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1. Introduction

La formation professionnelle (FP) est un levier de développement économique essentiel dans notre société[1]. Actuellement, plus de la moitié des postes à pourvoir au Québec exigent une formation professionnelle ou technique (Statistique Canada, 2019). Ainsi, ces types de programmes sont essentiels au développement socioéconomique de la province. Ces deux types de programme sont avantageux pour nombre de personnes en raison de leur haut taux de placement et de leur courte durée. Malgré tout, près d’un cinquième des personnes qui y sont inscrites ne termineront pas leur formation (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2020). Puisque la diplomation en FP constitue une priorité indéniable, il importe de se pencher sur les facteurs favorisant la réussite des élèves. Il importe de dépasser notre conception de la réussite des élèves en FP selon l’abandon et les résultats scolaires pour considérer et comprendre les facteurs qui l’influencent et la soutiennent.

Le concept de réussite éducative propose une définition inclusive qui englobe les notes, mais également la réussite sociale et professionnelle (Lapostolle, 2006). Plusieurs prédicteurs « traditionnels » de réussite scolaire (notes antérieures, situation familiale, etc.) ont déjà été définis. Cependant, le recours à une définition élargie de la réussite des élèves implique d’élargir la recherche de prédicteurs à des variables axées sur le développement individuel en tant que citoyen⋅ne plutôt que sur le rendement scolaire. À ce titre, la réussite éducative en FP pourrait être en partie tributaire de la compétence émotionnelle des élèves comme le suggèrent les résultats d’études auprès d’autres populations (Durlak et coll., 2011 ; Valiente et coll., 2008). La réussite éducative se définit comme un ensemble d’habiletés sociocognitives qui permet à l’individu de gérer ses émotions de façon à atteindre des buts et objectifs importants sur les plans personnel et social (Denham et coll., 2015). Une meilleure compétence émotionnelle chez les élèves en FP se traduirait-elle par une plus grande réussite éducative ? Si la compétence émotionnelle joue un rôle important dans le succès scolaire au primaire et au secondaire (Durlak et coll., 2011 ; Valiente et coll., 2008), peu d’études ont évalué son influence auprès de populations étudiantes adultes et aucune étude n’a, à notre connaissance, étudié son rôle dans la réussite des élèves en FP au Québec.

Considérant la pénurie importante de main-d’oeuvre dans de nombreux secteurs employant des diplômé⋅e⋅s de la FP ainsi que le manque d’études auprès de ces élèves, cette étude vise à répondre à la question suivante : quel est le rôle de la compétence émotionnelle dans la réussite éducative des élèves en FP ? Une attention particulière est accordée aux élèves vulnérables qui présentent des symptômes anxieux et dépressifs. Le rôle modérateur de la compétence émotionnelle sur la relation entre la vulnérabilité de l’élève et sa réussite éducative est ainsi étudié.

2. Contexte théorique

2.1 Le contexte particulier de la FP

Secteur en effervescence, la FP a connu une hausse de fréquentation de près de 12 % depuis 25 ans (Statistique Canada, 2019). Elle compte aujourd’hui plus de 40 000 diplômé⋅e⋅s par an, dont un nombre grandissant de femmes (MEES, 2020). Les élèves forment un groupe hétérogène en matière d’âge, de parcours scolaire, d’expérience de travail et de formation (Beaucher et coll., 2021). Cette étude se concentre sur les personnes inscrites aux formations menant à un diplôme d’études professionnelles, soit des programmes élaborés par le ministère de l’Éducation du Québec d’une durée de 600 à 1 800 heures.

La FP offre un accès rapide au marché du travail. De ce fait, l’excellence scolaire en FP ne revêt pas la même importance que dans le cheminement secondaire général qui mène vers un programme postsecondaire. Les élèves de FP doivent notamment miser sur la maitrise de compétences utiles sur le terrain, tant dans la pratique du métier (savoir-faire) que dans leurs interactions avec des collègues ou la clientèle (savoir-être).

2.2 La réussite éducative

La réussite éducative fait sa première apparition dans un document ministériel au début des années 1990. Près de 25 ans plus tard, le ministère de l’Éducation publie la Politique de la réussite éducative qui se veut un cadre de référence visant à orienter les actions gouvernementales pour les années à venir. Elle poursuit plusieurs objectifs, dont la diplomation, la qualification et l’équité envers les élèves. La présente étude s’intéresse particulièrement à l’un des axes autour desquels s’articule la Politique de la réussite éducative : l’atteinte du plein potentiel de chaque élève. Cet axe souligne notamment l’importance d’élaborer des parcours de FP diversifiés, axés sur le développement du Québec et sur l’intérêt des élèves. Dans cette étude, nous définissons la réussite éducative par l’accomplissement des trois missions de l’école : instruire, socialiser et qualifier les élèves (MEES, 2017).

La dimension instruire réfère au développement intellectuel et à l’acquisition de connaissances (MEES, 2017). Les indicateurs actuels du rendement scolaire (par exemple, les notes) évaluent cette composante au secondaire chez les élèves en formation générale (Tulk, 2013). Or, la réussite scolaire n’est pas évaluée de la même façon en FP : les résultats scolaires se résument à la mention succès ou échec.

La dimension socialiser renvoie à l’apprentissage du vivre-ensemble et au développement d’un sentiment d’appartenance à la collectivité. Le but ? Préparer les élèves à devenir des citoyen⋅ne⋅s responsables (MEES, 2017). Dans le milieu de la FP, c’est l’apprentissage du vivre-ensemble qui est davantage mis de l’avant, notamment le développement de bonnes habiletés de résolution de conflits, de coopération et d’une ouverture d’esprit. Une socialisation réussie sera utile aux élèves durant leurs stages de formation, mais également lors de leur transition vers le marché du travail.

La dimension qualifier fait référence à la conception d’un parcours scolaire caractérisé par l’obtention d’un diplôme qui aboutit à une insertion professionnelle réussie (MEES, 2017). La transition rapide vers le marché de l’emploi caractérise la FP. L’utilité perçue de la formation par rapport à l’emploi obtenu après le diplôme et la confiance dans la maitrise des compétences essentielles à l’emploi peuvent servir d’indicateurs pour mesurer la qualification de l’élève en FP. Cette étude s’intéresse notamment à la transition des études au marché du travail.

2.3 Les élèves à risque de décrochage

La courte durée, l’accès rapide au marché du travail et le haut taux de placement des programmes de FP attirent nombre de personnes. Plus de 100 000 personnes sont inscrites dans ces programmes chaque année (MEES, 2020). Or, de ce nombre, environ 20 % n’obtiendront pas leur diplôme (MEES, 2020). Cette statistique concorde avec les données qui révèlent une proportion importante d’élèves considérés à risque de décrochage en FP dès leur admission au programme (Beaucher et coll., 2021). Ces élèves fréquentent l’école, mais courent un risque élevé de décrocher (Fortin et coll., 2004). La majorité des études sur les élèves à risque de décrochage utilisent un nombre plus restreint de facteurs pour les caractériser comparativement aux études portant sur les décrocheur⋅se⋅s. Ces élèves présentent souvent des difficultés d’apprentissage et un faible statut socioéconomique (Janosz et coll., 2000 ; Suh et coll., 2007). Les problèmes intériorisés sont également un facteur de risque d’échec important (Hartley et coll., 2012). En caractérisant les élèves à risque dans nos recherches, l’on peut étudier les facteurs favorisant la complétude de leur formation malgré les difficultés.

2.3.1 Échec scolaire et santé mentale

Des auteur⋅e⋅s ont montré que le rendement scolaire mesuré dès la première année du primaire prédit le décrochage scolaire (Alexander et coll., 2001). Cela est aussi le cas au secondaire (Bushnik et coll., 2004). Redoubler une année scolaire, tout comme échouer à un ou plusieurs cours lors de la formation secondaire générale, augmente le risque de décrochage scolaire (Legleye et coll., 2010). Au Québec, les garçons présentent un risque plus élevé de décrocher que les filles (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2012). Les problèmes de santé mentale sont également associés à un risque élevé d’échec et de décrochage (Hartley et coll., 2012). Parmi ceux-ci, l’anxiété et la dépression sont les plus répandues chez les collégien⋅ne⋅s (Eisenberg et coll., 2013), dont l’âge est comparable à celui des élèves de FP.

2.3.2 Symptômes dépressifs

La dépression est un trouble mental qui se manifeste principalement par une atteinte prolongée de l’humeur (Mirabel-Sarron, 2005). Ce désordre psychologique se caractérise par une humeur changeante allant de la tristesse à la mélancolie, par une faible estime de soi, une perte générale d’intérêt (anhédonie) pour les activités habituellement plaisantes, ainsi qu’une difficulté à fonctionner normalement dans la vie de tous les jours. La dépression peut entrainer une grande souffrance et altérer non seulement le sommeil, mais aussi la vie de la personne atteinte dans les sphères personnelle, relationnelle, scolaire et professionnelle. Les femmes reçoivent un diagnostic de dépression deux fois plus fréquemment que les hommes (Van de Velde et coll., 2010).

2.3.3 Symptômes anxieux

L’anxiété peut se définir comme une réaction à l’égard des situations ou des objets présentant un danger potentiel. Les sentiments de peur et d’angoisse par lesquels s’exprime 1’anxiété sont parfois intenses et se manifestent simultanément par des réactions comportementales, cognitives, affectives et physiologiques. La peur et 1’angoisse deviennent pathologiques lorsqu’elles deviennent exagérées, inappropriées et qu’elles entravent le fonctionnement personnel et social (American Psychiatric Association, 2013). Dans une étude épidémiologique américaine d’envergure nationale, 12 % des personnes de 18 à 24 ans ont rapporté avoir présenté au cours de la dernière année des symptômes pouvant conduire à un diagnostic de trouble anxieux (Arnett, 2015). Les études démontrent que les femmes obtiennent des scores plus élevés que les hommes dans les échelles d’évaluation de l’anxiété (Costello et coll., 2003).

La prévalence des problèmes de santé mentale est élevée chez les jeunes adultes (Eisenberg et coll., 2013). La majorité des études portant sur la santé mentale des jeunes adultes en contexte scolaire ont été menées chez les élèves du secteur collégial ou universitaire ; en comparaison, les jeunes en FP ont reçu peu d’attention de la part des équipes de recherche (Dubeau et coll., 2021). Or, il s’agit d’une population souvent vulnérable, notamment sur le plan de leur santé mentale (Villemagne et coll., 2011). En se basant sur le peu d’études à ce sujet (Beaucher et coll., 2021 ; Dubeau et coll., 2021 ; Dumont, 2020), une conclusion s’impose : il existe une prévalence élevée de problèmes de santé mentale chez les élèves en FP. Cette problématique pose d’ailleurs des défis d’intervention de taille aux divers acteurs des centres de formation (Beaucher et coll., 2021).

En somme, les élèves à risque d’échec scolaire sont nombreux à s’inscrire en FP (Beaucher et coll., 2021). La présence de symptômes anxieux ou dépressifs peut compromettre sérieusement la réussite de leur formation. Certaines habiletés et compétences se révèlent essentielles pour surmonter ces obstacles : c’est le cas de la compétence émotionnelle.

2.3.4 Compétence émotionnelle

La compétence émotionnelle d’une personne est un ensemble d’habiletés sociocognitives lui permettant de gérer ses émotions stratégiquement pour mieux atteindre ses buts personnels et sociaux (Denham et coll., 2015). Bien que les composantes varient selon les auteur⋅e⋅s, nous retenons les cinq proposées par Mikolajczak et coll. (2020) : l’identification, la compréhension, l’expression, la régulation et l’utilisation des émotions. Celles-ci proposent une vision complète du concept de compétence émotionnelle. La maitrise des habiletés de base (identification, compréhension, expression) est un prérequis à la mise en oeuvre efficace des habiletés supérieures (régulation, utilisation). En s’exerçant, il est possible d’intérioriser ces stratégies pour les utiliser de manière autonome (Denham et coll., 2015 ; Saarni, 1999). La compétence émotionnelle se consolide tout au long du développement (Diamond et Aspinwall, 2003).

Une personne qui entreprend un programme de FP vit une transition qui peut donner lieu à des émotions tant positives que négatives, comme l’enthousiasme suscité par les nouveaux apprentissages et l’anxiété provoquée par la peur de l’inconnu ou la crainte de l’échec (Villemagne et coll., 2011). Une compétence émotionnelle élevée favorise la gestion efficace de ces émotions et contribue à la réussite éducative.

3. Cadre théorique : l’approche fonctionnaliste des émotions

La présente étude est guidée par la perspective théorique de l’approche fonctionnaliste des émotions (Campos et coll., 1994 ; Saarni, 2006). Selon cette approche, les émotions d’une personne ont pour fonction de guider ses actions vers l’atteinte de buts. Celles-ci sont générées par des évènements susceptibles d’avoir un impact sur leur réalisation. Dans le cas d’une personne ayant comme objectif de réussir son programme de FP, il est normal, voire utile, qu’elle ressente des émotions négatives comme la colère, la déception ou l’anxiété si elle obtient une évaluation négative de ses apprentissages. Selon l’approche fonctionnaliste, les actions entreprises en réponse à un état émotif importent davantage que la nature exacte de l’émotion. Les personnes qui ont une compétence émotionnelle élevée sont plus enclines à prêter attention aux émotions ressenties, à les identifier correctement et à comprendre ce qui les a suscitées. Elles sont aptes à réguler leur intensité pour ensuite choisir une action permettant de corriger la situation ayant engendré un affect désagréable. Un sentiment de déception face à une évaluation négative informe l’élève que ses stratégies d’apprentissage ou de préparation aux évaluations sont déficientes. Cette déception aura ultimement une influence positive si elle amène l’élève à ajuster ses comportements et stratégies en vue de réussir ses prochaines évaluations.

3.1 La compétence émotionnelle et la réussite éducative en FP

Chez les enfants et les adolescents, la compétence émotionnelle permet de mieux prédire le succès scolaire que certains prédicteurs bien connus, comme les aptitudes cognitives et le statut socioéconomique familial (Arsenio et Loria, 2014 ; Parker et coll., 2004 ; Valiente et coll., 2008). La compétence émotionnelle favorise particulièrement le rendement des adolescents ayant des difficultés scolaires (Petrides et coll., 2004). Quelques études réalisées auprès d’adultes suggèrent que la compétence émotionnelle peut contribuer à l’adaptation scolaire, sociale et professionnelle (Aloia et Solomon, 2015). Outre les aptitudes scolaires et le statut socioéconomique familial, il a été démontré que l’autorégulation est un déterminant important du niveau d’éducation des jeunes adultes (Véronneau et coll., 2014). Selon Parker et coll. (2004), la réussite scolaire des étudiants en première année d’études universitaires dépend en grande partie de leur compétence émotionnelle. Ceux qui présentent le rendement le plus élevé en fin d’année scolaire se distinguent de ceux qui ont le rendement le plus faible par leur capacité à nommer leurs émotions et à les réguler. La compétence émotionnelle peut également avoir un effet modérateur sur certains facteurs de risque, comme la dépression et l’anxiété (Goleman, 2006). Enfin, la compétence émotionnelle améliorerait la qualité de vie et l’adaptation au milieu de travail et pourrait atténuer les répercussions d’une faiblesse cognitive sur la performance et sur l’engagement dans des comportements éthiques au travail (Côté et Miners, 2006 ; Mikolajczak et coll., 2007). Il a également été rapporté que la compétence émotionnelle est associée à un meilleur rendement au travail, en particulier pour les emplois exigeant beaucoup de contacts interpersonnels, comme les métiers de service (Brasseur et coll., 2013). Ces études précisent que la régulation des émotions constitue une dimension importante de haut niveau de la compétence émotionnelle en ce qui a trait au rendement au travail. Les composantes plus avancées semblent donc être davantage liées à la réussite professionnelle. Celles-ci pourraient ainsi être associées à une meilleure réussite éducative des élèves en FP.

La faible compétence émotionnelle d’une personne en FP peut entrainer des effets délétères sur sa réussite et sur son intégration au marché de l’emploi, et ce, même si elle maitrise les compétences pratiques liées à son métier au terme de la FP. Au contraire, une compétence émotionnelle élevée jouerait un rôle protecteur et favoriserait tout particulièrement la réussite éducative des élèves à risque d’échec ou de décrochage.

4. Objectif de l’étude

Cette étude vise à pallier le manque criant de connaissances sur les élèves en FP et, plus particulièrement, sur les facteurs psychologiques qui peuvent entraver ou favoriser leur réussite éducative, notamment lors de leur transition des études au travail. Le besoin de mieux comprendre et soutenir la réussite des élèves qui choisissent ces métiers est d’autant plus pressant qu’il y a pénurie de main-d’oeuvre pour de nombreux métiers requérant une FP.

La compétence émotionnelle étant positivement liée au succès scolaire (Arsenio et Loria, 2014 ; Parker et coll., 2004 ; Valiente et coll., 2008) et professionnel (Brasseur et coll., 2013), il est attendu que les élèves ayant une plus grande compétence émotionnelle démontrent une plus grande réussite éducative au terme de leur formation. Nous avançons l’hypothèse que les scores aux dimensions de compétence émotionnelle plus avancées, comme la régulation des émotions, seraient plus fortement associés au degré de réussite éducative des élèves que les composantes de base.

Comme la compétence émotionnelle favorise le rendement des jeunes ayant des difficultés scolaires (Petrides et coll., 2004), il est attendu qu’un niveau élevé de compétence émotionnelle a un effet protecteur sur la réussite éducative, en particulier chez les élèves vulnérables. Plus précisément, nous émettons l’hypothèse que chez les élèves présentant des facteurs de vulnérabilités (symptômes anxieux et dépressifs), une bonne compétence émotionnelle agira comme facteur de protection favorisant leur réussite.

5. Méthodologie

5.1 Sujets

Un échantillon de 177 élèves (113 femmes, 64 hommes) âgés de 16 à 55 ans (M = 24,98 ; ET = 8,05) ont été recrutés sur une base volontaire dans neuf centres de FP affiliés à quatre commissions scolaires de la région de Montréal. L’âge des participants de notre échantillon est représentatif de l’âge des élèves en FP ; en effet, 15 % sont âgés de moins de 20 ans, 34 % sont âgés entre 20 et 29 ans et 27 % entre 25 et 34 ans (Beaucher et coll., 2021).

5.2 Déroulement

Des auxiliaires de recherche ont effectué le recrutement en visitant les centres de formation durant les heures de classe. Les données ont été récoltées à deux temps de mesure, soit durant la formation des élèves (T1 : de mars 2018 à mai 2019 ; = 177) pour mesurer la compétence émotionnelle et les facteurs de risque présents chez les élèves, puis environ six mois à un an après la fin de leur formation (T2 : de mars 2019 à février 2020 ; N = 98) pour mesurer leur réussite éducative peu après leur transition en emploi. Au T1, les élèves ont été invités à remplir des questionnaires papier durant les heures de classe. Les participants ont été contactés par courrier, téléphone, texto ou courriel afin de les inviter à remplir un questionnaire électronique (T2).

5.3 Considérations éthiques

Ce projet a été approuvé par le Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec les êtres humains de l’Université du Québec à Montréal. Les élèves de notre échantillon ont donné leur consentement libre et éclairé, sachant que le retrait du projet en tout temps et sans préjudice est toujours possible.

5.4 Instrumentation

5.4.1 Réussite éducative

La réussite éducative a été mesurée à l’aide du questionnaire de réussite éducative en FP (QRÉ‑FP ; Tsakpinoglou et Véronneau, 2023). L’échelle de 24 énoncés mesure la réussite en tenant compte des trois missions de l’école : instruire, socialiser et qualifier les élèves. Une échelle de type Likert à six points (« pas du tout » à « tout à fait ») permet d’évaluer le degré d’accord avec chaque énoncé (par exemple, « J’ai l’impression que les autres élèves dans mon programme de formation comprennent mieux que moi. » [instruire ; élément renversé dans le calcul des scores] ; « Je prends en considération le point de vue des autres. » [socialiser] ; « La formation que j’ai suivie m’aide à bien exercer mon emploi. » [qualifier]) Le score de chaque composante est obtenu en faisant la moyenne des énoncés y étant associés. La validation du questionnaire montre que le QRÉ‑FP présente une validité temporelle et une cohérence interne solides, y compris pour les trois facteurs représentant les trois missions de l’école.

5.4.2 Compétence émotionnelle

Les élèves ont répondu aux 50 énoncés du profil de compétence émotionnel (PEC) ; cet outil, validé en français (Brasseur et coll., 2013), permet de mesurer les cinq dimensions de la compétence émotionnelle : l’identification, la compréhension, l’expression, la régulation et l’utilisation des émotions. Chaque dimension comprend 10 énoncés qui reflètent le volet interpersonnel (5) ou intrapersonnel (5) de la compétence émotionnelle. Le PEC comprend donc dix sous-échelles ainsi qu’un score de compétence émotionnelle globale qui correspond à la moyenne des énoncés. Un score élevé indique une meilleure compétence émotionnelle (tableau 1 ; Petrides et Furnham, 2003).

Les analyses de fiabilité indiquent une cohérence interne satisfaisante pour les deux facteurs (interpersonnel et intrapersonnel) et pour le score global. Dans un échantillon d’adolescents et d’adultes, le PEC démontre une bonne validité convergente, discriminante et concourante (Brasseur et coll., 2013). Par souci d’explorer le concept de compétence émotionnelle en examinant la contribution unique de ses composantes, un score distinct pour les cinq dimensions a été utilisé dans cette étude.

5.4.3 Statut socioéconomique

Le statut socioéconomique a été mesuré au T1 en faisant la moyenne des scores Z pour l’éducation du père et de la mère et le revenu familial annuel. Le statut socioéconomique a été utilisé comme variable de contrôle dans les analyses de régression.

5.4.4 Symptômes anxieux

Le State-Trait Anxiety Inventory (STAI ; Spielberger et coll., 1983) mesure la propension à ressentir de l’anxiété et à percevoir les situations stressantes comme étant dangereuses. La forme « Y » demeure la plus utilisée. Elle comprend 40 énoncés : 20 mesurent l’anxiété situationnelle et 20 le trait d’anxiété. Une échelle de Likert en quatre points allant de 1 (presque jamais) à 4 (presque toujours) a été utilisée. Un score moyen élevé indique qu’il y a davantage de symptômes anxieux. Le STAI possède une bonne fidélité test-retest ainsi qu’une cohérence interne élevée (Spielberger et coll., 1983). Plusieurs études attestent de la validité de construit et de la validité concourante de l’instrument (Spielberger, 1989). La version française de cet instrument, validée par Gauthier et Bouchard (1993), présente une cohérence interne semblable entre les deux sous-échelles (anxiété situationnelle et trait d’anxiété). Sa structure factorielle correspond au concept théorique du STAI‑Y.

5.4.5 Symptômes dépressifs

Les symptômes dépressifs sont évalués à l’aide de l’échelle du Center for Epidemiologic Studies Depression Scale (CES‑D ; Radloff, 1977). Cet instrument comporte 20 énoncés pour mesurer la fréquence des symptômes dépressifs au cours de la dernière semaine. La réponse aux énoncés se fait en utilisant une échelle de Likert à quatre points allant de « jamais » à « la plupart du temps ». Des résultats plus élevés indiquent un plus grand nombre de symptômes. La version originale de cet instrument présente une consistance interne élevée, une fidélité test-retest modérée ainsi qu’une bonne validité de construit. L’instrument traduit en français par Morin et coll. (2011) possède une bonne validité (construit, concomitante) et une bonne fidélité. L’efficacité de dépistage de cet instrument auprès d’un échantillon francophone de patients dépressifs et d’adultes de la population générale a été confirmée.

5.5 Méthode d’analyse des données

Les données ont été analysées en deux étapes. Des corrélations bivariées entre les variables à l’étude ont d’abord été effectuées (logiciel SPSS version 28). Avant de tester les effets modérateurs, les variables d’intérêt ont été standardisées pour atténuer les problèmes liés à la multicolinéarité entre le terme d’interaction et les effets principaux (Shieh, 2011). Des régressions hiérarchiques longitudinales ont ensuite été réalisées avec le logiciel Mplus version 8 pour tester l’effet modérateur de la compétence émotionnelle sur la relation entre les facteurs de vulnérabilité (au T1) et la réussite éducative (au T2). Ce logiciel a été choisi pour utiliser la méthode du maximum de vraisemblance à information complète (Full information maximum likelihood [FIML]), laquelle permet de gérer optimalement les données manquantes, puisque le devis longitudinal a occasionné une attrition de l’échantillon. En utilisant les données même incomplètes des participants recrutés au T1, la méthode FIML peut ainsi minimiser les biais d’analyse qui sont habituellement causés par les procédures de suppression de lignes (listwise deletion) ou par l’imputation simple (Enders, 2010).

6. Résultats

6.1 Analyses descriptives et corrélationnelles

Des analyses de corrélation ont été faites d’abord pour comprendre le rôle de la compétence émotionnelle et de ses composantes (identification, compréhension, expression, régulation et utilisation des émotions ; Mikolajczak et coll., 2020) dans la réussite éducative d’élèves en FP. Les résultats sont présentés au tableau 1.

Tableau 1

Résultats des analyses de corrélation : coefficients de corrélation interfacteurs et statistiques descriptives

Résultats des analyses de corrélation : coefficients de corrélation interfacteurs et statistiques descriptives

Note : * p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

Les variables « code de difficulté », « échecs antérieurs » et « redoublement » correspondent aux mesures de difficultés scolaires.

Le genre est codé comme suit : femme = 0 ; homme = 1.

M = moyenne ; ET = écart-type

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Nos résultats indiquent que la compétence émotionnelle est positivement liée à la réussite éducative des élèves en FP. Contrairement à nos attentes, ce sont les dimensions de base (identification, compréhension) qui sont les plus fortement reliées à la réussite éducative. Le test de Wald a été utilisé afin d’évaluer plus précisément la valeur des corrélations de chaque dimension avec la réussite éducative et tester l’hypothèse nulle (la prévision selon laquelle il n’y a pas d’interaction entre des variables). L’identification des émotions est la seule à être corrélée significativement à la réussite éducative (t = 0,29 ; p = 0,04). L’absence de résultat significatif pour les autres dimensions pourrait néanmoins être attribuable à un manque de puissance statistique. Les résultats préliminaires ont montré que toutes les variables étaient normalement distribuées et qu’elles répondaient aux hypothèses des analyses de régression. L’âge, le genre et le statut socioéconomique ont été utilisés comme variables de contrôle dans les analyses de régression.

6.2 Effets modérateurs

Les régressions hiérarchiques ont été effectuées pour examiner l’effet modérateur des cinq composantes de la compétence émotionnelle sur la relation entre les symptômes anxieux et dépressifs de l’élève (variables indépendantes, T1) et sa réussite éducative (variable dépendante, T2). Des analyses distinctes ont été faites pour chaque composante (variables modératrices), combinée avec chaque mesure de vulnérabilité (variables indépendantes). Le tableau 2 présente les résultats des régressions hiérarchiques selon lesquels la régulation des émotions exerce une influence modératrice sur l’anxiété (trait et état) et les symptômes dépressifs.

Tableau 2

Résultats des régressions hiérarchiques : effets modérateurs de la régulation émotionnelle sur la réussite éducative

Résultats des régressions hiérarchiques : effets modérateurs de la régulation émotionnelle sur la réussite éducative

Note : * p < 0,05 ; ** p < 0,01

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6.3 Analyses des effets simples

Conformément à la procédure décrite par Aiken et ses collègues (1991), un graphique à pente simple (single slope) a été créé pour représenter le lien entre les facteurs de vulnérabilité et la réussite éducative à partir des valeurs élevées (un écart-type au-dessus de la moyenne) et faibles (un écart-type en dessous de la moyenne) des variables modératrices. La figure 1 illustre les résultats obtenus respectivement pour l’anxiété trait, l’anxiété état et les symptômes dépressifs comme variables indépendantes.

Figure 1

Décomposition des interactions entre la régulation émotionnelle (modérateur) et les facteurs de vulnérabilité (anxiété trait, anxiété état et symptômes dépressifs)

Décomposition des interactions entre la régulation émotionnelle (modérateur) et les facteurs de vulnérabilité (anxiété trait, anxiété état et symptômes dépressifs)

Note : ET = écart-type

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Les résultats démontrent la présente d’une relation négative entre l’anxiété trait et la réussite éducative chez les élèves qui possèdent un niveau élevé de régulation émotionnelle (β = -0,33 ; p = 0,015). Cependant, à de faibles niveaux de régulation émotionnelle, la relation entre l’anxiété trait et la réussite éducative n’était pas significative. Nous observons des résultats semblables pour l’anxiété état. Nos résultats démontrent qu’il existe une relation négative significative entre l’anxiété état et la réussite éducative chez les élèves qui possèdent un niveau élevé de régulation émotionnelle (β = -0,53 ; p = 0,001). La relation s’est révélée non significative à un faible niveau de régulation émotionnelle. Il en est de même pour les symptômes dépressifs. On observe en effet une relation négative significative entre la présence de symptômes dépressifs et la réussite éducative chez les élèves qui possèdent un niveau élevé de régulation émotionnelle (β = -0,50 ; p = 0,001). Toutefois, la relation n’était pas significative à un faible niveau de régulation émotionnelle.

Bien que ces résultats aillent à l’encontre de nos attentes, ils illustrent une tendance constante. Une régulation émotionnelle élevée permet aux élèves avec peu de symptômes anxieux et dépressifs de mieux réussir sur le plan éducatif. Or, chez les élèves avec un niveau élevé de symptômes, une bonne régulation émotionnelle n’est pas garante d’un meilleur succès. On n’observe donc pas l’effet protecteur escompté. Les personnes qui possèdent une faible régulation émotionnelle présentent un faible niveau de réussite éducative, et ce, peu importe leur niveau de détresse psychologique. Chez les personnes ayant peu de symptômes anxieux et dépressifs, l’on remarque que celles qui possèdent un niveau de régulation émotionnelle élevé réussissent nettement mieux que celles qui rapportent un faible niveau de régulation émotionnelle. On n’observe pas de différence significative dans la réussite éducative selon le niveau de régulation émotionnelle chez les élèves qui possèdent un niveau élevé d’anxiété.

7. Discussion des résultats

Le lien entre la compétence émotionnelle et la réussite à l’école n’est plus à démontrer chez les enfants et les adolescents (Arsenio et Loria, 2014 ; Parker et coll., 2004 ; Valiente et coll., 2008). Or, une méta-analyse révèle que peu d’études ont examiné ce lien à l’âge adulte (MacCann et coll., 2020). Cet article visait donc à : 1) étudier le rôle de la compétence émotionnelle dans la réussite éducative des élèves en FP ; 2) examiner son rôle modérateur sur la relation entre la vulnérabilité de l’élève et sa réussite.

7.1 Le rôle de la compétence émotionnelle dans la réussite éducative

Globalement, les élèves démontrant une plus grande compétence émotionnelle dans les diverses composantes rapportent une plus grande réussite éducative à l’issue de leur parcours de formation. Contrairement à nos attentes, les scores aux dimensions de compétence émotionnelle plus avancées (comme la régulation) étaient moins fortement associés au niveau de réussite éducative des élèves que les composantes de base. Cela suggère la présence d’un lien direct entre l’identification, la compréhension des émotions et la réussite éducative.

Le travail exercé par les diplômés de la FP requiert le plus souvent des compétences pratiques, manuelles et appliquées. Aussi, les compétences émotionnelles les plus importantes pour réussir au quotidien requièrent surtout des capacités de base, comme l’identification et la compréhension des émotions (par exemple, comprendre et répondre efficacement aux demandes de l’employeur ou gérer d’éventuels imprévus sur le terrain). Ces résultats contrastent avec ceux d’une étude auprès d’une population universitaire, dans laquelle d’autres types de compétences émotionnelles distinguaient les étudiants ayant obtenu les meilleures notes de ceux ayant les plus faibles résultats scolaires (Parker et coll., 2004). Dans cette autre étude, les habiletés interpersonnelles, la flexibilité et la capacité à gérer le stress étaient les meilleurs prédicteurs de la réussite scolaire. Ces résultats soutiennent l’hypothèse que des programmes variant par leur vocation pédagogique solliciteraient différents types de compétence émotionnelle.

Une méta-analyse a souligné le rôle modérateur de la matière scolaire utilisée pour mesurer le rendement des participants ; la compétence émotionnelle était plus fortement liée à la réussite en lettres et en sciences humaines qu’en mathématiques (MacCann et coll., 2020). La prudence est de mise avant de conclure que les composantes de la compétence émotionnelle qui importent le plus diffèrent selon les programmes ou les niveaux d’études. Pour tirer une telle conclusion, il faudrait mesurer les mêmes composantes, idéalement avec le même instrument, auprès de différents échantillons d’élèves.

Le moment de la seconde collecte de données pourrait aussi jouer un rôle. D’une part, la plupart des participants occupaient probablement des emplois de début les premiers mois suivant la fin de leur formation, donc surtout des rôles d’exécutant n’exigeant pas encore de compétences émotionnelles avancées. D’autre part, la compétence émotionnelle se consolide à mesure que la personne élargit ses interactions sociales (Diamond et Aspinwall, 2003), notamment lorsqu’elle commence un nouvel emploi. Joseph et Newman (2010) définissent un modèle progressif (en cascade) des composantes de la compétence émotionnelle dans lequel l’identification des émotions précède la compréhension des émotions, laquelle, à son tour, permettra une régulation consciente des émotions et une meilleure prestation au travail. Il est possible que les personnes nouvellement embauchées soient encore en processus d’adaptation et que l’utilisation de compétences émotionnelles plus avancées dans leur nouveau milieu de travail ne se manifeste que plus tard.

7.2 Effets modérateurs de la régulation émotionnelle

Parmi les cinq aspects de la compétence émotionnelle que nous avons mesurés, seule la composante de régulation émotionnelle comportait des effets modérateurs significatifs. L’on s’attendait à ce qu’une compétence émotionnelle élevée soit un facteur favorisant la réussite éducative des élèves vulnérables notamment. Or, les résultats présentent un tout autre phénomène.

Les symptômes anxieux et dépressifs semblent avoir un effet délétère significatif sur la réussite éducative, notamment chez les élèves ayant un niveau de régulation émotionnelle élevé. Or, on n’observe pas d’effet significatif chez les élèves qui rapportent un faible niveau de régulation émotionnelle. En d’autres mots, la régulation émotionnelle permettrait une meilleure réussite éducative uniquement chez les personnes présentant peu de symptômes anxieux et dépressifs. En contrepartie, les résultats indiquent que les symptômes anxieux et dépressifs semblent nuire tout particulièrement aux élèves ayant une bonne compétence émotionnelle ; ces élèves ne se démarqueraient pas significativement de leurs pairs lorsque leurs symptômes atteignent un seuil trop élevé. Autrement dit, l’on ne retrouve pas l’effet protecteur attendu de la compétence émotionnelle chez les élèves vulnérables.

Ces résultats suggèrent plutôt que la compétence émotionnelle peut aider les élèves dans leur réussite, mais que leur habileté à réguler leur émotion ne les protège pas s’ils ou elles sont déjà aux prises avec des problèmes de santé mentale. Cela démontre qu’à potentiel scolaire comparable, la régulation émotionnelle représente un atout pour la réussite éducative, pourvu que l’élève ne souffre pas de problèmes d’anxiété ou de symptômes dépressifs élevés. Cela dit, d’autres variables pourraient être impliquées dans les associations que nous avons observées et mériteraient notre attention dans de futures recherches.

Une étude auprès d’étudiants universitaires d’origine hispanique (Watson et Watson, 2016) a montré que le sentiment d’auto-efficacité portant sur la gestion des difficultés (coping self-efficacy) pourrait interagir avec la compétence émotionnelle pour prédire l’anxiété scolaire. L’on pourrait ainsi mieux comprendre l’influence de la compétence émotionnelle chez les élèves de FP si on tenait compte de leur sentiment d’auto-efficacité ou de l’anxiété ressentie dans le domaine scolaire. Cette avenue est particulièrement pertinente pour mieux comprendre la situation des élèves présentant beaucoup de symptômes intériorisés, étant donné que la compétence émotionnelle n’a pas joué le rôle protecteur attendu chez ce groupe dans notre étude.

En nous basant sur les résultats de notre étude, l’on peut spéculer qu’à un niveau élevé de détresse psychologique, les stratégies de régulation émotionnelle de l’élève ne fonctionnent plus. Dans un tel cas, le recours à des ressources externes s’impose (thérapie, groupe de soutien) pour pallier les difficultés personnelles. L’attente s’avère toutefois longue pour recevoir de l’aide dans le milieu de la santé, sans compter qu’elle peut comporter un cout non négligeable au privé (Chouinard, 2021). Plusieurs élèves se tournent alors vers l’école pour demander un soutien psychologique. L’école pourrait en effet offrir un environnement propice aux interventions visant le bien-être des élèves qui la fréquentent tous les jours. Or, il faudrait y améliorer l’accès aux ressources en santé mentale. La détermination du besoin et de la cible d’intervention (soutenir la santé mentale ou la compétence émotionnelle de l’élève) ainsi que le format de l’aide se révèlent alors essentiels au succès de l’intervention.

Il est parfois difficile pour la personne souffrante de demander de l’aide ou de trouver une ressource adéquate. Il importe donc que l’environnement scolaire soit proactif, à l’écoute des besoins de tout un chacun. Les établissements d’enseignement ont un rôle de premier plan à jouer dans le bien-être de leurs élèves en offrant des services complémentaires, puisque ce bien-être contribue à leur réussite éducative (ministère de l’Éducation, 2002). Nos résultats suggèrent que les interventions auraient avantage à cibler dans un premier temps les problèmes de santé mentale puis, dans un second temps, la compétence émotionnelle pour être efficaces. L’élève possédant une meilleure santé psychologique sera plus à même d’utiliser et d’intégrer les interventions faisant appel à sa compétence émotionnelle ; l’élève pourra ensuite utiliser à son avantage une émotion pour favoriser l’atteinte de ses buts (Campos et coll., 1994 ; Saarni, 2006) et maximiser ses chances de réussite. En contrepartie, chez une personne présentant peu de symptômes anxieux ou dépressifs, une intervention axée sur sa compétence émotionnelle semblerait plus bénéfique sur le plan de sa réussite éducative.

Quant au format des interventions, les ressources de groupe pourraient être privilégiées en raison de leur portée. Elles permettraient d’aider un plus grand nombre de personnes dès leur entrée en FP. Ce type de stratégie s’est révélé efficace en matière de développement des compétences émotionnelles d’adultes en milieu éducatif (Gilar-Corbí et coll., 2018) et de réduction des symptômes anxieux et dépressifs (Sundquist et coll., 2015). Le milieu scolaire se révèle d’ailleurs un milieu de choix pour leur mise en oeuvre. L’école dispose de l’espace nécessaire et présente l’avantage de regrouper un bassin de jeunes suivant des horaires communs. Certains établissements possèdent déjà des fonds pour les services complémentaires (ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2015) qui pourraient être utilisés pour mettre sur pied ces interventions. Pour certains élèves, cela pourrait faire pencher la balance en faveur de leur réussite éducative. Pour d’autres, un soutien plus spécialisé (psychothérapie) sera nécessaire pour développer leur compétence émotionnelle en plus de prendre soin de leur santé mentale.

8. Limites, forces et recherches futures

Cette étude comporte certaines limites. La première est que toutes les données sont autorapportées. Cette méthode de collecte de données comporte une certaine subjectivité. Elle présente cependant l’avantage de permettre la mesure de certaines variables (par exemple, symptômes anxieux et dépressifs) qui peuvent difficilement être mesurées autrement. Ensuite, vu la petite taille de l’échantillon, la puissance statistique s’en trouve réduite. Les résultats obtenus sont toutefois prometteurs et invitent à refaire l’étude avec un plus grand échantillon. Cela pourrait notamment permettre de déceler les effets modérateurs des autres composantes émotionnelles avancées. Il serait également pertinent d’étudier les liens entre les compétences de base et la réussite éducative à plus long terme (deux à trois ans après le début de leur carrière). L’on pourrait ainsi découvrir si les liens inattendus perdurent dans le temps ou s’ils s’estompent, laissant place aux composantes avancées d’exercer leur influence.

L’aspect longitudinal, qui constitue une force de notre étude, s’accompagne toutefois d’une limite : l’attrition des participant⋅e⋅s. Ce biais a toutefois été contrôlé en utilisant la méthode FIML (Enders, 2010). Cette méthode, reconnue comme une bonne manière de gérer les données manquantes, tient compte du profil des participants qui ont abandonné l’étude. Le changement de méthode de sollicitation (au centre de formation versus par téléphone) pourrait expliquer le taux d’attrition. En ce qui a trait aux difficultés scolaires, les futures études pourraient mesurer le degré de difficulté de l’élève en allant au-delà du code de difficulté. Enfin, il aurait été préférable de mesurer la réussite éducative au temps 1 pour contrôler le niveau de base dans nos analyses de régression. Toutefois, les questions de l’instrument que nous avons choisi requièrent que l’élève se livre à un exercice d’introspection sur l’utilité perçue de sa formation et sur la qualité de ses apprentissages, ce qui ne peut être effectué de manière efficace en début de programme, lorsque l’élève commence ses cours.

Cette étude, malgré ses limites, présente plusieurs forces, dont son caractère novateur et prometteur quant à la relation entre la compétence émotionnelle, la santé mentale et la réussite éducative des élèves en FP. Elle présente l’avantage d’avoir recueilli des données durant la formation et quelques mois après les études, lors de la transition vers le marché de l’emploi. Cet article est l’un des seuls à aborder le lien entre la compétence émotionnelle et la réussite chez les adultes dans un contexte scolaire autre qu’universitaire. Il est également le premier à examiner cette relation avec la santé mentale et la réussite éducative des élèves en FP. Nos résultats démontrent l’importance d’agir d’abord sur la santé mentale des élèves pour leur permettre ensuite d’intégrer des outils de régulation émotionnelle qui maximiseront leurs chances de réussite. Nous recommandons de déterminer les besoins des élèves vulnérables en début de programme pour mieux les épauler durant leur parcours. Cela permettrait de créer des interventions axées sur la promotion de la santé mentale qui contribueraient à prévenir l’apparition de symptômes anxieux et dépressifs ou d’en diminuer l’influence délétère sur la réussite éducative.

9. Conclusion

La présente étude a mis en lumière le rôle modérateur de la compétence émotionnelle sur la relation entre la vulnérabilité de l’élève et sa réussite éducative. Il a été démontré qu’une régulation émotionnelle élevée s’avère un atout dans la réussite éducative des élèves présentant peu de symptômes anxieux et dépressifs, mais qu’elle n’a pas l’effet protecteur escompté chez les élèves qui sont déjà aux prises avec des problèmes de santé mentale. Ces résultats permettent de rendre compte de l’importance de soutenir la santé psychologique des élèves en FP tôt dans leur parcours afin de promouvoir leur réussite éducative.

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Florence Tsakpinoglou
Étudiante au doctorat, Université du Québec à Montréal

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Marie-Hélène Véronneau
Professeure, Université du Québec à Montréal