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1. Introduction

La notion de projet francophone est complexe car elle est fortement imprégnée d’idéologie.

Elle présuppose l’idée qu’un espace institutionnel existe et structure une démarche politique suffisamment forte pour que des États décident de travailler ensemble à la réalisation d’objectifs communs. Si depuis le Sommet de Madagascar, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) rassemble 84 pays membres ou observateurs, on peut néanmoins être amené à s’interroger sur la teneur du lien qui unit ces États et leur capacité à se retrouver autour d’entreprises susceptibles de générer du mieux-vivre pour l’ensemble des populations impliquées.

Le projet francophone peut reposer sur une typologie importante d’activités. L’élaboration de politiques commerciales ou fiscales qui renforcent les liens entre les partenaires d’une zone économique, l’appui au développement et à la solidarité grâce à des actions de coopération éducative, le lobbying mené dans les grandes enceintes internationales ne sont que quelques exemples des nombreuses modalités possibles d’un projet qui reposerait sur la pratique commune, jugée stratégique, de la langue française.

Les pays rassemblés à la tribune de l’Organisation internationale de la Francophonie sont eux-mêmes extrêmement variés. L’éparpillement géographique, la diversité culturelle ou même la situation économique de ces pays ne semblent pas a priori favoriser un partenariat stratégique global susceptible de répondre aux attentes nécessairement très diverses que peuvent formuler les différents acteurs engagés.

Nous considérons comme projet de la Francophonie, un agir collectif, qui impulsé par les rassemblements politiques de l’OIF, structure, à travers des opérateurs dédiés, des dynamiques d’action dans l’espace francophone. La mise en place d’un projet commun pose toutefois le problème de la légitimité du rassemblement de communautés culturelles très distinctes. Pourquoi et sur quelle base rassembler des États et des populations qui disposent par ailleurs de nombreuses options multilatérales pour s’insérer dans le panorama du dialogue international? Le partage de la langue française, à des degrés de maîtrise divers, peut-il représenter un dénominateur commun assez puissant pour justifier une envie politique de collaborer? C’est le concept de forme identitaire, tel que l’ont défini D. Demazière et C. Dubar qui peut ici nous engager à réfléchir aux frontières de l’identité francophone, telle qu’elle semble progressivement émerger dans le monde contemporain. Un projet francophone ne peut être élaboré « qu’au croisement d’une définition de soi tout à la fois satisfaisante pour le sujet lui-même et validée par les institutions qui l’encadrent et l’ancrent socialement en la catégorisant » (Demazière et Dubar, 1997, p, 304).

Pour définir la pertinence du projet francophone, il convient donc de réfléchir aux enjeux de la notion de frontière dans un paysage institutionnel complexe où le projet est sans cesse écartelé, d’une part entre État-Nation et communauté politique, et d’autre part entre citoyenneté et émergence d’une société civile.

Notre réflexion s’inscrit dans le champ de la politique linguistique, ou, suivant Calvet dans le champ de la sociolinguistique appliquée à la gestion des langues. Nous nous positionnons dès lors dans le cadre historique défini par ce chercheur qui a notamment montré que la notion de politique linguistique a été utilisée assez tardivement, à partir des années 1970, aux États-Unis et en Europe, après d’autres expressions comme celles de language planning (E. Haugen,1959) que Calvet traduit (1996, p. 6) par planification linguistique. La notion de glottopolitique, héritière des précédentes, nous intéresse enfin particulièrement dans la mesure où elle permet d’inclure dans le champ de la réflexion « tous les faits de langage où l’action de la société revêt la forme du politique » (Guespin, et Marcellesi, 1986, p. 5). M. Foucher a notamment montré comment les phénomènes linguistiques entraînent des glottopolitiques mouvantes (Foucher, 2011) qui témoignent des enjeux géopolitiques associés aux phénomènes linguistiques.

Dans un tel champ d’étude, le projet de la Francophonie que nous considérons comme fédérateur peut lui-même être analysé en considérant la complexité du parcours historique qui le structure. Dans les années 1960, la francophonie prit en effet le contre-pied d’une idée héritée des périodes coloniales, devenue négative, pour développer une ambition intellectuelle qui bénéficia du contexte politique favorable de la seconde partie du XXème siècle. Ainsi, la francophonie profita pleinement des nouveaux dialogues qui s’engagèrent dans le concert des nations pour structurer un discours ambitieux et volontariste. Elle étaya dans un second temps ce dialogue sur un dispositif politique et institutionnel qu’elle légitima progressivement par une action de coopération culturelle et technique. Enfin, elle s’employa à articuler cette action de développement autour d’enjeux massifs, comme les Droits de l’Homme ou la bonne gouvernance, qui dessinèrent les axes principaux d’un projet universel.

Aujourd’hui encore, deux perceptions idéologiques très distinctes cohabitent, consciemment ou non, dans le terme de francophonie. La première perception doit être jugée périmée, mais renvoie à la tentation d’un expansionnisme linguistique à vocation idéologique. La seconde perception est tout à la fois contemporaine et en devenir : elle témoigne d’une vocation universelle et synthétique de la francophonie, qui s’emploie à légitimer une collaboration politique internationale, capable d’associer des pays du Nord et des pays du Sud. Le terme, né à deux reprises et dans deux contextes historiques distincts, au cours des 130 dernières années, est ainsi écartelé entre deux espaces idéologiques de moins en moins conflictuels mais qui rendent le projet dont elle est porteur complexe à appréhender.

Le projet francophone se trouve au carrefour d’une double intention : il autorise la mise en oeuvre d’une problématique d’influence, notamment pour les pays du Nord, mais revendique dans le même temps le déploiement d’une politique de développement, dont les pays du Sud seraient les premiers bénéficiaires.

À travers ces premières remarques, on observe donc comment l’Histoire et la géopolitique rendent complexe l’émergence d’un projet francophone univoque. Les acteurs qui composent le panorama francophone relèvent en effet de problématiques de développement très distinctes et introduisent une multiplicité de voix qui rendent problématique l’émergence d’un projet synthétique. La dynamique francophone se caractérise par une tension entre une hétérogénéité nécessaire, et une unité qu’il convient de mettre en oeuvre. Le projet francophone est nécessairement nourri de cette complexité sous-jacente.

Pour tenter de mettre en lumière cette ambiguïté fondatrice du projet francophone, c’est dans le discours politique prononcé dans les enceintes institutionnelles que nous nous efforcerons d’analyser le rôle des frontières, dont les lignes mouvantes, autorisent ou non l’émergence d’un projet commun. Afin de lier discours et projet, et observer en quoi le dire engage le faire, il faut observer que les sommets de la Francophonie représentent un espace politique dans lequel des acteurs distincts s’emploient à définir un horizon d’attentes commun à travers l’emploi d’une même langue. Le français représente ici une force de liaison qui doit s’avérer capable de coordonner une action. Claude Morilhat, analysant à ce propos les théories langagières d’Habermas, illustre cette difficulté propre à l’agir communicationnel :

Dans l’agir communicationnel les participants recherchent la coordination de leurs plans d’action, mais cette fin s’avère subordonnée à l’entente, à l’accord (que ceux-ci se fondent sur les traditions acceptées ou avec l’effritement de ces dernières, résultent de la discussion) obtenus par la communication. À la différence de la rationalité instrumentale (stratégique) réglée par le seul succès, la rationalité communicationnelle se fonde sur des raisons, s’affirme dans la quête du consensus des participants de l’interaction s’accordant sur la validité de leurs actes de parole à laquelle ils prétendent.

Morilhat, 2008, p. 46-47

Cette vision de la langue montre que les actions langagières s’inscrivent dans des interactions stratégiques motivées par un processus de persuasion réciproque (J. Habermas, 1981). Les sommets de la Francophonie constituent, tout au moins dans leur intention, un cadre institutionnalisé dans lequel ces stratégies sont réinvesties et dans lequel la langue est perçue, a priori, comme un vecteur neutre d’information et de communication. C’est dans la pratique de cette langue, dont le caractère commun semble garantir la neutralité et la transparence, que le projet peut être réfléchi et formalisé. Le discours et le projet deviennent ainsi les deux facettes d’une dynamique assumée à travers laquelle une communauté d’États cherche à renforcer leur vivre ensemble.

En effet, la tribune offerte tous les deux ans par les sommets de la Francophonie permet à des acteurs de très haut rang, généralement Chefs d’État et de gouvernement, d’intervenir dans une enceinte médiatique où le discours est ambigu, susceptible de servir des intérêts contradictoires. Si la parole politique est parfois purement formelle et cherche à éviter tout positionnement contraignant, elle offre aussi l’opportunité d’illustrer des politiques nationales, présentées à la communauté rassemblée comme exemplaires. Le discours devient alors l’occasion pour un pays de privatiser la parole francophone au profit du seul État qui prononce le discours. À d’autres moments enfin, la parole politique s’emploie à créer du lien, à rassembler les pays dans une entreprise commune, effaçant les frontières politiques derrière une dynamique volontariste et solidaire, qui projette l’émergence d’un projet collectif.

Les sommets de la Francophonie offrent ainsi une tribune idéale pour observer comment s’affrontent ou s’articulent des idéologies linguistiques qui doivent parvenir à tracer des perspectives communes. L’étude du discours politique nous permet d’analyser une parole engagée, contraignante qui possède une valeur performative dans la mesure où le chef d’État ou de gouvernement engage à travers sa parole la collectivité humaine qu’il représente. Les sommets de la Francophonie constituent donc tous les deux ans, le cadre dans lequel se négocie le projet, dans lequel il se projette sur un territoire, dans lequel les différentes idéologies linguistiques s’emploient à fonctionner ensemble. Il n’existe pas, du moins à notre connaissance, d’autres contextes dans lequel la parole francophone puisse se réclamer d’une telle autorité, et tenter de dépasser le cadre partisan des idéologies particulières.

Pour engager cette réflexion autour de l’idéologie linguistique, nous nous positionnerons dans un champ de réflexion spécifique. En sociolinguistique, H. Boyer souligne que l’idéologie est :

un corps plus ou moins fermé de représentations, une construction socio-cognitive spécifique à teneur coercitive, susceptible de légitimer des discours performatifs et donc des actions dans la perspective de la conquête, de l’exercice, du maintien d’un pouvoir au sein de la communauté concernée ou face à une autre/d’autres communauté(s).

Boyer, 2003, p. 17

Cette représentation intellectuelle nous intéresse dans la mesure où elle définit le cadre d’affrontements des représentations susceptibles de rentrer dans des rapports de force ou au contraire dans des logiques de partenariat, au service d’intérêts communs. Nous considérons que les sommets de la Francophonie permettent d’instaurer le cadre institutionnel et physique dans lequel ce discours peut prendre place, au sein du décorum spécifique à ces rencontres internationales de très haut niveau, et où la parole engage l’acteur devant ses pairs.

Nous nous emploierons à analyser les liens subtils qui associent la rhétorique discursive et la frontière politique en nous concentrant sur des discours prononcés à l’occasion du Sommet de Québec, en 2008. Nous choisissons d’orienter la réflexion sur le corpus offert par ce sommet précis en référence à des travaux précédents dans lesquels nous avons eu l’occasion de montrer que ce sommet représente un moment charnière dans l’histoire du projet francophone, et qu’il a participé à l’inscription de ce projet dans une modernité géopolitique (Pannier, 2014).

Au terme de ce premier temps de notre travail, nous ferons référence à Roland Barthes afin d’observer la part mythologique à l’oeuvre dans la rhétorique propre au projet francophone. Prenant cette fois appui sur la déclaration du sommet de Dakar en 2014, nous observerons les ambiguïtés propres à la notion de frontière dans un texte politique programmatique qui s’emploie à concilier multilatéralisme et expression identitaire.

Enfin, au moment de conclure notre réflexion, nous nous emploierons à montrer que la frontière exprime parfaitement la tension au coeur du projet francophone, partagé entre un désir d’universalisme et un nécessaire pragmatisme.

2. Privatisation du projet francophone : le « nous » recroquevillé sur la nation

Si l’espace de cette réflexion nous contraint à mener des analyses sur des aspects particuliers des discours prononcés à la tribune francophone, il convient néanmoins d’introduire cette partie de notre étude par une contextualisation plus générale du propos. Avant donc de considérer comme pertinente une analyse stratégique du discours politique, nous chercherons dans un premier temps à spécifier le corpus en le caractérisant sur trois plans : la typologie des prises de parole, la variété géographique engagée et la diversité du statut des intervenants présents à la tribune.

Cinquante-deux discours de chefs d’État et de gouvernement ont été prononcés à la tribune francophone lors du Sommet de Québec. Une première remarque d’importance concerne le vocabulaire utilisé par les interlocuteurs pour désigner leur prise de parole.

Tableau 1

Décompte des différents types d’intervention à la tribune francophone lors du Sommet de Québec (2008)

Décompte des différents types d’intervention à la tribune francophone lors du Sommet de Québec (2008)

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On pourra aussi avec intérêt observer la diversité géographique représentée lors de ces prises de parole :

Tableau 2

Répartition géographique des intervenants du Sommet de Québec (2008)

Répartition géographique des intervenants du Sommet de Québec (2008)

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Enfin, le statut des intervenants prononçant un discours à la tribune francophone apparaît lui aussi très significatif :

Tableau 3

Nombre d’interventions prononcées par les chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet de Québec (2008)

Nombre d’interventions prononcées par les chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet de Québec (2008)

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Nous noterons les points suivants qui découlent des relevés précédemment établis :

  • Le terme de discours n’est pas utilisé en 2008 pour désigner les interventions des chefs d’État et de gouvernement à la tribune francophone. Le mot « allocution » lui est préféré, terme qui tout en conservant une dimension institutionnelle forte implique l’idée d’une brièveté propice à la fluidité des débats. D’autres termes comme « communication » ou « exposé » renforcent par ailleurs le caractère scientifique des échanges, et permettent de désigner une parole à la fois autorisée et experte.

  • Une réflexion autour de la répartition géographique des prises de parole permet d’observer l’intention stratégique de mettre en adéquation le nombre d’interventions et le poids relatif des espaces géographiques francophones. On relèvera néanmoins en 2008 une relative sous-représentation de l’Afrique (40 % de l’espace francophone en nombre de pays à cette date) et une relative surreprésentation des Amériques (10 % de l’espace francophone en nombre de pays à cette date). Cette analyse géographique témoigne globalement de l’importance accordée à la dimension multilatérale de l’Organisation internationale de la Francophonie puisque le choix des acteurs susceptibles de s’exprimer à la tribune est en partie conditionné par l’impératif politique d’une représentation consensuelle des pays qui composent l’espace francophone.

  • Enfin, l’étude sur le statut des intervenants permet d’insister sur le très haut niveau de représentation des interlocuteurs ainsi que sur la diversité de la communauté rassemblée lors des sommets. La démarche politique engagée et le projet associé à cette démarche profitent d’un contexte favorable, où la recherche convergente d’intérêts peut bénéficier du poids d’une communauté politique influente et profondément diverse.

C’est dans les perspectives ouvertes par ce corpus que nous souhaitons à présent analyser les rapports de force rhétoriques qui peuvent se dégager à travers l’entrelacs des interventions politiques. L’étude conduite n’a bien entendu qu’une valeur exemplaire, mais l’analyse du pronom personnel nous à travers deux discours spécifiques, nous paraît particulièrement pertinente pour analyser les conflits et les représentations idéologiques qui peuvent surgir dans une tentative rhétorique d’élaboration d’un projet pleinement francophone. On pourra se reporter à d’autres travaux (Pannier, 2014) pour d’autres analyses à ce sujet.

L’étude de deux exemples spécifiques, tirés de discours prononcés lors du Sommet de Québec (Actes du XIIE Sommet – Québec), peut nous donner à comprendre comment le projet politique multilatéral que s’emploie à construire la communauté francophone peut être pris en otage des intérêts nationaux particuliers. Nous tirerons tour à tour ces exemples des prises de parole des présidents tunisien et français de l’époque, M. Zine El Abidine Ben Ali et M. Nicolas Sarkozy.

C’est dans ce contexte que s’est inscrite notre initiative d’organiser en Tunisie, en juin dernier, le Symposium international sur « les TIC au service de l’Éducation » qui avait été favorablement accueilli par le sommet de Bucarest. […]

Tout en remerciant vivement tous ceux qui ont soutenu cette initiative, je voudrais rendre un hommage particulier à Son Excellence Monsieur le Secrétaire général Abdou Diouf […]

La Tunisie qui prône une approche globale et inclusive des droits de l’Homme, se félicite de l’intérêt accru que l’OIF accorde à cette approche. Nous considérons à cet égard que la perspective dans laquelle devrait s’inscrire notre action commune gagnerait à ne pas perdre de vue que les attributs fondamentaux de la personne humaine constituent un tout indissociable […]. La réponse à ces questions nous a amenés à initier tout au long des deux dernières décennies un processus continu de réformes pour promouvoir les droits de l’Homme dans leur globalité.

Organisation internationale de la Francophonie, 2008, p. 238

Le nous ici employé par le Président tunisien ne désigne nullement la communauté francophone à laquelle il s’adresse, mais dans une forme de majesté implique uniquement le pays qui s’exprime, la Tunisie. Le pays valorise ainsi auprès de la tribune internationale une action politique spécifique en jouant des confusions rendues soudain possibles entre les champs politiques nationaux et multilatéraux.

Le Président tunisien restreint progressivement l’auditoire qui lui fait face. Ne considérant tout d’abord que les pays qui ont soutenu le projet de symposium international, il ne s’adresse finalement qu’à un interlocuteur spécifique, le Secrétaire général Abdou Diouf à qui il est rendu hommage. Le discours met ainsi en place un tête-à-tête rhétorique entre le « je » du Président Ali et le Secrétaire de l’OIF, la communauté d’États disparaissant au profit de figures de pouvoir susceptibles d’assumer un rôle d’autorité. Ainsi, les pays qui forment l’auditoire francophone se retrouvent progressivement marginalisés et le chef d’État tunisien devient une figure de référence, susceptible d’orienter l’action francophone. La Tunisie prônant une action globale et inclusive des Droits de l’Homme, se félicite de l’intérêt accru que l’OIF accorde à cette approche. Une telle phrase témoigne de l’influence que revendique la Tunisie dans l’orientation stratégique de la Francophonie. La communauté politique francophone perd ainsi progressivement son statut d’acteur pour occuper une position d’objet. La Tunisie se pose au contraire comme un sujet capable d’exercer une action de référence modélisante. Ce discours n’engage aucune négociation. Il repose au contraire sur un coup de force rhétorique, qui impose la vision d’un seul État à une communauté dont la parole n’est pas prise en considération. Le discours nous plonge ainsi dans une violente stratégie de prise d’influence où les seuls enjeux mentionnés relèvent d’une étroite vision nationale. Plus encore, ce projet multilatéral n’est finalement pas l’objet principal du discours. Le Président tunisien cherche principalement ici à privatiser la tribune internationale médiatique que lui offre la Francophonie et revendique pour son pays un statut de champion des Droits de l’Homme, qui semble a priori bien éloigné des opportunités offertes par l’organisation d’un symposium sur les technologies de l’information et de la communication. Cette stratégie rhétorique apparaît donc particulièrement pernicieuse et engage des enjeux dont l’Histoire récente, avec les Printemps arabes du début de l’année 2011, a illustré les enjeux avec ironie et férocité.

Une stratégie fort différente mais tout aussi intéressante, peut être relevée dans les propos de Nicolas Sarkozy, Président français en 2008, alors qu’il s’exprime lui aussi à la tribune du Sommet de Québec :

Ce doit être pour nous l’occasion de réfléchir sur ce que signifie la Francophonie. Est-ce que c’est simplement l’attachement à une langue? Ce serait déjà beaucoup mais ce ne serait pas assez. La Francophonie ce n’est pas simplement l’attachement à une culture. Nous devons vivre la Francophonie comme un engagement politique […].

Et je le dis devant mon ami José Manuel Barroso, c’est un fameux combat en Europe, malgré la crise […]. Ce débat doit être un débat de la Francophonie, comme il est un débat de l’Europe […]. La crise ne doit pas nous faire renoncer aux grands équilibres de la planète ou alors cela signifierait que nous n’avons pas de convictions […].

Le monde doit changer, la Francophonie doit porter la nécessité du changement du monde […]. Comment penser que nous pouvons relever les défis du XXIe siècle avec l’organisation du XXe? C’est tous ensemble que nous pourrons régler les problèmes du monde.

Organisation internationale de la Francophonie, 2008, p. 203-204

Dans ce propos représentatif de l’agencement du discours prononcé par le Président français, il convient de porter son attention sur l’évolution sémantique qui caractérise le pronom personnel pluriel de première personne. Dans un premier temps, le « nous » demeure inclusif et représente la communauté francophone avec laquelle Nicolas Sarkozy semble faire corps. Mais le propos est relativement négatif vis-à-vis d’un espace politique que le locuteur considère trop étroit, et qui ne doit pas selon lui demeurer recroquevillé sur une approche linguistique ou culturelle. Le propos encourage la Francophonie à embrasser des perspectives politiques plus larges et plus mobilisatrices, reléguant au second plan les ressorts traditionnels de la dynamique portée par l’OIF.

L’adresse à José Manuel Barroso, invité en tant que Président de la Commission Européenne, introduit un premier glissement sémantique. Le « nous » devient soudain polyphonique et installe une certaine confusion de l’instance énonciatrice. Dans une phrase comme la crise ne doit pas nous faire renoncer aux grands équilibres de la planète le pronom personnel devient en effet complexe à appréhender : représente-il la seule communauté francophone, principal auditoire du propos? La référence précédente à l’Europe semble ouvrir le champ. Le nous devient l’expression politique d’une communauté politique à géométrie variable, qui positionne la France comme point de référence. Le pronom superpose soudain les différents projets multilatéraux dans lesquels la France est investie et qui représentent pour ce pays l’opportunité de valoriser une voix singulière au sein des différentes tribunes internationales. Là encore, l’utilisation d’un pronom pourtant inclusif permet une forme de putsch rhétorique. Son usage permet de valoriser une position individuelle. Le « nous » s’emploie à imposer une vision singulière auprès d’une assemblée avec laquelle il convenait pourtant, à l’initiale, de négocier la mise en oeuvre d’un projet collectif.

Le troisième paragraphe de la citation comporte une nouvelle occurrence du pronom qui complexifie encore davantage la portée du propos. La première séquence joue d’un effet de balancement pour poser en regard la Francophonie et le monde : le monde doit changer, la Francophonie doit porter la nécessité du changement du monde. Le lyrisme de la phrase renforce encore l’ambiguïté associée à l’instance énonciatrice que nous évoquions. Le caractère grandiloquent de la formule a en effet pour principale conséquence de dépersonnaliser le propos et d’édulcorer quelque peu la teneur volontariste qui le caractérisait. Chevillée sur un tous ensemble, la phrase nous pourrons régler les problèmes du monde prend en effet une portée généraliste qui n’engage plus personne. Les différentes strates inclusives associées au projet multilatéral se superposent. Le nous s’est progressivement élargi à la communauté mondiale et a perdu son projet initial de fédérer la communauté francophone autour d’une intention commune. Ne reste plus qu’un propos général, dans lequel les pays de la Francophonie ne peuvent pas trouver le ciment qui justifierait un engagement ou une action conjointe.

On le perçoit à travers ces deux exemples tirés des discours du Sommet de Québec, l’emploi de mots communs ne parvient pas à dissimuler les intentions très distinctes des différents intervenants. Les chefs d’État et de gouvernement qui prennent la parole privilégient des stratégies d’influence spécifiques qui réintroduisent parfois frontières et barrières au sein d’une négociation multilatérale qui cherchait pourtant à engager les conditions d’un travailler ensemble. Le projet francophone n’est alors qu’un prétexte, pris en otage par la rhétorique et souvent englué dans une langue de bois qui le condamne à l’inertie.

3. Le projet francophone : le discours et la dissolution des frontières

C’est dans une perspective très différente qu’il convient de considérer un discours comme celui du Secrétaire général de la Francophonie, dont la mission consiste au contraire à construire le consensus nécessaire à la mise en oeuvre du projet francophone et dont la rhétorique repose sur une stratégie conciliatrice qui s’emploie à dépasser la problématique de la frontière.

Au moment où s’ouvre ce sommet, je voudrais vous convaincre que la Francophonie a une partition importante et originale à jouer dans la redéfinition des règles du jeu international, dans l’émergence d’un multilatéralisme plus équilibré, plus équitable, plus solidaire, à l’image des pratiques que nous avons développées au sein de notre communauté.

Cela étant, la Francophonie, à l’instar de toutes les organisations multilatérales sera ce que vous en ferez. Sa capacité à peser dans la nécessaire démocratisation des relations internationales, dans la nécessaire régulation de la mondialisation, dépendra de la confiance que vous lui témoignerez, des moyens que vous lui allouerez, de la crédibilité que vous lui octroierez, de l’utilité que vous lui reconnaîtrez.

Le destin politique du XXIe siècle est donc entre vos mains. Donnez nous l’esprit, nous écrirons la lettre.

Organisation internationale de la Francophonie, 2008, p.224

L’articulation qui se fait jour entre les pronoms de première et de seconde personnes du pluriel est ici révélatrice des intentions du locuteur. Alors même que le Secrétaire général de la Francophonie ouvre les débats politiques qui vont permettre aux chefs d’État et de gouvernement de se succéder à la tribune de Québec, Abdou Diouf entremêle un nous qui s’appuie sur le syntagme notre communauté et un vous à travers lequel il parvient à mettre à distance ses interlocuteurs, comme pour leur rappeler la position qu’il occupe et la responsabilité particulière qui est la sienne. L’effet d’inclusion/éviction est habile car le Secrétaire général parvient tout à la fois à rassembler dans la figure du nous une communauté ainsi valorisée par ses pratiques et à conquérir pour lui-même et le projet francophone qu’il a pour mission de mettre en musique, une position haute à travers laquelle il peut occuper un statut de prescripteur.

Le vous devient au contraire l’addition des différentes identités francophones rassemblées et ainsi individuellement responsabilisées devant des engagements politiques et financiers, dont le respect apparaît nécessaire au prolongement de l’expression du nous. Le lyrisme de la formule conclusive donnez nous l’esprit, nous écrirons la lettre permet d’articuler un impératif de seconde personne du pluriel au pronom de premier personne, comme pour mieux fonder une communauté en devenir, qui se projette du présent vers le futur. Le propos en vient à se doter d’une méthodologie d’action : l’individuel s’inscrit dans une démarche synthétique à la poursuite d’un projet collectif.

L’usage du pronom personnel apparaît ainsi stratégique dans la mesure où l’inclusion du pronom personnel de première personne, et le jeu d’interactivité instauré entre le nous et le vous permettent de fonder la communauté nécessaire au projet du vivre et du travailler ensemble. Ce jeu rhétorique doit cependant être à son tour questionné, voire remis en cause, car derrière la légitimité revendiquée par l’orateur, il est prudent d’exercer une réflexion critique sur les représentations engagées dans le processus d’élaboration du projet francophone.

4. Le projet francophone : le projet d’une nouvelle Babel?

À ce stade du travail, ouvrons la réflexion sur un texte essentiel de Roland Barthes qui nous autorise une intéressante mise en perspective. L’auteur va ainsi nous permettre d’analyser la dimension mythologique associée à la frontière dans le discours politique de la Francophonie.

Les références à un espace du projet francophone, qui se construit notamment dans une rhétorique complexe de l’inclusion et de l’exclusion, permettent en effet de réfléchir aux intentions plus globales d’un projet historique qui a déjà connu, comme l’analyse François Provenzano (2011), plusieurs vies.

Nous souhaitons ainsi montrer que le projet francophone repose aussi sur un arrière-plan mythologique, qui conditionne grandement le processus de négociations à l’oeuvre dans les Sommets internationaux.

Dans Mythologies, Barthes définit le mythe comme :

un système particulier en ceci qu’il s’édifie à partir d’une chaîne sémiologique qui existe avant lui : c’est un système sémiologique second. Ce qui est signe (c’est-à-dire totale association d’un concept et d’une image) dans le premier système, devient simple signifiant dans le second.

2002, p.687

On connaît l’exemple le plus célèbre de Roland Barthes, photo sur laquelle un soldat noir fait un salut militaire devant le drapeau français. À cette première couche sémantique, le mythe adjoint un second système communicatif en transformant le sens en forme, et en articulant ce sens à un concept. Au niveau du mythe, de nouveaux réseaux de sens se mettent en place et en viennent à surdéterminer le message. Dans l’exemple emprunté par Roland Barthes, le soldat devient représentation de tous les jeunes gens de couleur qui, dans ce qui est à l’époque l’Empire colonial français, semblent accepter l’idée de servir la France et se rallier à son drapeau. Dans la perspective du mythe, l’histoire individuelle du soldat n’importe pas : seule est conservée la forme évidée de l’image. Le sens de l’image ne disparaît toutefois pas derrière la forme car le sens et la forme se superposent l’un à l’autre : le sens est toujours là pour présenter la forme, la forme est toujours là pour distancer le sens (ibid., p. 693). Dans ce processus d’altération du sens, le sens premier reste toujours présent et permet de dissimuler l’intention de la parole mythique. Ainsi, loin de représenter l’empire colonial français, la photo du soldat noir semble ne présenter qu’un cas particulier tout en induisant un système de valeurs qui rend la signification exemplaire et lui confère la puissance d’un constat.

Mais dans ce dispositif, une manipulation volontaire est à l’oeuvre et s’emploie au chevauchement des significations : un mécanisme ingénieux joue d’un lien d’analogie entre la forme et le concept afin de transformer un lien contingent en un fait logique et raisonnable.

Roland Barthes décrit ainsi cette manipulation :

[...] ce qui permet au lecteur de consommer le mythe innocemment, c’est qu’il ne voit pas en lui un système sémiologique, mais un système inductif : là où il n’y a qu’une équivalence, il voit une sorte de procès causal : le signifiant et le signifié ont, à ses yeux, des rapports de nature. On peut exprimer cette confusion autrement : tout système sémiologique est un système de valeurs; or le consommateur du mythe prend la signification pour un système de faits : le mythe est lu comme un système factuel alors qu’il n’est qu’un système sémiologique.

ibid., p. 699

Pour parvenir à ses fins, le mythe doit interpeller son lecteur, le rendre actif, s’adapter à son horizon d’attente. Le mythe s’emploie ainsi à établir un lien privilégié avec le destinataire, et crée une complicité qui est le gage de sa pérennité. Une telle connivence favorise l’inscription du stéréotype dans le temps.

Il s’avère particulièrement intéressant de réinvestir ce dispositif proposé par R. Barthes afin, à la lecture de nos premières analyses de discours, de tenter de montrer que le projet francophone est lui aussi l’objet de constructions mythologiques au sein desquelles s’affrontent des représentations et des stéréotypes contradictoires.

Nous avons observé comment le pronom personnel nous était utilisé selon des stratégies diverses, et comment se structuraient à travers son usage des rivalités autour des opportunités politiques offertes par la francophonie institutionnelle. La rhétorique propre aux différents interlocuteurs permet en effet, selon les intentions, de fédérer la communauté rassemblée autour d’un territoire dont la langue garantirait l’ossature, ou au contraire de la morceler afin de valoriser des positions individuelles que certains pays s’emploient à imposer aux autres membres.

Le discours politique francophone rend dans les deux cas implicite un espace géographique, désigné comme universel, qui permet la légitimation d’une entreprise multilatérale propre à la Francophonie. Or, cette géographie francophone possède une dimension mythologique qu’il est intéressant de rapporter aux analyses de Roland Barthes, afin de tenter de définir plus précisément les intentions véritables du projet qui est négocié à la tribune institutionnelle.

En effet, les langues dessinent aujourd’hui de nouvelles opportunités stratégiques destinées à exercer une influence mondiale. L’Institut Français, le Goethe Institut, le British Council, les centres Confucius, Cervantès ou Sejong permettent à des pays comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine, l’Espagne ou la République de Corée de participer à l’exercice d’un smart power, concept qui a été théorisé par Suzanne Nossel en rupture avec la politique agressive de l’administration Bush dans la première décennie du nouveau siècle. Cherchant à dépasser les limites du hard et du soft power, le smart power s’emploie, devant chaque problème, à tirer le meilleur profit des outils à disposition, qu’ils soient diplomatiques, économiques, militaires, politiques, légaux ou culturels. Les langues représentent ainsi de formidables leviers susceptibles de fédérer des communautés humaines. Dans le Malaise de la modernité (2002), Charles Taylor a ainsi montré comment dans un monde contemporain marqué par le désenchantement, l’individu profondément désorienté parvient à s’identifier à diverses communautés culturelles, selon des degrés divers d’appartenance, mais à travers lesquelles il parvient néanmoins à structurer son identité.

De fait, dans la constitution de cette identité contemporaine qui fonctionne en cercles concentriques, la langue joue un rôle particulier et la langue française, dont on connaît les spécificités géopolitiques, peut prétendre à l’exercice d’une influence privilégiée. Ces dynamiques intègrent ce que M. Foucher appelle des glottopolitiques régionales mouvantes (2011, p, 212), à travers lesquelles des États sont susceptibles d’exercer la responsabilité d’une influence, au sein d’un territoire plus ou moins étendu.

La réalité géopolitique contemporaine offre au projet francophone un espace d’opportunités politiques où la frontière est une réalité mouvante. Chaque pays, en fonction de ses intérêts propres, peut intégrer ou non des dynamiques collectives qui lui apparaissent pertinentes. Le caractère francophone est l’un des cercles de l’identité de chacun des pays qui compose la Francophonie. En fonction des dynamiques et des composantes identitaires propre à chaque État, il se créé des espaces où la collaboration et le projet multilatéral deviennent possibles. Les pays peuvent alors décider, non pas de façon globale, mais sur des points précis, d’articuler leur action dans une dynamique pleinement multilatérale. Nous débouchons alors sur un problème d’une autre nature : celui de la possibilité d’un pilotage francophone suffisamment souple pour créer les conditions d’un consensus efficace, privilégiant les actions les plus susceptibles de fédérer des pays qui doivent composer avec des sphères distinctes d’appartenance identitaire. Le projet francophone doit accepter l’idée d’un multilatéralisme qui se déploie dans un espace complexe, où les frontières sont relatives, toujours en mouvement, se déplaçant selon les coalitions d’intérêts qui peuvent se mettre en place. L’action francophone est au final toujours ramenée à la question de la cohérence possible. Son désir d’universel la confronte à l’aporie du mythe. Il lui est pourtant possible de fédérer les États dans une complexe tectonique de géopolitique linguistique, à condition de projeter le concept de francophonie dans un projet suffisamment souple et intelligent pour structurer la diversité qui la compose dans une action susceptible d’articuler les complémentarités qui la nourrissent.

Au terme de chacun des sommets de la Francophonie, les différents chefs d’État et de gouvernement adoptent une déclaration, texte politique qui définit le cadre stratégique de l’action francophone au cours des deux années à venir.

C’est sur la base de ce mandat que les différents opérateurs ou partenaires de l’OIF, telle l’Agence universitaire de la Francophonie peuvent mener leur action de terrain dans leur champ respectif de compétences.

Pour poursuivre notre travail et réinvestir les jalons que nous venons de poser, nous allons étudier de façon spécifique l’impact des questions de frontière en resserrant notre réflexion sur l’exemple la Déclaration de Dakar, adoptée au terme du XVème Sommet, qui s’est déroulé dans la capitale sénégalaise, les 29 et 30 novembre 2014. C’est en référence à ce traitement de la question de la frontière dans le cadre officiel de la déclaration politique, requérant l’unanimité des participants, que l’on pourra observer le statut de l’espace francophone, et la dimension mythique qui le nourrit.

La Déclaration de Dakar est un texte plutôt court (8 pages), découpé en 48 paragraphes. Ces paragraphes envisagent l’action politique francophone selon ses différents champs d’intervention (santé, éducation, droit...). Or, il est notable que la question de la frontière revêt dans ce texte des formes très diverses, qui engagent des façons distinctes de penser l’opportunité d’un projet francophone. Nous pouvons relever trois façons de considérer la problématique de la frontière que nous allons tour à tour rapidement prendre en considération.

Ainsi, sur le plan politique, la notion de frontière est parfois présentée comme une garantie de paix et de stabilité, qu’il convient de préserver :

[...] À cet égard, décidons de renforcer notre action face à ce danger qui pèse sur la paix et la sécurité internationales et d’accompagner les efforts de sécurisation des frontières et de coopération internationale et régionale pour lutter contre l’implantation des réseaux terroristes et de criminalité transfrontalière. [...].

Organisation internationale de la Francophonie, 2014, Par. 13, p. 2

Dans l’optique de ce paragraphe, les forces susceptibles de transgresser les frontières apparaissent en mesure de les détruire. Au contraire, le politique serait un contrepoids permettant d’enrayer les grands déséquilibres internationaux. Afin de garantir la stabilité du monde contemporain et de stabiliser l’ordre géopolitique mondial, l’action volontariste de l’OIF consiste donc à organiser un dialogue serein entre États afin d’entraver la capacité déstabilisatrice de nouveaux fléaux (terrorisme, criminalité organisée...). L’évolution contemporaine des relations géopolitiques est donc perçue de façon essentiellement négative. La frontière est un gage de stabilité autour de laquelle peut s’engager le partenariat politique. Le franchissement de la frontière relève d’une transgression et d’une remise en cause de l’ordre établi.

Toutefois, il est intéressant de constater que considéré sur le plan économique, le statut de la frontière apparaît parfois fort différent. Ainsi dans le paragraphe 27, on relève :

[Nous] décidons de renforcer l’action économique dans l’espace francophone ainsi que la coopération et la solidarité en faveur de l’insertion des jeunes et des femmes. À cet égard, adoptons la Stratégie économique pour la Francophonie et encourageons l’élaboration et la mise en oeuvre de stratégies d’accompagnement de l’entreprenariat des jeunes et des femmes, créatrices de richesses. [...] Veillerons à faciliter la mobilité des entrepreneurs, des femmes et de jeunes;

Organisation internationale de la Francophonie, 2014, Par. 27, p. 5

La géographie francophone est ici considérée comme un espace marqué par l’unité et le singulier, là où précédemment les frontières impliquaient le morcellement et le pluriel. L’économie est ainsi une dynamique créatrice de liens, notamment grâce à la coopération et à la solidarité qu’elle autorise entre les États. La stratégie francophone s’emploie à faciliter la mobilité ou à favoriser l’insertion, notamment des jeunes et des femmes qui apparaissent comme les principaux vecteurs du développement. Le paradigme change donc profondément de nature entre les paragraphes 13 et 27 de la Déclaration de Dakar. Tandis qu’en matière de lutte contre le terrorisme l’action francophone vise à stabiliser les frontières, elle s’emploie au contraire en matière d’économie à les dissiper, les rendre moins étanches, et favoriser une plus grande fluidité entre les différents pays qui composent l’espace francophone. C’est au final la notion de stratégie, centrale dans les deux paragraphes qui peut poser question puisque les actions qui semblent engagées à travers ces deux réflexions apparaissent, au moins de façon apparente, opposées l’une à l’autre.

La problématique de la santé publique, abordée au paragraphe 40, offre même une troisième conception du rôle de la frontière dans la réflexion politique de la Francophonie :

[Nous] convenons que l’accès universel aux soins de santé de qualité constitue une exigence. Nous mobiliserons, aux niveaux national, régional et international, en faveur de la couverture maladie universelle. Demandons, à cette fin, à l’OIF de mobiliser ses réseaux et de constituer un cadre de coopération et de partage d’expériences pour permettre, notamment aux pays en développement, d’accélérer la transition vers une couverture maladie universelle;.

Organisation internationale de la Francophonie, 2014, Par. 40, p. 7

Là encore, la géographie constitue une donnée gigogne qui apparaît, sous l’impulsion politique, comme susceptible de favoriser une intégration de plus en plus grande, sous l’égide du volontarisme politique. Mais le texte franchit ici un pas supplémentaire en faisant référence à l’universalisme du modèle de la couverture maladie, revendiquant l’unicité d’une citoyenneté francophone. L’action politique postule donc être en mesure d’agir pour garantir aux ressortissants francophones, au-delà des espaces territoriaux, une égalité de droits qui présuppose l’existence d’une forme de gouvernance multilatérale.

C’est bien sur ce plan que le projet francophone déploie une dimension mythologique, telle que nous l’évoquions précédemment. Ce projet repose sur une dynamique d’inclusion territoriale qui se heurte à un contexte géopolitique contraignant et qui confronte sans cesse le projet à un principe de réalité. De fait, le projet francophone apparaît essentiellement comme une intention, un modèle d’universalité perçu comme désirable mais autour duquel il convient toujours d’aménager les contraintes factuelles.

C’est au final du mythe de Babel que l’on peut tenter de rapprocher les diverses tentatives politiques de l’OIF pour structurer un projet multilatéral. Le monde francophone, lié par l’usage d’une langue unique, cherche à utiliser cette ressource commune qu’est le français pour bâtir un projet politique commun. Mais l’idéal politique d’un espace géographique unifié par la langue se heurte à l’éclatement imposé par le concept très historique de la frontière... En fonction du contexte géopolitique, cette frontière apparaît comme la marque d’une fermeture qu’il convient de dépasser ou elle représente au contraire un cadre rassurant, qui est aussi, pour les citoyens d’un État, la garantie d’une protection nécessaire.

5. Conclusion

Au terme de notre réflexion, nous avons donc cherché à témoigner de la complexité de la notion de frontière telle qu’elle est engagée dans le discours des responsables francophones. Le projet multilatéral de la Francophonie politique possède un arrière-plan mythologique qui déploie un espace de références marqué par l’universalisme. Ce schéma et ces références bâtissent un cadre idéologique qui détermine et oriente le projet. Mais un projet politique se construit aussi dans un discours présent, qui doit affronter le pragmatisme d’un monde marqué par l’aléa, le conflit et la violence.

La frontière se trouve au coeur de cette tension entre l’opportunité du multilatéralisme qui vise l’émergence d’une communauté partageant un socle d’intentions communes et le besoin pour chaque État d’affirmer d’une identité spécifique. C’est là une problématique que l’on retrouve au coeur de nombreuses propositions politiques contemporaines mais il est intéressant de noter que cette proposition-ci s’articule autour de la langue française et de sa capacité à fédérer une communauté humaine spécifique.

Nous avons pu montrer certaines des dérives qu’un tel discours rend possible : le projet francophone peut parfois être l’objet d’un détournement au service d’intérêts politiques spécifiques. Le mythe de Babel nous a aussi permis d’esquisser les représentations idéologiques qui peuvent parfois se trouver au coeur d’un multilatéralisme qui n’est jamais exempt d’intentions dissimulées. Mais dans ce conflit historique qu’illustre la frontière, ligne mouvante entre repli identitaire et désir de s’ouvrir à l’autre en vue d’un mieux-être, nous avons pu établir que c’est dans et par la langue que le projet francophone s’interroge sur sa pertinence. Le français est cet espace de dialogue qui autorise un projet commun, mais qui ouvre aussi entre tous ceux qui acceptent de négocier autour de lui, une scène intellectuelle et symbolique sur laquelle doit être opérée une négociation difficile, qui articule le particulier à un universel dont il convient de dépasser la dimension purement mythologique.