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Cet article discute du lien entre les pasteurs peuls et leurs animaux de bergerie, du médium que constitue le troupeau dans leur rapport à l’univers, ainsi que dans l’apprentissage de la vie sociale et du leadership. Les analyses s’appuient principalement sur les nombreux travaux d’ethnologie, d’anthropologie et de sociologie consacrés aux traditions et pratiques pastorales des pasteurs peuls d’Afrique de l’Ouest.

L’apport principal de cet article est de s’appuyer sur ces travaux de nature socio-anthropologique et historique du domaine des sciences sociales pour l’analyse de la formation du leadership et l’art de l’accompagnement, un champ qui relève plutôt des sciences managériales. Le deuxième apport de cet article à ce champ est de montrer comment les vertus associées dans les traditions pastorales peules au bon berger et au bon mouton correspondent aux qualités intrinsèques du leadership et peuvent ainsi permettre de définir le bon leader. Le bon mouton étant cet individu, cette organisation, ou cette communauté qui aide le leader à s’accomplir, en se prêtant volontiers à son leadership ou son accompagnement.

En s’appuyant sur les analyses produites par des historiens, des ethnologues, des anthropologues, des sociologues sur les sociétés peules et leurs rapports à leurs troupeaux, l’article prend donc le contre-pied de l’image caricaturale des animaux de bergerie telle que véhiculée dans l’imaginaire moderne occidental, et qu’illustre bien le « mouton de Panurge » de Rabelais, ou la vache et les brebis égarées de la culture populaire. L’article montre avec force que, dans l’univers pastoral peul, le mouton, le troupeau, les vaches, les brebis sont admirées pour leur façon de vivre, leur grâce, leur résilience, leur courage. Le berger quant à lui n’est ni le messie, ni le Dieu-père qui va sauver la bergerie de son égarement sur terre. C’est cet homme ou cette femme digne d’accompagner le troupeau, d’en prendre soin, de le faire croître. Ce parcours initiatique au service du troupeau crée les qualités intrinsèques du bon berger, une manière d’être peul (le pulaagu) qui correspond au leader serviteur[1].

L’article aborde, en premier, l’importance du troupeau en tant que médium entre le groupe, ses différents membres et la nature. En second, il montre comment ce privilège d’accompagner le troupeau en tant que parcours initiatique permet au berger d’acquérir les qualités et vertus au fondement de l’identité peule (le pulaagu ou la fulanité), et en quoi ces vertus correspondent à celles de leader. L’article se conclut par une analyse montrant que les qualités de leader que le berger acquiert et qui symbolisent l’identité peule, dont les plus caractéristiques sont la retenue, la patience, le courage, le discernement[2] ne font pas seulement référence à des qualités techniques ou morales. Ces qualités renvoient également à des valeurs esthétiques au sens de ce qui tendrait à la perfection, ici l’idéal d’un point de vue comportemental.

C’est cette démonstration qui nous mène à tirer le constat quant à l’existence de qualités continues entre le bon berger et le bon mouton et à prôner une lecture de l’art de l’accompagnement des groupes et des organisations qui réconcilie l’autorité et le leadership de celui qui accompagne (le berger ou le leader) avec la prédisposition à être accompagné, une qualité sans laquelle le leadership ne peut se réaliser. L’analyse des traditions et pratiques pastorales chez les peuls montre ainsi que, point de bon berger comme point de leader sans bons moutons (individus, organisations, ou communauté) disposés à accepter d’être accompagnés. Pour illustrer cette dimension, l’article se termine sur l’exploration du pulaagu en tant qu’apprentissage d’une manière d’être bon berger ou bon mouton à travers un art de la mise à distance, une forme de transcendance.

Nous nous appuyons à cet effet sur les dimensions du pulaagu telles que définies par des anthropologues comme Christiane Seydou, pour qui le pulaagu est une :

Constante affirmation d’une indépendance absolue par rapport à tout ce qui risque d’empiéter sur le libre arbitre de la personne, donc par rapport à toute contrainte, qu’elle émane d’autrui (autorité, pouvoir, pression de quelque ordre qu’elle soit) ou de soi-même (besoins, pulsions ou affects). (…) Courage, constance, contrôle de soi, discrétion, pudeur, intelligence dans sa dimension de fierté, sens de l’honneur (…), telles sont les vertus incarnées par ces héros [des contes épiques peuls][3].

Évidemment, le mode de vie pastoral peule a subi de profondes transformations depuis l’époque où il a été étudié par les auteurs dont les travaux nous servent de point de départ dans cet article. Mais la figure du berger qui le symbolise mérite autant d’attention pour illustrer le leadership, ne serait-ce que comme tradition, dans le sens qu’en donne Bachir Diagne : « ce qui mérite d’être transmis pour être au principe de comportement[4] ».

Le troupeau comme médiateur entre l’homme et l’univers

Dans Le sentier du berger[5], Gidéon Vink rappelle ce grand récit qui lie la genèse des peuls à un mythe de la trinité « la vache, la femme, le Peul ». L’animal, le troupeau ont préséance dans l’ordre de la création de l’existence sur l’homme, le berger. Dieu créa la vache d’abord, ensuite le berger pasteur qui en prendra soin, ensuite de la vache au troupeau et du pasteur au peuple tout entier façonné par les conditions d’existence et d’exigence de la vache. Le berger, ne vit que pour son troupeau mais n’existe aussi que par celui-ci. Le parcours du berger est donc campé dans ce modèle du leader serviteur qui ne vit que pour répondre aux besoins de sa population (son troupeau). Pour Gidéon Vink comme pour ses prédécesseurs sur le sujet, dans l’univers pastoral peul :

L’homme est au service du bonheur de la bête et pas l’inverse. L’éleveur ne pense pas à lui-même mais à son troupeau. Ses propres désirs sont moins importants. Quand le troupeau a soif, il faut aller chercher de l’eau, quand le troupeau a faim, il faut aller à la recherche des pâturages. (…). En retour, le troupeau lui fournit tout ce dont il a besoin : un statut social, le prestige dans sa communauté, le bonheur et surtout du lait et des revenus[6].

Mais la vie de berger n’est pas un aboutissement ; elle n’est qu’un début dans le parcours initiatique que représente la vie. Prendre soin d’un troupeau, le mener tous les jours sain et sauf de l’enclos aux pâturages et des pâturages à l’enclos demande en effet beaucoup de qualités. La notion de care et surtout de caring si prégnante dans la dimension du leadership servant prend tout son sens pour en traduire la portée. Il ne s’agit pas seulement, d’une capacité de prendre soin de… ou d’être au service de… (du troupeau évidemment) mais d’exister pour …ou de n’exister que pour … Le leadership croise ainsi une vocation et pas seulement une profession.

Une des figures centrales de l’ouvrage de Mahalia Lasibille consacré aux groupes peuls des Wodaabé rappelle à juste titre que « sans troupeau, un Bodaado est un misérable, c’est comme un mort. Nous vivons pour le troupeau. Nous vivons par le troupeau[7]. » Elle avait aussi constaté que : « cet attachement [des Peuls à la vache] va bien au-delà d’une relation de nécessité. Le zébu n’est pas seulement un moyen de subsistance. Il devient un moyen d’existence en constituant une référence identitaire[8]. » Il y a donc une dialectique liant l’identité du berger en tant qu’acteur individuel au troupeau. Cette même dialectique lie aussi son groupe d’appartenance au troupeau, dans certaines de leurs représentations du monde, spécifiquement dans leur imaginaire de l’esthétique.

Ainsi :

cette identification au zébu existe au niveau de l’ethnie mais aussi au niveau individuel. Elle devient alors plus quotidienne, plus concrète. Dans les chants, le berger est appelé par le nom de sa génisse préférée, allusion qui permet une reconnaissance précise[9].

Le lien avec la vache n’est donc pas seulement un lien symbolique mis en scène dans des moments charnières : grandes cérémonies, moments de transhumance, mariage, baptême, investiture, etc.

La vache et le taureau constituent les référents à l’aune desquels la beauté humaine est appréciée dans l’imaginaire esthétique peul. Ainsi, « penser au jeune berger, c’est évoquer les plus beaux produits de son troupeau » nous rappelle Marguerite Dupire[10]. Chaque partie, chaque membre de l’animal a ses poèmes dédiés. La morphologie de l’animal fait ainsi l’objet d’une contemplation et sert de référent pour délibérer sur la beauté physique des femmes et des hommes lorsque celle-ci fait l’objet d’une appréciation.

Pour Mahalia Lasibille,

Les zébus bororooji rassemblent, incarnent les critères esthétiques que les Wodaa6e [les Peuls] valorisent tant sur le plan physique (robe rouge, cornes en lyre) que pour ses qualités telles que son sens de l’orientation, son caractère fier et rebelle, sa fidélité. Ainsi, ces pasteurs ont tenté de lui conserver sa morphologie, sa robe à laquelle ils portent une attention particulière, puisqu’il y a des robes bénéfiques et maléfiques[11].

L’analogie et les mythes sont poussés jusqu’à insinuer une ressemblance physique entre le Peul et sa vache, ceci lorsque la beauté humaine est à son idéal. Ainsi, dans les études anthropologiques consacrées aux danses populaires chez les groupes peuls du Niger et du Mali, une des figures témoins explique qu’au moment des festivités (Guerewol[12]) :

On dit à la jeune électrice : « Va choisir le taureau », car le danseur élu est appelé « taureau-étalon » (…) On compare l’élu à un taureau car c’est une image. Quand, parmi les vaches, un taureau se fait remarquer par sa beauté, on dit « Voilà un taureau ! » C’est la même chose parmi les hommes. Si c’est le plus beau qu’on a choisi, on dit que c’est un taureau. Cette appellation montre combien la beauté de l’homme et celle du taureau sont associées[13].

Les mythes d’une possible fusion physiologique entre le Peul et son troupeau happe même les spécialistes censés entretenir une distance par rapport à leur objet de recherche.

Ainsi que nous le rappelle Marguerite Dupire, une des sommités de son époque sur le sujet :

les plus purement nomades parmi les Peuls, les plus sauvages parmi les zébus nous apparaissent déjà liés par des accords morphologiques, résultat d’une adaptation peut-être millénaire de l’homme et de l’animal à un milieu physique inexorable[14].

Les animaux de la bergerie participent donc des références esthétiques pour déterminer ce qui est digne de contemplation, et ce qui est digne de représentation (dessin, statut, peinture, etc.). Ils façonnent la conception de la beauté, y compris l’image des autres et celle de soi-même.

Comme le rappelle Mahalia Lasibille :

Cette identification au zébu existe au niveau de l’ethnie mais aussi au niveau individuel. Elle devient alors plus quotidienne, plus concrète. Ainsi dans les chants, le berger est appelé par le nom de sa génisse préférée, allusion qui permet une reconnaissance précise[15].

La référence à l’univers du troupeau jusque dans le domaine de l’esthétique montre, si besoin en était, le degré de symbiose des Peuls avec leurs vaches. Ce, d’autant que l’esthétique revêt une importance capitale dans la culture, et l’imaginaire de la plupart des groupes peuls. En effet,

Si la volonté de perpétuation est commune à tous les groupes humains, elle prend [chez les Peuls] une dimension particulière par le biais de l’esthétique qui n’est pas, comme on le pense trop souvent, un phénomène superficiel mais la manifestation d’un enjeu fondamental, l’aspiration à une éternité. Éternité physique, fécondité. Éternité culturelle, identité[16].

Le respect de la vache est aussi doublé d’un respect de la nature (les eaux, les pâturages, les arbres) qui nourrit la vache, le berger et le groupe dans son ensemble. Michel Benoît note que le respect de la brousse inscrit les peuls dans un « rapport d’harmonie » avec la nature.

Ainsi :

par le truchement de ses animaux, le pasteur entretient avec la nature un certain type de rapport excluant la modification volontaire de celle-ci ou tout processus d’appropriation de l’espace qui pourrait compromettre son accessibilité par tous[17].

Plusieurs autres enquêtes ont confirmé cette recherche constante d’une harmonie entre la communauté, le bétail et les ressources. Ainsi, la durée du grand rassemblement de transhumance des groupes peuls du delta du Niger à la fin de l’hivernage, est-elle écourtée pour éviter une dégradation des pâturages[18].

Dans une étude sur la conduite des troupeaux et l’usage des arbres chez des groupes peuls du Burkina, Sandrine Petit a montré que :

la transformation volontaire de la nature et l’accumulation des biens étant exclues du projet pastoral au profit d’une relation directe et égalitaire avec la richesse naturelle[19].

Le berger peul est le dépositaire de cette philosophie de l’humilité qui le fait percevoir lui-même et sa communauté, comme un élément parmi d’autres dans la nature. Un élément d’égale importance par rapport aux animaux, aux eaux, aux pâturages, etc.

Ainsi :

Être pasteur, c’est vouloir ne pas intervenir sur le milieu pour ménager une relation égalitaire de chacun avec la nature : égalitaire car le troupeau « médiateur entre l’homme et la brousse » est une richesse précaire et que la propriété des parcours n’existe pas[20].

Le rôle du berger n’est pas seulement de s’occuper du troupeau, mais de veiller au maintien de cet équilibre qui implique de prendre soin des autres composantes de la nature dont la préservation est vitale pour la survie des pasteurs eux-mêmes. C’est donc par le troupeau que les pasteurs entrent en interaction entre eux individuellement et en tant que groupes. C’est aussi par le troupeau qu’ils entrent en contact avec la nature, le monde métaphysique, celui des savoirs et de l’invisible.

Si la vache apporte le bonheur, il est reconnu à la nature, et à sa flore des attributs qui donnent au berger une source de savoir et par l’effet même un pouvoir dans sa communauté. Certaines catégories de pasteurs à force d’observer les effets des plantes sur leur troupeau arrivent à percer les secrets de certains arbres, de certaines plantes. Certains feuillages consommés à telle période de l’année ou de l’ensoleillement auraient des vertus spécifiques[21].

À force donc d’être à l’écoute de la faune (ici le troupeau mais pas exclusivement) et de la flore, certains bergers savent quel arbre émonder pour leur troupeau pour favoriser la libido des mâles ou la fertilité des femelles, quel arbre permet de mieux lutter contre certaines maladies ou certains virus saisonniers, etc. À l’extrême, le berger lui-même doit parfois se laver avec la poudre de certaines plantes pour renforcer sa bonne étoile de berger, conjurer le mauvais sort ou la malchance qui peut se traduire par la mort d’une partie de son cheptel, etc. Ce n’est pas tellement l’effet réel de ces pratiques, qui relèvent en grande partie des croyances, qui nous intéresse ici mais plutôt l’étendue du champ d’apprentissage ouvert au berger dans son parcours d’accompagnement du troupeau. Un apprentissage qui passe par l’observation de l’interaction entre son troupeau et les éléments de la nature (l’eau, les pâturages, les arbres), l’observation de l’effet des éléments de cette nature sur le troupeau, sur lui-même et sur d’autres composantes de l’écosystème.

Le même type d’observation et d’écoute, rend les bergers capables d’interpréter le langage des animaux et celui d’autres éléments de cette nature avec laquelle ils sont en cohabitation. Dans certaines traditions pastorales peules, certains bergers fixent leur calendrier de transhumance en observant la façon dont certaines vaches ou certains taureaux de leur troupeau hument l’air. Certains comportements, certains signes d’une partie du troupeau peuvent donner une indication quant à l’imminence des premières pluies, la tombée de celles-ci dans une contrée lointaine, ou la fin imminente de l’hivernage[22]. Certains taureaux mâles en tête de troupeaux, comme certaines vaches, ou certaines brebis peuvent ressentir de loin la présence de fauves et éviter au troupeau et au berger lui-même le danger.

Le berger comme médiateur entre le groupe, le troupeau et la nature

L’analyse des travaux scientifiques présentés dans la partie précédente montre comment le berger est de fait le principal médiateur dans le processus de communion des pasteurs peuls avec le troupeau, la nature et les mondes qui les entourent. En ce sens, lorsque les traditions pastorales se réfèrent au berger, ou aux animaux de la bergerie (mouton, brebis, vache, troupeau), il ne s’agit ni de métaphore, ni de paraboles servant à caractériser la relation entre les croyants et leur Guide[23]. Le troupeau est important pour ce qu’il représente dans l’existence et l’identité du groupe. Le berger est la figure première de cette identité en ce que ses activités permettent au quotidien de perpétuer les liens entre le groupe et les autres éléments de l’univers pastoral (le troupeau, les pâturages, les eaux, les arbres, etc.). Il incarne ainsi les valeurs attendues de chacun des membres du groupe, lorsqu’il se définit Peul, au-delà de sa position sociale du moment comme « berger » ou « mouton ». Ces valeurs appelées le pulaagu ou la Fulany way pour emprunter le terme cher à Stenning[24] se reconnaissent dans un « code moral et social […] une codification élémentaire des relations sociales »[25].

À l’inverse d’un système fondé sur des règles, le principe de code privilégié par les sociologues et anthropologues définit quant à lui ce qui est souhaitable mais dont la transgression ne mène pas à une faute, plutôt à un déshonneur.

Rudolf Leger et Abubakar B. Mohammad rappellent que :

The concept of pulaaku is that unique attribute of the Fulbe that serves as an unwritten code of conduct for all ‘true’ Fulbe. Pulaaku is Fulbe’s guiding principle in their dealings with their fellow Fulbe as well as with all other people. (…) Pulaaku specifies the actual rules or guidelines for appropriate behaviour and presentation of self, as well as a series of virtues and personal attributes, which may be viewed as rewards for behaving like a Pullo.“ In other words, pulaaku ‘is a Fulbe-exclusive marker[26].

Au centre de ce pulaagu, les quatre vertus cardinales de l’identité peule sur lesquelles s’accordent les différents auteurs ayant travaillé sur la question et qui sont : la retenue, la patience, le courage, le discernement. Ainsi, Stenning rappelle qu’en plus d’un « whole range of rights and duties particuliar to a Pullo », le Pulaagu renvoie à certains traits précis, dont le seemteende, traduit par « modesty and reserve », le munyal, c’est-à-dire « patience and fortitude », et enfin le hakkiilo, « care and forethought »[27].

La réserve et la modestie que les Peuls eux-mêmes traduisent plutôt par la retenue (Gaccé) commence très tôt par cet apprentissage du silence dans la vie solitaire de berger. Celui-ci emprunte toujours un couloir qui lui est unique lorsqu’il se dirige vers les pâturages et, une fois sur les lieux, passe la journée seul à surveiller son troupeau, au besoin à émonder des arbres pour lui, à le déplacer des espaces de pâture aux points d’eau. Le berger fait ainsi l’apprentissage du silence et de l’observation. Les deux vertus le mènent durablement à la retenue.

La réserve et la retenue participent d’une valeur morale plus large qui rejoint même l’esthétique. Elle est personnifiée à son plus haut degré chez le berger par le renoncement, l’effacement et surtout, le refus de prépondérance.

C’est ce que nous avons appelé en introduction la mise à distance :

La foulanité [le pullagu] se manifeste dans le fait d’éprouver de la pudeur et dans le renoncement à un échange que le sentiment de la pudeur exige. Les normes et les règles de comportement que nous rencontrons dans la pratique quotidienne du pulaagu ont toutes pour but le renoncement (…). Un individu est exemplaire quand il dispose de cette qualité fondamentale qu’est l’absence de besoins. L’essence même des règles du pulaagu, ou la valeur qu’il permet de réaliser, c’est l’absence de besoins. L’absence de besoins, c’est non seulement surmonter ses besoins physiques ou matériels, mais aussi accepter un renoncement social, c’est-à-dire étouffer des ambitions et éviter toute sorte de prépondérance sociale[28]. La particularité de ce complexe de normes réside dans le fait qu’on n’attend pas de preuves positives d’une adhésion à la communauté (…) et qu’on ne réclame même pas de faire preuve d’égards sociaux. Ce sont plutôt des égards envers soi-même, envers sa propre qualité qui sont exigés. Celle-ci réside dans la foulanité, c’est-à-dire dans l’absence de besoins, qualité que l’on ne peut préserver que par le renoncement et le contrôle de soi[29].

Ce contrôle de soi participe de la deuxième qualité, soit la Patience qui est attendue du berger et à travers lui de tout individu mettant en scène l’identité peul (le pulaagu). La patience est aussi la vertu requise pour accompagner au quotidien le troupeau ; une vertu qui se renforce également à travers cet accompagnement.

Cette notion, qu’on appelle Munyal, en peul

can be interpreted to mean patience, tolerance or perseverance. It is expected of a Pullo to display this quality. Whatever difficulty we may face, there will be relief in the end, if only we persevere. It is expected of a Pullo to display a high degree of perseverance. He must not always expect quick results or easy solutions to problems[30].

Même si la figure du berger est celle la plus proéminente dans les récits anthropologiques portant sur les vertus associées au pulaagu, celles-ci correspondent à la norme attendue de toute personne mettant en scène l’identité peule. D’ailleurs, la fonction de berger n’est pas un privilège réservé à certains. Chacun dès le jeune âge peut y aspirer. La réputation évoluant au gré des qualités de berger que révèle cette expérience, ces qualités se révèlent aussi à la famille en observant les habiletés de leur enfant avec le troupeau. L’embonpoint du troupeau, sa croissance en nombre, l’absence de perte (aucune vache ou brebis égarée ou volée) sont autant de signes indiscutables des qualités et de la bonne étoile du grand berger en devenir. Il n’y a donc ni normes prescrites, ni rhétorique sur la performance, mais au leadership servant du berger sont attachés des résultats visibles à l’état apparent du troupeau, à sa sécurité, sa croissance, son bien-être.

Aux vertus cardinales de l’identité peule citées plus haut (la retenue, la patience, le discernement, l’effacement), le berger accompli doit aussi ajouter la générosité, la douceur. Bhosen, par exemple, note ce qui suit :

Un « vrai Peul » montre la même prévenance et la même douceur envers tout le monde. S’il n’arrive que très rarement de rencontrer des individus ayant atteint ce degré d’abnégation, celle-ci apparaît quand même comme ce qui est typique, ce qui distingue vraiment les Fulbés des autres. Leur sentiment de honte, leur pudeur (senteene) ne leur laissent pas le choix. Ils conçoivent alors l’acte de donner, non pas comme la réalisation d’une norme sociale, mais plutôt comme la conséquence d’une qualité particulière dont ils ne peuvent se débarrasser, même s’ils en avaient le désir[31].

Plus que d’un code moral, le pulaagu tel que présenté dans les différents travaux s’avère donc être une sorte d’esthétique ; une esthétique du savoir-être qui met l’emphase sur ce qui est beau (convenable) mais aussi sur la façon de vivre la plus honorable parmi les autres éléments de l’univers.

Ce code pastoral ne répond ni à une prescription, ni à une nécessité, notent la plupart des écrits, mais simplement à un désir de s’élever sur le terrain du vivre-ensemble :

Le fondement du pulaaku, cette indépendance absolue vis-à-vis de tout ce qui est autre que soi, a pour manifestation la plus explicite et la plus courante la maîtrise de soi en toute occasion : car, plus encore qu’une résistance à autrui, cette vertu implique une dissociation et une distanciation de soi, une capacité à se considérer soi-même comme autre pour pouvoir gérer ses propres exigences, dominer ses pulsions, ses affects, et préserver ainsi sa liberté d’individu, en un mot, une capacité à se mettre en situation d’autre pour être soi ![32]

Fierté et générosité des actes, indépendance absolue vis-à-vis des autres, retenue et discernement sont donc des valeurs essentielles de l’éthique pastorale peule.

En cela, la modernité ne peut que s’enrichir de leur connaissance :

Quand on observe la vie quotidienne des Fulbe et qu’on examine ce qu’ils attendent les uns des autres, il apparaît clairement qu’ils ne réclament pas la bonté, la vraie noblesse de coeur ou la sincérité dans la compassion. Ils n’exigent pas ces qualités de l’individu de la même manière qu’ils demandent à un « vrai Peul » d’avoir du semteene [retenue, réserve, ou gêne]. Cela signifie qu’ils peuvent parfaitement vivre sans ces qualités, sans cette obligation morale réciproque. L’ordre des Fulbe, le pulaagu, est de nature plus esthétique que morale. Ce qu’on exige, ce n’est pas l’adhésion à l’autre et à la communauté, mais la réalisation d’une forme idéale[33].

Conclusion

Le berger est la figure symbolique par laquelle s’incarne toutes ces valeurs morales et esthétiques constitutives du pulaagu que nous venons d’analyser. Il est utile cependant de rappeler que tous les auteurs constatent qu’on peut être berger ou Peul sans avoir toutes ces qualités intrinsèques, ni même à les démontrer. Il suffirait pour cela de ne pas mettre en scène l’identité peule, le pulaagu, dont l’activation a pour fonction de pousser le berger à s’élever et à agir de manière honorable envers lui-même et les autres et ce, en situation d’anonymat (bon mouton) ou de leadership (bon berger).

L’analyse de la littérature anthropologique et sociologique produite sur les Peuls montre aussi que la culture pastorale, par les valeurs d’harmonie et d’égalité de l’homme avec les autres éléments de la nature qui la caractérisent (en particulier, les animaux de la bergerie pour ne parler que de ceux-là), offre des réponses aux multiples défis qui se posent à notre époque : du respect de la nature et de l’autre, à l’acceptation du pouvoir et de l’autorité. Les valeurs et l’éthique qu’enseigne au berger l’accompagnement de son troupeau sont à y regarder de près simplement celles qui nous permettent de vivre en harmonie dans toute société à titre de bon berger (bon leader) ou de bon mouton[34].

La vie dans la bergerie, mieux que tous les autres microcosmes, est en effet un lieu où le vivre- ensemble est fondé sur un respect strict de règles de la vie du groupe. Les animaux de bergerie conviennent toujours de celui qui sera à la tête du troupeau pour la sortie vers les pâturages, de celui qui ouvrira le bal au moment de s’abreuver et de celui qui le fermera, de la composition des groupes au moment de paître, mais aussi dans l’enclos et au repos, etc. C’est cette stricte observance des règles de vie de groupe qui facilite le travail de guide et de servant du berger.

Ces qualités reconnues aux animaux de bergerie expliquent que tous les artefacts de la culture pastorale peule préparant à la vie adulte soient inspirés de cet univers animal[35]. Dès le jeune âge, l’enfant dans les sociétés pastorales peules simule son rôle social en s’incarnant dans un animal de bergerie. Il s’inspire par l’observation de leur façon naturelle de vivre, de se déplacer, de faire face à l’adversité. Il apprend aussi à développer son imaginaire esthétique avec comme référent ces animaux. Le berger peul, de par son intimité avec le troupeau, est, dans l’imaginaire, celui qui détient la clé de cet univers pastoral. Il symbolise à cet effet, la figure du héros, un peu comme le pompier, le policier dans l’imaginaire de l’enfance dans la culture occidentale. La nuance de taille est que le héros admiré en dernier ressort dans l’imaginaire pastoral, ce n’est pas tant le berger (ici le pompier), mais le troupeau ; précisément, les vaches, les brebis, qui lui donnent l’occasion de se mettre en scène.

Ces valeurs incarnées par le berger peul que soulignent les chercheurs servaient jadis au berger pour accompagner son troupeau et vivre de manière honorable parmi les hommes. À y regarder de près, elles sont aussi utiles aujourd’hui pour accompagner les organisations, les communautés, les individus à faire face au défi de l’interrelationnel et du leadership. Les exigences et la nécessité d’une écoute active des besoins du troupeau, d’un respect strict des itinéraires de transhumance, l’obligation de participer à des rites et des pratiques très codifiés sont autant d’éléments qui favorisent chez le berger un renoncement à la prépondérance et à la domination, autant sur ses semblables, sur ses animaux que sur la nature. Car le berger a besoin de la complicité de tous ses mondes pour exister et pour s’accomplir en tant que berger. De cette conscience naissent un code éthique et des valeurs esthétiques (l’esthétique en tant que recherche de la perfection) utiles pour être un bon berger ou un bon mouton.