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Le Modèle de l’Assimilation permet de décrire et d’étudier les processus de changement qui se produisent en cours de thérapie (Honos-Webb et al., 1999 ; Stiles, 1999 ; Stiles, 2002). Dans ce modèle, les résultats psychothérapeutiques sont conçus comme des changements dans la manière que le patient a d’envisager ses expériences problématiques, à savoir tout souvenir, sentiment, pensée, attitude ou encore comportement qui est menaçant ou source de souffrance pour la personne dans sa subjectivité (Stiles, 2002). Le Modèle de l’Assimilation est un modèle de recherche et non une théorie clinique. Sa spécificité est de fournir une méthode de recherche descriptive et qualitative qui permet de mettre en évidence chez le patient les aspects affectifs et cognitifs du processus de changement thérapeutique. Aucune méthode de traitement particulière n’est proposée ; le langage adopté peut être qualifié de métathéorique, car compatible avec les approches et pratiques thérapeutiques d’une grande variété d’orientations théoriques (Stiles et al., 1992).

Le Modèle de l’Assimilation est principalement employé et développé aux États-Unis. Les publications anglophones sur ce sujet sont effectivement nombreuses et reflètent l’intérêt grandissant depuis plusieurs années pour les études de cas d’assimilation. Dans la littérature francophone, ce modèle demeure par contre relativement méconnu. Nous noterons une étude de cas sur du matériel en français qui s’est appuyée sur ce modèle ; il s’agit de l’analyse de la thérapie d’un patient présentant un trouble de la personnalité schizoïde (Kramer et Meystre, 2010). Le Modèle de l’Assimilation, et plus largement les méthodes de recherche qualitatives développées par Stiles (2003, 2005, 2007), mérite de gagner en popularité également dans le contexte francophone, particulièrement dans la mesure où les observations issues de ces études qualitatives systématiques peuvent être pertinentes et utiles pour l’ensemble de la recherche d’étude de cas.

Le Modèle de l’Assimilation prend effectivement place dans le paradigme qui vise la construction d’une théorie, dont les développements et les concepts clés ont été présentés par Kramer (2011). Stiles (2007) souligne l’importance d’effectuer les études de cas en ayant comme objectif d’enrichir le modèle théorique ; il a développé le concept de Theory-building case studies ou « Études de cas visant à la construction d’une théorie ». Dans cette perspective, le chercheur doit employer des méthodes rigoureuses en vue d’élaborer et d’affiner la théorie. Le modèle théorique ne va pas être appliqué de façon unilatérale au matériel clinique mais selon une approche davantage circulaire.

Notre intérêt s’est porté sur le Modèle de l’Assimilation en raison de sa perspective intégrative et de sa grande cohérence sur le plan méthodologique avec le paradigme visant la construction d’une théorie. Les objectifs du présent article sont, d’une part, de décrire de manière théorique les concepts clés de ce modèle et, d’autre part, d’illustrer le modèle en rendant compte de son application à une étude de cas provenant d’une psychothérapie psychodynamique limitée dans le temps.

Concepts centraux du modèle de l’assimilation

La métaphore de voix

Stiles (2002) utilise la métaphore de « voix » pour désigner les traces d’expériences subjectives ; ces voix internes peuvent représenter des événements (événement traumatique, étape importante dans la vie), d’autres personnes (voix de la mère, voix du partenaire) ou encore des activités (habitudes, compétences). Une trace d’expérience va être réactivée dans des circonstances qui ressemblent à son origine. Le répertoire de voix dont dispose l’individu lui fournit des ressources et lui permet de gérer les différentes situations de la vie quotidienne. Les voix peuvent apparaître et être identifiées dans le discours du sujet, à la fois par des changements de perspectives (niveau du contenu) et des modifications dans l’intonation même de la voix (niveau de la forme).

Dans le Modèle de l’Assimilation, le Self du sujet est conçu comme une communauté de voix, actives et interconnectées entre elles par le partage de significations (Honos-Webb et Stiles, 1998). Le Self regroupe alors les différentes perspectives de la personne. Les voix problématiques sont celles qui ne se sont pas intégrées dans la communauté de voix (cadre de référence, schéma, manière de penser et d’agir) car trop menaçantes ou douloureuses pour le reste de la personne. Elles proviennent par exemple d’expériences traumatiques ou de relations destructives et sont considérées comme étrangères ou malvenues par le Self. Osatuke et Stiles (2006) ont développé le concept de voix dominantes et non dominantes. Les voix dominantes se réfèrent aux voix totalement intégrées dans la communauté qui sont facilement disponibles au sujet et dont la perspective se manifeste le plus fréquemment. Les voix non dominantes correspondent aux voix problématiques, non assimilées et difficilement accessibles ; elles adoptent des perspectives en contradiction avec le point de vue de la communauté dominante.

L’objectif en thérapie est d’établir un contact entre les voix problématiques et la communauté, de construire des meaning bridges pour parvenir à l’assimilation de ces voix.

Les meaning bridges

Le concept de meaning bridge a été développé dans ce modèle ; nous pouvons le traduire littéralement par « pont de signification » ou en des termes linguistiques par « lien sémiotique entre voix ». Dans cet article, nous emploierons le terme anglais qui nous semble le plus parlant. Un meaning bridge a donc comme caractéristique de relier plusieurs voix entre elles ; il peut être défini de la façon suivante :

Lien sémiotique par lequel la voix problématique peut comprendre et être comprise par les voix de la communauté

Brinegar et al., 2006, 165 ; trad. pers.

Plus précisément, il peut correspondre à n’importe quel signe (mot, phrase, image, geste, histoire) qui aura la même signification pour les différentes voix qu’il connectera. Grâce à la construction de meaning bridges, les voix peuvent communiquer entre elles et entreprendre une action commune.

APES — Assimilation of Problematic Experiences Scale

L’Assimilation of Problematic Experiences Scale (APES), ou Échelle d’assimilation des expériences problématiques, est une échelle qui résume les différentes étapes que le patient traverse lors de l’assimilation des expériences problématiques au cours de la thérapie (Stiles, 2002). Actuellement, huit niveaux d’assimilation ont été mis en évidence, à concevoir comme des points d’ancrage le long d’un continuum. Chaque niveau de l’échelle est décrit par des aspects à la fois cognitifs et affectifs. Le passage entre les niveaux trois et quatre est central, car on y observe la construction de meaning bridges ; Brinegar et al. (2006) l’ont par ailleurs affiné en proposant quatre sous-étapes. Nous présentons les huit niveaux sous la forme d’un tableau (Tableau 1).

Tableau 1

Huit niveaux d’assimilation (Brinegar et al., 2006, 166)

Huit niveaux d’assimilation (Brinegar et al., 2006, 166)

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Afin de faciliter l’identification des niveaux d’assimilation lors des analyses, Honos-Webb et al. (1999) ont mis en évidence des marqueurs d’assimilation, à savoir des signes d’événements dans le discours qui sont en lien empiriquement et théoriquement avec les huit niveaux de l’APES. Par exemple, le marqueur de la « peur de perdre le contrôle » (niveau 1 de l’APES) se manifeste quand le patient exprime la crainte que l’assimilation de la voix problématique ne perturbe sa vie de tous les jours. Pour procéder aux analyses qualitatives approfondies, il faut idéalement avoir accès aux retranscriptions ou enregistrements des séances qui ont eu lieu avec un même patient (Stiles et Osatuke, 2000).

Nous présentons ici un cas clinique afin d’illustrer le concept de voix et la notion d’assimilation. Le Modèle de l’Assimilation est en premier lieu un modèle de changement clinique chez le patient. Cet article ayant comme objectif sa présentation, nous prenons le parti méthodologique de nous focaliser sur l’analyse des dires du patient. La fonction du thérapeute est une question complexe qui nécessite une attention toute particulière ; selon nous, le développement d’une méthodologie rigoureuse est par ailleurs recommandé si l’on souhaite investiguer le dialogue entre patient et thérapeute. Malgré son intérêt heuristique évident, la question du rôle plus ou moins facilitateur du thérapeute dans le processus d’assimilation ne sera donc pas discutée ici.

Nous nous centrerons sur le passage entre les niveaux 2, 3 et 4 de l’échelle ; ces trois niveaux sont centraux, car ils décrivent la prise de conscience progressive des expériences problématiques (tableau 1).

Méthode

Nous avons appliqué le Modèle de l’Assimilation à l’étude d’un cas clinique provenant d’une psychothérapie psychodynamique limitée dans le temps de trente-quatre séances, qui a pris place de novembre 2005 à septembre 2006. La patiente a signé un formulaire par lequel elle donnait son consentement éclairé concernant l’utilisation du matériel clinique. Le cas est tiré d’une étude sur l’efficacité des psychothérapies psychodynamiques limitées dans le temps pour jeunes adultes (de Roten et al., 2005 ; Michel et al., 2011) ; la prise en charge de la patiente a été effectuée par un psychiatre psychanalyste expérimenté, expert dans le domaine des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse. L’équipe de recherche comprenait deux psychologues spécialisés dans la recherche qualitative (premier et second auteurs).

Dans un premier temps, nous avons écouté les enregistrements audios de la totalité des séances et pris des notes sur les éléments importants de celles-ci ; nous avons ensuite fait une synthèse des séances et formulé des premières hypothèses sur les voix centrales, qui seraient intéressantes à analyser. La sélection des séances s’est faite en examinant les redondances thématiques qui apparaissaient durant la psychothérapie, d’une part, et en s’appuyant sur les premières hypothèses émises sur les voix, d’autre part. Les huit séances choisies ont été retranscrites, puis analysées au regard des voix et de leur niveau d’assimilation selon l’échelle APES.

Plus précisément, les deux chercheurs ont examiné séparément les huit retranscriptions en établissant des points de contact entre le contenu des séances et le Modèle de l’Assimilation. Ils ont procédé à un accord interjuge selon la méthode Ward (Shielke et al., 2009) ; cette méthode consiste en un processus répétitif qui alterne le travail individuel et les rencontres en groupe. Lors des discussions en groupe, les perspectives individuelles sont confrontées de manière non critique, ce qui permet à chacun de modifier ses considérations en intégrant les idées intéressantes des autres personnes.

Pour parvenir à un consensus sur les voix centrales et le niveau d’assimilation de celles-ci, les chercheurs ont d’abord travaillé indépendamment ; ils ont sélectionné dans les retranscriptions les passages qu’ils évaluaient pertinents, fait des hypothèses sur les voix se manifestant dans ces passages et attribué un niveau APES à chacun d’entre eux. Lors d’une rencontre, les passages retenus ainsi que les codages effectués ont été discutés ; cela a permis de procéder à un consensus. Finalement, nous avons illustré l’assimilation progressive de deux voix problématiques, jugées centrales, en extrayant des passages des différentes séances ; les séances sélectionnées pour appliquer les analyses étaient les suivantes : 1, 4, 5, 6, 19, 24, 29 et 34.

Résultats

Informations générales sur la patiente et la psychothérapie

La patiente, Claire, est une jeune femme proche de la trentaine, qui travaille dans le domaine scientifique. Elle a souhaité entreprendre une thérapie en raison d’une grande sensibilité qu’elle trouve disproportionnée. Durant la première séance, elle évoque des crises pénibles provoquées par le sentiment de devoir choisir la bonne solution dans des situations qui n’ont pourtant pas d’enjeux importants ; elle se montre alors dépendante et se repose sur les autres pour prendre une décision. Pourtant, Claire relève qu’elle est habituellement une personne qui sait ce dont elle a envie et qui s’affirme ; elle se décrit comme quelqu’un d’ambitieux qui a le désir de faire carrière et d’occuper une place de chef. Tout au long de la thérapie, Claire se questionnera sur sa carrière professionnelle et la direction qu’elle souhaite lui donner.

Elle évoquera ses relations avec son père, son chef et son copain ; la problématique centrale de ces différentes relations renvoie aux questions de dépendance/indépendance et d’influence/autodétermination. La thérapie se terminera positivement dans un contexte agréable : Claire a le sentiment d’être devenue une chercheuse accomplie et indépendante ; concernant ses relations avec son père, son chef et son copain, elles se sont améliorées ; Claire accepte maintenant volontiers les conseils de ceux-ci et est parvenue à faire des compromis.

Description des différentes voix

Les voix représentent les traces laissées par les expériences vécues ; chaque individu en a donc un nombre considérable. Après étude intensive des séances de thérapie de Claire, nous avons retenu deux voix problématiques centrales, difficilement acceptables par les voix dominantes. La première voix renvoie aux questions de dépendance. Tout au long de la thérapie, nous observons effectivement des tensions entre une volonté de la part de Claire de s’autodéterminer, d’avoir le contrôle, de ne pas être influencée par les autres, d’une part, et un besoin, d’abord non reconnu et évité, de proximité avec ses proches, de dépendance, de soutien et conseils, d’autre part.

La deuxième voix problématique, très présente lors de la thérapie, renvoie à la difficulté de Claire à accepter et exprimer sa tristesse ou plus largement les aspects faibles et vulnérables de sa personne ; cette difficulté remonte à l’enfance et à l’adolescence, périodes durant lesquelles elle a été amenée à nier sa tristesse, principalement dans sa famille, où l’on n’était pas encouragé à faire part des choses affectives et touchantes. Il convient de noter que ces deux voix problématiques sont interdépendantes : la difficulté de Claire à exprimer sa tristesse est souvent en lien avec des situations de manque et de dépendance. Par exemple, Claire a de la difficulté à exprimer la tristesse engendrée par l’absence de son copain.

Nous présentons maintenant l’évolution de ces deux voix problématiques centrales par des extraits de séances de thérapie. Les passages en italiques correspondent aux endroits où le niveau d’assimilation est particulièrement identifiable.

Illustration des niveaux de l’APES

Durant la séance 1, Claire parle de sa difficulté liée aux choix qu’elle est amenée à effectuer dans différentes situations. Lorsqu’elle doit prendre une décision, même peu importante, cela peut l’angoisser énormément au point de la paralyser. Dans le passage choisi, bien qu’elle ait conscience de la présence d’un problème, elle ne parvient cependant pas à l’identifier clairement ; elle remarque que sa réaction est disproportionnée et que la véritable difficulté doit se trouver à un autre niveau, mais cela reste flou.

P : On était allés skier et pis on attendait un bus […] pis après y avait la possibilité de prendre un ta… des taxis aussi, pis tout d’un coup, j’me disais « est-ce que c’est mieux de prendre le bus ou c’est mieux de prendre le taxi ? » ouais bon, c’est cette histoire de choix et ça m’a complètement, ça me paralyse !, pis je sais plus du tout ce qui faut faire, mais j’ai l’impression qu’il faut absolument faire quelque chose, et pis j… j… j’me sens pas bien et pis j… j… j’suis hyper tendue pis c’est horrible, mais c’est tellement rien euh « est-ce que je vais prendre le taxi ou le bus ? », ‘fin ce que je ressens est tellement disproportionné par rapport au problème donné.

séance 1, tours de parole 45

L’état de panique dans lequel se trouve Claire est caractéristique du niveau 2 de l’APES.

Dans la suite de ce premier entretien, Claire s’interroge sur le fait qu’elle peut à certains moments être très sûre d’elle et avoir le contrôle sur les choses, comme au travail, tandis qu’à d’autres moments, elle va être dépendante et se reposer sur ses proches.

P : ‘fin j’trouve ça assez fou que à la fois je suis quelqu’un de très euh… ‘fin qui aime bien maîtriser les choses pis en même temps des fois j’ai pas du tout envie de prendre des initiatives euh par exemple de quoi on va parler.

T : Mhm mhm… (p : 00:00:54)

P : Est-ce que ça peut être lié ? Enfin est-ce que p’t-être ‘fin… est-ce que les deux choses ou est-ce qu’on peut être à la fois… ouais peut-être parce que vous disiez que, ouais le fait que j’ai pas envie de choisir un sujet de conversation, c’est parce que j’aimerais que ce soit un sujet de conversation qui vous plaise ! et alors euh et alors euh j’sais pas qu’est-ce qui qu’est-ce qui vous plaît alors je je j’arrive pas à choisir.

séance 1, tours de parole 139-143

Nous observons une vague prise de conscience des problèmes liés aux questions d’indépendance/autodétermination vs dépendance/appui sur autrui ; ces questions perturbent Claire et la mettent dans un état de confusion (niveau d’assimilation 2).

Lors de la séance 5, Claire évoque les nombreux déménagements effectués durant son enfance et son adolescence. La voix problématique liée à sa difficulté à exprimer la tristesse est présente ; dans ce passage, cette voix se rapporte plus spécifiquement au manque ressenti de ne pas avoir eu de chambre d’enfant où elle pouvait retourner. Nous observons alors un rapid cross-fire : la voix problématique est abruptement interrompue et contredite par les voix dominantes qui jugent inutile, voire ridicule, de désirer conserver une chambre d’enfant.

P : Ouais c’est ça, foyer. Ouais c’est ça, la moitié, ah non, mais je pense, p’t-être pas la moitié mais un… ouais le tiers des meubles qui ont été vendus. Ouais plus avoir de chambre, enfin je veux dire maintenant c’est normal à mon âge de pas avoir de chambre d’enfant où retourner. Mais p’t-être eh, pendant deux ou trois ans, j’aurais bien voulu avoir un endroit où retourner une chambre d’enfant.

T : Une chambre d’enfant…

P : Mais en même temps, je vois maintenant, par exemple mes amis ici, ils ont pas non plus de chambre d’enfant, enfin (rire). C’est un luxe, qui est rare, pacque à quoi ça sert, je veux dire même c’est idiot de garder des choses eh de l’enfance.

séance 5, tours de parole 41-45

Nous nous situons ici au niveau d’assimilation 3.2 ; Claire exprime sa tristesse et le manque ressenti mais les voix dominantes interviennent rapidement pour minimiser ses besoins d’un foyer où elle aurait pu retourner.

Au cours des séances 8 et 9, Claire se questionne sur son choix de carrière ; elle a suivi les traces de son père, ce qui la rapproche de lui mais conduit aussi à faire des comparaisons. Maintenant, elle ne sait pas si elle veut rester dans le milieu académique ou non. C’est un réel dilemme pour Claire : est-ce possible de continuer une carrière académique — et donc d’être proche du père (voix de la dépendance) — tout en vivant sa vie (voix de l’indépendance) ?

Dans les séances suivantes, elle exprime le souhait de s’approprier son plan de carrière (séance 18). Elle n’a également plus envie de subir les décisions de ses chefs ; lorsque ceux-ci lui donnent des conseils quant à sa carrière, elle le prend mal, car elle a le sentiment qu’on veut influencer son choix (séance 19).

À la fin de la séance 19, la voix problématique de la dépendance s’exprime plus longuement ; Claire accepte que son chef fasse un certain nombre de démarches en ce qui concerne un poste dans un laboratoire à l’étranger où elle souhaiterait travailler. Cependant, les voix dominantes liées au désir d’indépendance et d’autodétermination interviennent relativement abruptement pour faire part de leur point de vue. Nous nous situons ici aux niveaux 3.2-3.4 de l’échelle APES, à savoir les niveaux Rapid cross-fire et Entitlement.

P : J’ai quand même proposé une euh expérience qui m’intéresserait… mais qu’y faudrait faire en collaboration avec un autre laboratoire […] Ce qu’on avait convenu, c’est que c’était lui mon chef qui allait contacter un autre prof pour voir si je pourrais aller dans ce labo. Donc c’était mon désir, mon idée, mais c’est lui qui euh qui fait les détails pratiques quoi.

T : Mhm mhm… (p : 00:00:11)

P : Ouais je pense ce serait bien, ça je pense vraiment (soupir). Parce que, en fait, je crois que j’ai des idées de choses à faire par exemple, mais j’suis toujours euh… j’ai déjà été freinée dans mes idées par mon chef et puis je crois que maintenant… p’t-être, ça devient un moment où il faut moins euh… il faut… ouais si il me demande ce que j’ai envie de faire, alors il faut que je…

T : Mhm mhm…

P : Faut que je puisse faire ce que j’ai envie de faire parce que sinon tout ce que je propose euh, il traîne euh…

séance 19, tours de parole 109-113

Nous observons un premier mouvement où Claire accepte que son chef s’immisce dans son projet et l’aide ; les voix dominantes s’opposent alors pour rappeler ses besoins d’autodétermination.

Durant cette séance 19, Claire avance dans ses réflexions en ce qui concerne sa relation avec son chef. Dans le passage choisi, les voix dépendance/indépendance dialoguent, travaillent ensemble en vue d’acquérir une nouvelle compréhension du problème. Claire se demande si elle ne peut pas envisager l’avis et les conseils de son chef comme la contrepartie à sa liberté d’organisation dont elle bénéficie, et non plus comme une entrave à son autodétermination.

P : Pis lui il [le chef] me dit vraiment clairement « c’est un échange ». En quelque sorte il m… il aimerait que je reste plus longtemps en échange de du fait que j’ai plus de liberté pis que je peux même sortir de son champ par exemple, aller à l’étranger faire une série d’expériences ou… donc c’est un un deal, c’est un deal juste, je pense, équitable.

T : Mhm mhm…

P : Ouais c’est vrai… non parce que sur le moment j’avais vraiment pas l’impression que c’était une négociation.

séance 19, tours de parole 133-137

Ces réflexions mènent à l’acquisition d’une nouvelle compréhension du problème (niveau d’assimilation 3.8). Il est par ailleurs difficile de distinguer les différentes voix, ce qui est typique de ce niveau d’assimilation.

Durant la séance 24, Claire parle du départ d’une collègue de travail étrangère qui a habité chez elle durant un mois. Elle rapporte que cette fois-ci, et contrairement à son habitude, elle a laissé exprimer sa tristesse. Il s’agit d’une voix problématique, auparavant évitée ; cette voix parvient maintenant à occuper une place importante dans le discours de Claire. Cependant, les voix dominantes interviennent quand même en s’interrogeant sur l’utilité de laisser sortir sa tristesse. Nous nous situons au niveau 3.4 de l’échelle APES.

P : Je sais pas, quelque part, cette tristesse elle é… était un peu : je me disais sur le moment elle était un peu disproportionnée par rapport à quelqu’un [sa colocataire] avec qui je me suis très bien entendue, mais qui est partie au bout d’un mois… J’étais tellement triste. J’étais au boulot, j’ai pleuré aux toilettes, un petit peu, pis après j’ai euh… je me suis dit, je devais m’occuper de quelque chose d’un autre endroit, donc je suis sortie du bâtiment et je pleurais mais vraiment tellement fort, à grands sanglots […] Par exemple là, je me suis laissée le… le temps de pleurer.

T : Mhm mhm…

P : J’ai vraiment euh… je sanglotais. Mais malgré tout, ‘fin même si j’ai pleuré à ce moment-là fort, j’étais toujours triste après. Enfin la tristesse, c’est pa… ‘fin le le fait de pleurer, ça réduit pas la tristesse, j’ai l’impression.

séance 24, tours de parole 13-15

Durant cette même séance, Claire va relier ses affects à sa situation ; plus précisément, elle effectue un lien entre sa tristesse disproportionnée lors du départ de sa colocataire et le manque d’amis proches. Elle acquiert une nouvelle compréhension du problème (niveau d’assimilation 4).

P : On s’est vraiment bien entendues, mais je pense qu’y avait, ‘fin vraiment c’était chouette, mais je pense qu’y avait pas juste son départ, c’était aussi le… En fait je me suis rendu compte que j’étais assez seule. Au… au travail, avec mes autr… avec mes collègues, je partage pas vraiment… j’ai pas… j’ai pas d’amis parmi mes collègues ni avec aucun ces temps-ci.

séance 24, tours de parole 17

Au cours de la thérapie, Claire prendra progressivement conscience du fait qu’elle a été amenée à nier sa tristesse à de nombreuses reprises durant son enfance et son adolescence ; elle parviendra à mettre en lien ce constat avec des réactions qu’elle a actuellement.

Claire ne parle que rarement de son copain et de la relation qu’elle entretient avec lui. Durant la séance 24, elle mentionne pour la première fois qu’elle et son copain ne se voient pas durant la semaine, car celui-ci travaille dans une ville éloignée. Elle reconnaît alors que sa présence doit certainement lui manquer et que jusqu’alors elle ne voulait pas l’admettre.

T : Ouais… comme si c’était la première fois aussi que vous évoquiez peut-être dans le fond ça pourrait vous manquer et que d’être seule, c’est parfois pas tout simple hein…

P : Non, c’est vrai, c’est drôle que j’ai jamais parlé de…

T : Ouais…

P : De ça… parce que… ouais… parce que j’ai ouais pas envie de d’admettre que ça me… que ça me touche… Parce que c… ouais. (p : 00:00:30) Ouais en fait, […]…

séance 24, tours de parole 24-27

La voix problématique de la dépendance est reconnue ; Claire prend conscience que sa tristesse, d’abord perçue comme inexplicable, est en lien avec des situations de manque et de dépendance, auxquelles elle est donc sensible. Nous nous situons ici au niveau d’assimilation 4, à savoir le niveau « Acquisition d’une certaine compréhension ».

La séance 29 est centrale ; nous y observons une importante évolution dans l’assimilation des voix problématiques. Claire reprend la thérapie après un mois d’arrêt en raison de la période estivale. Elle commence cette séance en se rendant compte qu’il est tout à fait normal que les choses ne soient pas statiques, mais évoluent même en son absence. Nous observons un meaning bridge, le terme « changement », qui est à comprendre dans un sens positif. Claire réalise et accepte que le thérapeute ait sa propre vie, des goûts propres, qu’il change, tout comme elle d’ailleurs. Le terme « changement » relie différentes voix entre elles, les voix de la dépendance et de l’indépendance. Nous nous situons ici au niveau 4 de l’échelle APES.

P : En venant ici, je me disais que… que tout était à recommencer parce que comme on s’était pas beaucoup vu pendant quelques mois euh… je me disais… j… je savais pas ce que j’allais vous raconter… ç’a pas tellement de sens ou je sais pas. Pis juste en rentrant dans la pièce, je me suis souvenue de la discussion qu’on avait la… quand c’était la dernière fois sur le changement du couvre-lit qui correspondait à un changement ouais dans mon… qu’y a un changement ici, y a aussi des changements chez moi, ‘fin que chacun change.

séance 29, tour de parole 1

Le terme « changement » renvoie simultanément aux dimensions d’indépendance et de dépendance : l’indépendance du thérapeute, ici, qui a une existence propre en dehors des séances avec Claire, et la dépendance des êtres humains, qui sont liés les uns aux autres par le fait qu’ils sont inévitablement amenés à évoluer et à changer.

Durant les séances précédant la séance 29, Claire évoque fréquemment la relation qu’elle entretient avec son père. Au début de la thérapie, elle perçoit les conseils de celui-ci comme des intrusions, des barrières à son autonomie et à son autodétermination. Elle rapporte que déjà durant son adolescence, elle avait le sentiment d’être manipulée et de ne pas avoir le choix face à l’avis de son père. Durant la séance 29, nous observons un changement dans la manière de Claire de concevoir les recommandations de son père. Elle ne perçoit plus celles-ci comme étant intrusives et menaçantes ; au contraire, elle se rend compte qu’elle peut en tirer profit. Nous observons l’assimilation de la voix problématique de la dépendance et l’application de solutions (niveau d’assimilation 6).

P : Et puis après ça s’est… après on a terminé le téléphone et pis… ouais c’était tellement étrange… ‘fin en même temps j’ai la chance d’avoir… un père qui peut me donner des conseils comme ça, de bons conseils vraiment, de stratégies académiques pis en même ça… j’étais ouais triste parce que j’aurais bien voulu p’t-être parler plus de… d’autres choses et puis euh…

séance 29, tour de parole 83

La thérapie se termine positivement : Claire apprécie maintenant lorsque son professeur ou son thérapeute lui donnent des conseils (séance 32) ; elle a le sentiment d’être devenue une chercheuse accomplie et indépendante (séance 34). La personnalité de Claire a gagné en complexité ; elle parvient à concilier les mouvements, auparavant opposés, de la dépendance/fragilité et de l’indépendance/force.

Discussion

L’objectif de cet article était de présenter le Modèle de l’Assimilation, d’une part, et de l’illustrer par une étude de cas, d’autre part. Nous nous sommes focalisés sur les niveaux d’assimilation 2, 3 et 4, que nous jugeons cruciaux lors de l’intégration progressive de voix problématiques par la patiente Claire. Nous allons maintenant présenter une synthèse de l’évolution des deux voix problématiques au cours des séances en soulignant différents points.

Lors des premières séances de thérapie, on observe que Claire a le désir de se présenter comme une personne indépendante et forte ; il s’agit de la communauté dominante. Tout ce qui relève d’un besoin de dépendance et de soutien est mal vécu de sa part et est exprimé dans des situations sans réels enjeux. Progressivement, la voix problématique de la dépendance et la communauté dominante entreront en dialogue l’une avec l’autre. Cela se fera d’abord de manière abrupte ; la voix problématique sera généralement vite interrompue par les voix dominantes (rapid cross-fire). Puis, grâce à la construction de meaning bridges, la voix problématique de la dépendance sera davantage entendue et acceptée. À la fin de la thérapie, Claire percevra différemment le soutien apporté par son chef ou son père ; elle acceptera également davantage d’être parfois dans un rapport de dépendance avec son copain.

Au cours de la thérapie, Claire parviendra également à assimiler progressivement la voix problématique liée à sa difficulté à accepter et à exprimer sa tristesse. Au départ, on observe que Claire laisse peu de place à l’expression de ses affects négatifs. Elle émettra fréquemment des doutes en ce qui concerne l’utilité d’exprimer sa tristesse. Progressivement, grâce à la construction de meaning bridges, Claire prendra conscience de sa tendance à nier ses affects négatifs. Elle parviendra également à relier la grande tristesse qu’elle a ressentie lors du départ de sa colocataire avec une origine plus profonde à ce malaise, à savoir le manque d’amis proches.

Notre étude de cas a permis de mettre en évidence et d’illustrer la manière dont les différentes voix entrent progressivement en dialogue les unes avec les autres. Dans un premier temps, le dialogue est caractérisé par de rapid cross-fires ou interruptions rapides, ce que nous avons fréquemment pu observer dans ce cas clinique ; puis les différentes voix deviennent de plus en plus tolérantes les unes vis-à-vis des autres et finalement des meaning bridges ou liens de sens se créent entre les différentes voix ; ces étapes permettent d’aboutir à l’intégration plus ou moins totale de la voix problématique dans la communauté dominante.

L’unité d’analyse adoptée dans le Modèle de l’Assimilation est dialogique ; nous sommes effectivement amenés à nous focaliser sur les aspects interactionnels, sur les échanges se produisant moment par moment durant les séances et les micro-assimilations qui y ont lieu. Cependant, l’unité d’analyse utilisée permet également de tirer des conclusions d’ordre plus générique ; dans un deuxième temps, nous sommes amenés à nous intéresser à l’évolution globale de la manière que la personne a d’envisager ses expériences problématiques. Les changements qui ont lieu à travers la psychothérapie ont été analysés, par exemple en regardant et en comparant le type de marqueurs d’assimilation présents en début et en fin de thérapie.

La limite principale que nous relevons à notre étude est d’appliquer de manière unilatérale le Modèle de l’Assimilation au cas clinique, sans adopter le double mouvement allant non seulement de la théorie aux observations empiriques, mais également des observations à la théorie. Le Modèle de l’Assimilation s’inscrit dans le paradigme visant la construction d’une théorie, selon lequel il est effectivement essentiel d’adopter cette approche circulaire. Selon Stiles (2007), le matériel clinique doit permettre d’enrichir et de rectifier la théorie. Cependant, l’objectif de notre étude était de présenter et d’illustrer le modèle ; nous nous sommes donc appuyés sur le contenu des retranscriptions afin d’illustrer les principaux concepts théoriques d’assimilation. Des études ultérieures pourront être effectuées dans une visée davantage heuristique en vue de compléter et de modifier le Modèle de l’Assimilation.

De nombreuses perspectives de recherche sont encore à explorer. Grâce au langage métathéorique adopté dans ce modèle, il est par exemple possible de comparer des psychothérapies d’approches différentes ; nous pouvons entre autres nous demander dans quelle mesure certaines approches thérapeutiques vont être plus appropriées dans la prise en charge des patients en fonction du niveau d’assimilation des problèmes présentés par ceux-ci en début de thérapie. Des études de cas peuvent également inclure à la fois les verbalisations du patient et les interventions du psychothérapeute et porter plus spécifiquement sur l’effet de ces interventions sur l’intégration progressive des voix problématiques ; il s’agit de la question du rôle du psychothérapeute dans la facilitation du processus d’assimilation chez le patient. Nous pouvons également nous intéresser à certaines populations cliniques spécifiques, notamment les personnes psychotiques, chez qui certaines voix deviennent complètement autonomes et acquièrent une consistance sensorielle, sous la forme de manifestations cliniques telles que les hallucinations auditives.

Le Modèle de l’Assimilation permet de percevoir la complexité clinique à travers l’analyse du processus d’assimilation ; ce modèle donne effectivement des points d’ancrage qui rendent possible la mise en perspective et la saisie de la complexité. Une caractéristique essentielle de ce modèle est que le changement n’y est pas appréhendé de manière statistique, mais s’inscrit dans un contexte clinique complexe qui donne du sens à ce changement.