et l’utilise.

Le savoir-y-faire est donc un dire inédit, qui permet au sujet de percer sous la fonction professorale. Il permet au professeur de devenir signifiant aux yeux de ses élèves en écho au fait qu’ils ont été signifiants pour lui. En cela parce qu’il est singulier et intime, il permet de supplémenter des études sur les inventions des professeurs (Durand, Ria et Flavier, 2002), dans lesquelles ces dernières peuvent être prises comme inhérentes à un statut (nouveau professeur) ou à un contexte socioculturel particulier (élèves tumultueux).

2.5 Le savoir-y-faire en tant qu’énonciation

Tel qu’il est entendu ici, le savoir-y-faire  est une prise de parole nouvelle, propre à celui qui en est l’utilisateur. Cette énonciation se pose en contrepoint au savoir-faire, qui est de l’ordre de l’énoncé.

Dans les champs psychanalytique et linguistique, l’énoncé est le discours qui reprend à son compte des théories ou des propos lui préexistant. L’énoncé permet de faire connaître, par des mots univoques, une idée. C’est le résultat linguistique (désignation et identification) d’une parole prononcée (Greimas et Courtés, 1976). En cela, l’énoncé est hors sujet, il ne le représente pas en tant que signifiant pour un autre signifiant, mais en tant que signe(s) pour un interlocuteur. Il est la manifestation d’une intention consciente, un discours dans l’objectivité, qui part du principe qu’il existe une vérité de la réalité univoque et partageable. Dans l’énoncé, la cause et le but de ce qui est dit sont reformulables dans les mêmes termes par d’autres, avec les mêmes effets. L’énoncé est donc le dire du discours, et il y a le même écart entre énoncé et énonciation qu’entre dit et dire.

Le savoir-y-faire est donc à ranger du côté de l’énonciation, en tant que parole, singulière, vraie, et inédite. Pour Saussure (1913), l’énonciation est l’acte linguistique par lequel des phonèmes signifiants pour un locuteur sont orientés vers un interlocuteur et rendus signifiants par le locuteur. Jakobson (1978) y voit un processus de construction du sens au-delà d’un énoncé. Dans le même esprit, Arrivé (2008) affirme que l’énonciation est un acte propre de création. Ainsi, l’énonciation change celui qui la produit autant que celui qui l’écoute ou la voit. Elle est une manifestation d’un désir inconscient, constitutive du sujet et constituant le sujet. Le lien qui relie l’énonciation au sujet est pointé par Damourette et Pichon (1911) : le choix d’une énonciation dans le système grammatical baigne en grande partie dans l’inconscient. En proposant le concept de lalangue, (mot écrit attaché et en italique), qui désigne le choix (insu) que fait le sujet dans le registre des mots pour parler et ainsi signifier au monde sa singularité de Sujet, Lacan (2001) nommait autrement ce choix non volontaire. Ainsi borné, le savoir-y-faire semble un dire professoral (une énonciation) que le dit (l’énoncé) ne recouvre pas. Mais l’on peut avancer aussi qu’il peut être un énoncé qui se laisse trouer par une énonciation. Ainsi une parole ou une posture habituelle d’un professeur, entendue en formation ou chez un collègue et redite ou tenue à un moment autre, d’une façon autre, en réaction à un acte d’un élève, peut devenir un savoir-y-faire. Se marque ici la différence entre une parole qui reproduit et une parole qui produit. On peut alors voir dans le savoir-y-faire une manifestation de rupture quant à l’assujettissement du professeur vis-à-vis de l’institution scolaire où il officie (Chevallard, 2002). On peut noter par ailleurs que le savoir-y-faire jaillit d’avantage dans des classes houleuses, face à des élèves tumultueux et délicats que dans des classes tranquilles et scolaires. On peut alors avancer que plus les élèves poussent un professeur loin des attentes institutionnelles et de ce qu’il pensait être lui-même, plus il est apte à des énonciations (Culioli, 1990), à une parole pleine.

En avançant que l’enseignant décide souvent à son insu, Perrenoud (1999b) notait finalement qu’une partie des actes professionnels des enseignants sont issus d’un savoir qu’ils ne savent pas. La méthodologie clinique organisée par la psychanalyse permet de cerner un peu plus de ce non su.

3. Méthodologie clinique

Un travail clinique inspiré par la psychanalyse engage à faire en sorte qu’un sujet puisse parler à un autre de/sur ce qu’il vit. Par l’interprétation, celui qui écoute permet qu’un savoir autre puisse voir le jour. Un tel savoir s’invente à partir du dire d’un sujet impliquant ce qui est véridique pour lui quand il parle de ce qu’il vit. Ce n’est pas seulement un savoir référé à un corpus de connaissances déjà là où viendrait se loger celui qui parle. La clinique d’inspiration psychanalytique autorise en recevant le savoir insu du sujet un nouveau rapport vérité/savoir. Elle ne travaille pas à la construction de connaissances de certitudes mais à des connaissances de vigilance et de perspectives.

Parce que la clinique se définit en partie par le cas par cas, soit l’incontournable de la vérité du sujet pris un par un  (Terrisse et Carnus, 2009), elle renvoie à une approche scientifique particulière fondée sur l’analyse interprétative de cas individuels (Revault d’Allones, 1989). La particularité de cette méthode a été mise en exergue par Freud lorsqu’il a décrit par exemple le phénomène de l’Oedipe auquel tout sujet est confronté mais différemment pour chacun. Elle s’attache ainsi à des cas particuliers qui constituent plus qu’un simple exemplaire de la généralité. La recherche clinique étayée par une construction de cas unique n’est plus raisonnablement refusée par le sérail universitaire. Stake (1995), Ragin et Becker (1992), Van der Maren (1996), Widlöcher (1990) et Albarello (2011) ont posé les bases de la recevabilité scientifique de cette méthode dans les sciences humaines. Une perception qui refuserait la validité d’une étude étayée par un cas singulier reprend le deuxième des cinq malentendus (five misunderstanding) pesant sur la recherche par étude de cas, identifiés par Flyvbjerg (2006). La contre-démonstration de l’auteur, à l’argument on ne peut pas généraliser sur la base d’un cas individuel ; donc l’étude de cas ne peut pas contribuer au développement scientifique, confirme l’aporie d’une telle opinion. La démonstration de Flyvbjerg autorise à poser que le propre de la démarche clinique, quand elle repose sur un cas unique, est de s’intéresser au sujet non pas pour lui-même (comme le fait la cure), mais pour comprendre en quoi sa structuration inconsciente lui permet de vivre d’une certaine façon une situation de vie particulière. Soutenir (et être soutenu par) ce postulat demande d’expliquer le lien entre un cas unique et le collectif des êtres humains. Si un cas ne permet pas la généralisation, et n’autorise pas à l’affirmation d’une règle, il renseigne sur la structure de l’être humain. Il permet de tenter de répondre à la question de la cause d’une conduite humaine par induction. Passeron et Revel (2005) montrent comment l’analyse d’une singularité permet d’extraire une hypothèse sur le général. Un cas, parce qu’il n’est pas seulement un fait, pose problème et appelle à une solution, c’est-à-dire à l’instauration d’un cadre nouveau de raisonnement (…) Il permet de redéfinir une autre formulation de la normalité et de ses exceptions. Reste bien sûr que, s’il peut exister une similitude d’état des choses, au niveau de la structure psychique d’un sujet à un autre, il n’y a pas équivalence entre deux sujets : quand, par exemple, dans une classe, un professeur a une position discursive désirante et invente son savoir-y-faire face à des élèves.

En d’autres termes, la compréhension d’un cas unique peut induire l’intelligibilité d’un autre, mais ne réduit pas tous les autres cas à l’économie qui lui est propre. Comprendre la structure du changement subjectif de Gabrielle ne permet pas de déduire que, dans une situation similaire (des élèves qui refusent la présence symbolique d’un enseignant et provoquent une énonciation intime), un autre sujet aurait le même type de conduite, voire que le même type de conduite présenterait les mêmes effets sur d’autres élèves. Il ne s’agit donc pas de penser l’exemplification comme preuve dans cette recherche, d’autant moins qu’un tel axe méthodologique changerait le champ épistémique privilégié ici. Notre intention est de proposer un cas clinique dont le propre est d’être à la fois unique et source de savoir général (Humery, 1995). Le cas Gabrielle joue un rôle de support facilitant notre compréhension de quelque chose d’autre (Stake, 1995). Il permet que l’unicité d’une professeure puisse être renseignée par quelque chose de sa structure de sujet, et que cette unicité puisse à son tour être rapportée à un universel qui concernerait un plus grand nombre d’enseignants. Par structure, nous entendons un ensemble d’éléments co-variants tels qu’ils articulent le sujet et son propre rapport à la jouissance (Porge, 2000). Cette notion est ce qui relie le singulier à l’universel de la condition humaine. Elle est ce qui autorise de façon éthique à répondre affirmativement à la question Existe-t-il une science possible basée sur le singulier ? (Durand, 2001).

La construction du cas Gabrielle a comme objectif de souscrire à la double ambition durkheimienne d’expliquer la cause et la fonction d’une conduite professorale atypique. Elle ambitionne de monter les déterminants psychiques en jeu dans cette conduite et de réviser certaines croyances quant à la façon dont les jeunes enseignants reconstruisent leurs compétences professorales.

Elle n’a pas pour ambition de faire preuve scientifique (au sens poppérien du terme), de servir d’exemple, ou de présenter un échantillon (Yin, 1984), encore moins d’officialiser une façon de faire le professeur qui serait générique, ou pire, la bonne façon.

À l’attention portée à la singularité appréhendée dans sa totalité (Mucchielli, 2009), la clinique adjoint l’association étroite de la recherche et de l’intervention (Castoriadis, 1978). Il s’agit là d’une certaine éthique de l’action dans laquelle la recherche de la structure ou de la cause d’une situation singulière permet de traiter les incidents qui perturbent le pilotage automatique de la quotidienneté (Morin, 1990) pour d’autres, et d’envisager d’en faire usage dans une formation professionnalisante.

Ainsi, cette réflexion sur le savoir-y-faire ne se fonde pas sur la recherche de coïncidences entre des actes dans le vif de la leçon (ou des paroles a posteriori) et une topologie de réponses. Elle utilise les concepts théoriques de la psychanalyse pour rendre signifiantes les paroles originales.

3.1 Le sujet support de cette étude

Gabrielle (pseudonyme garantissant l’anonymat du sujet), dont le discours va servir de source à ce travail, est professeur d’Éducation physique et sportive, et titulaire première année. Elle travaille dans un collège ultra dur de Paris où, dit-elle, elle a pour (son) premier poste, été parachutée une semaine après la rentrée sans être annoncée. Nous l’avons rencontrée alors qu’elle participait à un groupe d’analyse de pratique mis en place au Rectorat de Paris pour aider à l’entrée dans le métier (Bulletin officiel n° 32 du 6 septembre 2001). Lors de la première réunion, elle a exposé longuement les énormes difficultés qu’elle vivait avec une classe de quatrième. Si cette situation n’est pas exceptionnelle, ce que Gabrielle a laissé entendre de sa façon de s’y prendre avec ses élèves nous a conduit à lui proposer des entretiens individuels autant pour l’aider dans son nouveau métier que pour comprendre un peu plus sa situation.

Il convient ici de signaler que c’est l’écho signifiant des paroles de Gabrielle aux oreilles du chercheur qui a incité celui-ci à proposer des entretiens à Gabrielle et permis d’enclencher cette recherche. Se joue ici un des points clefs du choix d’un sujet pour une recherche clinique ordonné par la psychanalyse. Le chercheur ne tente pas de trouver le sujet qui lui permettrait de vérifier une hypothèse, ni ne prend au hasard un sujet pour vérifier une intuition. Il prend au vol, par une écoute souple, ce qui dans le discours fait signifiant pour lui. Selon Albarello (2011), parfois le cas s’impose au chercheur. Ce dernier repère, par sa propre expérience des effets opératoires de la parole, des récurrences, des équivoques qui alertent certaines des préoccupations épistémologiques du champ. C’est en ayant l’oreille trouée par le signifiant (Ansermet, 1999) que l’on a pu entendre dans la parole de Gabrielle un discours décalé et inhabituel (Montagne, 2012b). Le fait que cette jeune professeure décrivait quelque chose qui avait changé dans sa classe et son incapacité à en identifier nature ou causes s’est avéré signifiant pour le chercheur. C’est après avoir entendu, dans le dire de son dit, une description inhabituelle de la jouissance d’un professeur qu’un rendez-vous pour en dire et en entendre plus a été pris.

Gabrielle vient de province, est fille unique, père prof et mère infirmière. Baccalauréat scientifique mention très bien. Certificat d’aptitude au professorat d’Éducation physique et sportive du premier coup. Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) à Bourg en Bresse. Stage dans un Lycée professionnel tranquille, avec des vieux collègues qui savaient comment s’y prendre. Ils m’ont transmis que, même si on a tout prévu, le plus important, c’est de pouvoir agir dans la réalité, en fonction de ce qui se passe.

Si son discours révèle la capacité de ses collègues à appréhender la contingence, dans un lapsus, il dévoile aussi combien ses élèves sont le point central de son être professeur. Elle laisse entendre cela, quand voulant dire qu’elle ne pouvait rien faire de ce qu’elle souhaitait avec ses élèves, elle dit : ces élèves, c’était impossible que je n’en fasse rien. Cette double négation laissant entendre combien elle est animée par le désir d’en faire quelque chose, malgré eux, malgré l’impossible.

3.2 L’instrumentation

Le recueil du discours de Gabrielle a été permis par des entretiens semi directifs  (Mucchielli, 2009), soit quatre rencontres de 30 minutes totalement enregistrées et retranscrites de façon exhaustive. Les paroles présentées ont été conservées dans leur intégralité, les tournures grammaticales familières ou inexactes s’avérant révélatrices de l’équivoque de la langue.

Dans ce type d’entretien, l’intervieweur, à partir de quelques questions ouvertes, demande au sujet de préciser ce qu’il perçoit de la situation considérée (embarras et inventions), et de ses causes. Dans les réponses, l’intervieweur s’applique :

  • à repérer les constructions logiques mises en place dans les paroles du sujet qui parle, de ce qu’il vit et du ressenti que cela provoque chez lui, et qui parle de ce qu’il vient de dire ;

  • à faire éclairer certaines incohérences et certaines récurrences entendues dans le discours du sujet ;

  • à proposer ses incompréhensions, et ses compréhensions pour cerner les intentions du sujet qui s’exprime ;

  • à suggérer, à pointer des liens entre les différents moments du récit ou entre les différents récits, pour cerner un peu de la structure du sujet qui parle ;

  • à pointer dans lequel des quatre discours de Lacan se situe celui qui parle  (Montagne, 2012b).

Il s’engage surtout à ne pas forcer la signification du propos, à ne pas sur- interpréter, ni introduire de lui-même un signifiant nouveau lors d’un entretien. Des réunions cartel qui permettent à celui qui interprète de s’entendre dire, régulièrement durant sa recherche, ses interprétations à trois autres chercheurs et à un psychanalyste, prennent là tout leur poids (voir la partie 4.7 de ce travail). Les associations que pourront faire naître les mots entendus dans ce contexte seront proposées comme base des questions ouvertes lors de l’entretien suivant. Les hypothèses interprétatives surgies lors de la retranscription écrite de l’entretien seront également matière aux questions de la rencontre ultérieure.

Pour le chercheur, l’habileté à conduire un entretien de ce genre demande une certaine expérience des effets de la parole sur lui-même (analyse personnelle, habitude des méta-groupes de parole). En effet, avoir été soi même décalé par la perception des signifiants de son propre dire permet d’être plus apte à attraper, dans la chaîne des mots dits par le locuteur, les éléments signifiants. C’est aussi par une écoute souple (renvoyant à l’attention flottante de l’analyste) que certains éléments seront entendus autrement que dans leur signification communicante classique. Il s’agit d’écouter pour entendre certains éléments plus que d’autres. Il s’agit d’objectiver une subjectivité à l’aide d’une subjectivité (Ciccone, 1998). Selon une telle position épistémologique, l’inclusion de la subjectivité du chercheur est reconnue comme faisant partie de l’instrumentation de la recherche (Filloux, 1976). C’est elle qui va assigner un signifiant au discours émis par le sujet.

Les propos de Gabrielle seront mis en résonance avec les concepts théoriques de la psychanalyse. Cette relation permettra la confection de l’étude de cas qui étayera les résultats de cette recherche. Ce procédé offre la compréhension de quelque chose qui dépasse le sujet entendu. Il lui permet d’élaborer et d’accorder, pour la première fois souvent, par effet opératoire du langage, une signification à ce qu’il vit. Gabrielle s’entendra ainsi dire un peu de la structure de son savoir- y-faire. C’est ainsi que le chercheur et son partenaire sont impliqués dans la co-production d’un sens sur ce qu’ils analysent ou vivent (Cifali, 1994).

Dans ce processus, il s’agit de considérer que le discours d’un sujet qui parle de ce qu’il vit ne devient signifiant pour celui qui l’écoute qu’à travers les mots choisis par celui qui parle pour s’exprimer. C’est à partir du croisement de ce qu’a entendu le chercheur avec ce qu’a dit celui qui lui parle que va se dévoiler un peu de la structure inconsciente du sujet, et que la teneur subjective de ce qui est décrit et dit va s’éclaircir. C’est dans le tissage d’un lien entre le dit et l’entendu, autant que dans le repérage (et le questionnement) des mots choisis par le sujet pour parler de lui, que se construit l’interprétation.

Cette spécificité méthodologique passe par le repérage de l’écart entre le contenu latent et le contenu manifeste du discours, par l’écart entre le dire et le dit et par la mise en relation des différents temps de la parole de celui qui parle de lui.

Ainsi, par la subjectivité de son écoute et par les relances qu’il propose, celui qui écoute permet qu’un savoir autre puisse voir le jour. Ce savoir du sujet qui parle sur lui-même est issu d’un dire véridique (d’une énonciation), et non pas seulement un savoir référé à un corpus de savoir déjà là où vient se loger celui qui parle (un énoncé). Il s’agit donc bien, dans une démarche clinique basée sur l’interprétation d’entretiens, de ne pas refouler comme un non savoir, hors du champ... le dire du sujet, l’idée qu’il se fait de son mal, l’interprétation qu’il ne manque pas de s’en faire (Brousse, 1997).

3.3 Les considérations éthiques

Gabrielle ainsi que son chef d’établissement ont été avertis de la cause et de la nature des conversations qui ont permis le recueil de ses paroles avant leur démarrage. Il s’agissait avant tout de la construction du matériel clinique d’une thèse. Les dires enregistrés et retranscrits exhaustivement sont restés confidentiels. Les prénoms des élèves ont été transformés, là encore, pour préserver l’anonymat de ces derniers. De surcroît, les entretiens ont permis à Gabrielle d’améliorer sa perception d’elle-même et de la construction de son savoir professoral nouveau. Cette auto-perception subjective n’a pas été intégrée à l’objet d’étude ni aux résultats. De plus, le chercheur ne s’est jamais positionné comme un formateur ou un conseiller pédagogique, ne donnant jamais son avis personnel sur ce qui a été dit, ne livrant jamais de conseil professionnel à propos de la situation décrite. Il y a bien ici à faire la différence entre d’une part, cette neutralité sur le contenu et l’engagement subjectif inévitable lié à l’interprétation et, d’autre part, la rencontre de parole dans l’entretien. Dans cette entreprise s’incarne l’éthique de la psychanalyse qui ambitionne de participer à l’avènement du sujet sans émettre de jugement de valeur sur le sens ou le hors sens de certaines de ses paroles ou de ses conduites. Gabrielle a été informée a posteriori des conclusions de ce travail. Ni ses réactions à cette communication ni les effets de cette communication sur sa façon d’être professeure n’ont été intégrés aux résultats de cette présentation.

3.4 Le déroulement

Les quatre entretiens, qui ont eu lieu dans l’établissement scolaire de Gabrielle, ont été espacés de deux semaines chacun, de décembre à février de la même année scolaire. La retranscription intégrale des entretiens a été effectuée après chaque rencontre, de façon à ce que le chercheur puisse réaliser l’entretien suivant en ayant relu le précédent. Cette relecture (interprétative), si elle a permis la demande d’éclaircissements, a également autorisé à apercevoir les incohérences, les redondances et les équivoques dans le discours de Gabrielle. Ces effets de discours, issus de la rencontre des signifiants de Gabrielle avec ceux du chercheur, ont été les bases des questions de départ des entretiens suivants. Ces questions et l’orientation des rencontres ont été discutées en réunion cartel.

Une fois les entretiens terminés, à partir de leur verbatim, nous avons procédé à l’analyse après coup du discours, en vue de l’analyse des résultats et de la construction d’un cas.

3.5 La méthode d’analyse des données

3.5.1 Structurer pour interpréter

Il a été possible de structurer le discours de Gabrielle en cas en regroupant ses paroles par thèmes. Plusieurs thèmes discursifs ont ainsi été identifiés : sa perception de son métier, d’elle-même, de ses élèves, de son point d’impossible, de son discours vers les élèves, de son discours sur son discours, de son déplacement, de son savoir-faire professionnel nouveau. La mise en dialectique de ces différents pans de discours a permis de construire une discussion du cas.

Techniquement, cela consiste en la lecture du discours recueilli au moyen d‘outils conceptuels (Van der Maren, 1996) qui ne sont pas issus d’une grille d’analyse de contenus, mais d’une mise en rapport, d’une part, entre les mots lus et la chaîne signifiante du chercheur et, d’autre part, les concepts de la psychanalyse. Sorte d’élaboration dans laquelle l’inconscient de celui qui interprète est à l’oeuvre. Les paroles de Gabrielle ont donc été soumises à une lecture flottante qui a permis de repérer les répétitions, les paradoxes, les lapsus, les erreurs de syntaxe et de dévoiler un peu du sens métaphorique de son dit. L’usage des équivoques du discours est l’outil qui fait surgir certaines significations au-delà d’une simple lecture syntaxique. La difficulté réside, avertit Lacan (1975), dans le fait que l’interprétation n’est pas ouverte à tout sens, elle n’est point n’importe laquelle. La subjectivité de celui qui interprète est l’instrument premier de l’interprétation et de la construction d’une signification possible de ce qui a été dit. Il convient donc de ne pas penser dévoiler LE sens de ce que vit et dit un professeur, mais de chercher à repérer ce qui détonne, ce qui sur-prend dans son dire, et de le prendre comme signifiant pour élaborer un cas. Pour préciser le côté éclairant du processus interprétatif, Jason (2004) ajoute, que l’interprétation fournit une signification et une vérité aux événements autrement insensés. Les mots du sujet sont pris ici comme des indices signifiants du sens de ce qu’il vit. Cet usage des paroles repose sur le repérage et l’usage de l’écart entre le signifiant et le signifié. Ces deux termes seront pris ici dans l’acception proposée par Lacan (1966). Elle témoigne (en se différenciant de Saussure, 1913) de la distinction entre la signification objective d’un mot, sa valeur dans la syntaxe commune, le concept auquel correspond un signe (le signifié) et la valeur singulière de ce signe, son poids subjectif pour le sujet qui l’emploie, la représentation psychique de ce son tel que chacun le perçoit (le signifiant). Pointer cet écart libère le sens emprisonné du discours (Lacan, 1954). En effet, c’est la propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas. Dans cette équivoque, ce n’est pas la vérité absolue ou exemplifiante (Assoun, 1986) qui est recherchée dans la parole de Gabrielle, mais bien sa vérité signifiante prise dans une intentionnalité inconsciente (Anzieu, 1975).

Ainsi, l’analyse du dit permet de constater qu’indépendamment du déroulement du temps, le sujet qui parle repasse par des points récurrents dans sa description de sa situation. L’association de ces répétitions entre elles et leur mise en relation avec des concepts princeps de la psychanalyse permettent une construction d’un sens potentiel (McCall et Simmons, 1969) à ce qui est vécu par le sujet.

Cette construction reste bien l’effet de la rencontre en parole entre chercheur et sujet. Elle n’est pas le dévoilement par l’un (qui serait savant) de la signification de ce que vit l’autre. Elle est une proposition d’explication causaliste de ce qui est vécu. Elle témoigne d’une compréhension de la structure psychique du sujet par le chercheur et de sa conviction sur les causes et les buts des conduites ou des paroles du sujet. Là encore, la présentation d’un résultat à d’autres chercheurs (en réunion cartel) permet de valider ou d’infirmer la cohérence théorique et conceptuelle qui existe entre paroles et interprétation. Dans le cas présent, cette proposition a permis d’identifier la singularité énonciative d’une jeune professeure et de conceptualiser sa façon originale comme son savoir-y-faire avec sa classe.

3.2.2 Le cas Gabrielle ; « ces élèves, ça se vit »

L’invention professionnelle de Gabrielle s’est concrétisée dans deux situations de classe :

La première renvoie à son tout premier cours. Ce moment a été pour elle un scénario catastrophe. Alors qu’elle s’apprête à mener, avec des élèves de 4e, une leçon de tennis de table, ils lui disent« détester ça ». Et, à partir du moment où je donne les raquettes, je n’ai plus eu aucune influence sur le cours. Rien. J’ai même essayé de leur prendre de force les raquettes et les balles, mais ils se sauvaient. Ils étaient insolents. J’ai dit à l’un d’entre eux de me rendre sa raquette, j’ai dû dire « Donne-la-moi », il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit : « Vous voulez que je vous la donne ? » Quand la cloche sonne la récréation, ils se sauvent en me laissant seule, avec les tables installées dans le préau, et mon cours est envahi par tous les autres élèves. J’avais de nouveau cette classe le jeudi et je devais les emmener sur un stade à 15 minutes de marche. C’était impossible pour moi, j’étais effondrée. Gabrielle ajoute : Ce qui m’a choquée, c’était leur attitude envers moi. Ils m’ont ignorée : pour eux, je n’existais pas. Je me suis dit bonjour l’angoisse ! Comme Sagan, en disant bonjour tristesse, a résolu d’affronter son spleen et son mal de vivre, Gabrielle décide de traverser son angoisse et son effondrement. Elle choisit de lui faire front, mais pas de face, en décalant les positions symboliques, et décide de revoir ses élèves. En salle, eux assis, moi debout. Je leur ai dit : « Il faut qu’on parle ! »,  je leur ai dit : « J’ai été choquée par vos conduites. Je ne le supporterai plus. » Je leur ai dit combien leur manque de respect pour un professeur m’était inacceptable. Je leur ai demandé : « Pourquoi avez-vous fait comme ça ? » Dans leurs réponses, j’entends qu’ils disent ne pas me connaître, qu’ils disent détester le ping-pong, qu’ils veulent faire des jeux. J’ai demandé plus de précision sur ces jeux. Ils me disent : « des jeux comme avant, comme à l’école… tout ça ». J’ai dû me dire qu’il fallait faire avec ça. Donc, j’ai fait un cycle de balle au capitaine et, c’est vrai, j’ai regagné la classe. Je m’entends mieux avec eux, ça passe mieux.
La seconde expérience de Gabrielle repose sur le lien tissé avec un élève en particulier. Dans cette classe, il y a Igor, le caïd. À chaque fois que je prenais la parole, il faisait un commentaire : « Ouais c’est ça, tu rêves, trop nul, conneries… ». Pas du tout discrètement. Un jour, comme ça, sans réfléchir, j’ai dû me dire : « Bon, il veut parler à ma place ? OK ! » Et je lui ai donné mes fiches de préparation sans m’en rendre compte. « Vas-y, à toi, fais cours !  C’est toi qui présentes à ma place. » Il a été surpris, mais moi aussi. Juste après, je me suis dit : « Qu’est ce que t’as fait ? ». Mais, comme c’est lui, le caïd, les autres ne mouftaient pas, ça allait. Je crois qu’il a senti que je ne contestais pas son pouvoir. Ça devait renforcer son ego. Au bout d’un moment, j’ai repris mes fiches et il m’a laissée faire la fin du cours. La semaine suivante, je lui ai reproposé mes fiches, il ne les a pas prises, il m’a dit, « Non non, c’est trop nul d’être prof, allez-y, vous ! » Et, par la suite, il n’a pas repris ses commentaires.

4. Résultats

L’interprétation des propos de Gabrielle permet d’étayer l’hypothèse d’une homologie entre certains de ses actes d’enseignante et un savoir-y-faire. Un certain nombre d’éléments autorisent cela. Ces éléments ne sont pas comparables à des thématiques ou à des catégories telles que les définissent certaines recherches en sciences humaines (Mucchielli, 2009). Les trois items proposés ci-après, comme les trois pistes de formation avancées dans la partie suivante, sont plutôt l’identification de ce qui est apparu comme signifiant maître dans le discours de Gabrielle : écouter et parler autrement face à la classe ou face à un élève, se faire sujet de son cours, accepter l’impossible de tout savoir, faire avec le contingent et se déplacer symboliquement pour recréer du transfert. Ces éléments discursifs sont ce sur quoi s’appuie Gabrielle pour être professeur, ce qui la constitue en tant que sujet. Ils sont ce qui est apparu dans le croisement des chaînes signifiantes du sujet et du chercheur et qui témoignent de la structure singulière de Gabrielle. Les conditions d’existence de ces items et leur nature témoignent de deux choses. D’abord, du fait que, dans une recherche clinique, le savoir produit est bien le résultat d’une co-construction entre le chercheur et le sujet. Ensuite du fait que le but de cette recherche clinique n’est pas une théorisation mais un décalage, un questionnement des théories déjà en place.

4.1 Écouter autrement et se déplacer dans le discours face à la classe

On peut noter, en premier lieu, que Gabrielle pose son être professeur à partir de plusieurs points d’énonciation et de déplacement dans le discours. Dans la discussion en classe, Gabrielle a laissé une place pour que l’inaccepté des élèves soit dit, pour que leur demande non formulée (ou en une forme peu acceptable) soit exprimée. Il semble qu’elle ait été capable d’entendre que la partie se jouait, avec cette classe, autour des jeux des élèves plutôt qu’autour de son je à elle. Elle est allée vers les élèves d’une façon qui a fait relance. Elle a pris le pari de demander aux élèves pourquoi ils étaient de mauvais élèves et a entendu leur tout ça comme quelque chose de leur vérité, jusqu’à décider de faire un cycle de balle au capitaine en se risquant hors de la programmation d’activités du collège. Elle a osé laisser filer ses certitudes disciplinaires et pédagogiques toutes fraîches pour se risquer à la réalité de la classe (Carnus, 2009). En décidant de recréer le comme à l’école signifiant pour ses élèves, elle n’a pas abdiqué ni fait de compromission. Elle a mieux entendu les élèves pour mieux s’entendre avec eux, afin que ça passe mieux et afin de réussir ainsi à donner cours (transmettre des contenus disciplinaires).

En interprétant la leçon terrible imposée par ses élèves comme autre chose qu’une attestation de leur a-scolarité, ou, comme le disent certains professeurs, comme une preuve de leur anormalité (l’élève difficile est parfois mis au seuil du pathologique), elle a dissocié le Signifié du Signifiant. Elle a donné un autre sens au désordre imposé. Elle précise : Je me suis dit s’ils font ça, ce n’est pas que moi qui suis nulle, c’est qu’ils doivent vouloir autre chose. Elle a accusé réception de leur désir de faire au collège, comme à l’école et de marquer de la sorte leur désir d’enfance et d’enseignement. Gabrielle a repéré du dit sous le dire et a changé de place dans le discours. Elle a quitté le discours du Maître, Ça ne m’ennuie pas de laisser filer le cours ; de pas être celle qui régit tout. Elle a quitté le discours de l’Universitaire, C’est pas en connaissant le tennis de table ou la psychologie des ados que je m’en suis sortie. Elle est passée par le discours de l’Hystérique, en s’autorisant à en faire un peu qu’à ma tête, j’ai choisi de ne pas appliquer les recommandations des collègues qui m’avaient dit il faut être dure sinon, ils te bouffent. Et par celui de l’Analyste : en essayant toujours de leur laisser du temps pour qu’on se parle. On perd pas de temps, à les écouter se parler, au contraire. L’équivoque de la langue ne permet pas de savoir ici si les élèves peuvent parler d’eux-mêmes ou entre eux. De plus, Gabrielle, pour se faire écouter de ses élèves, les a écoutés. Cette nuance est ce qui la conduit à distinguer ce qu’elle dit d’eux et ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Elle ne dit pas ils détestent le tennis de table, mais j’entends qu’ils disent détester le ping-pong. Dans cette différence de formulation, se loge la prise en compte de la considération de la parole des élèves comme une parole vraie avec laquelle il faut composer. Dans cette écoute, Gabrielle a regardé les élèves à partir du regard clinique dont parle Foucault (1963), celui qui entend un spectacle.

4.2 Écouter autrement et se déplacer dans le discours face à un élève

En second lieu, dans sa façon de faire avec Igor, comme Ça (le Ç majuscule soulignant référence possible au Es freudien qui parle le sujet à sa place). En rompant les us, elle a surpris et désarçonné le commentateur et la classe. Gabrielle précise : Les autres ont pas bougé quand j’ai donné mes fiches, ils ont dû se dire que je savais comment faire pour qu’il se tienne tranquille. C’est vrai, je lui ai cédé ma place. En acceptant de céder un peu de la direction du cours (direction, ici à entendre dans les deux sens du mot), elle a cédé un peu de sa jouissance de professeur. Elle a accepté de suivre la voie désirée par Igor, de le laisser diriger. En confiant une partie de son rôle, sans réfléchir, elle a trouvé un savoir-y-faire lâchant la position de maîtrise qui n’est pas ce qu’on t’enseigne à l’Institut universitaire de formation des maîtres. C’est en s’absentant qu’elle a réussi à imposer sa présence. Elle a su oser être un sujet désupposé savoir (si l’on se rappelle le Sujet Supposé Savoir de Lacan [2001]). Statut difficile à prendre pour un jeune enseignant plutôt généralement enclin, au contraire, à forger sa position symbolique avec les connaissances disciplinaires ou institutionnelles ou avec le poids symbolique de son statut nouveau.

4.3 Se faire sujet de son cours

Dans ses deux postures professionnelles, Gabrielle s’est fait sujet de son enseignement. Dans ses passages à l’acte pédagogique, elle a usé d’un savoir-y-faire qui lui a permis de regagner la classe (regagner peut se comprendre comme rejoindre, mais aussi comme remporter à nouveau une victoire). Depuis, ajoute-t-elle, Je m’entends mieux avec eux. S’entendre mieux est ici à écouter autant comme vivre en bonne intelligence que savoir s’entendre soi-même. Cette connaissance sur elle, Gabrielle la laisse transparaître également dans la répétition de la formule de langage J’ai dû me dire…, je me suis dit. On peut noter là une marque du désir d’expression intime du sujet quand il s’engage dans un savoir-y-faire et les effets de cette forme d’expression sur sa propre perception. En ajoutant, Ils m’ont beaucoup appris, cette classe. Sur le métier et sur moi, comme personne, Gabrielle laisse également percevoir, avec le sens équivoque du mot personne (elle-même en tant que sujet ou comme personne d’autre), combien elle s’est enrichie du savoir-y-faire qu’elle a composé. Elle résume son expérience en disant Ces élèves-là, ça se vit.

C’est bien le caractère vivant (intersubjectif et aléatoire) des constructions improvisées de Gabrielle qui place ces dernières du côté du savoir-y-faire. Cette habileté à répondre à ce qui dysfonctionne en classe est singulière, ponctuelle et subjective. Elle est issue d’un moment de face à face avec le pas facile et convoque une dialectique moment subjectif / portée signifiante d’une parole. En cela, le savoir-y-faire de Gabrielle reprend certaines propositions de Philipps (2006) à propos du sujet de l’énonciation dans la cure, à ne pas confondre avec le sujet de l’énonciation dans la grammaire. C’est bien dans la force d’énonciation que semble se jouer l’effet et la puissance du savoir-y-faire. Ce qui est exprimé par le professeur prend valeur de signifiant pour celui qui l’entend, parce que c’est, déjà, une réponse signifiante pour le professeur (et issue d’un effet de signifiant lié à la conduite d’un élève). On peut alors penser que cette valeur affective qui touche, pause, raccroche les élèves l’est d’autant plus qu’elle n’est pas recherchée par le professeur.

5. Discussion des résultats et perspectives

L’analyse des dires de Gabrielle permet de répondre en deux temps à la question de recherche telle qu’elle a été posée en début de propos : la conduite de Gabrielle s’apparente-t-elle à un savoir-y-faire ? Comment organiser l’intégration de cette façon d’être professeur à une formation professorale ?

Le premier temps permet d’avancer, à cette étape de notre travail, que la structure psychique du sujet est un élément incontournable de l’acte d’enseignement et que cet élément agit à l’insu du sujet. Gabrielle a été amenée, par les entretiens, à dire (et à s’entendre dire) certaines des causes inconscientes qui l’ont poussée à changer de position et ont amené une évolution du climat de sa classe.

Ces paroles interprétées à la lumière de la psychanalyse ont montré que l’hypothèse d’un savoir-y-faire pour qualifier son intervention semble valide. Le savoir-y-faire peut ainsi être assimilé autant à un produit qu’à une illustration de la contingence (telle que décrite plus haut dans ce travail) qui régit une leçon. Le savoir-y-faire de Gabrielle est bien logé à l’articulation : 1) de son impossible (à supporter face aux élèves, à accepter comme image d’elle même), 2) de son possible (proposer un partage du statut professoral, demander aux élèves le pourquoi de leurs conduites, ce qu’ils désirent comme contenu), 3) de son nécessaire (faire cours et transmettre les programmes scolaires) et 4) de son contingent (réagir aux réactions des élèves). Cette quadrature est une concrétisation de sa jouissance et du déplacement de celle-ci.

Cette double production, de savoir et de déplacement du sujet, montre en quoi la démarche clinique est à la fois une démarche empirique mais aussi théorique. L’éclairage théorique du discours de Gabrielle par le corpus théorique de la psychanalyse a permis que son savoir-y-faire puisse être identifié, et cela a changé sa perception de son acte d’enseignement. Cela a également modifié la façon dont on peut considérer ce qui fait fonctionner une classe. Retentit ici l’intérêt de prendre en compte la singularité dans la recherche clinique. Elle permet de créer du savoir où il n’y en avait pas (chez Gabrielle et chez le chercheur). C’est bien en effet le propre du résultat d’une recherche clinique analytique que de dire quelque chose qui ne pouvait pas être dit (ainsi) auparavant. Ce qui est apparu de l’organisation subjective de Gabrielle dans son discours et dans l’interprétation du chercheur permet, dans sa spécificité, de comprendre autrement ce qui pourrait se jouer dans une autre classe avec un autre professeur.

Par ricochet, en supplément, il semble donc possible et formateur, pour concevoir une préparation responsable au métier de professeur, de s’enseigner du cas Gabrielle. Cet usage du singulier pour renseigner et organiser le collectif, dans le champ de l’école, reprend les jalons déjà posés par Filloux (1976) ou Cordié (1998). On se doit cependant de noter que, dans ces travaux, les conclusions sont établies à partir des paroles de plusieurs enseignants ou de plusieurs élèves et divergent en cela de l’unicité du sujet support du présent travail. Blanchard-Laville (2001), en établissant des conclusions successives issues d’une suite de vignettes singulières, semble plus proche de la procédure retenue ici.

Par ailleurs, la valeur d’énonciation accordée au savoir-y-faire de Gabrielle permet de préciser les enjeux et la structure de la leçon en tant qu’épreuve, comme la modélise Terrisse (1994). Cela autorise à donner une autre teneur au savoir expérientiel qu’il positionne comme pierre angulaire de la rencontre éducative.

De la même manière, le savoir-y-faire, comme expression d’une part du désir du sujet permet de colorer autrement le modèle systémique d’Altet (1995). Cela permet de considérer que le lien entre enseigner et apprendre, entre pédagogie et didactique, ne peut pas être interrogé sans prendre en compte le rapport subjectif de signifiant à signifiant qui se construit entre maître et élève.

Le second temps de réponse à la question de recherche de ce travail autorise, fort des considérations précédentes, à imaginer une formation professorale comme une aide à l’invention, voire au devoir d’invention en plus des apports disciplinaires. L’expérience du discours sur sa pratique et de l’analyse de son propre discours sur cette pratique semble une double voie/x intéressante à envisager. Cette distanciation double la réflexivité du praticien telle que l’a présentée Schön (1983). Elle demande une compétence d’analyse de sa pratique réellement spécifique (Montagne, 2010). Il faut se voir en train de faire cours et s’entendre en train de se raconter faisant cours. Une telle position professionnelle est de la responsabilité intime de chaque enseignant. Néanmoins, et peut-être encore plus avec des enseignants débutants, elle demande aussi un appui extérieur fort, car se faire aux changements imposés par les inconduites des élèves demande autant des ressources personnelles que du support des formateurs (Kyriacou, 1997). S’engagent ici la compétence et la responsabilité des formateurs. Le cas de Gabrielle, qui a accepté de se dire, qui a su s’entendre se dire et a permis (au chercheur) d’entendre du dire dans son dit, permet d’envisager plusieurs possibles en formation des professeurs.

4.4 Accepter un point d’impossible ; ne pas tout savoir

L’expérience de Gabrielle signe ce que tout enseignant a vécu un jour ou l’autre, l’impression désagréable d’être pris en flagrant délit de ne pas savoir, alors qu’il est attendu (et s’attend à être) comme Sujet supposé savoir (Lacan, 2001). Le sujet supposé savoir est un syntagme inventé par Lacan pour désigner le psychanalyste comme son patient l’imagine. L’analyste est vu comme celui qui possède un savoir sur la cause, la nature et la solution à l’embarras du patient. Le professeur peut ainsi être attendu et perçu par les élèves comme celui qui sait faire cours, expliquer, faire progresser, connaître sa discipline et les élèves. La psychanalyse peut ici apporter un point d’éclairage. Elle repose en effet non seulement sur le non-savoir irréductible fondant l’inconscient, mais elle avance en plus que toute position, tout discours se fonde d’un manque à savoir. C’est en partie pour cela que Freud disait que gouverner, éduquer et analyser étaient des tâches impossibles. Impossibles, car nul ne peut les compléter, nul ne peut prétendre y réussir en totalité. Il posait là qu’être professeur ne peut être réduit au savoir du professeur. Le manque inaugural qui compose le métier ne peut être éradiqué par aucun savoir. C’est ce manque qui dérange certains enseignants quand une part d’eux-mêmes est incitée contre l’autre (Freud, 1935). Ils sont tiraillés entre faire cours en fonction des élèves, ou en fonction de leur formation initiale.

Tel qu’il a été présenté et incarné par Gabrielle, le savoir-y-faire illustre à la fois ce manque, cet impossible à savoir et une façon de faire avec. J’ai accepté de ne pas savoir faire cours à ces élèves, précise Gabrielle. Ce n’est juste pas possible de penser que tu vas pouvoir les prévoir. Il faut faire en fonction. L’acte d’énonciation pédagogique qu’elle a trouvé intègre l’imparfait de la tâche professorale comme celui de sa préparation, et surtout l’écart par rapport à l’idéal que provoque toute situation d’enseignement. Gabrielle a su renoncer à l’usage exclusif des connaissances scolastiques pour regagner la classe quand son cours a dérapé. Cela exige le deuil d’une maîtrise rationnelle de la leçon, une décentration par rapport aux savoirs disciplinaires, l’abandon d’une volonté de compréhension définitive et totale de ce qui se passe (ou ne passe pas, ou va se passer) en cours, et de céder par cela une part de leur satisfaction la plus intime. Cette perspective prolonge la proposition de Derrider (2006) qui préconise de libérer les professeurs en formation initiale de l’illusion de tout devoir maîtriser. Accepter qu’il soit impossible de tout savoir sur tout dès le début, et même après, comme dit Gabrielle, et qu’il faille inventer sa façon de faire avec eux est un acte courageux. En effet, assumer cette impossibilité du tout contrôle est méritoire dans la société actuelle du nothing is impossible où presque tous les voeux et les désirs semblent permis par la technologie ou par des normes morales nouvelles. Répondre aux demandes d’une classe, d’un élève et de la société en passant par le savoir-y-faire signifie ainsi que le sujet peut exister sans s’équivaloir à sa fonction. Qu’il peut trouver un modus operandi à la fois singulier et incomplet, mais qui est estimable et oeuvre pour le collectif.

4.5 Faire avec le contingent

Penser et baliser l’être professeur depuis et grâce au savoir-y-faire change ce que Morin (1990) appelle des horizons d’attentes du métier et intègre la prise en compte de l’indécidable du métier (Brousseau, 1998) comme un point incontournable de l’analyse de l’acte d’enseignement.

Une telle mutation demande d’accepter que la fonction d’enseignant soit fondée sur le fait que l’on ne puisse pas toujours prévoir des effets logiques aux actes d’enseignement et impose surtout d’accepter qu’ils ne surviennent jamais. Il s’agit bien ainsi de prendre le non probable comme une variable incontournable et chronique de la leçon. C’est en sachant y faire avec le probable imprévisible, ce que Gabrielle nomme l’en fonction, que, par un geste, un acte ou une parole qui touche au-delà du prévu, un enseignant peut poser en classe une autorité authentique (Lacadée, 2008). C’est dans cette réaction en fonction que le savoir-y-faire engage dans une pédagogie clinique qui se différencie de la décision dans l’incertitude de Perrenoud (2001) puisque le sujet qui agit ne le décide même pas. Cela s’apparente plutôt à un handlung (au sens Freudien de maniement) de l’imprévu (Vergnaud, 1990), de l’incertitude (Cellier, De Keyser et Valot, 1996) que l’on nommera ici la contingence. Une telle gestion conduit sur la voie/x d’une éthique de la responsabilité (Weber, 1919). Elle permet de se faire responsable, même de ce qui n’est pas prévu, simplement parce qu’un professeur se doit d’assumer les conséquences de tout ce qui va pouvoir advenir, juste parce qu’il est en face d’élèves. Un des intérêts de l’enseignement de Lacan dans la psychanalyse, c’est de chercher une référence constante à la logique, pour éviter les jugements d’autorité et proposer une autre façon de dire le monde. En intégrant l’apport d’Hintikka (1976) à propos des distinctions et des rapports nouveaux entre les diffé- rentes modalités du carré logique d’Aristote : le nécessaire, le possible, l’impossible, le contingent, Lacan associe impossible et contingent, possible et nécessaire (Figure 1).

Dans la logique modale, l’existence est organisée par le possible comme ce qui est réalisable, éventuel, probable ; l’impossible comme ce qui peut ne pas arriver, ce qui insiste à ne pas s’inscrire (Cathelineau, 2001) ; le nécessaire comme ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui est obligatoire, indispensable ; le contingent comme ce qui peut ne pas se produire, ce dont le surgissement dans le monde ne peut nullement être prévu (Juranville, 1984).

Cette construction ouvre le champ à un déchiffrage autre du métier d’enseignant sachant y faire. Pour resituer le savoir-y-faire comme une réponse singu-lière à la confrontation avec l’impossible et le contingent, on peut reprendre le schéma L (Lacan, 1978 ; et voir la figure 2), matérialisant les liens qu’établit un sujet pour se construire avec les autres et avec l’Autre primordial.

Figure 1

Le carré des logiques modales d’Aristote

Le carré des logiques modales d’Aristote

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Figure 2

Schéma L de Lacan (1978)

Schéma L de Lacan (1978)

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Cette formalisation fait que l’être humain (Es[S]), pour se percevoir, passe par les autres (petit a) qui lui renvoient, par une relation imaginaire (axe 1), une image de lui (moi[a]). Ce lien se superpose, s’oppose, se complémente, avec le lien qui l’unit à l’Autre (grand A) qui constitue sur le plan symbolique (axe 2) autant ce qu’il est comme Sujet que l’image qu’il a de lui-même. Lacan a utilisé cette présentation pour exposer son propos sur le stade du miroir, et montrer que l’image qui sert à la représentation qu’a de soi un sujet est croisée avec la parole qui fonde la vérité de ce sujet. C’est donc bien en fonction de ce que leur renvoient les élèves qu’un professeur devient (ou non) professeur à ses propres yeux.

Dans son cours, on peut alors comprendre que Gabrielle ait été mise en face d’élèves qui ne lui ont pas renvoyé une image d’elle en accord avec le discours symbolique qui la structurait ou avec la représentation qu’elle avait d’elle dans sa fonction. On peut avancer que son changement de position professorale (écouter les élèves, leur donner une autre place subjective) a changé leur propre représentation d’eux-mêmes, et donc qu’ils ont renvoyé (en écho) à Gabrielle une autre image d’elle-même.

En établissant une superposition du carré logique et du schéma L, Juranville (1984) permet de concevoir une piste expliquant que la relation entre professeur et élèves est de l’ordre de l’indécidable (Brousseau, 1998), puisqu’ils passent par le contingent. Cette relation permet de comprendre que l’impossible (Gabrielle en tant que sujet de l’inconscient) ne devient possible (l’image que Gabrielle a d’elle même) qu’à partir du contingent (les petits autres, les élèves) (voir la figure 3).

Figure 3

Association du Schéma L de Lacan et des modalités logiques d’Hintikka, inspirée de Juranville (1984)

Association du Schéma L de Lacan et des modalités logiques d’Hintikka, inspirée de Juranville (1984)

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L’énonciation et l’écoute de Gabrielle, son savoir-y-faire, sont à prendre comme un maniement du contingent, et à placer du côté des savoirs d’altérité chers à Cifali (1994) ; savoirs construits avec et grâce à l’autre et qui garantissent une façon de faire efficace avec l’autre.

On peut avancer que le savoir-y-faire est une concrétisation du maniement de cette altérité dans l’urgence. Il passe plus par une non-préméditation de ses interventions (ses inventions entre), sur le fond et sur la forme, que par l’utilisation d’une technique de prise en charge de l’aléatoire préméditée et apprise. Improviser est une composante d’une compétence de haut niveau, précise Perrenoud (1999b). On peut facilement comprendre que les nouveaux enseignants, malgré d’éventuelles expériences d’enseignement réalisées dans leur passé (stages), ne soient pas possesseurs de cette composante. Les certitudes construites dans un contexte éducatif particulier (stage) sont parfois des empêchements à l’invention dans un autre contexte. On peut même rappeler que les connaissances théoriques sont parfois de vrais obstacles à l’invention professorale et combien il est difficile, pour les jeunes enseignants, de changer leur façon d’utiliser le savoir. L’occurrence d’événements imprévus exige d’être prêt à composer dans le vif décisif, comme disait le photographe Cartier Bresson, d’agir dans la vivance de l’instant (Cifali, 1994). Le savoir-y-faire tel que l’a présenté Gabrielle semble permettre ce rebond.

Reste à construire, en formation initiale, une façon de rendre les néophytes néophiles (Montagne, 2005) pour permettre aux jeunes enseignants d’aimer faire face à l’inattendu non seulement avec ce qu’ils savent, mais aussi avec ce qu’ils sont.

4.6 Céder sur sa position, changer pour que se recrée du transfert

On l’a vu plus haut, la reprise en charge de la classe ou d’un élève grâce à un déplacement dans le discours est possible. Quitter la position de maîtrise ou la position savante, comme l’a fait Gabrielle, demande d’accepter de perdre son statut et sa fonction de Sujet supposé savoir. Ce déplacement semble d’autant plus facile avec un élève qui conteste la place accoutumée du professeur. En ne faisant pas de ce dernier le dépositaire du savoir sur lui ou sur le monde, il lui demande en quelque sorte d’inventer une posture qui puisse attiser son désir de savoir et du savoir. Il semble ici que ce soit le changement de position subjective qui retisse le lien imaginaire avec le lien symbolique (voir la figure 2). Cette conséquence du savoir-y-faire pointe les attaches affectives entre professeur et élève et semble le vecteur installant le transfert entre les sujets de la leçon. Employé ici dans son sens psychanalytique, le transfert, signale un déplacement d’affects anciens ravivés par la rencontre vivante. Freud n’a pas inventé cette notion, il en a constaté, conceptualisé la nature et organisé le maniement. Quant à Lacan (1961) il a déduit le transfert de toute situation de parole : À chaque fois qu’un sujet parle à un autre, d’une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert. Schilder (1938) avait déjà posé en effet que le transfert n’est pas confiné à la situation analytique. Cette connexion repose sur le fait qu’un sujet peut accorder à un autre un savoir sur ce qu’il vit et ce qu’il est. Lacan (2001) souligne que, dès qu’il y a quelque part un Sujet supposé savoir, il y a transfert. Pour préciser sa perception de ce courant souterrain qui existe dans les relations humaines (Freud, 1914), Gabrielle dit : Ça a été mon acte d’éducation. J’ai réussi à faire en sorte qu’ils veuillent m’accepter. Qu’ils attendent de moi. On peut voir dans cette acceptation l’installation du transfert et la conséquence de l’expression du désir du professeur. Gabrielle confirme cette relation en pointant qu’elle est la conséquence de son acte : C’est eux qui choisissent, mais c’est toi qui dois faire le pas. Acquise par un pas de côté, cette position centrale du professeur pourrait questionner et prolonger le concept du professeur homme debout (Ubaldi, 2006) qui assume son rôle de sujet des identifications.

Par cette mutation, la classe de Gabrielle n’est pas devenue un endroit où le relationnel a pris l’exclusivité au détriment du didactique. Cela témoignerait d’une démission professorale. Au contraire, son cours est devenu un lieu et une formule, comme disait Rimbaud, où le savoir de l’école a pu passer du professeur aux élèves parce qu’une interrelation subjective a été créée. Gabrielle précise qu’elle a didactisé la balle au capitaine. Elle dit qu’elle a construit des contenus (passer, se démarquer, attraper une balle, respecter les règles, arbitrer) qu’elle a proposés aux élèves et qu’ils ont acceptés. Leurs acquisitions motrices ont été évaluées comme dans une activité sportive plus classique. Dans cette autre situation d’Éducation physique et sportive, les élèves ont construit leur motricité de la façon dont la préconisent les programmes de l’Éducation Nationale. C’est parce que la position symbolique de Gabrielle a été bougée par son savoir-y-faire qu’elle a pu jouer son rôle. Elle a pu être reconnue comme professeur par les élèves, et donner cours comme le demande sa fonction, parce que l’activité proposée était signifiante pour les élèves et qu’ils avaient été entendus comme sujets désirants.

Reste alors à se demander comment les professeurs formateurs pourront eux-mêmes être sujets de l’énonciation. Cette option discursive permettrait en effet de donner du sens aux apprentissages proposés aux futurs enseignants ou aux stagiaires. Elle permettrait aux nouveaux d’oser faire le pas pour ne pas craindre de devenir à leur tour sujets de leur parole.

Une analyse interprétative du discours des formateurs sur leur propre savoir-y-faire et sur leur perception de ce processus d’enseignement serait sans doute une piste de recherche intéressante à mettre en place.

4.7 Des limites au savoir-y-faire

Ces limites peuvent s’entendre à plusieurs niveaux : d’abord, celui lié aux conditions d’identification clinique du savoir-y-faire mis en jeu ici ; ensuite, à celui de l’usage des résultats de cette étude de cas en formation ; enfin, à celui de l’usage du savoir-y-faire en formation.

Le premier niveau de limite est établi par le fait que le savoir-y-faire de Gabrielle est apparu à l’issue d’une recherche clinique menée par un chercheur singulier et seul. Entendre le dire d’un sujet dans son dit est en effet réalisé à la mesure de ce qu’un chercheur a lui-même entendu de son propre dire dans son dit. C’est seulement cela qui garantit de ne pas interpréter la parole du Sujet à partir de son propre fantasme. Ce qui limite l’usage de l’appareillage clinique analytique dans une recherche, c’est l’avancée du chercheur dans sa propre analyse. Les interprétations qui ont permis l’identification de la conduite de Gabrielle comme un savoir-y-faire sont en fait un autre savoir-y-faire. C’est en avançant une interprétation non réfléchie, née d’une écoute signifiante du discours, et en en constatant les effets sur la conceptualisation du sujet étudié (autant que SUR le sujet étudié) que le chercheur a perçu la pertinence de son analyse.

Ce qui garantit la recevabilité scientifique des conclusions ainsi échafaudées, c’est la confrontation du chercheur à d’autres chercheurs engagés dans le même champ, à l’image du contrôle vécu par un analyste (pour mesurer son positionnement dans une cure). Cette coopération de recherche n’est pas assimilable au contrôle par d’autres chercheurs (Van der Maren, 1996) ou à la co-construction de l’analyse avec un discutant pour tendre vers la rigueur (Drapeau et Letendre, 2001). Elle les supplémente. Elle s’organise autour d’une rencontre à plusieurs plus un que l’on peut assimiler à un cartel  (Lacan, 1964). Dans cette structure, chacun participe à l’élaboration des autres et permet à la question qu’il a mise en chantier d’aboutir. Le plus un est un chercheur qui, par une position d’extériorité, noue les paroles et pointe les apories ou les trouvailles. Cette place est sujette à une rotation annuelle.

Cette première limite est à prendre également comme une perspective qu’ouvre cette recherche. En effet, il serait instructif d’analyser la parole des formateurs réunis en rencontres à plusieurs plus un pour pointer l’effet opératoire de leur parole, et le cas échéant, repérer leur propre savoir-y-faire.

Le deuxième niveau de limite tient au fait que, au-delà des précisions qui ont été émises sur la recevabilité des conclusions issues d’une étude de cas singulier, l’usage du distingué par le commun (Carroy, 2005) n’est pas sans obstacle en formation des enseignants. Freud et Breuer (1895) prévenaient, sur un autre thème, qu’« une seule observation, même indubitable, ne peut fournir de réponse à toutes les questions que pose le problème de l’hystérie ». Par leur propos, ils soulignaient en fait que ce n’est pas tant l’impossibilité de généralisation qui provoque des réticences à l’usage des conclusions d’une étude de cas que l’idée qu’une étude de cas doit obligatoirement proposer une généralisation. Le cas Gabrielle ne peut pas fournir de réponse à toutes les questions que pose le face à face avec des élèves turbulents ou toutes les réactions d’un enseignant face à cette turbulence. Il témoigne seulement d’une nouveauté, d’une rupture épistémologique avec la façon communément envisagée de faire cours. Plus modestement bien sûr, mais dans le même registre qu’Einstein ou Kantor qui ont, par leur apport inédit, rénové la façon de penser la physique ou les mathématiques, le savoir-y-faire de Gabrielle peut permettre de repenser la façon de devenir professeur. Par une énonciation autant que par un diplôme.

C’est cette nouveauté dans ce qu’elle exige de dérangement qui peut, du côté des formateurs, constituer une limite à la prise en compte du savoir-y-faire.

Le concept et l’usage du savoir-y-faire soulève aussi, et c’est le troisième niveau de limite, des questionnements qui encombrent son opérationnalité.

D’abord, le savoir-y-faire est un acte ; or dans l’après-coup, celui qui parle de l’acte a souvent tendance à n’en rien vouloir savoir. Certains enseignants, à propos de leurs inventions en classe, prennent la position du nichts hören wollen von den, décrite par Freud, et ont des difficultés à se les remémorer. Peut-être parce qu’ils attendent de ceux qui les accompagnent un énoncé et pas un appui à l’énonciation, voire un énoncé sur leur énonciation et pas un questionnement de leur énonciation, ils ont du mal à reconstruire la structure de leurs succès fortuits. Gabrielle précise combien il est peu évident d’avancer en se souvenant de ce qui a marché pas comme prévu. On se sent coupable de ne pas avoir fait cours comme on nous a enseigné. Comment alors aider les nouveaux professeurs à améliorer leur compétence à analyser leur pratique et à oser sortir des stéréotypes ?

Ensuite, les jeunes professeurs pris dans les rets de l’évaluation, subissent des visites de validation de leur compétence professorale où l’on (inspecteurs, formateurs, tuteurs) va émettre des avis à leur encontre. Face à cette situation, on doit se demander comment évaluer un savoir-y-faire dans l’espace-temps d’une seule leçon. D’autant que ce savoir-y-faire n’est pas programmable pour le cours donné en présence de l’évaluateur. Sur quels effets visibles dans l’immédiat se baser pour dire que l’invention d’un enseignant pour faire face à ses élèves (si elle a déjà surgi) a été bonne ? Comment mettre en place un autre rapport à l’erreur féconde ? Car n’est-ce pas le raté, le pas comme prévu, le point à partir duquel des changements professionnels sont possibles ? Comment intégrer que l’évènement est d’abord un accident (De Certeau, 1987), quand montrer que l’on ne sait pas faire, que l’on fait sans savoir est banni dans l’évaluation des professeurs autant que dans la société actuelle ?

Ces deux questions résonnent comme autant de pistes de recherches à venir.

5. Conclusion

Le choix de la psychanalyse pour éclairer l’acte d’enseignement est un parti pris qui en vaut un autre. Il se justifie par la capacité que Freud et Lacan produisent à présenter une théorie et une méthode d’investigation qui prend en compte l’être humain en tant que structure psychique dont une partie se dérobe à la connaissance, la sienne et celle d’autrui. La psychanalyse élève le cas au paradigme. Cela veut dire que, dans l’inédit du cas, quelque chose devient partie prenante de l’universel de la condition humaine. C’est en cela que la recherche scientifique étayée par la psychanalyse ne cherche pas la généralisation mais, au contraire, l’extrême singularité. Elle ne banalise pas et ne fait pas rentrer dans la norme : elle souligne l’exception et en tire enseignement.

Grâce à la démarche clinique et à l’analyse interprétative du discours de Gabrielle (ayant permis une construction de cas), nous nous sommes efforcé de repérer ce qu’il en était de la structure des énonciations professionnelles d’une enseignante d’Éducation physique et sportive débutante ayant réussi à reprendre pied face à une classe embarrassante.

Ainsi a pu être identifiée l’existence d’un savoir-y-faire avec les élèves. Cet outil professionnel intime, incarné par une parole, issue elle-même d’effets de contingence durant le cours, est à prendre comme la manifestation d’une part du désir du professeur qui se manifeste par une parole.

Le savoir-y-faire témoigne du fait que le métier de professeur se soutient d’autre chose que de la bonne volonté, de la raison, des assemblages pédagogiques et des préparations didactiques. Il est le signe non masqué du dynamisme pulsionnel qui anime la techné (manière de faire) d’un enseignant. Il souligne le transfert inhérent à l’acte d’enseignement et dévoile que le désir d’école des élèves ne peut s’ancrer que sur le désir de transmettre du professeur. Gabrielle, par ses énonciations professionnelles qui lui ont fait faire un pas vers ses élèves, a montré que la naissance de l’un de ces deux désirs est la garante réciproque de l’autre.

Étudier l’acte d’enseignement depuis la psychanalyse permet que soient prises en compte les conséquences de ce que (la psychanalyse) met à jour (Milner, 1983). En cela, considérer l’invention d’un professeur répondant aux emportements des élèves comme un savoir-y-faire offre un éclairage décalé (et décalant) sur l’intelligibilité de la chose éducative (Cifali, 1994) et accepte comme structurel qu’une part de ce qu’elle est reste inatteignable. Cette recherche a donc rendu descriptible et concevable un processus qui n’était observable que par ses effets (un climat de classe devenu propice aux apprentissages).

Un prolongement possible de cette recherche pourrait passer par l’analyse interprétative du discours d’un enseignant plus expert. Il serait en effet intéressant de vérifier si l’efficacité du lien avec les élèves trouve son étayage plutôt dans des routines professionnelles ou au contraire dans l’usage régulier du savoir-y-faire. On pourrait également, en donnant la parole à un enseignant d’une autre discipline, ou d’école primaire, chercher à voir en quoi l’âge des élèves, la classe ou le gymnase influent sur l’émergence du savoir-y-faire et sur la capacité d’un enseignant à y avoir recours. De voir finalement en quoi le savoir-y-faire est dépendant du contexte et du sujet.

Il serait également intéressant de considérer le sujet qui émet un savoir-y-faire comme un parlêtre. Ce néologisme, inventé par Lacan (1973) pour nommer l’être vivant ravagé par le verbe, témoigne du fait que le sujet de l’inconscient est organisé à son insu par sa jouissance. Passer du sujet au parlêtre permettrait de prendre le savoir-y-faire de Gabrielle comme une expression particulière, nouvelle et non calculée de sa jouissance. En donnant ses fiches à Igor, n’a-t-elle pas cédé une part de ce qui la satisfaisait ? En lui rendant les fiches, Igor n’a-t-il pas exprimé qu’il ne voulait pas de cette satisfaction-là ?

Quoi qu’il en soit, il ressort du présent travail que le désir du professeur, incarné par le savoir-y-faire de Gabrielle, rejoint celui que Lacan évoque à propos du désir de l’analyste. Il parle de désir inédit qui change celui qui le produit comme celui auquel il s’adresse. Pour exprimer ce quelque chose de toi, il te faut l’aplomb, dit Gabrielle. Cette attitude (dans la signification anglaise du mot) est inhérente à chaque sujet. Elle permet aux enseignants, au-delà des effets d’école attendus (apprentissage du vivre ensemble et des savoirs disciplinaires), de renouer avec la satisfaction de leur métier liée à la jubilation enfantine du je sais faire tout seul. Ce sentiment de liberté et de pouvoir participe au grandissement des jeunes professeurs.

S’engager dans une acceptation et une culture du savoir-y-faire pourrait permettre de pronostiquer une plus-value intime pour les nouveaux enseignants comme pour les formateurs. Il s’agit là d’une autre éthique professorale, une éthique qui serait celle de l’avènement d’un sujet (professeur) permettant celui d’un autre sujet (élève).

On a parlé de pédagogies actives, il convient peut être, autour du savoir-y-faire, de penser aujourd’hui pédagogies actantes, pour remettre le sujet au centre de l’enseignement et des formations de professeurs. Gabrielle le précise : la construction du métier ? Y’a que par toi que ça peut aussi passer. Une telle formulation signale qu’en formation, il convient d’épauler les (futurs) enseignants dans la fabrication de cette autonomie, pour les rendre capables d’avancer seuls, mais pas sans l’autre. Position épistémologique qui garde en proue que le sens de l’école et de l’acte d’enseignement restent toujours à construire en compagnie.