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Il est assez rare qu’un auteur jugé digne d’une édition dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade ait écrit au sujet d’un voyage qu’il aurait effectué dans les provinces de l’Atlantique. Une exception notoire : le diplomate et écrivain Arthur de Gobineau (1816-1882), l’auteur du sulfureux Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). En mars 1860, le comte[1] de Gobineau a été nommé à la commission chargée de délimiter les zones des pêcheries de morue entre la France et l’Angleterre dans le golfe du Saint-Laurent. À la suite de cette mission de six mois, il écrira Voyage à Terre-Neuve (1861).

Ronald Rompkey, spécialiste de la question des récits de voyage à Terre-Neuve, écrit dans Terre-Neuve : anthologie des voyageurs français 1814-1941 que le Voyage à Terre-Neuve propose « les observations les plus perspicaces de tous les visiteurs français au XIXe siècle » (19). Et dans le roman Boussole de Mathias Énard, roman qui explore le thème de l’orientalisme et qui a été couronné par le prix Goncourt 2015, nous relevons ce compliment mi-figue, mi-raisin : « Le personnage de Gobineau avait quelque chose de touchant — c’était un poète atroce et un romancier sans grand génie; seuls ses récits de voyage et les nouvelles qu’il tira de ses souvenirs semblaient présenter un réel intérêt » (242). Effectivement, Gobineau nous livre dans son Voyage à Terre-Neuve une foule d’informations historiques et géographiques qui suscitent l’intérêt. Il fait montre d’une vive curiosité à l’égard de l’« exotisme » des paysages de l’île et de l’être même des gens mais, malgré les talents littéraires évidents de l’écrivain voyageur, ses commentaires ne peuvent que susciter la controverse. En quoi cette œuvre, malgré la discorde qu’elle attise, mérite-t-elle d’être mieux connue?

Le diplomate

Après avoir été premier secrétaire de la légation de France en Perse (1855-1858), Gobineau est nommé premier secrétaire à la légation à Pékin, mais il ne souhaite pas se rendre en Extrême-Orient ni s’absenter de sa famille pendant quatre ans, et il fait intervenir ses relations. Le Quai d’Orsay acquiesce à sa demande tout en lui signalant qu’il ne pourra pas refuser la prochaine affectation. Dans une lettre au diplomate autrichien Anton von Prokesch-Osten, datée du 23 février 1859, Gobineau écrit : « Mon affaire est arrangée pour le moment. Le ministre [des Affaires étrangères] a consenti à ce que je n’aille pas en Chine et à ce que je conserve provisoirement ma position actuelle. Mais il m’a fait dire que c’était une mauvaise note et que si je faisais des observations pour le premier poste qu’on me donnerait, je serais mis en non activité [sic]. Amen » (Serpeille de Gobineau 195). Le 11 mars 1859, Gobineau est nommé commissaire pour étudier les limites des pêcheries à Terre-Neuve, poste qu’il doit accepter : « j’y ferai tout mon possible. On considère cette mission comme avantageuse pour moi à beaucoup d’égards. Ainsi je ne dirai rien de ses inconvénients, dont le principal est de me faire quitter les miens, ce qui ne me plaît jamais » (Tocqueville 305).

Depuis des décennies, la concurrence pour l’espace et les ressources maritimes le long des côtes de Terre-Neuve a été une source de tension entre les pêcheurs français et les habitants de l’île, et elle ne sera réglée que longtemps après l’enquête de Gobineau. De quoi s’agit-il? À la suite de la ratification du traité d’Utrecht (1713), Terre-Neuve, l’Acadie et la baie d’Hudson ont été cédées à l’Angleterre. Dans l’île de Terre-Neuve, la France a toutefois conservé le droit exclusif de pêcher (mais non de s’établir de façon permanente ou d’installer des fortifications) sur la côte nord du littoral, surnommée le « Petit Nord » ou la « Côte française » (French Shore), qui était comprise entre le cap Bonavista à l’est et la pointe Riche à l’ouest, en passant par le détroit de Belle Isle au nord. À la suite de la signature du traité de Versailles (1783), les limites de la Côte française ont été déplacées vers l’ouest et s’étendent davantage sur la côte ouest du littoral, du cap Saint-Jean (Cape St. John) au cap de Raye (Cape Ray) (Hiller; Boudreau 52-54). Pendant des générations, les Terre-Neuvas partaient chaque printemps des ports français pour pêcher sur les Grands Bancs de Terre-Neuve et le long de la Côte française. Le poisson était ensuite préparé, salé et laissé sécher à l’air (afin qu’il se conserve plus longtemps) sur les rivages concédés aux Français. La toponymie des lieux à consonance française (Cape Anguille, Barachois Brook, Port au Port, Bonne Bay, Pistolet Bay, Crémaillère Harbour, Fleur de Lys, etc.) gardent le témoignage de cette présence française.

L’industrie de la pêche saisonnière dans cette région de Terre-Neuve était donc régie par la France, même si ses ressortissants ne pouvaient s’y installer de manière permanente. Inversement, les pêcheurs terre-neuviens ne pouvaient en toute légalité pêcher dans cette région de l’île bien qu’elle soit possession britannique. Les uns avançaient leur droit exclusif de pêche garanti par les traités, les autres y voyaient un simple droit concurrentiel qui leur aurait permis de pêcher dans cette zone pour autant qu’ils n’entravaient pas les pêcheries françaises.

La partition de l’île avait été sanctionnée par des traités semblables à celui de Tordesillas[2] en 1494, sauf que cette fois-ci la démarcation ne concernait plus une terra nullius (« sans maître ») et des territoires souvent virtuels. En 1855, Terre-Neuve se dote d’un gouvernement responsable et conteste à la France son utilisation de cette partie de la côte terre-neuvienne d’autant plus qu’une population anglaise s’installait progressivement sur la Côte française, en particulier dans la baie Saint-Georges (Stephenville) et à Cod-Roy (Codroy). Le nationalisme terre-neuvien naissant s’oppose aux activités commerciales étrangères, françaises, et revendique le contrôle intégral de l’île. Face à l’agitation croissante à Saint-Jean (Terre-Neuve), les gouvernements britannique et français créent une commission d’enquête, formée de quatre représentants, dont la mission consiste à se rendre à Terre-Neuve pendant la saison de pêche de 1859, d’inspecter les zones de pêche, d’interroger les colons et pêcheurs, et de proposer des solutions. Gobineau s’intéresse peu à cette question, mais il n’a pas le choix. Lui qui rêve d’un poste à Rome, à Vienne ou à Berlin quitte à regret l’Europe en espérant que cette mission de six mois lui permettra de faire avancer sa carrière.

Gobineau s’embarque sur le Gassendi, « aviso à vapeur de guerre » (Voyage 4), qui part de Brest le 23 avril 1859. Le navire se rend aux îles Saint-Pierre et Miquelon, derniers « confettis » de l’empire français en Amérique du Nord, puis à Sydney, à l’île du Cap-Breton, pour s’approvisionner en charbon, avant de passer quelque temps à Halifax. La mission commence officiellement le 17 juin lorsque le Gassendi pénètre dans la baie Saint-Georges, à l’extrémité sud-ouest de la Côte française de Terre-Neuve, où arrive à son tour la frégate Tartar transportant les commissaires britanniques. Les navires longent la Côte française : Codroy, l’île Rouge (La Grand’Terre), la baie des Îles (Bay of Islands), Port Saunders, Forteau (au Labrador), Le Croc (Croque), La Conche (pour ne citer que les lieux décrits par Gobineau dans Voyage à Terre-Neuve), puis atteignent Saint-Jean, la capitale de la colonie. Le Gassendi retourne ensuite à Saint-Pierre, se réapprovisionne à Sydney et regagne Brest le 15 octobre 1859. Pendant son séjour, Gobineau a visité presque toute la côte de Terre-Neuve, l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, l’île du Cap-Breton et la région d’Halifax, en plus d’avoir fait une excursion au Labrador.

Et la suite? Tout comme les autres commissions gouvernementales — entre 1846 et 1886, huit commissions tenteront en vain de régler le litige (Chadwick 31) —, celle de Gobineau n’aboutit pas, et son rapport est tabletté pour des raisons politiques. Les recommandations de l’enquête de 1859 (création d’une police franco-britannique sur la Côte française, liberté du commerce de la boette, c’est-à-dire des provisions d’appâts) ont été mal reçues à Saint-Jean, de sorte que rien n’a été fait.

La France était résolue à conserver ses privilèges, à moins que l’Angleterre ne lui offre une compensation convenable. De son côté, le gouvernement de Terre-Neuve n’appréciait pas la concurrence de la France sur les marchés européens du poisson, souhaitait que la France réduise ou supprime les subventions à la pêche et exigeait de participer à toute négociation franco-britannique. Au début du 20e siècle, les conditions avaient changé : les pêcheurs français s’étaient mis à saler le poisson à bord de leur navires, de sorte qu’ils n’avaient plus besoin de le faire sur les grèves. À la suite de la signature de l’Entente cordiale de 1904, la France renonce à ses droits historiques sur le littoral de Terre-Neuve, mais les pêcheurs français peuvent continuer de pêcher à l’intérieur des limites traditionnelles (du moins jusqu’en 1972). L’Angleterre indemnise financièrement les fournisseurs français qui avaient des installations sur la côte et rectifie les frontières au Nigéria et en Gambie à l’avantage de la métropole française.

Et Gobineau? Bien que les travaux de la commission n’aient rien réglé, une anse située près de Port Saunders a été nommée en l’honneur de Gobineau (Gobineau Bay[3]). Mais si le nom de Gobineau perdure, ce n’est sûrement pas à cause de cette anse que Google Earth ne parvient pas à localiser. De retour au château de Trie, qu’il venait d’acquérir en 1857, Gobineau rédige la relation de son voyage, qui paraîtra chez Hachette en 1861 sous le titre Voyage à Terre-Neuve, avant de retourner en Perse. Le Nouveau Monde excite peu la curiosité de Gobineau. Après le soleil de Perse, les brumes de Terre-Neuve ne présentent pas le même intérêt, et si le diplomate accepte ce poste, c’est sous la contrainte. Gobineau avait étudié la langue et la littérature persanes auprès de l’orientaliste Étienne-Marc Quatremère, professeur de persan à l’École des langues orientales à Paris. Il avait une connaissance livresque de la Perse avant d’occuper son poste et il s’était intégré remarquablement bien à cette société, de sorte qu’il était considéré plus Persan que les Persans, alors que Terre-Neuve représente véritablement pour lui une « terre neuve », sans littérature et sans histoire, et sans attrait. Gobineau venait de publier Mémoire sur l’état social de la Perse actuelle (1856) et toute sa vie il va continuer d’écrire au sujet de cette région du monde, publiant des œuvres telles : Les religions et les philosophies dans l’Asie centrale (1865), Histoire des Perses (1869), Nouvelles asiatiques (1876) et Ce qui se passe en Asie (1877). La Perse l’obsède, tandis que Terre-Neuve . . . Dans son livre Trois ans en Asie (1859), il compare l’Orient à cette Amérique qui le passionne si peu :

Beaucoup de tristesse, beaucoup de grandeur, et cette idée qui trouble : c’est là le Nil, c’est là l’Égypte, c’est là l’histoire immense qui frappe [. . .] et c’est, je crois, ce qui fait des terres d’Asie une région qu’on ne saurait comparer à nulle autre. Je veux que les forêts d’Amérique soient admirables et les plages de l’Océanie merveilleuses, mais rien d’humain n’y palpite, et la muse de l’histoire en est aussi bien absente [. . .] (40)

Bien qu’il voyage à Terre-Neuve, il demeure préoccupé par l’Orient, et en particulier la Perse, d’autant plus que son livre Trois ans en Asie tarde à paraître chez Hachette et qu’il poursuit son travail de déchiffrer les écritures cunéiformes du Moyen-Orient antique (travail qu’il poursuivra durant de nombreuses années) pendant ses heures de loisir sur le Gassendi. Comme il le confie au comte de Prokesch-Osten : « J’ai beaucoup travaillé dans ma campagne de six mois; constamment en mer, relâchant dans des baies et des havres déserts, au milieu des sapins, des sables, des glaces flottantes. Je restais des jours entiers sans presque sortir de ma cabine, que pour me promener une heure sur le pont » (Serpeille de Gobineau 207).

L’Orient représente pour Gobineau un espace mythique où le voyageur médite sur des lieux qu’il « connaît » à la suite de ses lectures, de son éducation et des œuvres d’art. Devant des sites culturellement féconds, il confronte le réel à la mémoire livresque et aux descriptions d’illustres prédécesseurs. Une telle activité est impossible dans une terra incognita. Gobineau ne peut faire comme Chateaubriand qui sur le site de Sparte écrit : « Un mélange d’admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l’avoir oublié » (130). Chateaubriand « lit » l’espace qui est devenu une métaphore du livre, et du récit historique en particulier. Il ne reste rien physiquement de Sparte, mais Sparte vit par des souvenirs illustres, par la culture des voyageurs, par la longue liste des érudits qui l’ont étudiée, décrite, mise en mots. Ce site vide est beaucoup plus vivant aux yeux des lettrés que les grèves de Terre-Neuve où s’activent des pêcheurs saisonniers et quelques colons isolés.

Les choses lues ou étudiées ne sont d’aucune utilité dans une terre neuve. Le passé de ces territoires ultramarins étant presque vierge, le moment présent acquiert une valeur prépondérante. Gobineau ne pourra citer des œuvres et des récits terre-neuviens connus puisqu’il n’y en a pas ou peu en 1859. Son récit de voyage ne pourra reproduire l’enchevêtrement des discours du passé, ceux des romanciers, des archéologues et des amateurs d’œuvres d’art. Il n’y a pas ce qu’on pourrait qualifier de « convention de lecture » commune. Gobineau devra se fier à ce qu’il voit et à ce qu’il ressent dans ces contrées qui lui sont inconnues. C’est l’homme avec ses préjugés et ses partis pris beaucoup plus que le savant que l’on verra dans les pages écrites.

Bien que Terre-Neuve ne soit pas une île imaginaire, Gobineau nous en transmet une image basée sur ce qu’il a vu et ce qu’il a ressenti, de sorte que les faits sont choisis, transcrits, modifiés dans un discours hautement subjectif. Les lieux décrits deviennent dans le récit de voyage une construction de mots, qui s’accompagne donc d’une interprétation. Ainsi que le dit Daniel-Henri Pageaux, « l’écrivain-voyageur, par le fait même qu’il écrit, va affabuler » (31). Terre-Neuve se transforme en une île de papier, car Gobineau la génère et la crée, lui donnant un visage qui, autrement, n’existerait pas. Au lecteur, il ne reste plus qu’à lire l’île, telle qu’écrite par Gobineau.

À cette autorité auctoriale se superpose l’autorité du plénipotentiaire de l’empereur Napoléon III. Gobineau décrit un voyage dans une région où la parole est absente, où il n’hésite pas à imposer l’autorité de sa voix en tant que savant et diplomate. À titre de commissaire de France, il exerce son privilège d’inspecter les ports de pêche et d’interroger les hommes. En se plaçant au-dessus ou au centre de la situation, il organise l’espace à son avantage, son interprétation reflétant la subjectivité de son regard et l’inégalité qui existe entre lui, un comte, et l’autre, un pêcheur. L’œil du narrateur homodiégétique parcourt le paysage et construit l’ordre spatial.

Voyager pour Gobineau fait partie du « métier », l’opposé d’une distraction, d’un loisir. Il affronte les tempêtes en mer et les dangers du voyage afin de remplir sa mission, mais aussi sur un plan personnel afin de découvrir la diversité des paysages et des peuples. Toutefois, à la grande déception de cet éminent orientaliste, la côte de Terre-Neuve n’est pas une Troie qui attend son Schliemann. Il n’y a pas de tumulus recouvrant les sépultures d’Achille et de Priam. Il n’y a pas de strates constitutives d’un passé historique. Ces « régions boréales d’Amérique », et il s’agit bien ici de Terre-Neuve, « semblent, d’après Gobineau, vraiment être né[e]s d’hier. La brume du chaos les environne encore. Le soleil ne se doute pas qu’une région ait surgi du sein des eaux, car il ne regarde pas de ce côté. La pluie tombe sans prendre souci de cette matière qui n’est pas encore de la terre, qui à peine est devenue de la tourbe » (Voyage 3). Dans une lettre au comte de Prokesch-Osten, datée du 26 juillet 1859, Gobineau écrit : « C’est ici, un vilain pays. Il fait très froid, des brouillards presque constants et on navigue au milieu de glaces flottantes de taille énorme » (Serpeille de Gobineau 202). Malgré les désagréments du voyage, Gobineau considère que « le Nord-Amérique n’est pas un pays sans intérêt », et il ajoute ironiquement dans une lettre datée du 15 décembre 1859, donc à la suite de son retour en France, « je crois qu’il n’existe pas de pays physiquement nuls dans le monde » (Serpeille de Gobineau 207).

Si le paysage « n’est pas beau », Gobineau s’évertue tout de même à y trouver « un sens, partant une beauté » (Voyage 4). Face à l’impression reçue, il cherche à dégager un sens qu’il s’agit d’interpréter en comparant ce qu’il voit à ce qu’il a vu ailleurs, en évoquant des souvenirs de lectures sur des sites connus, mais il y a peu à dire à cause du « jeune âge » de Terre-Neuve. Lui-même avoue dans ce livre que « les pages qui vont suivre n’auront pas les ressources de bien brillantes descriptions » (Voyage 4). Confronté à ce « monde naissant de toutes pièces » (Voyage 4) et à cette nature qui n’est pas entièrement dénuée d’attraits, Gobineau compare la colonie à « un enfant faible, maigre, pauvre, un peu triste, aux yeux inquiets, sans grande beauté, mais au moins avec le charme de son âge » (Voyage 2).

La côte ne présente qu’un aspect rude et revêche de sorte que « même après vingt jours de réclusion sur des planches humides, le désir d’aller à terre était fort modéré » (Voyage 25). À Saint-Pierre il n’y a « pas un arbre, l’herbe même semble ne pousser qu’à regret » (Voyage 24). La seule raison d’être des villages est la morue : « [n]ous sommes ici dans l’empire de ce poisson » (Voyage 24), et les établissements de pêche se reconnaissent de loin par leur « odeur infecte » et les « débris dégouttants [sic] » (Voyage 33) des poissons éviscérés. Quant à la baie Saint-Georges, où Gobineau aborde en premier :

C’était l’image parfaite de la tristesse la plus lugubre. Il ne pleuvait pas absolument, mais le brouillard distillait une humidité désagréable. Le ciel était bas et les nuées lourdes et languissantes semblaient avoir attendu l’arrivée du Gassendi pour s’appuyer sur ses mâts. Des flocons de vapeurs blanchâtres erraient le long de la côte, tantôt se fondaient les uns dans les autres, tantôt se séparaient. (Voyage 161)

Dans ce monde informe et vide d’avant la Création, l’humide se mêle au sec, la terre n’est pas séparée des eaux, le ciel ne se distingue pas de la terre. Il n’y a qu’« une mer qui vient de laisser sortir de son sein les îles et les plages, et qui semble avoir envie de les reprendre » (Serpeille de Gobineau 207). Gobineau s’attendrait presque « à voir sortir des touffes d’herbes répandues çà et là au bord des sables humides quelques-uns de ces animaux géologiques qui, en bonne foi, y devraient exister » (Voyage 3). Terre-Neuve en tant que Parc jurassique? Et pourtant Gobineau, après quelques semaines de navigation et de discussions avec les rares habitants de la côte, compare ce lieu à une petite Arcadie, « fort sévère, sans doute », car sans poètes, sans troupeaux, mais qui a l’essentiel : « des mœurs simples et pures et une sorte de bonheur placide et monotone peut-être . . . comme le bonheur » (Voyage 165). Rien de très réjouissant pour le comte habitué aux splendeurs et aux dangers de l’Orient.

Le Gassendi longe les côtes de Terre-Neuve et Gobineau procède à l’identification et à la dénomination des rivières et des golfes, des caps et des promontoires, et les soumet à un processus de fragmentation — espace habité/espace sauvage, lieux français/établissements anglais, mer poissonneuse/sol inculte — qui témoigne de l’observation patiente du voyageur et du chargé de mission. La lecture de l’espace oriente le lecteur vers la perception des espaces, mais l’idem revient avec insistance. La même teinte neutre s’applique à l’espace, comme pour masquer les manques de la matière décrite. Les paysages offrent trop souvent la même configuration, le même ancrage monochrome. À l’approche des côtes, écrit Gobineau,

on découvrait, au nord, le relief accidenté de la grande terre. L’ombre des nuages s’y prolongeait par places, et par places aussi le rayonnement du soleil montrait les bois descendant de façon à mouiller, dans les eaux marines, le pied de leurs arbres. Nous pouvions contempler de loin ce spectacle sans éprouver beaucoup d’impatience de le voir de plus près, car nous étions assurés d’avance que nous aurions ce plaisir, et peut-être un peu plus longtemps que nous ne finirions par le désirer. (Voyage 52)

Si le paysage peut s’avérer monotone et répétitif, et Gobineau cesse de le décrire à partir de la côte orientale — « Que trouverai-je à dire de la baie du Pistolet et de la Crémaillère que je n’aie déjà remarqué ailleurs? rien absolument [. . .] » (Voyage 224) —, l’espèce humaine offre des spécimens autrement dignes d’attention. Aux silences, dénigrements et oublis face au paysage succèdent la découverte et l’analyse de l’Autre, passages autrement polémiques que poétiques.

L’inégalité des races

Lorsque l’écrivain voyageur délaisse l’observation des anses et des baies, son regard se porte avec curiosité sur les habitants de ces contrées éloignées. Gobineau va classifier les hommes qu’il rencontre en fonction des caractéristiques des peuples, comme il l’avait fait pour les sites maritimes (anse, baie, golfe) et les sites terrestres (grève, promontoire, montagne), et hiérarchiser ces êtres selon leur origine raciale. Le regard est référencé à une théorie et il faut préciser que Gobineau a une vision particulière de l’évolution des races qui s’oppose à celle de Charles Darwin qui, dans L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), explique que les inégalités sont engendrées par les différences produites par l’évolution graduelle des espèces vivantes dans leur milieu naturel[4].

Le regard que porte Gobineau sur les habitants de Terre-Neuve est fortement influencé par les théories qu’il a élaborées dans son œuvre à prétention scientifique, l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Dans cette œuvre monumentale, mais éminemment controversée, Gobineau tente de démontrer que les races ont d’autres origines que celles précédemment admises et que le mélange des races explique la marche de l’histoire. Gobineau croyait en ces théories fantaisistes et elles expliquent en grande partie ses commentaires partiaux et dans une certaine mesure partiels sur les habitants de ces régions, car il n’est resté que quelques mois à Terre-Neuve. Dans son essai de plus de mille pages, que nous résumons succinctement afin de mieux comprendre l’idéologie raciale du Voyage à Terre-Neuve, Gobineau analyse dans chaque peuple la prédominance de tel ou tel élément et établit une hiérarchie des races en se basant sur « l’ethnologie [. . .], la physiologie [. . .], l’étude comparée des langues, l’archéologie, la numismatique, la tradition ou l’histoire écrite » (Essai 1154). À la suite de cette étude, il conclut que la chute des civilisations ne s’explique pas par les mauvais gouvernements, le luxe, les mœurs dépravées ou l’irréligion, mais par des causes raciales.

D’après Gobineau, les races blanche, jaune et noire (selon la classification de l’anatomiste Georges Cuvier) sont de descendance adamique, comme le souligne la Bible. Dans les familles des fils d’Adam, « les Japhétides sont la souche des nations européennes, les Sémites occupent l’Asie antérieure, les Chamites [. . .] occupent les régions africaines[5] » (Essai 253). Ces trois races bien distinctes forment les « trois éléments purs et primitifs de l’humanité » (Essai 280); elles ont leur caractère propre et peuvent être hiérarchisées. Ainsi, « l’immense supériorité des blancs, dans le domaine entier de l’intelligence, s’associe à une infériorité non moins marquée dans l’intensité des sensations » (Essai 342). Chaque race a ses aptitudes particulières. Cependant, à mesure que des empires se créent, tel l’Empire romain, ceux-ci amalgament les peuples et favorisent le métissage, ce qui entraîne inévitablement leur chute. C’est la dégénération : « les nations meurent lorsqu’elles sont composés d’éléments dégénérés [. . .] Je pense donc que le mot dégénéré, s’appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont les alliages successifs ont graduellement modifié la valeur » (Essai 162). L’abaissement par le mélange est fatal, le processus est inéluctable et prend de l’ampleur avec l’extension de l’étendue d’un empire ou d’une nation.

Lors des Grandes Invasions, les Arians-Germains, qui formeront la noblesse européenne, ont revivifié l’Empire romain et fait entrer l’Europe dans le Moyen Âge. Toutefois, la décomposition ethnique de la noblesse a commencé « du jour où les leudes germaniques s’étaient alliés au sang des leudes gallo-romains » et s’est accentuée « parce que les guerriers germaniques s’étaient éteints en grand nombre dans les guerres incessantes, et parce que des révolutions fréquentes leur avaient substitué des hommes venus de plus bas » (Essai 284). Somme toute, la démocratie, l’industrialisation, l’urbanisation et l’entreprise d’expansion coloniale qui mettent en contact les races mènent à la décadence.

Ainsi mélange, mélange partout, toujours mélange, voilà l’œuvre la plus claire, la plus assurée, la plus durable des grandes sociétés et des puissantes civilisations, celle qui, à coup sûr, leur survit; et plus les premières ont d’étendue territoriale et les secondes de génie conquérant, plus loin les flots ethniques qu’elles soulèvent vont saisir d’autres flots primitivement étrangers, ce dont leur nature et la sienne s’altèrent également. (Essai 1159)

La race humaine s’annihile, puisqu’elle se dissout dans un métissage généralisé : « Il [l’homme dégénéré] mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l’élément ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n’exercera plus désormais d’action suffisante » (Essai 162-163). Une fois que ce principe de vitalité aura disparu, l’humanité tout entière sera dégradée : « les troupeaux humains, accablés sous une morne somnolence, vivront dès lors engourdis dans leur nullité, comme les buffles ruminants dans les flaques stagnantes des marais Pontins » (Essai 1164). Comme il l’annonçait au début de l’Essai : « C’est nous modernes, nous les premiers, qui savons que toute agglomération d’hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périr » (Essai 143). Plusieurs décennies avant Valéry[6], Gobineau annonce la mort des civilisations.

« Au fond, je n’ai qu’une seule idée », écrit Gobineau, « [c]’est l’idée du sang et de ses conséquences » (Essai XXVIII). Le mélange progressif et irréversible des sangs a scellé le sort de toutes les nations et annonce une décadence sans remède. Si les races étaient inégales à l’origine, elles sont dégénérées aujourd’hui. Gobineau ne croit pas à la sélection naturelle, à la survie des plus aptes, au perfectionnement des races, et il n’est nullement antisémite (en un mot, il aurait été horrifié par le nazisme). Il ne prophétise pas l’avènement des « surhommes », mais celui des « sous-hommes ». Son pessimisme est radical, à l’image de cet aristocrate réactionnaire qui voyait les « blouses sales[7] », comme il qualifie le peuple, prendre le pouvoir, la société s’abaisser dans le culte du veau d’or et le monde de la noblesse s’écrouler. Désormais, les bourgeois gèrent une civilisation marchande. Comme il l’écrit : « là où il n’y a plus d’aristocratie digne d’elle-même, un pays meurt [. . .] L’or a tout tué, comme dit [Auguste] Barbier, et la religion même est trop détachée de nos esprits et de notre civilisation pour la retirer du bourbier où chaque jour l’enfonce davantage et qui bientôt lui aura couvert la tête » (Essai XXIX). Gobineau hait son siècle et écrit d’une plume trempée dans le vitriol afin d’exprimer son désespoir face à la « tourbe » qui « brûle les villes, abat les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu » (Les Pléiades 19).

Jusqu’à quel point ces haines et ces considérations faussement scientifiques[8], production d’une société, d’une époque et d’un tempérament, ont-elles influencé la description des peuples dans Voyage à Terre-Neuve? Comment cet homme détaché de son époque par l’amertume et le dégoût, et qui professe ne calculer que « par séries de siècles » (Essai 139), va-t-il réagir face à une colonie britannique à peine peuplée? Gobineau ne cesse de surprendre, et plutôt que le mépris auquel on s’attendrait, l’admiration imprègne les premières pages. Cette île boréale de roche et de glace, baignée par une mer inhospitalière, évoque dans l’esprit de Gobineau la saga des Nortmanni, les hommes du Nord ou les Vikings, cette race non « dégénérée » dont il prétend descendre (voir Histoire d’Ottar Jarl [1879]), de sorte que les pêcheurs de Terre-Neuve sont très dignes d’intérêt. C’est en ces lieux sauvages que Gobineau retrouve des éléments purs et primitifs de la race, car isolés de la société. Les pêcheurs et hommes de la mer sont « une apparition d’un autre âge et à coup sûr d’une autre société » (Voyage 22). Ces êtres intrépides et indépendants, remarquables par « [leur] vigueur et [leur] énergie physiques » n’ont rien à voir avec le bourgeois dégénéré de Paris que Gobineau exècre : « On n’a jamais entendu parler de suicide dans ce monde-là, et il n’en est jamais sorti un révolté d’aucune espèce, aspirant à changer la marche ou l’ordre des sociétés, ni à mettre en haut ce qui est en bas » (Voyage 23).

Les pêcheurs des Grands Bancs de Terre-Neuve représentent pour Gobineau les « hommes les plus hardis de nos côtes » (Voyage 31) et ce que la race humaine a de plus admirable. C’est « une population trèsdistinguée, très-fière d’elle-même, qui se considère comme une espèce d’élite dans la création et qui, en vérité, n’a pas tout à fait tort » (Voyage 28). Le pêcheur qui débarque chaque printemps de tous les ports de France, depuis Bayonne jusqu’à Dunkerque, « marche dans le sentiment de sa gloire » (Voyage 30). S’il fait « du tapage et cass[e], soit des verres, soit la tête de son hôte » dans un cabaret, le gendarme l’emprisonne, mais le lendemain, il réapparaît « intact, de bonne humeur, et parfaitement reposé » (Voyage 30). C’est un être indépendant qui affronte sans état d’âme les dangers de la mer « orageuse, pluvieuse, brumeuse » (Voyage 32), ne dédaigne pas la bagarre et aime bien festoyer.

De tous les marins, c’est celui qui a vu le plus souvent toutes les difficultés du métier, qui en a éprouvé les fatigues les plus rudes, qui a dû montrer, pour disputer sa vie à l’abîme, le plus de sang-froid et d’adresse, le plus de fermeté et d’esprit d’à-propos, qui sait le mieux ce que vaut un bout de corde et ce que promet le vent qui souffle. Enfin c’est, dans toute l’expression du mot, un marin et peut-être doit-on lui faire un honneur plus difficilement mérité encore de nos jours : c’est un homme. (Voyage 34)

Gobineau met en lumière ces rescapés de l’abaissement des races qui se recommandent toujours de lointains ancêtres. Il suffit de relire quelques pages de l’Histoire d’Ottar Jarl pour constater que les pêcheurs des Grands Bancs, tels qu’ils sont décrits par Gobineau, n’ont rien perdu de l’humeur voyageuse de leurs ancêtres vikings : « Ottar, le premier des colons du pays de Bray [en Normandie], reste tel que le milieu norvégien l’a formé : pas de liens sur son indépendance, pas de restriction contre sa violence, le point d’honneur de tout risquer et l’habitude de voir le monde grand ouvert devant lui » (293). À ce pêcheur de haute mer, Gobineau oppose le pêcheur très pauvre de Saint-Pierre qui se borne à exploiter les côtes de l’île. Celui-ci n’a pas la vitalité de celui-là à cause du métissage : « Mais comme les familles se sont alliées entre elles, leur sang est mêlé et un type à peu près mixte en est résulté » (Voyage 27).

Lorsque le Gassendi fait escale, Gobineau en profite pour discuter avec les habitants de la région et faire un peu de tourisme. L’observation des Amérindiens lui confirme ce qu’il avait écrit dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines : « les peuples de l’Amérique ont, sous toutes les latitudes, un fond commun nettement mongol » (Essai 1104). Pendant son voyage, il note « une ressemblance marquée avec les Ouzbeks, les Hazarèhs [Azéris], les Turcomans, qui habitent l’Asie centrale » (Voyage 61), peuples qu’il avait côtoyés en Perse. Gobineau observe avec tristesse que les « anciens maîtres du pays » sont devenus de « pacifiques débris », de « pauvres diables » (Voyage 61) : « comparant le passé de ces pauvres gens avec leur présent, je m’en allai un peu ému de la tristesse de leurs regards, de l’effacement de leur sourire, de leur expression de résignation complète et d’humilité » (Voyage 62). « [C] ouverts de haillons européens » (Voyage 62), symbole de leur assimilation et de leur perte d’autonomie, ils ont perdu leur noblesse antique : « ils grelottent dans des haillons européens, et les hommes meurent de la poitrine et les femmes dans les accouchements » (Serpeille de Gobineau 208). Gobineau conclut : « C’était de plus en plus le spectacle de la décadence : la misère avant-courrière de la mort » (Voyage 72). À la suite de la colonisation européenne et du métissage, les Amérindiens ont perdu toute vitalité et, comme il l’avait annoncé dans son Essai, « leur décadence est sans remède » (1130).

Bien qu’ils possèdent des « dispositions particulières aux nations européennes » (Voyage 102), les Acadiens vont connaître, comme le précise Gobineau dans un jugement sans appel, le même sort, mais à un autre rythme :

Ces colons ne sont pas en voie de disparaître d’un bloc, comme leurs anciens alliés [les Amérindiens], mais de disparaître en se transformant. C’est ce que j’ai vu partout et ce dont l’histoire porte constamment témoignage. Nos races, complètement privées, métisses qu’elles sont, d’instinct dominant et invincible, se métamorphosent sans trop de peine, savent prendre de nouvelles idées et de nouvelles habitudes, brûler ce qu’elles ont adoré, adorer ce qu’elles ont brûlé[9], et finalement continuer de vivre sous de nouvelles apparences et avec des vocations nouvelles. Nos Acadiens sont en voie de devenir des Anglais. (Voyage 102)

Pendant son séjour, Gobineau a visité le « village français » (Voyage 93) près d’Halifax (s’agit-il de Chezzetcook?) et il se base sur ce qu’il a vu afin de confirmer l’assimilation des Acadiens. À la suite de mariages exogames, « tout, écrit-il, s’oblitère en eux, jusqu’à leur nom propre, qu’ils prononcent de façon à le rendre méconnaissable » (Voyage 103). Enfin, quand les Acadiens évoquent la Déportation, le récit de leurs malheurs, ils en font un phénomène religieux plutôt qu’un épisode à caractère ethnique : « ils y voient uniquement la persécution religieuse qui en a été l’accompagnement » (Voyage 104), de sorte qu’ils se confondent avec les Irlandais et se trouvent en butte avec les Anglais (qu’ils considèrent comme des hérétiques et des persécuteurs de la foi) uniquement sous le rapport de la religion.

Les Anglo-Saxons d’Amérique, qu’ils soient Américains ou Canadiens, ne sont guère mieux, car ils sont obsédés par la « grande affaire » : « gagner de l’argent, [et] on ne s’amuse pas à en dépenser sans profit » (Voyage 141). L’homme des colonies, comme le répète Gobineau à la fin du volume, « est essentiellement dominé par l’esprit mercantile. Dieu le mit au monde et lui dit : Gagne de l’argent! » (Voyage 303). À la suite de ses observations à Halifax et à Saint-Jean, et de sa visite à l’École normale de Truro, où l’on enseigne en se servant de « méthodes qui n’ont d’autre but que de tuer dans l’enfance et dans la jeunesse, toutes les facultés de l’âme et de l’esprit, inutiles à la vie mercantile », Gobineau en vient à la conclusion qu’une « population uniquement marchande ne fera jamais que des courtiers de commerce, et point une nation » (Voyage 154).

[C]’est là une nation très-vivante et très-susceptible d’un développement limité. C’est une population digne non pas d’admiration, car, dans les deux Amériques, le self-contentment est poussé partout à un degré extrême, mais de beaucoup d’estime, et au milieu de laquelle un esprit ferme, indépendant, aventureux, peut trouver d’autant plus de plaisir à vivre que très-peu de barrières y limitent l’expansion de la fantaisie. On y est mal protégé, mais libre de se protéger soi-même. Le secours qu’on est en droit d’attendre du prochain est fort réduit; mais on n’est pas tenu à faire davantage, et les occasions ne manquent pas de travailler pour soi; enfin, si on aime la solitude, on a beaucoup plus de chances de se la créer absolue qu’au milieu des foules européennes. (Voyage 304-305)

Gobineau décrit le self-made man qui ne doit qu’à lui-même sa situation sociale, qui n’hésite pas à s’enrichir au détriment de son voisin ni à défendre âprement ce qu’il a amassé. La femme d’Amérique a appris à s’adapter à ce milieu et une jeune fille entre dans la vie « comme des spéculateurs entrent à la Bourse [. . .] cherchant à contracter la grande affaire de sa vie, qui est le mariage » (Voyage 294-295).

Enfin, l’Irlandais, véritable « martyre de la haine que l’Angleterre porte injustement » (Voyage 166), ne peut résister aux « séductions alcooliques » (Voyage 168) d’autant plus que sa race est « essentiellement conduite par la mobilité des impressions » (Voyage 168). Pourtant, dans les petits ports isolés (outports) de la Côte française de Terre-Neuve, tel celui de la baie Saint-Georges, les Irlandais sont « les plus honnêtes gens du monde » (Voyage 170) bien qu’il n’y ait pas d’autorités administratives ou de magistrats. Comment expliquer l’existence d’une telle société, sans gendarmes et sans lois, « une sorte de pays d’Utopie » (Voyage 170)? D’après Gobineau, il a fallu pour établir cet état de choses si singulier une série de combinaisons exceptionnelles :

Un climat sauvage et odieux, un paysage rébarbatif, le choix entre la misère et un dur et dangereux labeur, pas de distractions, pas de plaisirs, pas d’argent, la fortune et l’ambition également impossibles, et pour toute perspective riante, une sorte de bien-être domestique de l’espèce la plus rude et la plus simple; voilà, à ce qu’il semblerait, ce qui réussit le mieux à rendre les hommes habiles à user de la liberté absolue sans excès et à se tolérer entre eux. (Voyage 170-171)

Dans ces ports isolés, les Irlandais non métissés connaissent une sorte d’Utopie, mais celle-ci serait rejetée par la plupart des lecteurs contemporains (trop « dégénérés »?). Que décrit Gobineau sinon une société d’avant la révolution industrielle, une société telle qu’il imagine avoir été celle des Vikings ou des Arians. Sur ces terres rocheuses et dans ces climats hostiles, la vie héroïque et dangereuse conserve la vitalité, la force, l’équilibre. D’ailleurs, de tels individus supérieurs deviennent « de plus en plus rares dans les temps modernes, où le faible dominant possède et emploie tous les moyens d’écraser le fort au berceau » (Voyage 215), de sorte que la rencontre de tels individus est toujours marquante.

Afin de mieux souligner sa thèse, Gobineau note que les habitants de Codroy, prochaine étape du voyage, sont plus agressifs et plus envahissants, car plus riches, de sorte que « la richesse et la bonne fortune paraissent bien décidément contraires à la perfection humaine » (Voyage 179). À l’image de sa communauté, le « tribun » de Codroy est un « petit bossu fort alerte » (Voyage 180) et prétentieux dont la superbe sera abaissée à la suite des remontrances du capitaine de navire britannique. Cet être impressionnable et agité jouit d’une assez haute confiance auprès de ses compatriotes bien qu’il ne puisse qu’imparfaitement lire ou écrire. C’est un faible au pouvoir factice qui en impose et qui ne souffre pas d’être remis en question, à la différence du vrai dominateur « doué d’une intelligence beaucoup plus active, d’une ambition supérieure et d’une énergie qui, ailleurs que dans la solitude, aurait peut-être produit d’assez grands résultats » (Voyage 213-214).

Avec un tel amalgame de races, quel peut être l’avenir de ces colonies? Gobineau se révèle fin diplomate, décrit les luttes de pouvoir politiques et religieuses à Saint-Jean, et prophétise l’avènement d’une nouvelle nation, le Canada : « c’est vers ce point que se dirigent les regards comme étant le centre de ralliement nécessaire de toutes les colonies de ces parages » (Voyage 250). Les territoires britanniques au nord des États-Unis veulent voir succéder à leur organisation actuelle une nouvelle constitution et la création d’un parlement unique qui les représenterait. Toutefois, il ne serait pas impossible « que Terre-Neuve ne fût maintenue en dehors d’une telle combinaison » (Voyage 254) à cause de son éloignement et de ses particularismes. Effectivement, bien que la Confédération canadienne ait été créée en 1867, Terre-Neuve n’en deviendra pas membre avant 1949 et uniquement après un deuxième référendum remporté de justesse par ceux qui prônaient l’union avec le Canada.

Dans Voyage à Terre-Neuve, Gobineau fait preuve à la fois de curiosité et d’un désir d’information — après tout n’est-il pas venu enquêter? —, mais aussi d’une volonté d’étiqueter les gens rencontrés dans des modèles de hiérarchisation des races. Il faut tenir compte de l’Essai sur l’inégalité des races humaines pour comprendre le Voyage à Terre-Neuve, mais bien qu’ils soient inséparables, l’un ne définit pas l’autre de manière radicale. Gobineau se montre curieux du monde et des hommes qu’il rencontre. Il observe, en esprit toujours disponible, et n’hésite pas à se déplacer hors de l’enveloppe isolante que représente le Gassendi afin de prendre contact avec les populations amérindiennes, acadiennes, anglaises et irlandaises. Toutefois, aveuglé par ses préjugés aristocratiques et ses thèses raciales déconcertantes, Gobineau isole pour mieux classifier dans le cadre d’un regard unilatéral. L’Autre est invariablement autre dans un monde caractérisé par des oppositions de races.

D’après Jean Gaulmier, Alexis de Tocqueville, bien que fort lié avec Gobineau (ce dernier avait été son chef de cabinet), n’avait pas été convaincu par ces théories sur les races humaines (voir Correspondance, 17 novembre 1853, 201-204) et a été un des premiers à dire « son horreur devant cet amas de nuées » (Gaulmier XII). Dans ses écrits, Gobineau cherche à démontrer la déchéance progressive et inéluctable du genre humain. Ce désespoir se retrouve dans le Voyage, où il ne s’agit pas d’appliquer à la lettre une théorie, mais de rechercher certains exemples qui la confirment. Sauf exceptions individuelles, toutes les races connaissent une déchéance croissante. Le pessimisme de Gobineau est absolu face au libéralisme et à la démocratie égalitaire. Le voyage à Terre-Neuve ne représente qu’une étape dans la carrière du diplomate, un à-côté qu’il n’a pu éviter. Toutefois, de ces six mois de navigation, Gobineau a tiré un livre de voyage qui suscite la curiosité par ses descriptions d’une terre peu connue, par sa vision désolante des races et par la violence hautaine des passions de l’auteur.