Article body

0.

Qui est l’auteur du Cours de linguistique générale? La question, aussi ancienne que le texte qui la suscite, a été posée dans des termes comparables il y a exactement cent ans. Sans surprise, les premiers à réfléchir sur ce problème ont été Charles Bally et Albert Sechehaye. Lorsqu’ils se demandaient dans leur préface si les lecteurs sauraient “distinguer entre le maître et ses interprètes” (CLG : 11), ils visaient sans doute cela. Ils avaient choisi d’attribuer l’ouvrage à Ferdinand de Saussure, ce qui les interpellait quelque peu, et qui n’a pas eu pour effet d’éviter les débats. Meillet déjà, dans l’un des tout premiers comptes rendus du CLG publiés, se déclarait incapable d’émettre un jugement trop précis, en alléguant qu’il s’agissait d’“un livre […] où l’on ne sait si les détails qui seraient critiquables viennent de l’auteur ou des éditeurs” (1916 : 36). La question est revenue sans cesse tout au long du XXe siècle, et surgit à nouveau aujourd’hui, inversée, sous la plume de nombre d’auteurs qui minimisent la valeur du CLG, tenu pour “apocryphe”, au profit d’un Saussure “authentique” (voir Bouquet 2004; Mejía 2006a; Rastier 2009; etc.). Nous nous proposons ci-après de revisiter ce vieux débat concernant ce livre qui, publié en 1916, est souvent évoqué, en Europe surtout, comme le texte fondateur de la linguistique moderne.

1.

Charles Bally et Albert Sechehaye se sont exprimés dès juillet 1915 sur les raisons qui les avaient encouragés à publier le Cours de linguistique générale (Payot 1916). Dans leur préface, ils n’abordent, en fait, aucun autre argument. Ils se limitent à expliciter les circonstances dans lesquelles ils se sont retrouvés après la mort de Saussure et dans lesquelles ils ont décidé de publier le livre qu’ils présentaient (voir Sofia 2013b et 2015). Ce n’est qu’après avoir considéré plusieurs alternatives, lit-on dans cette préface, que les éditeurs se sont “arrêtés à une solution” qu’ils n’hésitent pas à qualifier de “plus hardie” que les autres, bien qu’en même temps “plus rationnelle” : “tenter une reconstruction, une synthèse, sur la base du troisième cours, en utilisant tous les matériaux dont [ils] dispos[aient], y compris les notes personnelles de F. de Saussure. Il s’agissait donc d’une recréation…” (CLG : 9). Récréation “malaisée” pourtant, car visant une “objectivité” que les éditeurs savaient en soi problématique, d’abord parce qu’elle devait être opérée en amont d’une complétude (“le système tout entier”, CLG : 9) que Saussure n’avait pas eu l’occasion d’exposer, ensuite, et en conséquence, parce qu’il s’agissait plus ou moins de “deviner” (CLG : 9) des pans entiers de la théorie, en essayant de présenter sous une “forme définitive” une “pensée” (CLG : 9) qui avait été essentiellement guettée par la vacillation. Vacillation que l’on pourrait certes considérer comme fructueuse, critique, peut-être même nécessaire ou du moins souhaitable à la réflexion scientifique, mais tout de même vacillation. Vu les particularités propres au projet de Bally et Sechehaye, cette qualité de la pensée de leur maître ne pouvait qu’apparaître comme incommode.

Malgré tout, les éditeurs se sont adonnés à la tâche de “dresser”, à partir de notes souvent fragmentaires et même parfois contradictoires qu’ils prirent le temps d’ “interpréter”, “reconstituer” et “assimiler”, “un tout organique” (CLG : 9). Le résultat fut exposé dans un texte, plus précisément dans un livre, qui n’existait pas avant l’opération de Bally et Sechehaye. D’où la question que l’on a cru utile de se poser : qui, donc, peut être tenu pour l’auteur de cet ouvrage?

On vient de voir que pour les éditeurs, l’auteur du texte qu’ils publiaient était bel et bien Saussure. C’est en fin de compte sous le nom d’auteur de Saussure que le livre fut publié, et l’idée, sous-jacente à toute la préface, émerge clairement à la fin de cette dernière : “Nous sentons toute la responsabilité que nous assumons vis-à-vis de la critique, vis-à-vis de l’auteur lui-même, qui n’aurait peut-être pas autorisé la publication de ces pages” (CLG : 11 [je souligne]). Le problème étant que, justement, l’“auteur lui-même” n’avait pas écrit “ces pages”. D’où la question qui ne cesse (ni cessera) de revenir : qui, alors, pourra être considéré comme l’auteur de ces pages?

2.

Une révision des premiers comptes rendus du CLG (cf. Sofia & Swiggers 2016) montre que les contemporains de cette publication ne se posèrent guère, en général, de questions sérieuses à propos de son auctorialité. Des chercheurs venus d’horizons théoriques et géographiques aussi variés que Terracini, Schuchardt, Lommel, Bloomfield, Vendryes, Oltramare ou Gautier rendent compte d’un livre dont les circonstances génétiques sont particulières, certes, et la plupart d’entre eux abordent même explicitement le problème, mais ils assument tous que l’ “auteur” est Ferdinand de Saussure. Même Grammont, qui fait une place privilégiée à l’histoire de la conception de cet ouvrage et affirme même que “ce n’est pas un livre de F. de Saussure, mais un livre fait avec ses idées et en partie avec ses phrases” (1916 : 403), examine ensuite son contenu en l’attribuant explicitement au genevois : “…aucun linguiste […] n’ignorait l’existence des questions qui sont ici traitées par F. de Saussure” (ibid. : 404 [je souligne, ES]). Même Sechehaye, qui avait été l’un des “responsables” de cette publication (voir CLG : 11) et qui savait donc mieux que quiconque comment ce livre avait été conçu, n’est pas pour cela empêché de parler de Saussure comme ayant été “l’auteur du Cours de linguistique générale” (1917 : 22). Même Meillet, qui fait l’analyse du livre mais s’abstient d’en juger les “détails […] critiquables” dont il ne sait s’ils “viennent de l’auteur ou des éditeurs” (1916 : 36), avoue par là même qu’il y a bel et bien un “auteur”, différent des “éditeurs” donc, qui ne peut être autre que Saussure.

En accordant plus ou moins de place à des aspects biographiques, historiques ou génétiques susceptibles d’expliquer d’abord (a) pourquoi Saussure n’avait pas publié un livre sur la linguistique générale, ensuite (b) pourquoi un livre de Saussure était paru sur ce sujet (en se faisant plus ou moins l’écho, en d’autres termes, des explications données par les éditeurs dans leur préface), les rédacteurs des comptes rendus s’autorisent malgré tout à lire et à faire la critique des contenus d’un livre qu’ils attribuent invariablement à Ferdinand de Saussure, soit à un auteur qu’ils considèrent être le même que celui du Mémoire, par exemple, ou des quelques dizaines d’articles ou notes parus dans des revues scientifiques entre 1876 et 1912.

Ce n’est que bien plus tard qu’un clivage commence à être perçu entre les “éditeurs”, “responsables” du texte du CLG, et F. de Saussure, son “auteur”, notamment à propos de quelques problèmes théoriques qui furent l’objet de controverses, comme la portée de la notion de l’arbitraire du signe, qui donna lieu à une polémique particulièrement vivace à partir de 1937 (voir Pichon 1937; Benveniste 1939; Pichon 1939; Bally 1940; Bally, Frei et Sechehaye 1940; Frei 1941; etc.), ou bien la théorie de la valeur, datant de la même époque (voir Sofia 2013a), ou encore les célèbres “dichotomies” dont Saussure aurait été le concepteur (langue/parole, diachronie/synchronie, etc.).

En 1950, Henri Frei proteste contre Eric Buyssens qui, dans un texte célèbre publié en 1949, “paraît vouloir s’en prendre […] aux éditeurs du Cours” en “insinu[ant] que le livre ne représente peut-être pas l’enseignement authentique du Maître” (1950 : 27-28). Buyssens commençait en effet son article en parlant des “affirmations de principe contenues dans le ‘Cours de linguistique générale’ attribué à F. de Saussure (1949 : 37 [cité et souligné par Frei 1950 : 28]), “F. de Saussure” étant pour lui “l’image que nous ont donnée ceux qui ont pris la responsabilité de publier le Cours” (Buyssens 1949 : 38, n. 2 [cité par Frei 1950 : 26]). Et Frei de s’insurger contre la “faute de goût” de son collègue belge, qui manquerait de “formation philologique indispensable” pour constater que, du moins concernant les points qu’ils discutaient, Bally et Sechehaye avaient rendu fidèlement les principes de Saussure (voir Frei 1950 : 28). Et Buyssens de protester contre le “dogmatisme” de Frei dans une “réplique” de 1952, en assurant qu’il n’avait jamais voulu contester l’authenticité du texte publié par Bally et Sechehaye (voit Buyssens 1952 : 50). Et cetera. C’est le type de discussion qui a fini par éveiller chez les chercheurs (Frei le premier) le désir d’aller voir les manuscrits pour pouvoir ainsi juger (en ce qui concerne Frei, de manière positive) du travail des éditeurs. C’est aussi le chemin qui a mené à l’étape philologique des études saussuriennes, au sommet de laquelle on peut placer l’ouvrage publié en 1957 – mais “en préparation” au moins dès 1950 (voir Frei 1950 : 10, n. 10) – par Robert Godel. Le but premier de cette étape ayant été de reconstruire et d’analyser le travail de Bally et Sechehaye lors de l’élaboration du CLG, elle a eu pour (nécessaire?) contrepartie une remise en question plus ou moins radicale, selon les cas, du statut même de cette publication, qui a mérité tour à tour les qualifications de “forgerie”, “falsification”, “apocryphe” ou, plus généralement, d’“inauthentique”. Mais inauthentique vis-à-vis de quoi? D’une pensée, d’une théorie, d’un texte qui seraient susceptibles d’être considérés, eux, comme “authentiques”? D’une instance, disons en tout cas, pour avancer avec prudence, qui le serait à un degré supérieur à celui inhérent au CLG. La prudence s’avére ici strictement nécessaire, car les conséquences diffèrent selon qu’on considère que l’inauthenticité de cet objet réside dans la théorie, dans le texte, ou dans la pensée qu’on y présente. Différents auteurs ont défendu ces arguments de différentes manières, en alléguant des preuves et en recourant à des critères chaque fois distincts, que nous tenterons, ci-après, de parcourir sommairement.

3.

Une position forte, vigoureusement argumentée et lourde de conséquences concernant la notion d’auctorialité du CLG a été assumée par Cristina Vallini dans un article publié en 1979. Vallini ne mâche pas ses mots : d’après elle, les auteurs du CLG seraient, “à plein titre”, Charles Bally et Albert Sechehaye :

[…] ils sont en effet – comme chacun sait – les véritables exécuteurs matériels du Texte qui a été par eux complètement élaboré et réécrit à partir des cahiers de notes. Le CLG a donc pour “Auteurs” Bally et Sechehaye : auteurs à plein titre, non seulement en tant qu’élaborateurs concrets du matériel des cours saussuriens, mais surtout en tant qu’[ayant été] mobilisés, dans cette opération, par une intention communicative précise...

1979 : 68

Si ce sont les éditeurs qui ont conçu et rédigé (= exécuté matériellement) cet ouvrage, c’est donc déjà “leur texte” (ibid. 1979 : 68 et passim) et non celui de Saussure, le nom de ce dernier n’étant, au mieux, qu’un “sous-titre”[1]. Mais ce n’est pas sur ce point spécifique que Vallini met l’accent. Son argument se centre plutôt sur l’idée de “texte comme projet” (1979 : 71-72), dont la définition comporte deux éléments principaux : a) la notion d’“intention” ou “volonté communicative”; b) la notion de “situation de communication”. Sous la base de la considération de ces deux éléments, Vallini voit la “nécessité” de dégager deux “projets”, deux “auteurs” et deux “types de texte” radicalement différents :

[…] le statut de textes-source et celui du CLG sont extrêmement différents : il suffira de réfléchir à la différence des situations de communications dans lesquelles ont été réalisés les premiers – pour la plupart des cours universitaires – et à celle dans laquelle a été réalisé le second, ce qui comporte automatiquement l’assomption de deux types de réalisation du discours (oral pour les textes-source, écrit pour le CLG). Très diverse est aussi l’intention communicative […]. Nous avons le témoignage de la pleine conscience de Saussure vis-à-vis de la nécessité de doser et conformer convenablement un discours adressé à des étudiants et qui devait être “matière d’examen”. Nous sommes par ailleurs au courant de la nature absolument distincte des préoccupations des éditeurs du CLG, soucieux de garantir dans tous les sens le succès de leur texte scientifique auprès du publique des spécialistes. Ces dernières considérations nous amènent à confirmer la nécessité de reconnaître deux auteurs différents pour les deux types de texte : Saussure est l’auteur des “textes-source”, Bally et Sechehaye sont les auteurs du CLG.

1979 : 73

On pourrait plus ou moins facilement objecter, ou du moins interroger, en adoptant une perspective strictement théorique, la pertinence des critères ici évoqués par Vallini, l’application de ces catégories demeurant compromise depuis les polémiques autour de la notion d’“intention”, célèbres au moins depuis le débat autour de la production de Grice (1957, 1967, 1968, 1969; cf. Searle 1969), et de celles autour de la notion de “contexte” situationnel, célèbres depuis Derrida et son débat avec Searle (voir Derrida 1972, 1977; Searle 1977, 1989). Plus enrichissant pour le but de cet article nous semble d’accepter telles quelles ces prémisses, de les pousser jusqu’au fond, et de voir où elles nous amènent; cela nous permettra de clarifier les fondements de la problématique qui nous intéresse, et de repérer ensuite plus commodément les diverses positions vis-à-vis de cette question.

Qu’est-ce qui nous empêcherait, en fin de compte, en invoquant les catégories à l’oeuvre dans l’analyse de Vallini, de prétendre que chaque étudiant serait l’auteur des “textes” qu’ils consignent dans leurs cahiers? Après tout, leurs “projets textuels”, lorsqu’ils prennent leurs notes, diffèrent du projet textuel de Saussure lorsqu’il enseigne : pendant que le maître produit un texte oral (type de réalisation discursive) dans un contexte universitaire dont le but est l’exposition pédagogiquement convenable (intention communicative) de contenus qui doivent pouvoir être matière d’évaluation (situation communicative), les étudiants, eux, produisent un texte écrit dont le but est d’acquérir (recevoir, enregistrer, élaborer) des contenus susceptibles d’être retravaillés, par la suite, en vue de la préparation de leurs examens. Si l’on prenait à la lettre les définitions empruntées par Vallini, il serait même permis de concevoir que chaque étudiant aurait élaboré un projet textuel différent, les motivations, les croyances, les connaissances et les buts ultimes de chacun étant forcément uniques et non répétables (voir Vallini 1979 : 72). C’est ce que Vallini sous-entend, justement, lorsqu’elle propose de prendre les notes des étudiants comme étant des “textes” à part entière, et non seulement comme des “sources” du CLG (1979 : 81) – une hypothèse qui mérite d’être considérée, certes, et l’on verra plus loin que Vallini n’a pas été la seule à l’avoir conçue. La question est de savoir si cette idée, que l’on pourrait accepter comme hypothèse de travail, est utile pour comprendre le mécanisme de production du CLG (c’est ce que Vallini analyse) et/ou pour répondre à notre question, qui est celle de savoir qui est l’auteur du CLG.

L’adoption de cette idée nous conduirait à considérer comme possible une myriade de textes produits par une certaine quantité d’auteurs ayant été investis dans des projets (situations et intentions de communication) différents. À tout le moins : a) Saussure, auteur des notes préparatoires pour ses cours universitaires; b) Saussure, auteur d’une quantité x de projets d’articles avortés (chaque projet avorté supposant un “auteur” différent, le contexte et les intentions de communications étant inégaux); c) Saussure, auteur de différents brouillons et notes personnelles (chaque projet supposant, ici encore, un “auteur” différent); d) Saussure, auteur d’une certaine quantité de textes oraux produits en contextes universitaires et visant la transmission d’un certain nombre de contenus[2]; e) les étudiants de Saussure, auteurs chacun d’un certain nombre de textes produits en contexte universitaire et visant la mise en place des conditions favorables à la préparation des examens; f) Charles Bally, auteur d’un certain nombre de résumés d’une partie des contenus produits dans a), b), c) et e), et visant la publication du CLG; g) Albert Sechehaye, auteur d’un certain nombre de résumés d’une partie des contenus produits dans a), b), c) et e), et visant la publication du CLG; h) Albert Sechehaye, auteur d’une “collation” (et d’un texte issu) d’une partie des contenus produits dans e), produit en vue de la publication du CLG; i) Bally, auteur d’un certain nombre de notes de lecture portant sur une partie des contenus produits dans a), b), c), e), f), g) et h), et visant la publication du CLG; j) Sechehaye, auteur d’un certain nombre de notes de lecture portant sur une partie des contenus produits dans a), b), c), e), f), g), h) et i), et visant la publication du CLG; k) et cetera; l) Bally & Sechehaye, auteurs du CLG.

Nous avons donc le moyen d’identifier (on pourrait le faire de manière moins rudimentaire que ci-dessus) les coordonnées pragmatiques inhérentes à un certain nombre d’“auteurs”, de “textes” et de “projets” différents, ayant tous un rapport quelconque avec le CLG. Mais que gagnerait-on par là? L’analyse (la désagrégation) d’un projet textuel en une trentaine, une centaine ou un millier de projets textuels relevant chacun d’intentions et de situations communicatives différentes ne suffit pas en elle-même à nous expliquer comment il se fait qu’on soit passé du temps 1, où il n’y avait pas de CLG dans ce monde, au temps 2, où le CLG était paru. Rien n’est produit, que l’on sache, par création spontanée, et certainement pas les “textes” (c’est l’enseignement de la génétique textuelle), ce qui fait que plutôt que les intentions et les situations communicatives, ou, si l’on veut, en plus de cela, il faut considérer ce qu’on pourrait nommer les “opérations de transformation” exécutées à chaque étape par chaque agent inscrit dans la chaîne de production du CLG. C’est là l’essentiel à retenir, à savoir le fait qu’il s’agit bel et bien d’une sorte de chaîne, la concordance thématique s’avérant en cela fondamentale[3].

En effet, avant même de pouvoir expliquer comment (par quelle opératoire, exécutées par qui, quand, en fonction de quoi) on est passé de l’inexistence à l’existence du CLG, on ne peut que remarquer, lorsqu’on examine les “textes” listés ci-dessus – qu’on les considère effectivement comme des “textes” ou comme de simples notes, brouillons ou ce que l’on voudra – une certaine correspondance thématique qu’il importe de considérer, étudier et, dans la mesure du possible, ordonner. C’est ce que Vallini fait plus loin dans son article, justement, lorsqu’elle essaie de reconstituer la chaîne de production du “texte” du CLG. Or, à plus forte raison, en constatant qu’il s’agit bel et bien d’une série de transformations successivement opérées les unes après les autres (les unes sur les autres) par des agents différents, suffit-il de prendre le dernier à avoir mis la main sur la chose pour dire qu’il est l’“auteur” de ce qui a fini par être le résultat? Ne perdrait-on pas par là quelque chose d’essentiel? Que gagne-t-on et que perd-on, en fin de compte, en assumant cela? On gagne en commodité, cela va sans dire. Mais on perd tout le reste, y compris l’évidence que sans Saussure au commencement de la série, il n’y aurait pas eu le texte (ce texte) qu’on retrouve à la fin comme “résultat”[4]. Que faire donc? Assumer qu’il s’agit bien d’une démarche compliquée, exécutée sur la base d’un ensemble de documents particuliers, issus de “projets” textuels différents, par un agent x ayant pris à sa charge une reconstruction? Cela nous conduirait à réécrire mot à mot, ou presque, la préface du CLG, toute cette discussion ayant été inutile. Peut-on faire mieux? Cela me semble douteux. L’analyse des documents avant-textuels du CLG suggère que la description faite par les éditeurs dans leur préface est essentiellement juste (prudente), sans que cela aide à trancher “définitivement” sur le problème que l’on traite depuis le début de ces lignes. Ce n’est là qu’une position, certes, trop commode peut-être face aux difficultés inhérentes à la question, et qui demeure finalement assez peu répandue.

Plus nombreux sont les auteurs qui ont adopté, au cours du XX siècle, des positions comparables à celle de Vallini, en ayant recours à des critères tout aussi comparables, bien que, peut-être, moins clairement argumentés. Depuis Buyssens dans les années 1940 et 1950, Jakobson, Calvet ou Vallini dans les années 1970, Bouquet ou Rastier dans les années 1990 et 2000, l’inconfort face à la question que l’on se pose s’est renouvelé périodiquement au rythme de la mode et des exhumations des manuscrits. Il n’est pas surprenant qu’on assiste de nos jours, après les découvertes s’étant produites à partir de 1996, à une résurrection retrempée de cet inconfort, bien plus souvent objet de plaintes et de pamphlets que d’analyses posées, indispensables pourtant. Pour n’évoquer ici qu’un exemple récent de ces dernières, on peut rappeler la position de Claudia Mejía, qui soutenait dans un article de 2006 que ce n’est pas Saussure, mais bel et bien Bally et Sechehaye qui méritent le titre d’ “auteurs” du CLG ( Mejía 2006a : 9 et 10). Les raisons évoquées à l’appui de cette hypothèse ne s’écartent guère, en réalité, des arguments avancés par Vallini en 1979. Mais Mejía met tout de même l’accent sur un aspect différent :

La logique qui a guidé dans le livre de 1916 l’ordre des phrases, celui des paragraphes, celui des chapitres, a été le choix de Bally et Sechehaye. Si pour parler il s’agit principalement de combiner des mots à l’intérieur des phrases, pour écrire un texte, il s’agit de combiner des phrases à l’intérieur des paragraphes, lesquels se suivent temporellement et logiquement. Cette combinaison est le choix de l’auteur du texte. C’est pourquoi on peut affirmer que les auteurs du CLG sont Charles Bally et Albert Sechehaye, et non pas Ferdinand de Saussure.

2006a : 13 [souligné dans l’original]

Ce n’est donc pas le fait que l’on puisse imaginer deux instances auctoriales différentes, répondant à des intentions et à des situations communicatives différentes, mais plutôt le fait, plus concret si l’on veut, que Bally et Sechehaye ont agencé, arrangé, ordonné les contenus des notes qu’ils consultaient. C’est certainement le cas (voir Sofia 2015) : avec les contenus de ces notes, Bally et Sechehaye construisent un texte différent et dans une certaine mesure inédit. Mais différent de quoi? Tout d’abord, des notes des étudiants de Saussure, qui furent les “sources” à partir desquelles travaillèrent Bally et Sechehaye. Mais ces notes étaient déjà différentes, raisonne Mejía (2006a : 17), de “l’original donné par le maître et à jamaisperdu”, que Mejía nomme également “objet disparu” (2006a : 10), “discours disparu” (2006a : 11), “modèle absent” (2006a : 13), “modèle disparu” (2006a : 16), “réalité disparue” (2006a : 13), etc., à savoir le discours effectivement prononcé par Saussure lors des trois séries de cours universitaires faits entre 1907 et 1911. La “différence” du CLG serait ainsi à élever à la deuxième puissance : ce texte est différent d’un texte x (l’ensemble des “sources” utilisées par les éditeurs) qui est à son tour différent d’un texte y (“l’original donné par le maître et à jamaisperdu”). C’est là une évidence que personne n’oserait contester. Mais il faut bien noter que cette différence élevée à la deuxième puissance n’est pas le seul facteur à considérer; il y a aussi le fait que chaque version a été produite sur la base de versions antérieures, produites par des agents différents à des moments différents, dans des circonstances tout aussi différentes. Le CLGdiffère de, certes, mais s’appuie aussi sur les notes des étudiants, lesquelles diffèrent de et s’appuient sur “l’original donné par le maître et à jamais perdu”. Ce qui nous reconduit à la notion de “chaîne” que j’évoquais plus haut vis-à-vis d’un argument de Vallini comme étant essentiel au procès qu’on examine. Après tout, le CLG est différent non seulement de ses sources, mais aussi de la Bible et du Finnegans Wake. Il est donc fondamental de constater qu’il y a non seulement des différences entre les différents “textes” que nous considérons, mais aussi une certaine continuité; pas de création ex nihilo, donc, mais plutôt transformation des contenus successivement produits (élaborés) par écrit ou à l’oral par différents agents, les uns après les autres, dans différentes étapes d’une chaîne tout à fait susceptible d’être reconstituée. Traduisant à cette logique le propos tenu par Mejía, le “discours” prononcé par Saussure à l’université serait alors l’ “original” ayant donné naissance à la série de transformations opérées d’abord par les étudiants, ensuite par Bally et par Sechehaye lors de différentes campagnes de lecture, synthèse, refonte, relecture et rédaction, et dont le résultat final fut le CLG. On peut voir une confirmation de cela dans le fait que, dans la droite ligne des conclusions issues des arguments de Vallini, Mejía considère que chaque agent qui est intervenu à un moment ou à un autre serait l’“auteur” du texte résultant des opérations effectuées sur les “sources” qui furent les siennes. Constantin serait ainsi l’“auteur” des notes qu’il prend aux cours de Saussure (Mejía 2006a : 18-19), et chaque étudiant serait alors l’auteur de ses propres notes; Bally et Sechehaye seraient les “auteurs” du texte élaboré à partir des notes des étudiants et des différents brouillons et manuscrits de Saussure (ainsi que, devine-t-on, des textes intermédiaires produits lors de cette élaboration), etc.

Les objections que nous aurions à opposer à cette idée sont donc les mêmes que nous avons évoquées plus haut vis-à-vis des arguments de Vallini : le fait de considérer que les différents agents qui sont intervenus à un moment ou à un autre de la chaîne génétique seraient les “auteurs” des “textes” par eux produits ne résout guère notre problème, qui n’a peut-être pas de solution. C’est la raison pour laquelle on tourne en rond en répétant, avec des mots déguisés, les arguments avancés par les éditeurs dans leur préface. Que ce soit en mettant l’accent sur le volet “élaboration” successive des contenus par les différents agents qui sont intervenus à différents moments de la chaîne génétique, comme Mejía, ou sur le volet correspondant aux “coordonnées pragmatiques” chaque fois uniques et donc nécessairement différentes, comme Vallini, on arrive au constat que le CLG répond à une série de transformations consécutives opérées à tour de rôle par des agents distincts, sur des contenus toujours renouvelés, le tout remontant à une origine que tout le monde s’accorde pour considérer comme “perdue”. Que l’on mette maintenant l’accent sur ce moment inaugural, et on aboutira à des positions proches de celles de Khyeng ou de Rastier, qui définissent le statut philologique des “textes” saussuriens par rapport à la distance qui les sépare de la Genèse : corpus “autographe”, “de seconde main” (= notes des étudiants) et “de troisième main” (= CLG) pour Rastier (2013); “écrits authentiques”, “pseudo authentiques” (= notes des étudiants) et “quasi authentiques” (= CLG) pour Khyeng (2007).

Il semblerait ainsi qu’il n’y ait pas d’échappatoire; qu’on partage les critères des uns, des autres ou de tous, la façon de répondre à notre question restera toujours malaisée ou toujours commode, selon la manière dont on envisage la chose, sans jamais rendre suffisamment compte de la complexité du processus. C’est dire à quel point les différentes manières d’y répondre auront trait non pas à des raisons univoques, chaque auteur ayant les siennes, mais plutôt à des décisions à rapprocher du “projet textuel” – disons, pour reprendre Vallini – de celui qui la formule. Chaque chercheur suivra ainsi ses propres déductions, en tenant compte de différents enjeux, pour affirmer que x (Saussure, les étudiants ou les éditeurs) est ou n’est pas l’auteur de t (les notes des étudiants ou le CLG).

4.

Ayant conclu que l’importance de l’attribution d’un texte – en l’occurrence le CLG – à l’un ou l’autre “auteur” relève non de raisons que l’on pourrait considérer comme intrinsèques à ce texte, mais plutôt des intérêts des lecteurs, des critères que l’on choisit de considérer comme essentiels et de ce que nous avons nommé les “enjeux” sous-tendant chaque position, on peut se demander pourquoi, en fin de compte, la réponse à cette question est pertinente, et en quelle mesure elle est digne d’être considérée. Pourquoi ne pas se contenter en effet d’une position analogue à celle qu’adopte Kripke dans le fragment qui nous sert d’épigraphe, et assumer que peu importe qui a écrit le CLG, du moment où quelqu’un l’a écrit, et qu’on peut donc en juger du résultat?

Supposons que nous donnions pour acquises les conclusions (après tout équivalentes) tirées par les auteurs considérés plus haut, de sorte qu’on puisse affirmer sans hésiter que les auteurs du CLG sont Bally et Sechehaye, et non Saussure. Quelles seraient les conséquences? Comme nous venons de le dire, la réponse dépendrait des aspects que l’on voudrait considérer comme pertinents. Dit autrement : l’importance de savoir qui a écrit le CLG n’est pas immanente à la question, mais dépend des critères (biographiques, historiques, théoriques, etc.) que l’on voudra privilégier. Pour peu qu’on réfléchisse, on aboutira à l’idée que la question n’est pas toujours importante. Si l’on affirme, par exemple, que

  1. La théorie x, telle que Saussure la formule dans le CLG, est fausse,

la question de savoir que Saussure n’a pas été, de fait, l’auteur du CLG, aura une importance biographique et à un certain degré historique, mais pas de pertinence théorique. Si la théorie x s’avérait être effectivement fausse, elle ne le serait pas moins du fait que l’auteur en ait été un personnage autre que Saussure. Dépourvue de pertinence théorique, cette information serait en revanche pertinente d’un point de vue biographique, et aussi d’un point de vue historique. Le fait que Saussure ait formulé ou non, à tel moment de sa carrière, telle ou telle théorie, est pertinent pour juger et/ou pour reconstruire les étapes de sa biographie intellectuelle. Que Saussure ait fait l’hypothèse de l’existence de la “nasalis sonans” à un moment antérieur à la découverte “officielle” faite par Brugmann en 1876 montrerait par exemple que Saussure s’intéressait à la linguistique depuis sa jeunesse, qu’il possédait déjà à cette époque une connaissance assurée des langues anciennes, qu’il avait une tendance à réfléchir critiquement sur ce qu’on soumettait à son attention, etc. Mais cela ne dit rien de la validité de l’hypothèse en soi. De la même manière, si l’on voulait juger le CLG d’un point vue strictement théorique, le fait que son auteur ait été Saussure ou Bally et Sechehaye n’aurait pas beaucoup d’importance.

Mais convenons que les jugements de ce type, strictement théoriques, ne sont pas d’usage et/ou n’ont pas beaucoup d’intérêt en sciences humaines, et qu’il paraît plus intéressant d’analyser des exemples de ce type (que l’on retrouve aussi, probablement, avec plus de fréquence) :

  1. L’auteur A estime que la théorie x, telle que Saussure l’énonce dans le CLG, est fausse

  2. L’auteur A estime que la théorie x, telle que Saussure l’énonce dans le CLG, est en réalité un emprunt fait à B, et a été ensuite mis à mal par les arguments de C, du fait que tout le monde (ou du moins les linguistes R, L, M, N, O et P) s’accorde de nos jours pour dire qu’elle est fausse

  3. L’auteur A estime que la théorie x, telle que Saussure l’énonce dans le CLG, a été fondamentale pour le développement ultérieur de la théorie y par C, D et E, bien que F ait plus récemment considéré qu’elle est fausse. Suite à cette controverse, G a tiré des conclusions qui l’ont amené à formuler la théorie z, laquelle a été d’utilité pour comprendre les phénomènes q et r. Cette théorie n’explique guère, pourtant, les cas t, u et v, de sorte que H a proposé…

Nous avons là, dans cette espèce de caricature de la scène scientifique, des considérations théoriques entremêlées, les unes s’inscrivant dans la suite des autres, formulées par différents auteurs, se réclamant peut-être de différents cadres théoriques, à des moments précis de l’histoire disciplinaire. Tous ces auteurs, suivant notre hypothèse dans ce paragraphe, se trompent, car ce n’est pas Saussure mais bel et bien Bally et Sechehaye qui seraient les véritables auteurs du CLG. Les conséquences de cette même circonstance varieront cependant, selon les cas, en fonction des intérêts et des critères propres à chacun.

L’auteur A de l’exemple (b), s’il avait des intérêts biographiques et/ou historiques, aurait avantage à tenir compte de cette information, qui l’amènerait peut-être à rectifier ses hypothèses à propos des raisons qui auraient conduit Saussure à énoncer “la théorie x telle qu’on la trouve formulée dans le CLG”. Si Saussure n’est pas l’auteur de ce texte, alors il sera en effet parfaitement vain de chercher des explications au fait du comment et du pourquoi Saussure en serait venu à formuler cette théorie dans ce texte. Mais notons que si l’auteur A de l’exemple (b) était un théoricien et/ou un praticien pur et intransigeant, l’information deviendrait déjà moins intéressante à ses yeux. Ce théoricien-praticien serait peut-être tenté d’adopter une position semblable à celle de Kripke dans notre épigraphe; il pourrait se dire : “peu importe qui a été l’auteur de cette théorie : elle est fausse, car réfutée par les postulats x, y et z”, ou “peu importe qui a formulé cette théorie : elle est démentie dans la pratique par les cas x, y et z”.

L’auteur A de l’exemple (c) se trouve dans une situation déjà plus complexe. Il pourrait partager, s’il était un théoricien-praticien pur et intransigeant, les arguments de son collègue de l’exemple (b), mais cette position acquiert chez lui une profondeur historico-comparative du fait qu’il considère la manière dont la théorie x a circulé et a été traitée par les différents linguistes, y compris par Saussure, à différents moments de l’histoire de la linguistique. L’auteur A de l’exemple (c) aurait alors à rectifier ses idées à propos de comment et pourquoi Saussure aurait emprunté la théorie x à B, car il se trouve que Saussure n’a pas formulé, de fait, cette théorie x; il serait peut-être également porté à s’interroger comment il se fait que la théorie x ait été formulée par les auteurs du CLG. Dit autrement, il serait porté à corriger ses hypothèses sur ce qui a précédé (et conduit à) la formulation effective de la théorie x dans le CLG. En revanche, quelle que soit l’ampleur de la rectification qu’il se verra forcé d’introduire dans ses hypothèses sur ce qui a précédé et contribué à engendrer le CLG, ses idées sur ce que cette formulation a produit dans l’histoire de la discipline ne seraient pas nécessairement à modifier. Le fait que l’auteur C de son exemple a formulé des arguments contre “la théorie x telle qu’elle s’énonce dans le CLG” n’est pas touché par l’évidence que ce n’est pas Saussure mais Bally et Sechehaye qui ont énoncé cette théorie. Les arguments restent là, tout comme la théorie x, qui demeure elle aussi inamovible dans le CLG, quel qu’en soit l’auteur.

L’auteur A de l’exemple (d), enfin, aurait encore moins de choses à rectifier. Ses propos se rapportant exclusivement à ce que “la théorie x telle qu’elle est énoncée dans le CLG a produit dans l’histoire de la discipline, l’évidence que ce n’est pas Saussure mais quelqu’un d’autre qui a été l’auteur de cette théorie aura une incidence mineure sur sa position. Le fait demeure que les auteurs C, D, E, F, G et H de son exemple (l’exemple [d]) ont réagi à cette “théorie x telle qu’elle se trouve énoncée dans le CLG” et on produit avec (en sa faveur, contre ou en tenant compte de l’un ou l’autre aspect) des arguments plus ou moins intéressants, qui ont été ensuite repris par d’autres auteurs ayant développé des arguments en rapport avec ces théories, lesquels ont à leur tour été repris par d’autres auteurs, etc.

Ces exemples, même schématiques, montrent que la question de savoir qui a été l’auteur du CLG est non seulement superflue d’un point de vue “strictement théorique”, que l’on pourrait finalement contester comme non pertinent en lui-même (voir plus bas). Mais même d’un point de vue historique, l’intérêt de cette question est limité. Plus on avance dans la complexité des exemples, en faisant intervenir la communauté des chercheurs ayant contribué au développement de la discipline (plus on s’approche, en d’autres termes, du fonctionnement ordinaire du discours scientifique), plus on est conduit à nuancer l’importance de la question, qui conserve néanmoins sa pertinence et son intérêt pour des analyses de type biographique et génétique, donc, ou historique, dans la mesure où l’histoire disciplinaire a eu une incidence sur la formation, le développement et la pratique scientifique de Saussure et/ou des “véritables” auteurs du CLG. Au-delà de ces limites, l’intérêt de cette question semble se dissoudre dans des enjeux juridiques (par exemple, la date d’entrée du texte dans le domaine public, calculée à partir du décès de l’ “auteur”, variera en fonction de la décision que l’on prendra à cet égard), juridico-financiers (à qui reviendront les droits d’“auteur”? quelle famille les héritera?), etc. Ces enjeux, toujours pertinents d’un point de vue historico-biographique, ont de moins en moins à voir, cependant, avec le travail quotidien et concret des linguistes.

En concluant de la sorte, nous ne découvrons donc rien, en fin de compte. Si la plupart des linguistes ayant engagé des recherches concrètes et/ou des développements théoriques au cours des cent dernières années ont pu prendre position vis-à-vis du CLG (voir Calvet 1975 : 15-16; Gadet 1987 : 5; Arrivé 2007 : 11-12; voir également Arrivé dans ce volume) sans avoir à répondre de manière précise à la question de son auctorialité, c’est que cette question n’était pas, au point de vue qui était le leur, entièrement pertinente. Ces linguistes auraient pu assumer, concernant le CLG, un propos semblable à celui de Kripke dans notre épigraphe. Des auteurs tels que J.-C. Milner (1994), M. Arrivé (2007 : 12-13) ou Cl. Normand (2000 : 13), pour n’évoquer que des exemples récents, ont adopté explicitement cette position.

En contrepartie, la question de savoir qui a été l’auteur “véritable” du CLG a le plus souvent surgi dans des recherches mobilisées par des intérêts historiques, dans les limites que nous avons posées, et/ou biographiques. Le CLG serait apocryphe et de ce fait moins utile et moins intéressant que les manuscrits (même ceux inachevés, que Saussure décida de ne pas publier) car, “pour caractériser un auteur, mieux vaut un autographe lacunaire qu’un apocryphe complet” (Rastier 2009 : 8). Rien ne vaudra alors de constater que cet apocryphe a pu révolutionner une science, ou résoudre tel ou tel problème théorique, ou expliquer telle ou telle question jusqu’alors irrésolue, ou déterminer la position de tel ou tel auteur : ce sera toujours un apocryphe, c’est-à-dire un texte produit par quelqu’und’autre que l’auteur que l’on se propose de “caractériser”. Le critère qui dicte l’intérêt ou le manque d’intérêt d’un document demeure donc strictement biographique.

Cette répartition, cependant, n’est pas sans reste, et il y a, naturellement, des recoupements. La plupart des auteurs revendiquant aujourd’hui le fait que le CLG n’a pas été écrit par Saussure sont mobilisés aussi, en effet, par des critères théoriques. C’est le cas évident de François Rastier ou de Simon Bouquet, ou encore de Daniele Gambarara, mais leur position pourrait être cautionnée, je le soupçonne, par d’autres chercheurs. Le fait que Saussure n’ait pas été l’auteur du CLG nourrit chez ces chercheurs non seulement des intérêts historico-biographiques, mais des positions théoriques fortes vis-à-vis de la linguistique contemporaine et de son avenir : si Saussure a fondé la linguistique moderne, qui serait aujourd’hui “en crise”, via la publication du CLG, le fait de nier que Saussure en ait été l’auteur équivaut à affirmer qu’il n’est pas responsable de cette crise. Dire que Saussure n’a pas été l’auteur du CLG signifie donc non seulement qu’il ne l’a pas rédigé (élaboré matériellement), ou que ce livre relève de “projets textuels” (situations et intentions communicatives) différentes de celles qui ont été les siennes, mais plutôt, et plus radicalement, que les arguments qu’on y présente diffèrent essentiellement, d’un point de vue théorique, des positions que l’on pourrait considérer comme véritablement saussuriennes : “le texte de Bally et Sechehaye reflète[rait] [ainsi] une théorie de la science qui n’est pas celle de Saussure” (Bouquet 1997 : IV; voir aussi Rastier 2009 : 5) et la linguistique, qui a pu dépasser le CLG, n’aurait pas encore dépassé le Saussure des manuscrits (Rastier 2009 : 22). C’est là l’enjeu majeur de cette position, dont l’intérêt relève de ce que Foucault appelait la “fonction classificatoire” du nom d’auteur. Si l’ “auteur” du CLG est pensé en termes fonctionnels comme x, où “x = toute instance susceptible d’assumer les postulats p, q et r”, l’ “auteur” des écrits et inédits saussuriens sera alors conçu comme y, où “y = toute instance susceptible d’assumer les postulats x, y et z, radicalement différents de p, q et r”. D’un point de vue fonctionnel, donc, il y aurait (au moins) deux auteurs : a) l’auteur du CLG, et b) l’auteur des écrits et inédits saussuriens. Ensuite, si le texte qui a fondé la linguistique moderne, aujourd’hui en difficulté, n’a pas été écrit par Saussure, on pourra faire recours à Saussure pour s’en sortir. Telle est, mot à mot, l’hypothèse défendue entre autres par Daniele Gambarara :

Dans la conjoncture difficile où se trouve la théorie du langage aujourd’hui, il faut lire Saussure parce qu’il est encore nouveau et toujours pertinent, et qu’il peut nous donner des indications pour sortir de la crise. Je dis lire, et non relire, parce que le texte qu’on a déjà lu, le Cours de linguistique générale, publié par Bally et Sechehaye, est à l’origine de cette crise.

2006 : 29

L’argument sous-tendant cette position ne se borne donc pas à la considération d’éléments historico-biographiques, mais relève aussi d’une analyse appuyée sur des critères théoriques. Je tiens à souligner l’adverbe “aussi”, car il ne s’agit pas ici de critères exclusivement théoriques. Après tout, Saussure aurait pu très bien écrire aussi le CLG, et les tenants de cette position n’auraient point à modifier leurs arguments : rien ne changerait au fait que les postulats p, q et r, tels qu’on les trouve dans le CLG, différent radicalement des postulats x, y et z, tels qu’on les trouve dans les manuscrits inédits. Ces auteurs auraient pu continuer à affirmer qu’il faut revenir aux manuscrits (où l’on trouve les postulats x, y et z) pour sortir de la crise issue du CLG, tout comme Lacan prônait un retour ciblé à certains textes de Freud au détriment d’autres (notamment de ceux de la seconde topique) dans sa réorientation de la théorie psychanalytique, ou comme Benveniste célébrait le Saussure du Mémoire au détriment du Saussure généraliste. Si ce n’étaient que les enjeux théoriques contenus dans les textes qui comptaient, il n’y aurait donc pas d’intérêt majeur à définir qui en a été l’auteur. La préoccupation excessive pour cette question relève donc d’autres intérêts, surtout biographiques, mais aussi historiques (dans une certaine mesure), lesquels se trouvent pourtant toujours entremêlées, en sciences humaines, aux critères théoriques que l’on voudrait vainement rencontrer à l’état pur. C’est là donc un critère différent, relevant de la sociologie des sciences, et en particulier des sciences humaines, où “les programmes les plus intéressants sont liés à des individus – à des hommes : et c’est là peut-être la seule justification de leur nom” (Milner 1997 : 15). Le fait de pouvoir se réclamer du programme de Saussure n’est certainement pas sans valeur. Mais cela parle autant (sinon plus) des enjeux de l’auteur qui s’en réclame que du programme de Saussure en lui-même. Il n’y a pas d’intérêts “en soi”, ni théoriques ni autres. Dans les revendications des auteurs qui proposent que Saussure n’est pas l’auteur du CLG il faut chercher, en d’autres termes, des éléments relatifs aux ambitions de ceux qui les formulent. Le fait que l’on cherche dans l’exégèse de textes authentiques la salvation de tous les maux produits par la vulgate n’est pas non plus à mésestimer : cela devrait nous donner à réfléchir sur la manière dont on conçoit la linguistique.