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La question de la suppression des hallucinations auditives présuppose un débat dialectique et à la limite moral. En effet, elle exhorte à fouiller les motifs cachés dans cet empressement à traiter ce qui est perçu comme anormal et à démasquer notre intolérance. Les voix n’échappent guère à une forme de crainte de contagion par ces germes contaminant la pensée. Auparavant, je croyais que l’expérience des hallucinations auditives était l’un des phénomènes les plus effrayants, voire horribles, enfermant l’entendeur de voix dans une prison intérieure. Heureusement, m’impliquer auprès de patients psychotiques au cours de ma formation a semé le doute dans ma position et modifié de plus en plus ma vision, en la rattachant d’une façon que je veux plus adaptée à l’histoire particulière de l’individu qui consulte à un moment donné. Un dilemme semblable peut se poser par rapport à la douleur physique, qui est un mécanisme de survie et qu’il faut éviter de bloquer trop prématurément si l’on veut des indices sur le type de dysfonctionnement sous-jacent. Nos sociétés semblent de plus en plus intolérantes envers toute forme d’anomalie, et de souffrance à la limite, et il appert que nous ne pouvons, réalistement, uniquement vouloir uniformiser l’expérience humaine, sans même chercher à élargir la définition de cette dite normalité.

De façon similaire, ne serait-il pas contre-productif de taire avec trop de précipitation les voix, qui sont une voie indéniable vers l’inconscient de l’individu, fait de fantasmes, de culpabilité et d’objets persécuteurs internalisés ? C’est alors que la question du sens du symptôme émerge de nouveau, sens qu’il faut entendre et apprivoiser pour permettre à l’individu de se réapproprier sa vie. L’importance du contenu, lorsque négligé, prive la personne d’une occasion de croissance. Si nous prônons une vision holistique, force est d’admettre que le contenu de ce discours à circuit fermé n’a rien d’aléatoire, qu’il n’est pas là pour rien et qu’il s’inscrit dans une histoire personnelle et culturelle ou lui fait écho. Même si à la base existe une vulnérabilité biologique, le thème des voix fait sens dans le vécu de l’individu, que ce soit parce qu’il personnifie des éléments de son surmoi, de son ça, des représentations parentales, des figures d’idéal du moi… C’est comme une mémoire qui cherche à s’immiscer dans la conscience de l’individu, un affect refoulé, sur fond socio-historique particulier. Par ailleurs, les phénomènes hallucinatoires représenteraient une forme d’évocation chez les gens en perte d’audition, comme une sorte de « discours fantôme ». Ainsi, on pourrait se demander aussi jusqu’à quel point ce que je nommerais la « déafférentation sociale » de certains schizophrènes, mieux connue sous le terme d’isolement, n’est pas chez quelques-uns la cause plutôt que la conséquence des hallucinations auditives, comme si la perte de contact avec la réalité amenait une tentative de restaurer les traces de cet univers externe, poussait l’individu à chercher à en saisir les ultimes fragments, à travers ce que phénoménologiquement nous appelons « trouble perceptuel ».

Qui plus est, nombreux sont les patients schizophrènes qui, après force supplications pour que leur docteur les délivre de tels murmures, se rétractent ou bien sombrent dans une dépressivité dans la « guérison » ou même dans la seule anticipation de celle-ci, car le deuil de ce qui les a accompagnés de façon si fidèle et prévisible pendant tant d’années et comblé une certaine solitude est bien sûr douloureux. Pour certains, il s’agissait même d’un combat, d’une canalisation d’énergie vers une cible comblant un vide et qui donnait un sens à leur existence, les restaurait dans un narcissisme fragile et blessé. Encore une fois, il serait pertinent de se demander ce qui à prime abord a motivé leur demande de traitement : leur désir authentique ou l’intolérance de la culture dans laquelle ils sont contraints d’évoluer ?

Bref, c’est pour soulager le malaise de qui que nous acharner à faire disparaître les voix ? Le nôtre ? L’analogie avec le phénomène de dyskinésie tardive est frappant. Maintes fois, j’ai été abasourdie de constater que le patient affligé de mouvements involontaires buccaux ou linguaux n’en était même pas conscient. Le traitement de cette condition sans tenir compte de l’opinion du principal intéressé devient préoccupant puisque cela ne fait que renforcer la tendance à la stigmatisation de ce qui dévie de la norme. Selon moi, supprimer n’est nécessaire que si c’est le désir éclairé du patient, et souhaitable lorsque le symptôme interfère avec son épanouissement. Tel que cité par St-Onge et al. (2005), il y aurait corrélation entre la malveillance des voix et la dépression. La question de la sévérité demeure donc déterminante et l’aspect du handicap a été abordé par ces auteurs. Mais la disparition des voix ne devrait pas d’emblée être l’objectif thérapeutique en soi tant que le patient, s’il tolère l’inconfort, n’a pas bénéficié d’un début d’introspection que lui permet ce symptôme. Car s’attarder un tant soit peu sérieusement sur ce dernier justifie l’incitation à déterminer les croyances et associations qui y sont rattachées. Par ailleurs, pour revenir à la question du degré, il n’est parfois réaliste que de se concentrer sur un changement quantitatif du symptôme dans le cas des voix résistantes, sans nécessairement arriver à éradiquer le murmure de fond. Lorsque l’intensité du monologue intérieur atteint celle du bruit, cela risque d’entraver le processus de réadaptation ou encore les contacts sociaux et il est alors nécessaire de s’attarder à en abaisser le volume ou la fréquence, grâce à une approche pharmacologique (médication au besoin) et cognitivo-comportementale (techniques de relaxation, stratégies pour maîtriser les hallucinations…) appropriée. Aussi, selon une étude citée par les auteurs, il est intéressant d’apprendre que parmi ceux chez qui les voix s’étaient manifestées à la suite d’un événement traumatique, certains avaient décrit qu’elles avaient été aidantes pour composer avec ce trauma. On peut donc en déduire une fonction adaptative des hallucinations chez certains, dans une espèce d’espace transitionnel en marge d’un stress trop difficile à métaboliser. Enfin, la décision de prioriser ou non cette caractéristique de la maladie dans le traitement dépend aussi de la pathologie en cause (trouble de personnalité limite versus schizophrénie ; ce symptôme semble plus handicapant avec cette dernière), et de la présence d’hallucinations mandatoires, auxquelles les patients demeurent à risque de se soumettre (39 % des participants de l’étude de Leudar et al. s’y conformaient), et qui constituent une indication d’un vigoureux traitement puisque l’obéissance à ce type de voix met l’intégrité du patient et de son environnement en danger.

En conclusion, il faut en tout premier lieu être à l’écoute de celui qui entend… Ensuite, il est pertinent d’examiner, d’une part, nos propres inconforts en rapport avec l’unicité de l’expérience du patient et d’autre part, l’urgence à traiter, et se demander de qui cette dernière émerge. L’objectif principal visé en traitant ce symptôme psychotique devrait être de tendre vers une vie plus satisfaisante pour tout individu. L’exploration, à première vue psychodynamique, de cette « voix derrière les voix » permet à l’individu de se narrer pour se saisir davantage. Il est utile de déterminer, en parallèle avec le traitement, quelle fonction le contenu des hallucinations auditives remplit-il avant de le faire disparaître complètement. Un tel canevas biographique favorise l’émergence d’un matériel psychothérapeutique et une porte d’entrée pour une approche qui est loin d’exclure les éléments cognitifs, comportementaux et même pharmacologiques. En fait, cela ne peut, à mon avis, que potentialiser l’efficacité de ces derniers et favoriser l’observance dans le contrat thérapeutique global.