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Quel est l’objet à la fois intégral et concret de la linguistique? La question est particulièrement difficile; nous verrons plus tard pourquoi; bornons-nous ici à faire saisir cette difficulté.

- Saussure (1916 [1972 : 23])

1. L’expérience du tiraillement

Ferdinand de Saussure a vécu (comme nous tous?) le drame du linguiste tiraillé : tiraillement entre un objet devant fonder une science mais demeurant une réalité insaisissable, tiraillement entre l’aspiration à la linguistique générale achronique et l’ancrage dans la grammaire historico-comparative, tiraillement entre le découpage de formes langagières et l’élaboration d’entités théoriques. Tiraillement(s) complexe(s) dont l’après-coup du Cours, de parution posthume, est peut-être le témoignage le plus éloquent.

Saussure a été aux prises avec l’objet[1] de la linguistique – “amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles”, dit le Cours (23)[2] – et ce combat s’est livré à travers, et au moyen de, l’emploi de métaphores[3]. Le recours à celles-ci a été interprété de diverses façons par les exégètes saussuriens : comme outil méthodologique, comme étape propre de théorisation, comme stimulus cognitif. Notre propos ici se veut en premier lieu un exercice de topographie “phénoménologique”, à partir d’un cas concret, celui de l’image (ou métaphore) du jeu d’échecs. Signalons d’emblée que pour Saussure, il s’agissait avant tout d’une comparaison : donc ni image ni métaphore au sens strict des termes. En même temps, le terme de comparaison rehausse le statut du recours au parallèle : s’appuyant sur une analogie structurelle, la comparaison acquiert un poids argumentatif que ne possèdent ni l’image ni la métaphore. Du coup, la comparaison invite à l’évaluation de sa pertinence…

2. Au ras du texte

Le Cours (de 1916) étant ce qu’il est – une remarquable reconstruction de la part des éditeurs –, il convient de le prendre dans sa matérialité et dans sa linéarité, fixées à date posthume. Dans une lecture séquentielle du Cours, la comparaison avec le jeu d’échecs survient à trois endroits; nous respecterons cette suite propre au Cours[4].

2.1. Premier “pointage”

La comparaison avec le jeu d’échecs apparaît pour la première fois dans l’Introduction du Cours, notamment dans le chapitre V “Éléments internes et éléments externes de la langue”. Saussure, ayant défini la langue (et sa place dans l’ensemble des faits humains, en tant que dotés de signification), vient d’établir la distinction entre une linguistique de la langue et une linguistique de la parole (chapitre IV de l’Introduction). Le but du chapitre V est d’introduire, et de justifier, une autre distinction, méthodologique et empirique[5] : celle entre la linguistique interne et la linguistique externe. Distinction qui, sans aucun doute, fait écho à celle que Ferdinand Brunot avait introduite, dès 1901, entre histoire interne et histoire externe de la langue (voir Brunot 1901). Il est significatif que Saussure mentionne comme “éléments externes” des faits relevant de l’insertion (politique, institutionnelle, culturelle, …) de la langue, alors qu’il considère comme “interne” ce qui constitue le point de vue proprement linguistique : la langue appréhendée comme système ayant “son ordre propre”. Et c’est là que la comparaison avec le jeu d’échecs sert d’exemple illustratif. Voyons d’abord le passage du Cours :

Pour la linguistique interne, il en va tout autrement : elle n’admet pas une disposition quelconque; la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre. Une comparaison avec le jeu d’échecs le fera mieux sentir. Là, il est relativement facile de distinguer ce qui est externe de ce qui est interne : le fait qu’il a passé de Perse en Europe est d’ordre externe; interne, au contraire, tout ce qui concerne le système et les règles. Si je remplace des pièces de bois par des pièces d’ivoire, le changement est indifférent pour le système : mais si je diminue ou augmente le nombre des pièces, ce changement-là atteint profondément la “grammaire” du jeu. Il n’en est pas moins vrai qu’une certaine attention est nécessaire pour faire des distinctions de ce genre. Ainsi dans chaque cas on posera la question de la nature du phénomène, et pour la résoudre on observera cette règle : est interne tout ce qui change le système à un degré quelconque.

Saussure 1916 [1972 : 43]

Ce passage mérite d’être examiné à la lumière de la documentation manuscrite (voir Appendice A) réunie par Rudolf Engler (CLG/E), pour au moins deux raisons : (a) l’attention qu’il faut porter à la façon dont Saussure aurait, dans son enseignement oral, présenté et commenté la “comparaison”; (b) l’affirmation curieuse, en fin de passage, qui impliquerait qu’un fait [diachronique] faisant changer le système (et “ce qui change le système” est, par définition, un fait inter-systémique) relèverait du système, et donc de la linguistique synchronique, ce qui serait en contradiction avec la définition de la dichotomie “synchronie/diachronie”. Quant à ce dernier point, la documentation manuscrite est là pour “innocenter” Saussure d’une telle incohérence : dans les notes de Riedlinger, de Caille et de Bouchardy on n’a aucune trace d’une telle affirmation. Seules les notes de Léopold Gautier ont un passage qui s’en rapproche, mais qui en même temps comporte une nuance très importante : il n’est pas question de changement, mais de possibilité de changement (par rapport à un système, synchronique, de valeurs)[6].

Est interne seulement ce qui regarde le système. Que les pièces soient d’ivoire ou de bois, c’est indifférent au système, donc extérieur. Si un peuple donne une rangée de cases de plus à l’échiquier, c’est interne. Ce qui du reste ne se distingue pas du premier coup. Interne est ce qui est susceptible de changer les valeurs (à un degré quelconque). Dans tout système, il n’y a rien d’autre que des valeurs (langue comme jeu d’échecs).

CLG/E : 64-65, fragment G. 1.13a. [Les italiques ici sont nôtres]

Cette question d’une supposée incohérence étant réglée, nous pouvons passer à la présentation et au commentaire de la comparaison chez Saussure, d’après les notes manuscrites. Quels sont les faits importants à relever ici? Il me semble qu’il y en a cinq : (1) on constate d’abord que, presque à l’unanimité, les étudiants ont noté le terme clef de “comparaison” (seul Gautier a “exemple”, terme qui possède plus de poids argumentatif); (2) la comparaison a été présentée par Saussure comme “claire”, c’est-à-dire comme possédant, de manière performative, une valeur démonstrative claire); (3) en commentant cette comparaison, Saussure situe dans le plan “externe” ce qui relève de l’histoire (les “vicissitudes”, voir CLG/E : 64 fragment G 1.13a) et de la matérialité du jeu (la matière dont sont faites les pièces), et (4) dans le plan “interne”, ce qui définit (numériquement) la constitution (au départ) du jeu[7]. Enfin, on doit relever le fait que (5) Saussure, tout en affirmant que la comparaison est “claire”, reconnaît que la distinction entre ce qui est “interne” et ce qui est “externe” n’est pas “toujours si facile” (voir CLG/E : 64 fragment B 30).

Voilà, en condensé, le premier emploi fait par Saussure de la comparaison avec le jeu d’échecs. Un emploi qui sert à illustrer la validité méthodologique de la distinction entre la linguistique interne et la linguistique externe. Distinction apparemment absolue, d’après le texte du Cours :

Notre définition de la langue suppose que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu’on désigne par le terme de “linguistique externe”

Saussure 1916 [1972 : 40]

Nous pensons que l’étude des phénomènes linguistiques externes est très fructueuse; mais il est faux de dire que sans eux on ne puisse connaître l’organisme linguistique interne

Saussure 1916 [1972 : 42]

D’une façon générale, il n’est jamais indispensable de connaître les circonstances au milieu desquelles une langue s’est développée […] En tout cas, la séparation des deux points de vue s’impose, et plus on l’observera rigoureusement mieux cela vaudra

Saussure 1916 [1972 : 42]

La meilleure preuve en est que chacun d’eux crée une méthode distincte

Saussure 1916 [1972 : 43]

Il est question ici d’ “écarter”, de “séparation” (qu’il importe d’observer “rigoureusement”) et de “méthode distincte”, mais il nous semble qu’il faut, au moins, se poser quelques questions critiques : (a) d’abord, l’emploi du terme de “organisme” est malheureux, car tout organisme se définit (aussi) par sa matérialité (déclarée “externe” dans la comparaison du jeu d’échecs); (b) ensuite, on peut se demander, si l’affirmation d’une séparation absolue ne relève pas d’un transfert (et d’une extrapolation) de la dichotomie “synchronie/diachronie”, et, au cas où ce transfert n’est pas un mouvement circulaire, ne devrait-il pas être appuyé par une argumentation propre?

Mais il y a plus grave, à notre avis. La comparaison avec le jeu d’échecs rend problématique l’application de la distinction (entre l’interne et l’externe) au système sémiologique qu’est une langue, vu que (1) il n’est pas possible, dans le cas d’une langue, de dissocier emploi et restructuration, et (2) qu’il faudra reconnaître que ‘langue’ et ‘grammaire’ ne sont pas équivalentes, alors qu’on est en droit de considérer – comme le fait d’ailleurs Saussure – la grammaire du jeu d’échecs comme la langue même du jeu. On observera aussi que la linguistique externe fait (nécessairement) intervenir le facteur du temps, pourtant considéré comme la caractéristique typique du système sémiologique qu’est une langue : tout état de langue (c’est-à-dire un état ‘systémique’) est le produit de la force sociale se combinant avec l’action du temps, et le temps est ainsi constitutif du système même (et porteur de ses changements)[8].

En conclusion, ce premier recours à la comparaison avec le jeu d’échecs est particulièrement problématique, tant du point de vue de la cohérence conceptuelle et terminologique de la pensée saussurienne que du point de vue de son “efficacité réelle”.

2.2. Second “pointage”

Saussure fait un second usage du simile du jeu d’échecs dans le chapitre III “La linguistique statique et la linguistique évolutive” de la Première partie (“Principes généraux”) du Cours. Le paragraphe en question s’intitule, significativement, “La différence des deux ordres illustrée par des comparaisons”. Saussure illustre d’abord l’autonomie et l’interdépendance du synchronique et du diachronique par la comparaison avec la projection d’un corps sur un plan; ensuite, il utilise l’image de la coupe transversale de la tige d’un végétal. En troisième lieu – et il s’agit là du parallèle le plus élaboré[9] –, il recourt à la comparaison avec le jeu d’échecs :

Mais de toutes les comparaisons qu’on pourrait imaginer, la plus démonstrative est celle qu’on établirait entre le jeu de la langue et une partie d’échecs. De part et d’autre, on est en présence d’un système de valeurs et on assiste à leurs modifications.

Saussure 1916 [1972 : 125][10]

L’examen comparatif des notes manuscrites[11] confirme d’abord l’emploi des termes comparaison, comparer, et comparable :

  • comparaison : D 244; D 245; III C 350

  • comparer : III C 349

  • comparable : III C 349; D 244; S 2.31

Les notes manuscrites sont également concordantes sur le contenu de l’enseignement de Saussure relatif à :

  1. la mise en parallèle entre (le jeu de) la langue et la partie d’échecs : présence analogue de valeurs conventionnelles, associées à des “positions”[12] réciproques (voir CLG/E : 195 : D 244 et III C 349);

  2. la comparaison, rendue plus précise, entre le système de la langue et (la structure du) jeu d’échecs : (i) valeur (intra-)systémique de chaque pièce; (ii) rôle conjoint de l’équilibre général et de l’équilibre momentané; (iii) le fonctionnement sous la dépendance du temps (voir CLG/E : 195 : D 244; S 2.31; J. 177; et III C 349);

  3. la mise en parallèle du changement linguistique et d’un coup d’échecs : (i) particularité des deux faits; (ii) caractère transitionnel des deux; (iii) imprévisibilité de l’impact (plus ou moins grand) sur l’ensemble (voir CLG/E : 196 : D 244; S 2.31; J 177; et III C 349);

  4. la reconnaissance d’une distinction analogue – dans la langue et dans le jeu d’échecs – entre états d’équilibre et faits de déplacement, aboutissant à l’affirmation de l’irréductibilité des faits au système (voir CLG/E : 197 : D 245; S 2.31; J 178; et III C 350).

Voyons la chose de plus près. D’abord un état du jeu correspond bien à un état de la langue. La valeur respective des pièces dépend de leur position sur l’échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes. En second lieu, le système n’est jamais que momentané; il varie d’une position à l’autre. Il est vrai que les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste après chaque coup. Cette règle admise une fois pour toutes existe en matière de langue; ce sont les principes constants de la sémiologie. Enfin, pour passer d’un équilibre à l’autre, ou – selon notre terminologie – d’une synchronie à l’autre, le déplacement d’une pièce suffit; il n’y a pas de remue-ménage général. Nous avons là le pendant du fait diachronique avec toutes ses particularités. […] Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a pour caractère singulier d’être affranchie de ses antécédents; il est totalement indifférent qu’on y soit arrivé par une voie ou par une autre; celui qui a suivi toute la partie n’a pas le plus léger avantage sur le curieux qui vient inspecter l’état du jeu au moment critique; pour décrire cette position, il est parfaitement inutile de rappeler ce qui vient de se passer dix secondes auparavant. Tout ceci s’applique également à la langue et consacre la distinction radicale du diachronique et du synchronique. La parole n’opère jamais que sur un état de langue, et les changements qui interviennent entre les états n’y ont eux-mêmes aucune place”

Saussure 1916 [1972 : 125-127]

De plus, les notes d’étudiants (D 245; S 2.31; J 179; III C 350) sont concordantes sur un aspect boiteux de la comparaison : l’absence d’intentionnalité de la langue (qui “fait des coups”), contrastant avec l’intention du joueur d’échecs. Le texte du Cours convertit, habilement, ce manque de parallélisme total en un argument a fortiori :

D’ailleurs cette unique différence rend la comparaison encore plus instructive, en montrant l’absolue nécessité de distinguer en linguistique les deux ordres de phénomènes. Car, si des faits diachroniques sont irréductibles au système synchronique qu’ils conditionnent, lorsque la volonté préside à un changement de ce genre, à plus forte raison le seront-ils lorsqu’ils mettent une force aveugle aux prises avec l’organisation d’un système de signes.

Saussure 1916 [1972 : 127]

Comment faut-il apprécier ce second emploi de la comparaison avec le jeu d’échecs? Ici, Saussure utilise la comparaison dans un but précis : celui d’illustrer la pertinence de la distinction entre le synchronique et le diachronique. Le parallélisme est justifié à plusieurs égards, mais on notera que la comparaison balance entre le jeu d’échecs (en tant que type) et une partie d’échecs : il y a un “système” dans la langue et dans le jeu d’échecs, il y a des changements qui se font dans la langue et dans une partie d’échecs. Mais, à part le fait que ce passage se trouve à un endroit dans le Cours où il n’a pas encore été question de la valeur linguistique alors que cette notion est cruciale pour sa compréhension, il convient de noter que la comparaison présente une lacune : là où Saussure fait intervenir le joueur d’échecs (qui exécute des coups), il aurait dû faire intervenir, du côté de la langue, le locuteur et son “intentionnalité”. Cela aurait nécessité une extension de la réflexion menée ici : vu que Saussure attribue à la langue le pouvoir de “faire des coups”, il faut se poser la question du conditionnement (ou de la motivation) de ces coups : effet de contrainte intrasystémique, poussée interne (voir le concept de drift chez Sapir 1921), ou action d’une “main invisible” (voir Keller 1990)?

2.3. Troisième “pointage”

Le troisième et dernier emploi (dans le Cours) de la comparaison avec le jeu d’échecs survient dans le chapitre III (“Identités, réalités, valeurs”) de la Deuxième partie, consacrée à la “Linguistique synchronique”. Ici, l’emploi de la comparaison a une incidence très spécifique : elle sert à illustrer la notion de “valeur”. Le texte du Cours part d’un renvoi à la mention de valeur(s) dans le premier paragraphe du chapitre III (“La linguistique statique et la linguistique évolutive”) de la Première partie, où il était question de la place particulière de la linguistique (parmi les sciences qui opèrent sur des valeurs). Dans ce paragraphe du Cours, il est montré que pour le linguiste, au vu du caractère complexe des valeurs auquel il est confronté, il est essentiel d’observer la distinction entre l’axe des simultanéités et l’axe des successivités.

C’est au linguiste que cette distinction s’impose le plus impérieusement; car la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l’état momentané de ses termes. Tant que par un de ses côtés une valeur a sa racine dans les choses et leurs rapports naturels (comme c’est le cas dans la science économique – par exemple un fonds de terre vaut en proportion de ce qu’il rapporte), on peut jusqu’à un certain point suivre cette valeur dans le temps, tout en se souvenant qu’à chaque moment elle dépend d’un système de valeurs contemporaines. […] Ajoutons que plus un système de valeurs est complexe et rigoureusement organisé, plus il est nécessaire, à cause de sa complexité même, de l’étudier successivement selon les deux axes. Or aucun système ne porte ce caractère à l’égal de la langue : nulle part on ne constate une pareille précision des valeurs en jeu, un si grand nombre et une telle diversité de termes, dans une dépendance réciproque aussi stricte. La multiplicité des signes, déjà invoquée pour expliquer la continuité de la langue, nous interdit absolument d’étudier simultanément les rapports dans le temps et les rapports dans le système.

Saussure 1916 [1972 : 116]

C’est à la notion de valeur, telle qu’elle se concrétise en linguistique, que le Cours revient dans la Deuxième partie. Il s’agit alors de définir la valeur comme constitutive des unités avec lesquelles le linguiste opère (ou, mieux, devrait opérer); ces unités ne peuvent être définies par leur substance matérielle – celle-ci ne permettrait pas d’opérer une segmentation d’après l’identité des unités – mais il est fondamental qu’on les définisse par leur fonction, ou plus précisément par leur rôle respectif et différentiel dans un système fonctionnel. Le recours à la comparaison avec le jeu d’échecs prend appui ici sur la valeur (en tant que “force” ou “capacité”) d’une pièce dans un ensemble. Voici le texte du Cours :

Enfin, toutes les notions touchées dans ce paragraphe ne diffèrent pas essentiellement de ce que nous avons appelé ailleurs des valeurs. Une nouvelle comparaison avec le jeu d’échecs nous le fera comprendre […]. Prenons un cavalier : est-il à lui seul un élément du jeu? Assurément non, puisque dans sa matérialité pure, hors de sa case et des autres conditions du jeu, il ne représente rien pour le joueur et ne devient élément réel et concret qu’une fois revêtu de sa valeur et faisant corps avec elle. Supposons qu’au Cours d’une partie cette pièce vienne à être détruite ou égarée : peut-on la remplacer par une autre équivalente? Certainement : non seulement un autre cavalier, mais même une figure dépourvue de toute ressemblance avec celle-ci sera déclarée identique, pourvu qu’on lui attribue la même valeur. On voit donc que dans les systèmes sémiologiques, comme la langue, où les éléments se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles déterminées, la notion d’identité se confond avec celle de valeur et réciproquement.

Saussure 1916 [1972 : 153-154]

Si l’on confronte cette version du Cours avec le texte des notes d’étudiants (voir Appendice B), on constate que le Cours fournit un condensé homogénéisé d’un exposé oral plus “interactionnel”, qui, apparemment, fut proféré de manière que les étudiants aient pu l’enregistrer presque mot à mot, tant le témoignage des notes est concordant. Le texte du Cours a l’avantage d’expliciter le statut d’un “élément réel et concret” : ce statut n’existe qu’à la condition qu’il y ait une valeur, celle-ci définissant une identité (par égalité de valeur ou par différence de valeur par rapport à d’autres identités). D’où l’ajout, dans le texte du Cours de “à lui seul” : “est-il [= le cavalier du jeu d’échecs] à lui seul un élément [= réel et concret] du jeu? Les notes, par contre, mettent dans la bouche de Saussure une équation multiple :

Pour simplifier, M. de Saussure ne fait pas de différence fondamentale entre <ces cinq choses> : une valeur, une identité, une unité, une réalité (au sens linguistique : réalité linguistique) et un élément concret linguistique.

CLG/E : 248 : II R 50 et voir le témoignage de II C 39

Pas de distinction entre ces cinq termes : valeuridentitéunitéréalitéélément concret (tout cela : linguistique).

CLG/E : 248 : G 1.13a

Nous en sommes revenus à un point que nous avons déjà cherché et j’ajouterai que je ne fais pas de différence fondamentale entre : une valeur, une identité, une unité, une réalité (sens linguistique), un élément concret linguistique.

CLG/E : 248 : B 31. [Pour le contexte plus large, voir Appendice B]

Le contenu global de ce passage du Cours et de son support (les notes d’étudiants) est le même : dans la langue les unités sont définies par leur valeur, et c’est à cause de leur valeur qu’on leur reconnaît une identité, réelle et concrète, qui se distingue d’autres identités (qui peuvent avoir une valeur égale ou différente). La comparaison se fait avec une pièce du jeu d’échecs (le cavalier), qui n’est un élément du jeu que par sa valeur dans le système (celui-ci stipulant quelles sont les unités qui relèvent du système)[13].

3. Du triple usage d’une comparaison

Dans le Cours, la comparaison avec le jeu d’échecs est invoquée à trois reprises. Les exégètes et commentateurs du Cours se sont intéressés soit à relever des parallèles dans l’usage de la comparaison (par exemple chez Wittgenstein)[14], soit à discuter la fonctionnalité générale[15] de la comparaison, soit à scruter la (non-)pertinence de la comparaison. À ce propos, l’emploi de la comparaison pour illustrer la distinction entre le synchronique et le diachronique a été judicieusement critiqué par Willems (1971), qui fait observer que dans le jeu d’échecs, présupposant “une fin”, les coups ne représentent pas “une suite d’états, une suite d’équilibres indépendants les uns des autres, mais une progression de potentialités vers l’état final” (Willems 1971 : 98), rejoignant par-là la critique que le Cercle de Prague a faite de la dichotomie en y opposant l’idée (téléologique) d’une synchronie dynamique (ou d’une diachronie à articulation systémique). Cette critique doit être rattachée à un autre aspect de la comparaison avec le jeu d’échecs : celui du fonctionnement d’après des “règles”. Selon le Cours[16], en linguistique “comme dans le jeu d’échecs, il y a des règles qui survivent à tous les événements. Mais ce sont là des principes généraux existants [*à corriger : existant] indépendamment des faits concrets” (Saussure 1916 [1972 : 135]); à un autre endroit, la visée du Cours est plus contraignante : “Il est vrai que les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste après chaque coup. Cette règle admise une fois pour toutes existe aussi en matière de langue; ce sont les principes constants de la sémiologie” (Saussure 1916 [1972 : 126]). Comme l’a fait remarquer Holdcroft (1991 : 79-80), ce point de vue, si l’on interprète de façon “uniformitarianiste”, ne saurait être maintenu : on ne peut soutenir l’idée que les règles qui gouvernent le jeu d’échecs seraient valables pour n’importe quel type de jeu. Toutefois, comme il s’agit de deux passages pour lesquels les notes d’étudiants n’offrent guère d’appui, la critique concernant l’aspect du fonctionnement des règles ne saurait viser que la formulation posthume dans le texte édité par Bally et Sechehaye.

La question de la pertinence de la comparaison se pose aussi par rapport à la théorisation concernant la “valeur”. Afin de ne pas entrer dans une digression qui nous mènerait trop loin, nous n’envisagerons pas la question de la mise en rapport entre la valeur d’une pièce de jeu et la valeur économique (voir la valeur d’échange sur la bourse)[17]. Ce qui retiendra notre attention ici, c’est la question du rapport entre valeur et unité. À cet égard, il me semble que les commentateurs n’ont pas (suffisamment) critiqué l’usage de la comparaison avec le jeu d’échecs à ce plan précis : dans le jeu d’échecs, il y a deux inventaires symétriques de pièces de même valeur, ce qui n’est pas le cas dans la langue. De plus, l’espace fonctionnel et les modalités fonctionnelles des deux jeux respectifs – le jeu d’échecs et la langue – sont très différents : (a) dans le jeu d’échecs, l’espace est fixe et non extensible, ce qui n’est pas le cas de la langue (qui peut intégrer de nouvelles unités), et (b) dans le jeu d’échecs, le fonctionnement est globalement réglé par deux principes : (i) élimination d’unités de l’autre camp, (ii) restriction, jusqu’à l’absolu, des possibilités de mouvement (et d’“agression”) des unités de l’autre camp. La langue répond à un autre dispositif et à d’autres principes de fonctionnement.

On pourrait systématiser le catalogue des points boiteux de la comparaison entre la langue et le jeu d’échecs :

  1. il y a, au départ, une différence de constitution “matérielle”;

  2. il y a ensuite une différence de constitution “historique” (le facteur Temps est essentiel pour comprendre le système sémiologique qu’est la langue chez Saussure; voir supra § 2.1. et Swiggers 2013);

  3. il y a, en plus, une différence de constitution structurelle, que Saussure a d’ailleurs reconnue : “Dans la comparaison du jeu d’échecs, il y a ceci de juste que la fonction (valeur) est conventionnelle, mais pour ce qui est de la structure, cette comparaison n’offre pas de base, attendu que chaque pièce est indémontable, ne contient pas comme l’unité du mot des parties diverses, avec fonctions diverses” (CLG/E : 39 = N 3319.3);

  4. le terrain “exécutif” du jeu d’échecs est symétrique et borné, ce qui n’est pas le cas pour la langue;

  5. dans le jeu d’échecs, “grammaire” et “langue” coïncident, alors que dans la langue (système de signes linguistiques), la grammaire n’est qu’une composante de la langue;

  6. dans une langue, il y a des règles, des exceptions (déviations), des alternances, des incertitudes (vacillations); le jeu d’échecs est régi par des règles et leur application (ce qui laisse la place à des latitudes dans les manoeuvres, mais non à des dérogations, ni à des incertitudes);

  7. la langue est définie par le sanctionnement social, ce qui n’est pas le cas pour le jeu d’échecs.

Il me semble que toutes ces “failles” s’expliquent par le fait que Saussure n’a pas voulu complexifier (ou mener à bout) la comparaison; en fait, il aurait fallu alors faire intervenir les “joueurs” (joueurs du jeu d’échecs/locuteurs), les “stratégies” (manoeuvres “ludiques”/actions linguistiques et communicatives), les “contextes” concrets d’usage (partie d’échecs/mise en “parole”[18] de la langue). Mais il me semble davantage important d’insister sur le fait intéressant que dans le Cours il y a un emplacement topique et séquentiel de la comparaison, dont la triple occurrence est à chaque fois fonctionnelle par rapport à un pan de l’édifice théorique. Et le triple usage de la comparaison est ainsi à lire dans le sens d’une imbrication théorique à charge intensionnelle ascendante. Ainsi :

  1. la première occurrence de la comparaison avec le jeu d’échecs doit appuyer un geste de démarcation entre ce qui relève de l’étude proprement linguistique de la langue et ce qui doit en être écarté;

  2. la seconde occurrence de la comparaison illustre la dichotomisation majeure à l’intérieur de l’étude proprement linguistique de la langue : celle entre le point de vue en synchronie et le point de vue en diachronie;

  3. la troisième occurrence de la comparaison sert à illustrer la nature systémique – c’est-à-dire le statut (intra-théorique) axiomatique[19] – des unités auxquelles le linguiste a affaire quand il mène une étude fonctionnelle de la langue.

Dans une telle lecture – qu’on l’appelle sémiologique, argumentative ou encore rhétorique –, il me semble moins important de parler de la (non-)pertinence de la comparaison avec le jeu d’échecs; ce qu’il faut reconnaître et examiner d’abord, c’est la fonctionnalité spécifique et l’emplacement topique de la comparaison dans l’élaboration discursive d’une théorie : théorie du langage et théorie de la linguistique.