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L’activité prophétique pose la question de la vérité. En effet elle concerne des événements plus ou moins prévisibles, mais qui dépendent également des comportements et de l’engagement de chacun. Car l’intervention prophétique a pour but d’obtenir une modification des comportements, avec des conséquences sur ce qui peut advenir. La vérité prophétique intègre également le problème de l’interprétation des prophéties, de leur accomplissement et de l’histoire de la rédaction des textes prophétiques.

Ces questions d’ordre général sur la vérité prophétique correspondaient aux préoccupations du congrès qui s’est tenu au Collège universitaire dominicain d’Ottawa[1]. En tant que spécialiste de l’Ancien Testament, j’ai voulu montrer que le problème de la vérité prophétique existait dès les origines du prophétisme dans le contexte du Proche-Orient ancien. Au-delà des études d’ordre général, j’ai recherché l’éclairage de textes précis et moins explorés qui témoignaient du problème de la véracité ou non de l’action prophétique. Dans un premier temps nous nous intéresserons aux textes rattachés à l’histoire d’Achab en 2 R 16,29-22,40. Il apparaît que ces passages cherchent à instituer des critères quant à la véracité prophétique, au contact d’expériences historiques particulières y compris d’autres formes de prophétismes présentes dans les religions étrangères, la dénonciation des injustices sociales et le pluralisme à l’intérieur même du prophétisme en Israël. Ce choix des livres des Rois pour étudier la question du vrai et du faux prophète, peut apparaître curieux, mais c’est un problème qui préoccupait la rédaction des livres des Rois, ne serait-ce que du fait que toute nouvelle dynastie devait être intronisée par un prophète, y compris dans le royaume du Nord, et ses fréquents coups d’État (avec divergences d’opinions) et son influence non négligeable sur la dynastie du Sud, état beaucoup plus faible. Les prophètes jouaient un rôle politique majeur, aussi bien pour la politique intérieure qu’extérieure, y compris en relation avec les guerres. Nous noterons que l’importance des réflexions de 2 R 16,19-22,40, quant à la question du « vrai » et du « faux » prophète, a du reste déjà été prise en compte de manière très sérieuse dans des études sur le prophétisme dans le cadre du Proche-Orient ancien.

Dans un second temps nous examinerons quelques passages des livres prophétiques qui se rapportent également directement à la question du discernement du vrai et du faux prophète et où le problème est abordé plusieurs fois de manière explicite. Ce sujet est également clairement pris en compte dans le Deutéronome, ne serait-ce que parce qu’il fait de Moïse un prophète. Nous verrons qu’il existe une évolution commune, quant à la compréhension de la vérité prophétique et de ses conséquences dans la vie pratique.

Mais il est difficile de ne pas traiter pour commencer la question du vrai et du faux prophète et de l’interaction avec les comportements induits par les prophéties. Or dans les livres des Rois, a été rattaché à l’histoire d’Achab un panorama assez complet du discernement de l’activité prophétique. Ce regroupement est visiblement artificiel, car plusieurs des textes ne se rapportaient pas primitivement à l’histoire d’Achab, mais à celle de son fils Joram. Ces textes ont été inclus dans une rédaction qui donne un éclairage prophétique pour la suite de l’histoire du royaume du Nord mais également du Sud dans le cadre de la rédaction des livres des Rois, avec une influence deutéronomique, le tout en lien avec la réforme de Josias.

Avant même les divergences entre prophètes se réclamant de Yahvé, il se doit de commencer par signaler que, dans la Bible, le vrai prophète est celui de Yahvé, par opposition aux autres divinités[2], particulièrement Baal. Sur ce thème, Thomas Römer[3] débute justement par l’étude du texte de 1 R 16,29-19,21, où il est souligné, à travers l’action d’Élie, que le vrai prophète est celui de Yahvé et non de Baal. Mais dans la rédaction des livres des Rois, ce passage doit se comprendre comme une justification du massacre de la descendance d’Achab par Jéhu en 2 R 9-10[4], Jéhu étant oint par Élisée, présenté comme disciple d’Élie. Jéhu, comme Élie en 1 R 18,20-40, massacre les prophètes de Baal en 2 R 10,18-27. De plus le royaume du Sud est également concerné par le massacre des princes de la famille d’Ochozias roi de Juda en 2 R 10,12-14[5]. Or Ochozias avait pour mère Athalie, fille d’Omri, roi d’Israël, et il est précisé qu’Ochozias fit ce qui déplaît à Yahvé comme Achab (2 R 8,26-27). Finalement, dans la rédaction deutéronomique des livres des Rois, l’action d’Élie sert à justifier la réforme religieuse de Josias avec, en 2 R 23,4 : « Le roi ordonna à Hilqiyyahu, le grand prêtre, aux prêtres en second et aux gardiens du seuil de retirer du sanctuaire de Yahvé tous les objets de culte qui avaient été faits pour Baal et Ashéra[6] et pour toute l’armée du ciel ; il les brûla en dehors de Jérusalem, dans les champs du Cédron, et porta leur cendre à Béthel. » Les textes traitant de Baal au temps du règne d’Achab ont donc une signification rédactionnelle deutéronomiste pour l’ensemble des livres des Rois. Ainsi les récits prophétiques regroupés en 1 R 16,29-22,40, dont certains devaient concerner primitivement son fils Joram, sont un guide pour la compréhension de la rédaction de l’ensemble des livres des Rois, et même au-delà.

1. Les interventions prophétiques en 1 R 16,29-22,40

1.1 Le texte de 1 R 16,29-19,21 : quelle différence entre un prophète de Baal et un prophète de Yahvé ?

En 1 R 16,29-19,21, nous est présenté un conflit entre Élie, le prophète de Yahvé, d’une part et les prophètes de Baal et d’Ashéra, d’autre part. Achab, roi d’Israël, avait épousé Jézabel fille d’Ittobaal, le roi de Sidon (1 R 16,31), et se mit à servir Baal auquel il construisit un temple (1 R 16,32), sans oublier le “pieu sacré (h’šrh)” d’Ashéra (1 R 16,33 ; cf. 18.19)[7]. Les relations du royaume du Nord, ainsi que celui du Sud, avec les Phéniciens de Tyr et Sidon, ont eu des conséquences divergentes au point de vue religieux. Le texte de 1 R 16,32, où Achab dresse un autel à Baal, s’oppose à 1 R 9,25, où Salomon prend soin du Temple de Yahvé. En 1 R 16,33 il est question d’Ashéra, la divinité femelle associée à la divinité mâle Baal. Le texte biblique que nous étudions n’insiste pas sur ce point ; conformément à l’enseignement des prophètes retenus dans le texte biblique, il n’y a pas d’équivalent féminin pour Yahvé (voir toutefois Jr 44,17-19). Le texte de 1 R 16,34, transfère à l’époque d’Achab la malédiction de Jos 6,26, quant à la reconstruction de Jéricho au prix de sacrifices d’enfants, selon la parole de Yahvé. Le retour à Baal, remet en cause la justification de la conquête du pays au nom de Yahvé. Si dans le culte de Baal il est insisté sur les sacrifices[8], ceux-ci sont relativisés dans le Yahvisme[9], et les sacrifices d’enfants empêchés ou condamnés (2 R 23,10 ; Lv 18,21 ; voir Gn 22), même s’ils ont été pratiqués (2 R 16,3 ; Jr 7,31 ; Ez 16,21).

Les Phéniciens et particulièrement Tyr et Sidon ont joué un rôle considérable dans l’histoire de Juda et de l’Israël du Nord[10], y compris en ce qui concerne la construction du Temple de Yahvé[11], pour que Salomon y installe l’arche de Yahvé (1 R 8) que David avait fait monter à Jérusalem (2 S 6). Dans la Bible, un vocabulaire identique décrit la sagesse yahviste de Salomon ainsi que l’artisanat de Tyr[12].

Dans le royaume du Nord c’est le choix de Baal qui est fait, ce qui a des conséquences, quant à la conception de la divinité. Yahvé est d’abord le Dieu de l’expérience nomade austère du désert du Sinaï (1 R 19), alors que Baal est celui de la pluie, nécessaire aux agriculteurs, mais avec un espoir d’abondance. De plus les traditions sur Baal, mentionnent sa soumission à la mort et aux ténèbres, au moins une partie de l’année[13], alors que Yahvé est le Dieu de la vie et de la lumière, voire du feu[14]. Dans le royaume du Nord, en 1 R 16,32, il est dit que Achab y introduit le culte de Baal. En réplique, au nom de Yahvé, Élie affirme qu’il n’y aura ni rosée ni pluie, durant quelques années (1 R 17,1)[15]. Ce point correspond à la remise en cause du pouvoir de Baal. C’est Yahvé le Dieu de la rosée et de la pluie, particulièrement selon la doctrine deutéronomiste (Dt 32,2-3). En 1 R 17,4-6[16], le pain et la viande apportés par les corbeaux à Élie, rappellent la nourriture du désert (Ex 16 ; Nb 11,31 ; Ps 105,40). En 1 R 17,7-16, Élie va à Sarepta de Sidon, donc en territoire de Baal. Au nom de Yahvé il assure à une veuve et à son fils le pain et l’huile, c’est-à-dire que Yahvé se substitue au rôle défaillant de Baal[17]. Il ressuscite même le fils de la veuve (1 R 17,17-24), alors que Baal est lui-même cycliquement vaincu par Mot, le dieu de la mort[18]. En 1 R 18 la victoire cultuelle de Yahvé face à Baal (18,20-40) voulue par Élie (18,1-19), permet le retour de la pluie (18,41-46, cf. 18,1) qui ne peut plus être attribuée qu’à Yahvé. L’usage du verbe psḥ en 1 R 18,21.26 (pour décrire l’agitation devant Baal !) fait allusion à la célébration de la Pâque en Ex 12,13.23.27. Le verbe psḥ n’apparaît pas par ailleurs dans les livres des Rois ; toutefois le substantif est présent en 2 R 23,21.22.23, en référence à la Pâque de Josias qui, selon le texte, n’avait pas été célébrée de cette manière depuis le temps des Juges (2 R 23,22). Ce point est conforme à l’influence de la doctrine de Deutéronome sur les livres des Rois avec le rejet de Baal en 1 R 18.

Mais Yahvé ne doit pas être identifié à Baal, même s’il revendique les pouvoirs de Baal (Ps 29). Il reste premièrement le Dieu des nomades, immigrés du Sinaï, comme le souligne le récit du retour d’Élie à l’Horeb en 1 R 19[19], où Yahvé ne se révèle pas dans le tintamarre, mais dans la brise légère (qwl dmmh[20]) (1 R 19,12-13). En 1 R 18,21, Élie se réfère à la religion ancestrale austère de Yahvé en contradiction avec le caractère luxuriant de la religion de Baal[21]. En 1 R 19,9.13, la mention de la grotte (hm‘rh), avec l’article défini, doit faire allusion à la « fente du rocher » (bnqrt hṣwr) d’Ex 33,22, où Yahvé cache Moïse quand il fait passer sa gloire[22].

Le choix d’une divinité, entre Yahvé et Baal, est une constante dans l’histoire de la révélation jusque dans le Nouveau Testament. Dans ce dernier la continuité avec les prophètes de Yahvé, est assurée non seulement par Jean-Baptiste, le nouvel Élie[23] mais également par Jésus lui-même, surtout en en ce qui concerne le don de la nourriture par la divinité. Sur ce dernier point, il faut prendre en compte l’assimilation de Elyon (‘lywn) avec Yahvé. En Mt 1,1, Jésus est présenté comme descendant de David, celui qui fit monter l’arche de Yahvé à Jérusalem (Ps 132 ; 1 Ch 15-16 et autres), et également descendant d’Abraham[24]. La mention de ce dernier fait allusion à Melchisédech prêtre du Très Haut (‘lywn) de Gn 14,18-20, qui apporte le pain et le vin[25], nourriture à laquelle Jésus va donner une signification nouvelle lors de son dernier repas. En Mc 7,24, Jésus marche sur les traces d’Élie et d’Élisée dans les régions de Tyr et de Sidon, territoire de Baal[26]. En Mc 8,1-10, la seconde multiplication des pains se fait au retour de Tyr (Mc 7,24-30), sur les pas d’Élie, au profit de la communauté de culture hellénistique représentative des nations, comme le souligne l’usage du chiffre 7 en Mc 8,6.8[27] à la suite d’une guérison en Décapole (Mc 7,31-37)[28], une région de culture hellénistique. Il y a la volonté d’ouvrir le don divin du pain aux représentants d’autres nations, extérieures à Israël. Jésus a en quelque sorte transposé le miracle du pain au profit de la communauté de culture hellénistique de Décapole.

1.2 Le texte de 1 R 20,1-34 : le dieu Hadad, semblable à Baal. Le prophète de Yahvé et les victoires inespérées contre Ben-Hadad. Puis 1 R 20,35-43 et la désobéissance du roi d’Israël

Le texte de 1 R 20,1-34, ne doit pas être daté de l’époque d’Achab, mais il doit faire référence à un autre Ben-Hadad, du temps d’Élisée[29]. Le roi d’Israël ne devait pas être nommé primitivement dans ce texte ; le nom d’Achab, mentionné aux v. 13[30]-14, a été ajouté au v. 2. La forme finale du récit doit servir à condamner Achab, condamnation qui, historiquement, se réalisera au temps de sa descendance, particulièrement de son fils Joram.

Les succès contre Ben-Hadad[31] peuvent déjà se lire en continuité avec l’opposition entre Yahvé et Baal des chapitres précédents, car le nom de Ben-Hadad, fait référence au dieu Hadad. Or Hadad présente des caractéristiques semblables à Baal, auquel il est identifié à Ugarit[32]. Par l’influence de la sédentarisation, il a été adopté par les Araméens.

« L’homme de Dieu aborda le roi d’Israël et dit : “Ainsi parle Yahvé. Parce qu’Aram a dit que Yahvé était un Dieu des montagnes (’lhy hrym) et non un Dieu des plaines (wl’-’lhy ‘mqym) – affirmation rapportée antérieurement en 1 R 20,23 –, je livrerai en ta main toute cette grande foule et tu sauras que je suis Yahvé”[33]. » : cette argumentation des Araméens en 1 R 20,28 renvoie à 1 R 19,8 : « Il se leva, mangea et but puis soutenu par cette nourriture il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu (hr h’lhym), l’Horeb. »

Mais 1 R 20 traite également de l’interférence de l’action prophétique avec les comportements humains dans le cours de l’histoire. Dans ce cas il s’agit d’encourager et d’inciter, à l’exemple d’Isaïe au moment du siège de Jérusalem (2 R 18-20), ou encore des prophètes du retour de l’exil, lors de la reconstruction du temple (Aggée, Zacharie) et la reprise du culte (Malachie). Si les prophètes de Yahvé dénoncent les illusions, ils sont également ceux qui donnent courage aux gens effrayés et abattus. C’est dans un tel contexte désespéré qu’un prophète de Yahvé (1 R 20,13), ordonne au roi d’Israël[34] une sortie contre Ben-Hadad qui assiège Samarie[35], le roi d’Israël devant prendre lui-même la tête des cadets des chefs de districts (1 R 20,14). Cette audace est couronnée de succès contre des ennemis sûrs d’eux-mêmes, qui fêtaient déjà les succès qu’ils escomptaient. Une nouvelle victoire israélite a lieu à Apheq en 1 R 20,26-34, la raison donnée par le prophète étant de nouveau l’affirmation d’Aram selon laquelle Yahvé était un dieu des montagnes et non des plaines (1 R 20,28).

La présomption du roi d’Israël vis-à-vis de Ben-Hadad, qu’avec suffisance il laisse libre, moyennant un traité (1 R 20,33-34), est dénoncée par un prophète de Yahvé en 1 R 20,35-43. La dénonciation du non-respect du devoir d’anathème (ḥrm) en 1 R 20,42 – vocabulaire unique dans les livres des Rois – doit renvoyer au thème de la violation de l’anathème en Jos 7,1.11-15. Nous avons déjà remarqué que Jos 6,26 a influencé 1 R 16,34. Il s’agit de justifier l’élimination ultérieure de la descendance d’Achab, en renvoyant même au non-respect des engagements de la conquête. La prise à partie de la descendance royale du Nord, sera étendue à ses imitateurs du culte de Baal, en ce qui concerne la descendance royale du royaume du Sud[36]. Ce point dénonce également ceux qui peuvent s’enorgueillir de bénéficier dans un premier temps des faveurs divines obtenues.

1.3 Le prophète Élie et l’injustice d’Achab envers Nabot en 1 R 21,1-26 et le repentir d’Achab en 1 R 21,27-29, repentir qui justifie le transfert de l’accomplissement de la condamnation sur son fils[37]

En 1 R 21, l’injustice sociale, avec implication du roi à titre privé, est dénoncée, alors que le roi était justement celui qui devait faire respecter la justice[38]. La législation du Sinaï interdit à la fois le meurtre et l’injustice sociale par vol ou accaparement[39]. Il s’agit ici d’une remise en cause des puissants à l’égard des petits, non pas dans le cas d’une menace extérieure, mais à l’intérieur de la société elle-même.

Selon la condamnation prononcée par Élie contre Achab en 1 R 21,19, ce dernier devra subir un sort semblable à celui de Nabot[40]. Toutefois un report est mentionné en 1 R 21,27-29, en raison du repentir d’Achab, ce qui permet de justifier l’accomplissement de la prophétie avec Joram à la génération suivante. L’important est la conversion du pécheur, et non sa perte. Dans ce texte des livres des Rois, il y a seulement report du châtiment sur les générations suivantes.

1.4 Le prophète Michée (fils de Yimla) prédit la défaite, contrairement aux quatre cents prophètes de Yahvé en 1 R 22,1-40

En 1 R 22,1-40, les événements auxquels il est fait référence ne relèvent sans doute pas de l’époque d’Achab mais de celle de Joram son fils[41]. Dans le récit, Josaphat roi de Juda est régulièrement mentionné ; par contre, il est question du roi d’Israël sans autre précision, sauf en 1 R 22,20, où apparaît le nom d’Achab. La présentation de la mort du roi en 1 R 22,34-38, correspond plus à celle de Joram fils d’Achab en 2 R 9,22-26 qu’à celle d’Achab en 1 R 22,40 : « Achab se coucha avec ses pères et son fils Ochozias régna à sa place[42]. »

Nous relevons de nouveau une opposition entre, d’un côté, quatre cents prophètes (1 R 22,6) et, de l’autre côté, seulement Michée, fils de Yimla (1 R 22,9), de même qu’en 1 R 18, il y avait une opposition entre, d’un côté, les quatre cent cinquante prophètes de Baal ainsi que les quatre cents d’Ashéra (1 R 18,19) et, de l’autre côté, seulement Élie. La différence est qu’en 1 R 22, nous relevons, des deux côtés, des prophètes de Yahvé. La question est de savoir s’il faut monter contre Ramot de Galaad aux mains des Araméens. Les quatre cents prophètes promettent la victoire, mais ni leur nombre ni leur proximité avec le pouvoir ne sont une garantie de la valeur de leur prophétie. C’est à la demande de Josaphat roi de Juda que le roi d’Israël convoque Michée fils de Yimla dont il n’apprécie pas l’indépendance (1 R 22,8). Dans un premier temps Michée imite l’attitude servile des autres prophètes, mais le roi n’est pas dupe (1 R 22,15-16). Le roi d’Israël fait interner le prophète et part au combat de manière cachée et déguisée, mais il est tué au hasard des combats. La parole du prophète se réalise malgré les dissimulations[43]. Alors qu’en 1 R 20, le prophète donnait courage à des gens abattus pour qu’ils combattent et obtiennent un succès inespéré, en 1 R 22 c’est le roi d’Israël qui prend l’initiative, sûr de sa force et de son bon droit, et le prophète annonce sa défaite.

Dans le texte actuel de 1 R 22, l’accomplissement de cette prophétie est présenté comme se réalisant par la blessure d’Achab contre les Araméens et le fait du sang qui a coulé dans son char (1 R 22,35-38). Mais il est enterré avec ses pères, d’après 1 R 22,40, et cela n’est guère compatible avec une mort violente. Primitivement le texte devait concerner la mort de son fils Joram. Le corps de son fils Joram sera jeté dans le champ de Nabot selon 2 R 9,24-26[44].

2. Quelques parallèles dans les livres prophétiques et résumé dans le Deutéronome

2.1 Le livre d’Osée et l’infidélité religieuse

Le prophète Osée dénonce les violences et l’injustice dans le royaume du Nord, mais surtout l’infidélité religieuse, après la perte des illusions réformatrices en faveur de Yahvé et contre Baal, par la dynastie de Jéhu (Os 1,4)[45]. Cette infidélité religieuse consiste en l’attribution à Baal du don des biens de la terre comme en Os 2,10 : « Elle n’a pas reconnu que c’est moi qui lui donnais le froment (hdgn), le vin nouveau (whtyrwš) et l’huile fraîche (whyṣhr), qui lui prodiguais cet argent et cet or qu’ils ont employés pour Baal ! » Dans le sanctuaire de Jérusalem, avant l’arrivée de l’arche de Yahvé transférée par David, ces produits de la terre étaient considérés comme un don de Elyon, « Le Très Haut »[46], qui a été identifié à Yahvé, par exemple en Ps 18,14. Dans le Deutéronome ces dons de la terre sont déjà présentés comme dons de Yahvé[47]. Il faut relever que le thème de l’orage est également une thématique liée à Baal et assimilée par la tradition yahviste. L’opposition entre Yahvé et Baal, doit être liée à l’attirance de la puissance économique et de la sagesse artisanale, commerciale et maritime de Tyr, ce qui n’était pas un problème dans le cas de Elyon, avec Jérusalem déjà conquise par David.

2.2 La dénonciation de l’injustice sociale et l’altercation entre Amos et le prêtre Amasias en Am 7,10-17, dans la continuité les livres des Rois

Amos prophétise comme Osée dans le royaume du Nord. Il dénonce avant tout l’injustice sociale comme en 2,6-8, passage qui se rapporte spécifiquement à l’Israël du Nord[48]. Cette injustice sociale est contraire au don de la terre par Yahvé, selon Amos 2,9-10. L’injustice sociale est encore dénoncée dans les chapitres suivants[49].

En Am 7,10-17, le prêtre Amasias, qui représente les institutions liées au roi d’Israël, demande au prophète Amos, originaire du royaume de Juda, de ne plus « conspirer (verbe qšr) » à Béthel[50]. Dans les livres des Rois le verbe qšr exprime toujours l’idée d’une conspiration en lien avec l’assassinat de rois, surtout les rois du Nord mais également les rois du Sud alliés à ceux du Nord, particulièrement dans le culte de Baal. Il en est ainsi en 1 R 15,27 ; 16,9.16.20 ; 2 R 9,14.27 ; 10,9 ; 12,21 ; 14,19 ; 15,10.15.25.30 ; 21,23.24[51]. Mais en Am 7,15, face à l’accusation de conspiration, Amos proclame son indépendance en affirmant que c’est Yahvé lui-même qui lui a demandé de prophétiser[52].

2.3 Du salut de Jérusalem, avec Isaïe, à la destruction de Jérusalem avec Jérémie

Le thème du salut inespéré de Jérusalem apparaît en 2 R 18,13-19,37 // Is 36,1-37,38[53], Sennachérib mettant en cause le pouvoir de Yahvé de défendre la ville (2 R 19,10), comme cela est mentionné en 2 R 18,30 : « Qu’Ezéchias ne vous amène pas à vous fier (ybṭḥ ’tkm) en Yahvé, en disant : “Yahvé nous délivrera sûrement, et cette ville ne sera pas livrée aux mains du roi d’Assour”[54]. » Mais Jérémie remet en cause la simple « confiance (verbe bṭḥ) » dans le sanctuaire de Yahvé (Jr 7,4)[55], si les Israélites ne respectent pas les commandements liés au culte de Yahvé et s’ils suivent d’autres dieux dont Baal (Jr 7,6). Nous avons un renvoi à l’usage du verbe bṭḥ en 2 R dans le cadre de l’intervention d’Isaïe[56].

2.4 Résumé sur le vrai et le faux prophète dans le Deutéronome, dans la continuité des textes rattachés à Achab dans les livres des Rois

En Dt 13,2-5 il est précisé que si la parole d’un prophète[57] se réalise, mais qu’il appelle à suivre un autre dieu que Yahvé, il s’agit d’un faux prophète. Le culte de Yahvé est également inséparable de ses commandements (Dt 13,5). Par contre, dans le cas d’un prophète qui se réclame de Yahvé, la vraie prophétie est caractérisée par sa réalisation (Dt 18,20-22). Ces éléments correspondent à la nécessité de mettre de l’ordre dans les activités prophétiques dans le royaume du Nord à l’époque de la dynastie d’Achab. En plus des prophètes connus, nous avons vu que les livres des Rois mentionnent encore bien d’autres prophètes dont le nom n’est pas resté dans les mémoires (1 R 20,13.22.28.35.38)[58]. Dans le Deutéronome le terme nby’ apparaît en : Dt 13,2.4.6 ; 18,15.18.20.20.21.22 et 34,10 qui renvoie à 18,15. Cela correspond aux deux passages qui entretiennent des liens avec les textes rattachés à l’histoire d’Achab dans les livres des Rois, plus 34,10. Dans ce dernier cas il doit s’agir de divergences par rapport au livre de Jérémie, présenté comme le prophète semblable à Moïse (Jr 1,6.8). Le fait de présenter Moïse comme un prophète se comprend bien dans la continuité de 1 R 19, où Moïse devient la référence absolue des prophètes. Par ailleurs dans le livre de Jérémie, les rôles des responsables de la Loi et celui des prophètes sont souvent rapprochés (Jr 2,8 ; 18,18 ; 26,4-5). Mais le livre de Jérémie critique parfois la Loi (Jr 7,21-23), ne se préoccupe plus de l’arche d’alliance (Jr 3,16-17) et propose de substituer le retour d’exil à la sortie d’Égypte (Jr 16,14 ; 23,15). Surtout, dans le quatrième livre du Psautier (Ps 90-106), Moïse est substitué au roi davidique comme intercesseur [59] ; or le livre de Jérémie réhabilite David (Jr 33,14-26) et s’oppose violemment à un Psautier sans David déjà présupposé par le Ps 84[60].

2.5 Jr 27-28, l’opposition entre deux prophètes yahvistes, Jérémie et Hananya

En Jr 27-28, les prophètes Jérémie et Hanaya s’opposent quant à la continuation de l’exil. Sur la nécessité de la soumission à Babylone il faut relever que la prophétie de Jérémie concerne également les autres nations et leurs propres prophètes avec leurs propres dieux, Jr 27,8-11[61]. Devant le retour d’exil annoncé par Hananya (Jr 28,1-4), Jérémie apparaît un temps déconcerté (Jr 28,6), même s’il considère que les prophètes de son temps sont d’abord chargés d’annoncer le malheur (Jr 28,8), quand un prophète annonce la paix, il faut qu’elle se réalise pour qu’il soit un vrai prophète (Jr 28,9). Mais dans un deuxième temps, après que Hananya eut brisé le joug de Jérémie (Jr 28,12), et après une nouvelle « parole » de Yahvé, Jérémie prononce une prophétie de châtiment contre Hananya, présenté comme faux prophète (Jr 28,15-17). Il faut dire que pour les lecteurs ultérieurs du texte, la question ne se posait pas, puisqu’ils savaient ce qui était arrivé[62].

2.6 Le prophète Jonas, conversion et pardon divin et le livre des 12 prophètes

Dans le livre de Jonas, la prophétie menaçante contre Ninive a pour but unique, celui d’obtenir la conversion des habitants. Dieu est prêt à pardonner et à renoncer au châtiment, c’est-à-dire à l’accomplissement de la prophétie, ce qui ne plaît pas à Jonas. Ce point implique donc que, pour Dieu, les menaces ne sont qu’un moyen pédagogique et qu’il n’en souhaite pas la concrétisation. La prophétie cherche avant tout à modifier les comportements. Cet aspect concerne non seulement Israël, mais encore les autres nations. L’inclusion du texte de Jonas dans le livret des douze prophètes implique une relecture de l’ensemble de ces textes[63]. Pour Israël, les trois livres de la fin du livret, Aggée, Zacharie et Malachie, concernent la reconstruction du sanctuaire et la reprise du culte. Le livre de Jonas invite également à relire le prophète Nahum et ses violents oracles contre Ninive, comme dans le livre de Jonas, mais également les violents oracles de Habaquq contre un « oppresseur », ou Abdias spécialement contre Edom.

L’annonce du prophète concernant Ninive, en Jon 3,4, se fait avec le verbe hpk, qui peut se référer à la destruction possible, mais également à la conversion. Cela donne un caractère plus comique au dépit du prophète[64]. Les liens étroits du livre de Jonas avec le rouleau des douze prophètes[65] est encore assuré par le fait que Jon 4,2 s’appuie sur Ex 34,6b-7, comme Os 14,3.5 ; Jl 2,13 ; Mi 7,18.20 et Na 1,2-3a[66]. Ce point souligne la constance de l’action divine[67]. Le caractère humoristique du livre de Jonas ne doit pas faire oublier qu’il a pour objet de répondre à un traumatisme historique[68] en relation avec les méthodes de conquêtes assyriennes.

Par contre, la fin du livret des douze prophètes se conclut par la mention de Moïse à l’Horeb en Ml 3,22 et l’annonce du retour d’Élie en Ml 3,23. De ce point de vue il n’y a pas d’évolution, mais une remarquable stabilité en référence à 1 R 19.

Conclusion

Nous avons choisi de commencer l’étude de la question de « La vérité prophétique » à partir de textes regroupés de manière rédactionnelle et, justement, pour traiter de ce sujet dans le cadre du royaume du Nord au temps d’Achab, en 1 R 16,29-22,40. Devant ce que l’on a pu appeler une « cacophonie » prophétique, se posait la question du discernement. Cette rédaction doit se comprendre en fonction de l’ensemble des livres des Rois, y compris la réforme deutéronomiste de Josias, avec, entre autres éléments, le rétablissement de la célébration de la Pâque. Nous avons ensuite noté, que non seulement les prophètes Élie et Élisée, mais encore Osée et Amos doivent se comprendre dans le bouillonnement prophétique du royaume du Nord, avec des conséquences directes pour les dynasties royales du Nord. Mais les problèmes du royaume du Nord, avec l’influence de Baal, ont eu également des répercussions sur le royaume du Sud.

De ces études, il apparaît que la « vérité prophétique », s’enracine dans la révélation de Yahvé à l’Horeb[69], dans un contexte montagneux d’immigration et d’austérité, et cela apparaît comme une constante pour la suite de l’histoire biblique, jusque dans le Nouveau Testament. Dans ce dernier, l’influence est claire, non seulement avec Jean-Baptiste, mais encore, d’une autre manière, pour l’action de Jésus elle-même, ne serait-ce qu’en rapport à la nouvelle signification donnée au pain et au vin et dans le cadre de l’ouverture aux nations, dans la continuité d’Élie et d’Élisée. À partir de cette donnée fondamentale, le prophète agit généralement contre la pente naturelle de la psychologie, il participe à l’action de Yahvé qui élève les humbles et abaisse les arrogants. Il encourage donc dans les situations difficiles, voire désespérées, et s’oppose aux illusions et aux certitudes arrogantes. Dans le contexte de la société, il prend la défense des pauvres (‘nyym) et des humbles (‘nwym) contre les gens aux regards (‘ynym) altiers. Les humbles (‘nwym) apparaissent comme les privilégiés de l’action prophétique. De même l’ouverture aux étrangers, très claire dans le livre d’Isaïe[70], y compris dans les passages sur le Serviteur, apparaît déjà chez Élie et Élisée, comme conséquence du fait qu’ils affirment le pouvoir de Yahvé au détriment des dieux Baal ou Hadad, ce qui suppose que Yahvé se substitue à ces derniers pour répondre aux attentes des populations de leurs territoires[71]. Dans le livre de Jonas, la prophétie apparaît d’abord comme une oeuvre pédagogique.

L’étude de la « vérité prophétique » mériterait d’être prolongée dans le Nouveau Testament. En effet la question de « La vérité prophétique » ne peut pas faire abstraction de celle de l’« accomplissement des prophéties », accomplissement qui prend une nouvelle dimension dans le Nouveau Testament, quand en Lc 4, Jésus affirme qu’il accomplit le texte d’Is 61,1-2, sur l’« année de grâce ».

La question de la « vérité prophétique » ne se limite pas à celle de l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Les nouvelles prophéties ont toujours leur place dans le cadre du Nouveau Testament, même si notre connaissance est imparfaite, et que le plus sûr est de ne jamais oublier la charité (1 Co 13,8-10.12). Mais elles ne jouent pas le même rôle au niveau de la Révélation, tout au moins pour notre temps. L’Apocalypse est encore une prophétie pour la fin des temps. Mais celle-ci se réalise déjà dans les événements tragiques de l’histoire, et déjà depuis Antiochus Épiphane et les quarante-deux mois de persécutions repris dans l’Apocalypse[72].