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Introduction

Grâce à Bibliothèque et Archives Canada, qui détient le fonds Gérald Leblanc, nous avons pu mettre la main sur deux versions d’un poème inédit de cet écrivain. Ce poème traite d’un problème crucial pour tout minoritaire francophone canadien, la question identitaire. Le titre même retient l’attention par sa sobriété, sa richesse sémantique et sa pluralité potentielle : « Identité(s) ». En raison de son contenu, une présentation du poète par lui-même, de la date qu’il porte, le 18 octobre 1999, et du fait que Gérald Leblanc a quelquefois agi comme présentateur des poètes acadiens au Festival international de poésie de Trois-Rivières, nous formulons l’hypothèse que ce poème a pu être lu en 1999 lors de cet événement. Cependant nous n’avons pu confirmer cette hypothèse.

Quelle importance cette question identitaire revêt-elle chez un artiste acadien? Comment mène-t-il son auto-questionnement? Comment y répond-il? De quelle(s) identité(s) se réclame-t-il? Quelle est l’histoire de ce poème? Connaît-il plusieurs états du texte? Quel est le rôle dévolu à l’écriture poétique? Voici quelques questions que l’on peut se poser à l’occasion de l’édition de ce texte.

Le texte et son édition

Les deux réalisations distinctes de ce poème revêtent la forme d’ordinascrits. [1] Dans les deux cas, le texte du poème est précédé de la même épigraphe; il est aussi suivi du nom de l’auteur et de la même date, 18 octobre 1999; la police de caractères et la disposition des quatre-vingt-trois vers dans les trois pages sont les mêmes. Cependant, des corrections manuscrites apportées à l’un d’entre eux et intégrées au texte de l’autre permettent de confirmer que ce dernier état du texte est postérieur au premier. Parce qu’il exprime la dernière volonté de l’auteur, c’est celui qui a été retenu comme texte de base. Les deux états du texte sont désignés au moyen des symboles I et II.

Les différences observées entre eux justifient une édition critique du poème qui rend compte des différentes phases de sa réalisation. Le collationnement a permis d’établir les variantes qui sont présentées à la suite du texte poétique, et dont la plupart proviennent du premier état : on peut ainsi se rendre compte de l’amélioration que le poète a apportée à sa création initiale. Toutefois, deux ratures effectuées par ce dernier sur les deux états du texte retiennent l’attention (I, v. 27-29; II, v. 31-35) : on assiste à un moment postérieur à chaque rédaction du poème; en corri-geant son oeuvre, l’auteur se livre à une réécriture de son texte. Or, les vers exclus dans le premier cas figurent intégralement dans le second état (cette correction n’est donc plus valide et est devenue périmée), et réciproquement. À examiner le tout de près, on peut remarquer que quatre temps scandent l’écriture du poème : I, IR (réécriture), II, IIR (réécriture). Si l’hypothèse mentionnée plus haut était confirmée, on pourrait penser que l’auteur a apporté ces corrections à la suite d’un geste d’autocensure, prenant une double précaution. D’une part, le poète aurait pris soin, dans la lecture publique hypothétique, de ne pas heurter ses auditeurs québécois. C’est cette version du texte qui aurait fait l’objet d’une diffusion orale restreinte. D’autre part, Leblanc élimine un court com-mentaire (5 vers) sur une appellation utilisée par ses détracteurs canadiens anglais, « Frenchie » (v. 30). Guidés par le principe de l’intégralité du texte, nous avons pensé qu’il était préférable de rétablir tous les vers du second état et de ne pas considérer cette dernière correction comme définitive et irrévocable.

Dans la présentation matérielle du poème, il a fallu procéder à quelques corrections du texte : d’abord, celles qui ne sont pas indiquées, dont les deux premières qui ont été effectuées d’après l’original cité, « fuck it » (v. 12, suppression d’un trait d’union), « Jesus-Christ » (v. 13, addition d’un trait d’union), « hors Québec » (v. 24, suppression d’un trait d’union), « ouroboros » (v. 65, suppression d’une lettre et substitution d’une autre), « Inés » (v. 38, accentuation); ensuite, celles qui comportent des additions de lettres placées entre crochets, « conti[n]ent » (v. 19) et « Theloni[o]us » (v. 73). Nous avons suivi la plupart des normes de présentation établies dans le Protocole de rédaction[2] de la Bibliothèque du Nouveau Monde, prestigieuse collection qui édite des chefs-d’oeuvre de la littérature québécoise.

Quelle(s) identité(s)?

Le poème « Identité(s) » est bien ancré dans l’actualité nationale. Il est l’expression d’une prise de position personnelle de la part de l’auteur sur une série d’événements politiques qui eurent lieu au cours du dernier tiers du XXe siècle, et qui furent déterminants quant à la manière dont les minoritaires francophones durent se repositionner dans la francophonie canadienne et se forger de nouvelles définitions identitaires.

Au début des années 60 apparurent des changements dans les relations entre le gouvernement du Québec et les minorités essaimées dans les autres provinces. On assista alors à un repli du Québec sur lui-même : on formula de nouveaux projets de société; on abandonna l’étiquette canadienne-française lui préférant celle de québécoise; désormais, il fallait parler de « nation québécoise ». Ce recentrement du Québec aboutit à l’exclusion des minorités qui lui étaient historiquement et traditionnellement attachées. En 1967-1969 eurent lieu les États généraux du Québec qui concrétisèrent ces transformations profondes. Deux incidents mentionnés dans le poème de Leblanc eurent des répercussions importantes. Une déclaration de René Lévesque mit le feu aux poudres : il compara les minoritaires à des « dead ducks ».[3] Un romancier québécois, Yves Beauchemin, abonda dans le même sens, quand il déclara, lors des auditions de la Commission Bélanger-Campeau, en 1991, que ces derniers étaient des « cadavres encore chauds ». [4] Ces formules déchaînèrent les passions et sont restées proverbiales.

Les membres des minorités ressentirent très profondément ces affronts répétés, et réagirent vivement. Ils vécurent ce rejet « comme une rupture catastrophique », pour reprendre l’expression de François Paré qui explique ainsi la situation de ces populations : « L’émergence d’un Québec québécois et non plus ‘canadien-français’ vers 1968 a jeté les collectivités francophones vivant à l’extérieur des frontières québécoises dans le désarroi, ce qui a provoqué la panique et produit chez elles le profond sentiment d’avoir été injustement trahies, désinvesties, débaptisées, excommuniées. »[5] Les minorités se regroupèrent, unirent leurs forces, et se donnèrent un outil, la Fédération des francophones hors Québec, la FFHQ, créée en 1975, qui devint, en 1991, la Fédération des communautés francophones et acadienne, la FCFA.

Pour sa part, Leblanc, après avoir fait l’observation suivante, qui est extrêmement chargée sémantiquement, « Je suis d’une culture boloxée » (v. 46) [entendre : remuée, secouée, mélangée], choisit de se construire une nouvelle identité, de manière très éclectique : « Je prends ce qui me plaît » (v. 48), reconnaît-il. C’est ainsi qu’à partir de fragments recueillis à travers tout le continent, il élabore une identité composite, qu’il fait sienne. Celle-ci est délibérément nord-américaine : d’une part, de nombreuses références à des écrivains et à des artistes des trois pays, le Canada, les États-Unis et le Mexique, attestent cette fusion; d’autre part, les éléments transculturels retenus sont élevés au rang de symboles identitaires. Cette nouvelle identité est dynamique, elle franchit les barrières linguistiques : non seulement l’auteur accueille des éléments étrangers, mais il s’exprime aussi poétiquement dans des langues autres.

Poésie et identité(s)

La poésie est un outil privilégié dans la quête et l’affirmation d’une identité. Elle permet à l’auteur de travailler et de jouer avec les mots dans la résolution du problème de la sienne propre, de revenir sur son texte et d’exprimer ses sentiments. Elle est un moyen de connaissance et d’expression personnelle. À la suite d’un auto-questionnement évoqué par le titre et manifeste dans les vers 20-22, le poète dresse un bilan.

Il exploite l’anaphore du pronom je suivi d’un verbe; la forme la plus fréquente est je suis (14 occurrences), employée de manière affirmative. On ne constate qu’un emploi de je ne suis pas (v. 2) et un autre de je ne suis plus (v. 68) : ce sont des formes uniques qui n’empêchent pas la chaîne de continuer à se développer. Le poète procède par une succession de brefs constats qui s’accumulent pour former la nouvelle identité.

Il reprend des préjugés, des clichés, des appellations méprisantes et insultantes formulées à l’encontre de lui-même, des siens et de sa langue (v. 30-35), qu’il incorpore à sa liste. Ces parcelles définitoires proviennent de la perception de l’autre; elles ressortissent au domaine des représentations extérieures. S’ajoutent à celles-ci des éléments régionaux et nationaux, ainsi que des emprunts à des cultures étrangères qui résultent de choix personnels.

Le poème se termine par une réponse de l’auteur à la question initiale : avec les résultats du bilan se trouve exposée la solution du problème. Celle-ci ne peut être que plurielle : « et la pensée peuplée d’identités » (v. 83).

Conclusion

La poésie est le domaine des mots, de la musique et du rêve; à la fin de son poème, Leblanc se tourne vers sa ville, Moncton, qu’il transfigure. Il chante son nom (v. 79-80) en oubliant la formation de ce dernier à partir du patronyme de l’auteur de la déportation des siens et en l’associant à un homonyme, un célèbre musicien noir américain.

Kaléidoscope identitaire, cette formule pourrait s’appliquer assez aisément à la nouvelle identité que se donne l’artiste acadien : par-delà les cultures et les langues, dans un éventail très large et avec une grande minutie, le poète se recompose une identité plurielle et continentale dont il décline les multiples facettes. Mais ce poème ne résume pas seulement les identités multiples du poète : il offre aussi une synthèse remarquable de son oeuvre et de son esthétique, marquées par l’éclectisme et le bricolage, dans un anticlassicisme tout à fait postmoderne. En ce sens, on peut le considérer comme une sorte de testament poétique.

Variantes

Le numéro du vers précède les variantes (écrites en italique) qui s’y rattachent : des mots repères (en romain droit), qui les situent dans le texte, les encadrent. Les sigles suivants précisent la nature des variantes et la couche textuelle dont elles sont issues[6] :

A

ajout

R

rature

S

surcharge

I

premier ordinascrit

II

second ordinascrit

Identité(s)

« Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel », Antonin Artaud.[7]

je m’appelle Gérald Leblanc

et je ne suis pas le seul

dans le bottin téléphonique de Moncton

il y en a vingt-cinq

sans compter les G. Leblanc

où se cachent sans doute quelques Gérald

ça fait beaucoup de monde avec le même nom

et je me demande ce que tous les autres font ce soir…

je suis Acadien

comme Raymond LeBlanc

« je jure en anglais tous mes goddams de bâtard

Et souvent les fuck it me remontent à la gorge

Avec des Jesus-Christ projetés contre le windshield

Saignant medium-rare »[8]

je suis chiac[9] itou[10]

je suis de Bouctouche[11] et de Moncton[12]

je suis gay

je suis bisexuel à l’occasion

je suis trilingue sur le conti[n]ent mais alors :

who am I when I speak English

Quién soy cuando hablo español[13]

qui suis-je encore

selon les autres qui me baptisent sans me demander

je suis un francophone hors Québec

un dead duck

un cadavre encore chaud[14]

comme l’expriment avec l’élégance

qui les caractérise

certains nationalistes in vivo[15] québécois

ailleurs je suis un Frenchie[16]

à l’accent qui va avec

à ce qui paraît

c’est-à-dire j’ai l’accent

qui semble inspirer le mépris

le malaise ou la suffisance

chez moi je suis ce que j’imagine

dans les passages qui m’ont marqué

de Sor Juana Inés de la Cruz[17]

à Walt Whitman qui écrivait :

« I am large, I contain multitudes »[18]

à Billie Holiday dans « Lover Man »[19]

la obra de Octavio Paz[20]

me atraviesa

entre el arco y la lira

de mi delirio de interpretación[21]

je suis de culture boloxée[22]

je prends ce qui me plaît

j’enquête sur ce qui me manque

sur www.acadiespatiale.com[23]

je suis Païens dans l’EP Phonde[24]

je huche[25] parmi les bombardes[26]

je suis une mémoire

dans l’aphasie de l’économie de marché

où la marque de commerce écrase à tout coup la nationalité

je suis un coyote qui rôde dans les débris de la ville

qui est une autre façon de dire

j’évolue en marge de l’histoire avec un grand H

pour ce qui en est du petit « h »

je l’aspire comme je l’ai appris à la maison

hachiner[27]

horler[28]

homard

haler

haschisch

je suis le serpent de l’ouroboros[29]

dans l’autofécondation de ma langue

je ne suis déjà plus celui que j’étais hier

même si je tourne en rond

s’imaginer dans le temps de l’intérieur

avec le vocabulaire personnel de l’émotion

je suis une mélopée d’intensité

dans l’expérience physique de la ville

je m’entends avec Theloni[o]us Monk[30]

sa façon de penser ses hésitations

sa respiration dans la matière sonore

le piano du philosophe

les syllabes sonores glissent et se posent

sur le clavier organique de ma ville

phonème de son nom de Monk

dans Moncton qui est ma vie

et mon vice et mes vicissitudes

et mon corps et mon coeur

et la pensée peuplée d’identités

Gérald Leblanc, 18 octobre 1999, Moncton

Variantes

3

I Moncton / [R pour compte vingt-cinq] / sans

7

I le [R même S mon] nom

23

I demander / [R je suis un S de] francophone

26

I chaud / [R comme l’exprime avec l’élégance / qui les caractérise / certains nationalistes québécois] autrement

29

I québécois / autrement je

II québécois / [R autrement S ailleurs] je

30

II Frenchie / [R j’ai SR à] [R l’accent qui va avec/ à ce qui paraît / c’est-à-dire j’ai l’accent / qui semble inspirer le mépris / le malaise ou la suffisance] / chez

35

I suffisance / [A quand j’écris] chez

II suffisance / [R ici S chez moi] je

73

I, II je [R me comprends S m’entends] avec