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« Un boeuf, on l’attrape par ses cornes ; un homme, on l’attrape par sa bouche »

Proverbe changana

Pour peu qu’on s’intéresse à la part humaine du bétail au Mozambique (et en Afrique en général[1]), on est vite interpellé par « ce que nous disent certains animaux »[2] sur le pays et ses habitants, notamment leurs habitudes, leurs langages, leurs traditions, leurs rapports, leurs pouvoirs, leurs savoirs, leurs peines, leur foi, en somme, leur vie pleine dans tous ses états, c’est-à-dire, saine, sainte ou malade[3]. Au delà de l’imaginaire collectif animalier ancestral[4], le bétail au Mozambique est une source de revenus et d’alimentation pour la population rurale, dont les principales activités sont l’agriculture, l’élevage, la pêche, la chasse et l’artisanat. Le bétail assure l’alimentation humaine à un double titre : nourrir le corps et nourrir l’âme ou l’esprit (par la parole vitale circulant de bouche à oreille).

Dans le présent article nous nous proposons d’analyser la part humaine du bétail au Mozambique à travers des jeux du langage et de noms discursifs employés par le pasteur s’imposant comme une prise de parole qui est aussi une prise de pouvoir pacifique, truculente et (a)politique[5]. Chaque fois que le pasteur appelle ses bêtes (bovins, canins, caprins, ovins…), « on repère à chaque instant de petits faits apparemment insignifiants, dont l’accumulation fait sens »[6]. Parolier empathique et observateur érudit à l’ombre, le pasteur se confie à ses bêtes pour créer un « spectacle purement narratif »[7], un « langage en spectacle »[8], une « danse des signes »[9], une « danse de la vie »[10], fidèles à la « liturgie bantoue »[11].

Les noms populaires du pasteur dévoilent son intimité sans menacer sa « face » ni celle d’autrui. Appeler devient donc synonyme d’agir, tant pour la bête qui est appelée que pour tout autre destinataire visé. Ici, on appréhende la signification du bétail en tant qu’observatoire de société[12], support langagier et espace discursif, à la portée de tous. On appréhende surtout les pouvoirs, les savoirs et la part humaine qui se cachent derrière le bétail donnant voix au petit peuple. L’entrée langagière au Mozambique par le bétail soulève les questions suivantes : pourquoi le pasteur attribue-t-il des noms aux animaux ? Que nous disent-ils ? Quel lien existe-t-il entre langage, pouvoirs, savoirs et société au Mozambique ? Ce donneur et appeleur de noms populaires, qui est-il exactement ? Quelle vie mène-t-il ? Que raconte-t-il à travers le bétail ? Nos éléments de réponse à ces questions partiront des études de cas réalisés à Maputo et dans trois bourgades au sud Mozambique (Nhamavila, Changalane et Magude) en nous appuyant sur la sociolinguistique interactionnelle et l’anthropologie du langage[13].

Langage, bétail et société au Mozambique : quotidiennetés, complicité et complexité

« C’est dans l’animal qu’il faut creuser pour déterrer les limites de l’homme »

Koulsy Lamko

Sans entrer dans les complexités polysémiques et génériques liées au langage[14], précisons que le langage humain ou la parole vivante, dans notre optique analytique, est avant tout le parler ordinaire[15], l’art de faire et la manière de dire[16], l’énonciation de la subjectivité dans l’interaction verbale[17], l’acte de parole mobilisant « la langue, le corps, la société »[18] et différents états d’esprit de chaque « homme de paroles »[19] en situation, en action. Quels liens se déploient entre le langage, le bétail et la société mozambicaine contemporaine ? Notre enquête ethnographique sur le parler ordinaire nous a permis de prendre conscience que le bétail (ainsi que d’autres supports langagiers marginaux[20]) libère la parole intime circulant de bouche à oreille et mettant en scène la vie quotidienne[21] sans compromettre le monolinguisme de l’autre[22]. Tout à coup, « la banalité se transforme en mystère »[23], car chaque bête appelée se fait messager, confident et interlocuteur déconstruisant la frontière entre l’humanité et l’animalité. Effectivement, le maître choisit le bon nom discursif, avec le bon animal messager, dans la bonne langue du destinataire visé, au bon moment et au bon endroit. Le destinataire visé à son tour, en fait autant. En conséquence, l’ensemble des noms discursifs attribués aux bêtes constitue une prose dialogique, polyphonique et plurilingue se présentant au chercheur de façon fragmentée et désordonnée comme un observatoire de la société mozambicaine d’aujourd’hui, vue d’en bas, à l’oral autant qu’à l’écrit.

La part humaine du bétail à Maputo

« Les boeufs se sentent les uns les autres parce qu’ils se connaissent »

Proverbe changana

Le bétail au Mozambique et plus particulièrement à Maputo et dans les bourgades soumises à l’enquête (Nhamavila, Changalane et Magude) trouve écho dans diverses interactions verbales (inter/intra) familiales quotidiennes, complices et complexes, mais également dans l’environnement urbain, notamment dans le monde des transports et du commerce, évoquant les « humanimalités »[24]. Les exemples ne manquent pas et la liste suivante est loin d’être exhaustive :

  1. « Éleveur du bétail » (Criador de gado) ; « Chasseur » (Caçador) ; « Pêcheur » (Pescador) ;

  2. « Esplanade Kiosque vache vache » (Esplanada Quiosque vaca vaca) ;

  3. « Buvette Haleine de bouc » (Barraca Bafo de bode) ;

  4. « Méfiez-vous de la chèvre[25] de cette maison » (Cuidado com cabra desta casa) ;

  5. « Vous êtes monté sur une chèvre » (Ukweli Mbuti) ;

  6. « Mon chevreuil » (Minha Cabrtinha) ;

  7. « Mouton, ne me suivez pas, vous allez pâlir ! Moi aussi, je suis perdu » (Nhepfu, Ungalini ladzi, utakwalala ! Namina nilalhekili) ;

  8. « Je suis chat sauvage » (Ni Goya) ;

  9. « Le chat noir est de retour » (O gato preto está de volta) ;

  10. « Petit cheval blanc, allons à Beira » (Cavalinho branco, vamos à Beira) ;

  11. « Gros rat, attention ! » (Khonjo nkulu, bassopa !) ;

  12. « Plus je rencontre de gens, plus j’aime mon chiot » (Quanto mais gente conheço, mais gosto do meu cachorro) ;

  13. « Attention au maître du chien » (Cuidado com o dono do cão) ;

  14. « Dog man » ;

  15. « Dog style » ;

  16. « Famille de docteurs, dinosaure » (Dr Maxaka, Dinossauro) ;

  17. « Buffle blessé » (Búfalo ferido) ;

  18. « Mini-épicerie gazelle » (Mini-Merciaria Gazela) ;

  19. « Le retour du tigre » (O regresso do tigre) ;

  20. « Buvette lion » (Barraca Ngonhamo) ;

  21. « J’ai tué un lion d’un coup de poing » (Matei lião com um soco),

  22. « Les Dauphins » (Os Golfinho) ; « Les requins » (Os tubarões) ; « Crabe jalouse » (Haya ukwele)

  23. « Je suis un hibou mâle » (Nikuko wa xikhova) ;

  24. « Scorpion de la zone » (Scoprião) ;

  25. « Zito Moustique du quartier » (Zito Mosquito do bairro) ;

  26. « Eagles bar ».

On notera ici la maîtrise de l’art de tout dire avec peu de mots et d’exprimer la « poétique de la ville »[26] sous forme de maximes pour dévoiler « les sentiments les plus profonds de l’âme et les plus beaux concepts de l’esprit dans la littérature orale, née spontanément, fidèlement conservée, religieusement transmise de génération en génération et, au fil des siècles, enrichie de nouveaux thèmes, de nouvelles oeuvres, de nouvelles créations »[27]. La récente conquête de « pouvoirs et savoirs de l’écriture »[28] par les scripteurs d’en bas au Mozambique, a gagné plus de « visibilité, lisibilité et publicité »[29] avec l’explosion de l’économie néolibérale[30]. Depuis lors, on assiste à une frénétique massification et appropriation de l’écriture omniprésente partout et amplifiée par « la grande conversion numérique »[31] où la tradition orale ancestrale est renforcée par la tradition écrite, coquette en devenir sans concurrence. C’est pourquoi « le Mozambique des mots écrits »[32] ou de l’expression écrite libre n’est plus l’apanage des élites.

Les inscriptions plurilingues citées plus haut signifient autant qu’elles communiquent et accomplissent des actes sociaux avec un sens de l’humour et de la dérision à la portée de tous, car les langues utilisées sont familières. Chaque bête évoquée aiguise l’intelligence individuelle et l’imagination collective sous forme de plaisanteries complices (g, h, i, n, o, p, s, w), de critiques sobres (v, x, y), de conseils judicieux décalés (d, k, m), de renseignements pratiques (a, r, t, z), de tendresse complice (f), de satires épiques (b, c, e, l, q, u) et de référents emblématiques (h). À Maputo, indépendamment de leur valeur symbolique et de leurs catégories, les bêtes sont mobilisées par les citadins pour raconter leur histoire contemporaine et leurs vicissitudes locales ; pour donner leurs leçons pragmatiques transformant ainsi l’environnement scriptural urbain en une école de sagesse pour tous. Les animaux stylisent et donnent de la force aux discours sociaux humanisant la ville.

Les fresques animalières à Maputo

« Les doigts des hommes cachent beaucoup de choses »

Proverbe changana

Outre les discours sociaux observables dans l’espace public, les animaux[33] occupent une place centrale dans une véritable narration iconographique vigoureuse, érudite et pittoresque. Pour être concret, signalons quelques cas précis :

  1. Fresque surréaliste où l’on voit un gros serpent enroulé dans un arbre avec sa langue trempée dans un verre de bière pétillante en pleine journée d’été[34] ;

  2. Fresque réaliste qui montre un faucon chassant les poussins dans l’arrière-cour d’une maison alors que la mère poule partout pour trouver de quoi nourrir ses poussins. On voit aussi un vieil homme consommant une boisson traditionnelle dans un récipient cultuel, une femme décontractée, allongée sur une natte et parlant à un vieil homme tandis qu’une autre femme pilonne[35] ;

  3. Fresque montrant le combat entre un serpent et un chat. Les deux guerriers sont en position d’attaque, mais aucun d’entre eux n’attaque l’autre, et en dessous on peut lire : « Essayez-moi »[36] ;

  4. Fresque en tissu montrant une médecin traditionnel en action à trois moments différents : d’abord assise dans son atelier en train d’accomplir ses cultes animistes ; puis apparaissant avec une épée à long manche en train de tuer un énorme serpent noir enroulé autour d’un arbre ; enfin, noyant, avec sa baguette magique[37], quelque chose qu’on ne voit pas, ce qui laisse penser au cobra qu’elle avait tué avec l’épée. Sur cette fresque, on peut également lire « Groupe Ramba : enfant du serpent. Un médecin généraliste de Tanzanie fait disparaître la magie. Contact : 845131849/879066461 ».

Nous pourrions multiplier à l’infini les exemples, mais nous pensons que ceux qui ont été signalés reflètent l’univers iconographique et sémiotique dans lequel les animaux constituent la pièce maîtresse, les héros de récits urbains explorant, dans le langage des citadins, le texte et l’image avec des pouvoirs et des savoirs locaux exigeant des compétences endogènes multiples.

Comme l’attestent les exemples cités, les animaux, déjà omniprésents et ancrés dans la tradition orale (contes, fables, mythes, chanson, superstitions…), se donnent à lire et à voir dans le décor scriptural et pictural contemporain où texte et image humanimalisent la ville, participant ainsi à « la construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte »[38] écrit à plusieurs mains au « conte-goutes »[39] ou « graines de parole »[40]. Les animaux hantent donc l’imaginaire collectif des citadins et s’affirment comme patrimoine culturel langagier véhiculant des valeurs autochtones et des messages codés/complices autant dans « le parler ordinaire »[41] que dans « les écritures quotidiennes »[42] ou dans « les écritures urbaines »[43] en devenir.

Par ailleurs, les animaux trouvent un écho intrigant dans les média locaux où l’humanimalité évoque tantôt des dérives psychopathiques[44], tantôt des superstitions animistes[45], tantôt des pouvoirs de la sorcellerie[46]. Outre l’omniprésence des animaux dans les discours sociaux, on note aussi l’omniprésence des bêtes vivantes à vendre dans l’espace public[47] (rues, marchés) pour la consommation et les cultes animistes. En périphérie, l’élevage se fait dans l’arrière-cour. Le pasteur connait et domine son troupeau, ce qui lui permet surtout de dire tout ce qu’il ressent, pense et voit dans son entourage aux dépends des bêtes qui l’écoutent, l’obéissent, le reconnaissent. Aujourd’hui, la figure du pasteur (de bétail au départ), a acquis une réputation très médiatique, avec la multiplication des églises dans les bidonvilles, à tel point que certains analystes considèrent que les citadins « ce ne sont plus des croyants, mais des consommateurs de produits sacrés, des consommateurs de miracles[48] ». La prolifération galopante des pasteurs populistes de « troupeaux humains » fait écho à la figure du pasteur originel de troupeaux bestiaux du terroir. Certes, l’un et l’autre ont leurs propres pouvoirs, savoirs, mythes, cultes et rites du terroir ; néanmoins, les deux convergent dans le don de la parole et des stratégies rhétoriques-discursives pour transmettre des messages d’amour, de paix et de bien au sein de leurs troupeaux respectifs.

La part humaine du bétail à Magude : pouvoirs, savoirs et leadership du pasteur

« Riez d’une chèvre édentée, mais si elle meurt, vous la mangerez »

Proverbe changana

Fait intéressant, l’éleveur de bovins parvient à réguler la vie familiale, communautaire et sociale et à transmettre son savoir à travers les noms astucieux qu’il donne à son troupeau en fonction de ce qu’il vit, observe, ressent et pense. Le pasteur s’affirme comme un leader qui exerce son pouvoir symbolique[49] par l’acte de donner des noms à son troupeau obéissant à ses ordres et transmettant ses messages aux destinataires visés.

D’un point de vue anthropologique, il faut noter que les pouvoirs, les savoirs, la valeur et la signification des noms varient selon le contexte d’utilisation, la situation de communication, les acteurs sociaux impliqués et le moment d’énonciation. Curieusement, les noms sont également subdivisés en fonction des domaines de connaissance, c’est-à-dire, le savoir populaire et le savoir scientifique. Pour illustrer ce fait, il suffit de rappeler qu’à chaque nom populaire correspond un nom scientifique. Ainsi, « le boeuf » pour les scientifiques est Bos Taurus, « la vache » est Bos Taurus Taurus, « le chien » est Canis Lupus Familiaris, « le lion » est Panthera Leo[50] et ainsi de suite. Il en va de même d’ailleurs pour les plantes, ainsi « la langue de belle-mère » pour les scientifiques se nomme sensevieiria trifasciata[51], « le baiser du mulâtre » est Catharanthus Roseus, « la côte d’Adam » est Monstera deliciosa Liebm, « la barbe du serpent » est Ophiopogon Jaburan Roseus[52], etc.

Comme on peut le constater, d’un point de vue anthropologique, en tant que langage, les noms populaires et les noms scientifiques désignent, déterminent, classent, signifient, communiquent, transmettent, en somme, sont dotés de pouvoirs, de savoirs et de valeurs qui ne doivent pas être considérés de manière hiérarchique, puisque les uns et les autres ont leur légitimité épistémique. Refuser cette légitimité revient à promouvoir un « épistémicide » ou un certain « impérialisme intellectuel »[53], qui est actuellement remis en question, les scientifiques tentant d’établir un dialogue et un pont entre des savoirs de nature épistémique différente. On pense même aux « conditions et aux possibilités de légitimation des savoirs locaux dans l’académie »[54]. Mais après tout, qui donne le nom ? D’où vient ce nom ? Quelle est sa signification et sa visée pragmatique ? Quelles sont les réalités qui sont nommées ? Quelles sont les motivations des donneurs du nom ? Pour répondre à ces questions, nous nous rapporterons à trois communautés ayant fait l’objet d’enquêtes, à savoir Nhamavila, Changalane et Magude, en mettant l’accent sur la performativité et le fonctionnement des noms attribués au bétail par le pasteur du coin.

La catégorisation populaire des bovins à Magude

« N’ouvrez pas la bouche du boeuf qui mugit »

Proverbe changana

Au cours de nos recherches sur le fonctionnement des noms locaux attribués au bétail par le pasteur du coin, nous nous sommes rendu compte que la dénomination est loin d’être un simple acte d’encodage et de décodage linguistique. Au contraire, l’acte de nommer s’inscrit dans une dynamique très complexe, riche et astucieuse. En effet, « depuis la Genèse le fait est souligné, nommer le monde, c’est aussi pouvoir le dominer, le mettre sous tutelle »[55]. En ce qui concerne les noms des bovins à Magude, il existe une catégorisation endogène qui, compte tenu de la similitude et de la dissemblance des caractéristiques des bovins, les regroupe en catégories spécifiques, c’est-à-dire en noms fonctionnels désignés en langue locale comme suit :

  • Lungazana (brun clair) ;

  • Lhavukazi (taches blanches et noires) ;

  • Nhokazi (taches blanches et rouges) ;

  • Ntchilove (noir foncé brillant) ;

  • Zotho (brun foncé).

Par ailleurs, au delà de cette catégorisation autochtone[56] spécifique à chaque communauté ethnolinguistique, ces mêmes bovins portent des anthroponymes[57] ; des toponymes[58] ; des noms des sociétés minières sud-africaines[59] ; des discours sociaux[60]. Il faut noter qu’ici le bovin, sans cesser d’être Lungazana, Lhavukazi, Nhokazi, Ntchilove, Zotho, s’affirme comme un support langagier pour assumer une fonction sociale spécifique, c’est-à-dire pour accomplir plusieurs actes sociaux. Au fond, les noms d’animaux s’interpénètrent sans distinction entre anthroponymes, toponymes, ethnonymes, noms communs, noms propres et discours performatifs adressés à l’autre. Cette porosité des frontières nous amène à constater que, plus qu’un simple animal, le bovin et le bestiaire en général s’impose comme la palabre à la portée de la communauté locale.

Paradoxalement, lorsqu’il s’agit de sanctionner un délit grave (comme l’adultère par exemple), l’anthroponyme perd délibérément son caractère humain pour fonctionner comme une sorte de sentence à vie, non pas pour humilier le porteur du nom mais pour discipliner l’infracteur. En effet, un pasteur de Magude trahi par sa femme qui avait eu un bébé avec un autre homme, décida de maintenir le mariage et de ne pas se séparer d’elle à la condition qu’il soit libre de donner au nouveau-né le nom de Kwatine, du changana, qui signifie « brousse ». Pour la communauté et le donneur du nom, Kwatine fonctionne comme représailles et leçon de vie. Kwatine prend ici une dimension performative, car c’est une manière de faire justice soi-même par sa propre « parole d’oeuvre »[61] introspective.

La part humaine du bétail à Nhamavila et à Changalane : noms discursifs et régulation de la vie sociale

« Tout homme qui souffre est de la viande »

Gilles Deleuze[62]

À Nhamavila, nous avons été frappé par le cas d’une dame accusée de sorcellerie qui dut recourir à son troupeau et à ses chiens pour évacuer son chagrin. Cette dame a perdu son mari qui était éleveur de bétail dans la vie et mineur en Afrique du Sud. Il faisait toujours des allers-retours entre le Mozambique et l’Afrique du Sud, combinant ses activités dans les deux pays, à savoir l’élevage, l’agriculture et la pêche au Mozambique et le travail dans les mines en Afrique du Sud. Déjà à la retraite, complètement affaibli et très malade, il s’est rendu en 2017 en Afrique du Sud pour aller toucher ses indemnités. Hélas, il n’est jamais revenu, on n’a plus jamais entendu parler de lui, personne ne peut dire ce qu’il est devenu et il y a peu d’espoir qu’il soit encore en vie. La famille a même envisagé d’organiser une cérémonie pour enterrer ses vêtements. Sa femme n’était pas d’accord et n’a jamais accepté de faire son deuil. Comme si cela ne suffisait pas, elle a un fils qui s’est suicidé et les mauvaises langues rejettent toute la faute sur elle. C’est ainsi que parmi les différents noms performatifs de son troupeau, on trouve :

« Toi, qui sait quelque chose ! ? » ; « Révèle le secret que tu gardes ! » ; « Ma bouche est-elle une chaise ? » ; « Ne t’assieds pas sur ma bouche ! » ; « Vivre est un sort ? » ; « Ma misère ! », « Putain d’homme ! », pour n’en citer que ceux-là traduits en français du changana et chope. Et les chiens qu’elle possède attirent également l’attention par leurs noms percutants et interactifs : « Dis bonjour ! » ; « Laisse-moi respirer ! » ; « Glisser, n’est pas tomber ! » ; « Le coeur est un enfant ! » ; « Je pleure seule ! »

Et le répertoire est beaucoup plus large.

Dans la bourgade de Changalane, nous avons repéré le même phénomène. Le pasteur se confie au bétail avec des noms comme :

« Gâcheur de voyage ! » ; « Bon grand mangeur ! » ; « Goûteur de bonnes choses ! » ; « Laissez-moi manger ! » ; « Le sable va te dévorer ! » ; « Je vais mourir heureux ! » ; « Sors de moi ! » ; « Personne ne veut de moi ! » ; « Tu as une dette sur terre ! » ; « Tu as choisi seul ! » ; « Ouvre tes yeux ! » ; « Ferme la bouche ! » ; « Fantôme ! » ; « Panier ! » ; « Pilon ! » ; « Calebasse ! »

Et le répertoire est beaucoup plus étendu.

Comme nous pouvons l’observer, le fonctionnement du nom des animaux dans les bourgades soumises à l’enquête est dynamique, méthodique et complexe. Il n’est qu’une ruse discursive pour dévoiler tout ce qui ne peut pas être dit en face à face. Mais c’est aussi un grand défi pour le chercheur qui se trouve face à des énoncés déliés dont la syntaxe et l’ordre de lecture ne coïncident pas avec les conditions de leur production. Notre échantillon est limité au répertoire que nous avons pu constituer à partir d’un univers beaucoup plus large, ce qui dénonce les limites de la présente étude sans toutefois nous empêcher de tirer quelques enseignements sur les scènes de vie narrées où l’humour, l’amour, l’empathie, la réparation, s’interpénètrent dans chaque bête appelée ici et maintenant. Certaines bêtes réincarnent des défunts[63] et « prononcer le nom réincarné, c’est agir sur l’âme et l’inciter à l’action »[64].

Paraphrasant Saussure qui considère la langue comme une institution sociale assimilée à un ensemble de conventions, il n’est pas exagéré de considérer que le nom discursif du pasteur du coin est une institution sociale dans la communauté et, peut-être, la principale institution de la communauté, car le nom, dans ses multiples facettes, est la clé ou le code secret pour entrer dans l’intimité d’une personne. Pendant la guerre civile au Mozambique (1976-1992), de nombreuses personnes sont tombées dans le piège de bandits qui les appelaient par leur nom intime (pseudonyme, surnom, sobriquet) et sortaient de leurs cachettes en étant convaincues d’être leur propres proches. Aujourd’hui encore, de nombreux crimes sont réussis, en recourant souvent au nom intime des victimes, sans perdre de vue que, dans l’imaginaire collectif mozambicain, on considère que le sorcier ne peut entrer dans une maison que lorsqu’un membre de la famille qui connaît son nom intime (traditionnel, sacré ou secret) lui ouvre la porte en le confiant à des tiers.

La complexité de notre corpus tient au fait que, outre le vaste répertoire inépuisable de noms d’animaux, les maîtres eux-mêmes ont plusieurs noms (polynomie), parlent plusieurs langues (plurilinguisme), incarnent plusieurs voix (polyphonie) s’inscrivant dans l’expérience in situ, in vivo. Il existe une grande porosité entre les noms de personnes, les noms d’animaux, les noms de lieux et les noms de choses, ce qui complique encore davantage leur fonctionnement et leur interprétation, lesquels exigent plusieurs compétences complémentaires (psycho-sociolinguistiques, sémiolinguistiques, ethnolinguistiques, anthropologiques).

Conclusion

Le bétail au Mozambique occupe une place centrale dans l’alimentation, dans les rituels, dans les mythes et surtout dans les jeux du langage complices et complexes oscillant entre noms d’animaux et discours sociaux. Au-delà de la dénomination populaire et savante, le bétail s’impose comme l’un des principaux supports langagiers favorisant l’interaction verbale indirecte à égalité de pouvoirs, de savoirs et de compétences entre pairs. À tour de rôle, le pasteur devient sujet parlant, sujet écoutant et sujet interprétant à travers l’acte d’appeler et de gouverner ses bêtes quotidiennement sans menacer la face d’autrui. En écoutant le pasteur appeler ses bêtes ici et maintenant, on découvre l’usage érudit qu’il fait du bétail pour agir, éduquer, signifier et communiquer « à sa façon » entre le troupeau, la famille et la communauté. La polyvalence des noms que les pasteurs donnent aux bêtes sous leur tutelle tient au fait qu’ils identifient chaque bête appelée, transmettant des messages éducatifs, diffusant le plurilinguisme et garantissant l’expression orale libre sans censure que nous avons analysée dans une optique sociolinguistique interactionnelle et d’anthropologie du langage, à partir d’une enquête de terrain réalisée à Maputo et dans trois bourgades au sud du Mozambique (Nhamavila, Changalane et Magude).

Dans cet article, nous avons exploré « la dimension cachée »[65] du bétail au Mozambique avec les noms attribués par le pasteur participant à « la danse de la vie »[66], à « la danse de signes »[67] 99 et surtout à « la mise en scène de la vie quotidienne »[68] avec une drôle façon de se parler entre pairs qui est aussi une façon de gérer « la vie commune »[69] par le bétail. Du coup, l’acte de donner un nom devient une forme énonciative, interactive et discursive pour agir sur autrui, puisque, « dire, c’est faire »[70], mais faire quoi exactement ? Donner du sens à la vie et mieux encore, donner « de quoi aimer vivre »[71] ensemble ici et maintenant. Le bétail devient un espace discursif, langagier et sociolinguistique autant que d’autres supports et espaces langagiers non destinés à la parole vivante, tels que les transports et les commerces en ville, en particulier à « Maputo, là où parlent les murs et les voitures »[72]. S’agit-il vraiment de noms d’animaux ? Certainement, mais beaucoup plus que de simples noms soulevant ainsi l’épineuse problématique de genres discursifs, car le nom propre d’animaux dans le contexte sociolinguistique mozambicain n’est qu’un prétexte astucieux pour éduquer à l’art d’enseigner et d’apprendre avec une sagesse subtile faisant du bétail et du bestiaire en général une école sans murs comme l’atteste notre enquête de terrain consacrée au « chien-école »[73]. Les noms populaires d’animaux sont comparables à d’autres formes d’expression populaire aussi légitimes telles que la danse, la chanson, les proverbes, les contes et l’oralité[74].

Ici, la part humaine du bétail est corollaire de la « part animale de l’homme »[75] exprimée par les contes, mais surtout par les mythes conçus comme « des histoires du temps où l’homme et l’animal n’étaient pas différenciés »[76]. Sans aller jusqu’à considérer que, « en devenant encore plus humain, l’homme devient encore plus animal »[77], soulignons que la part humaine du bétail au Mozambique se donnant à voir, à lire et à écouter au quotidien avec complexité et complicité, soulève de multiples défis au chercheur dans la constitution du corpus, dans la description et l’analyse de ces « façons de parler »[78], qui signifient autant qu’elles communiquent. La part humaine du bétail est observable également dans la sagesse du pasteur qui couvre à la fois les animaux domestiques et sauvages. Grâce au bétail sous sa tutelle, il peut tout dire sans tabou, sans censure, sans limites. Au fond, le bétail comme palabre, est à la portée de tous. Outre le pasteur, les enfants, les adolescents, les femmes et les hommes participent à l’expression orale libre et à la circulation des langues à la campagne comme à la ville sans hiérarchie. Le bétail appréhendé comme support langagier est une forme d’énonciation de la subjectivité dans le langage[79].

La figure du pasteur a retenu notre attention par ses pouvoirs et ses savoirs dans le troupeau et dans la communauté. Devant son troupeau, le pasteur s’ouvre, confesse et extériorise son intimité avec des mots précis et appropriés, hérités ou créés, pleins d’émotions et de leçons. Il ne se contente pas de prendre soin de son troupeau, il vit aussi en observant, en écoutant et en parlant « à sa manière » avec ses interlocuteurs humanimaliers, qui sont aussi ses ouailles. Il décrypte savamment le comportement animal et le comportement humain pour mieux les comprendre, les rapprocher et leur parler. Le bétail (vaches, chèvres, moutons…) peu présent dans les contes populaires (dominés par les animaux sauvages), occupe une place centrale dans le langage quotidien ordinaire humanisant le monde, la ville et la vie. Par ailleurs, dans les abattoirs de Maputo, l’humanisation du bétail en attente d’abattage est matérialisée par des chants funéraires improvisés par les ouvriers qui exécutent les pauvres bêtes. Les chants scandés à la mort des bovins sont exactement les mêmes que ceux qui le sont lors des funérailles familiales. Tous deux dignifient spontanément la vie de chaque être animal et la vie de chaque être humain avec beaucoup d’amour, de soin et d’émotion face à la mort.

Enfin, l’acte de nommer les bêtes offre une reconfiguration symbolique spectaculaire, observable dans l’appropriation des anthroponymes de grandes célébrités par le pasteur et les citoyens ordinaires, qui renversent complètement le statut social, politique et économique hiérarchiques. Ainsi, le pauvre (pasteur ou citoyen modeste) commande le riche (bête sous sa tutelle), le gouverné (pasteur ou citoyen sans voix) gouverne le gouvernant (bête sous sa tutelle). Plus spectaculaire encore, c’est l’inversion symbolique des sexes, où le mâle porte le nom de la femelle (Sungukate[80]) et la femelle le nom du mâle (Madoda[81]), faisant écho à la problématique actuelle de la « guerre et de la paix des sexes »[82] dans la société mozambicaine contemporaine. L’inversion symbolique est également observable dans la déconstruction des catégories d’espèces. Ainsi, le bétail, reçoit comme noms propres les noms communs des animaux sauvages. La chérie humaine reçoit le nom affectueux de Cabritinha (petite chèvre), Franguinho (petit poulet), Rolinha (petite tourterelle)… L’homme chéri, quant à lui, reçoit le prénom affectueux de gatão (gros chat), Dog man, Dog style… Les marques mozambicaines renforcent également cette inversion symbolique avec des humanimalités spectaculaires[83]. Enfin, au Mozambique du terroir, l’acte de nommer et appeler la bête est un art verbal vital mobilisant « le langage, le corps et la société »[84] en devenir où le pasteur du coin est un acteur incontournable, d’autant plus que « un pays est fait de tout le monde »[85]. Chaque pasteur compte autant que chaque bête lui donnant voix et humanisant le pays (village, ville et vie).