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En 1958, à l’âge de 35 ans seulement, Camille Laurin, formé en psychiatrie et en psychanalyse à Boston et à Paris, acquiert le titre de directeur du département de psychiatrie de l’Université de Montréal. Il contribue, à cette époque, à façonner le seul programme complet francophone de résidence en psychiatrie au Québec, d’une durée de quatre ans[1].

En 1961, Dr Laurin signe la postface du livre Les fous crient au secours de Jean-Charles Pagé, un ex-patient qui dénonce les conditions de vie des malades internés à Saint-Jean-de-Dieu. Humaniste, engagé, Camille Laurin remet en question le système asilaire et ouvre la réflexion sur les fondements de la pratique psychiatrique au sein de la société québécoise.

Combien de Mozarts assassinés parmi ces débiles mentaux au regard vide ? Combien d’astres éteints parmi ces schizophrènes occupés à des besognes serviles ? Combien de foyers désunis, de familles dispersées aux quatre vents en raison d’un internement qui se prolonge ? Pour chacun de ces malades qu’un mur infranchissable sépare désormais de la société, combien de parents qui n’oublient pas et luttent chaque jour contre la honte et la douleur[2].

Sa vision redonne au patient son potentiel créateur et le place au coeur d’un processus de réadaptation impliquant toute une équipe de professionnels qui unissent leurs forces dans un esprit curateur. Ainsi, le patient n’est plus cet objet effrayant et hors contrôle qu’il vaut mieux cacher entre quatre murs, mais un être humain doué comme chacun d’une force vitale ; il est un être unique et souffrant.

Quant au traitement, il est à la fois somatique et psychologique, individuel et collectif, symptomatique et causal. […] Par une analyse bien conduite de la personnalité du malade, on amène celui-ci à prendre une meilleure conscience de lui-même, à lever les obstacles qui ont freiné ou gauchi son évolution, à mieux exploiter ses talents et réaliser ses possibilités.

Ainsi, en parallèle à la Révolution tranquille, la « troisième révolution psychiatrique » amène au Québec la psychiatrie communautaire.

En se penchant sur l’histoire, le regard sur le présent prend une autre dimension. Le sentiment d’immuabilité des choses s’estompe et l’on inscrit la réalité dans la continuité d’un processus qui est né à un temps donné, dans un contexte particulier, avec une visée qui peut s’être transformée en cours de route. L’avenir s’ouvre sur un nouveau registre de possibilités quand on comprend que les façons de faire d’aujourd’hui n’ont rien d’absolu.

Le parcours du résident en psychiatrie, tel qu’il est aujourd’hui, peut apparaître comme quelque chose d’acquis, un chemin tracé d’avance. On fait le choix des études médicales, puis on se trouve embarqués sur un train à grande vitesse qui ne s’arrête pas en cours de route, mais qui mène éventuellement à destination, celle de la profession. Le voyage est long et il faut parfois prendre une pause, consciemment, pour se rappeler où l’on va. Les jours passent, l’un après l’autre, et chaque fois on s’efforce d’accomplir les tâches nécessaires pour que s’enchaîne l’engrenage, pour que l’engin continue de rouler. Ainsi va la routine. Routine qui, attention, n’est pas forcément inintéressante ! On apprend et l’on devient meilleurs à ce qu’on fait, mais la concentration requise oblige parfois à faire abstraction du paysage qui défile, du grand tableau dans son ensemble qui évoque quant à lui un sens, une plénitude.

Dès les débuts de notre formation, la médecine nous apprend à développer nos schémas mentaux afin d’élaborer des arbres diagnostiques et décisionnels. Repérer rapidement des signes et symptômes, les relier pour former l’entité diagnostique la plus probable, tout en élaborant des scénarios alternatifs afin de diminuer les risques d’erreurs. En fonction du diagnostic retenu, on applique les règles de pratique, les guidelines établis pour offrir le meilleur traitement possible selon les résultats des recherches scientifiques les plus récentes et les plus rigoureusement menées : l’evidence based medecine. En psychiatrie, on se réfère au DSM, on mémorise des critères, on les dénombre chez nos patients pour tenter de les faire correspondre à une catégorie de problèmes psychiatriques. En langage commun, on se fait des boîtes, des cases, que l’on cherche à vider quand on questionne un patient pour s’assurer d’avoir bien couvert un ensemble de diagnostics possibles. Une méthode efficace et fort utile pour s’orienter sans trop se perdre dans la mêlée. Mais malgré ses avantages, cette stratégie employée à elle seule risque aussi de nous faire rater l’essentiel du problème, et constitue un piège dans lequel il est facile de rester pris.

Ainsi, la problématique du patient se résume-t-elle à une étiquette que l’on peut officiellement inscrire à son dossier pour ensuite justifier les traitements que l’on tente d’instaurer ? Prescrire un psychotrope, attendre les résultats. S’enquérir du sommeil, de l’appétit, des raideurs musculaires. Augmenter les doses, changer de molécule, ajouter un adjuvant. Faire sa tournée, écrire ses notes, penser à libérer des lits, congédier des patients. Et la roue tourne. « Bien dormi ? » « Des idées noires ? » « Un complot ? » Bien vite, la polypharmacie, les doses faramineuses, la dyskinésie et le syndrome métabolique.

Si la psychiatrie asilaire plaçait le médecin dans un rôle de gardien, le système de soins actuel fait-il du psychiatre un prescripteur ? Le développement des antipsychotiques il y a cinquante ans a certes constitué une grande avancée dans notre domaine et il est aujourd’hui difficile de s’imaginer traiter des patients sans cet outil dans notre arsenal. Mais le danger, à mon avis, réside dans le fait qu’il est souvent plus facile d’y avoir recours rapidement sans trop se questionner sur les enjeux qui sous-tendent réellement le problème. Surtout pour un résident qui se doit, dans sa formation, d’apprendre tous les tenants et aboutissants de chaque molécule. On applique ce qu’on apprend. Avec toutes les bonnes intentions du monde. Cependant, un jeune garçon qui s’excite et se concentre peu en classe a-t-il nécessairement un trouble nécessitant l’usage d’un psychostimulant ? La référence peut paraître grossière, le débat de société concernant le surdiagnostic du TDAH ayant déjà fait couler beaucoup d’encre, mais le principe s’applique à tant d’autres présentations. Quelques mots clés sont prononcés et un schéma diagnostic s’allume, devient saillant, et l’information perçue ensuite s’organise autour de ce thème central qui se renforce de plus en plus. Comme soignant, on se sent alors rassuré. On sent qu’on peut déjà s’orienter vers le traitement, qu’on peut agir pour aider. Et quoi de plus concret et immédiat que d’offrir une pilule.

Mais au-delà du déficit en neurotransmetteurs, au-delà de la modification épigénétique de tel gène, que se passe-t-il chez ce patient qui se présente à nous en déséquilibre ? Une plainte peut paraître bien précise et concrète, mais quand on élargit le champ de nos observations, on peut voir surgir d’autres failles, parfois bien plus critiques. Et ce qui apparaît alors surtout, c’est la construction dans son ensemble. En effet, qu’en est-il du big picture ? Parce que finalement, c’est souvent ce à quoi il faut revenir. Le macro. Ce qui peut paraître tellement évident qu’on n’y prête peut-être pas suffisamment d’importance. L’entrée dans l’adolescence. Le départ d’un proche. L’anniversaire d’un décès. L’approche d’une date butoir. Les enjeux de la vie, les stades de développement, la personnalité, le système. Déconstruire, revenir à l’essentiel pour mieux comprendre ce qui est complexe.

Il s’agit de s’intéresser, vraiment, à la personne devant nous, à son vécu, son bagage, son milieu. Il faut prendre le temps, être à l’écoute. Ce qui semble aller de soi, mais qui en réalité n’est pas si évident à mettre en pratique au jour le jour. C’est pourtant cet aspect de la démarche qui lui donne tout son sens, toute sa richesse. C’est ce qui touche à l’âme, ce qui ramène l’art dans la médecine. Dans notre compréhension du patient, laisser une place au senti, s’ouvrir à certaines vérités qui ne se réduisent pas par la logique. Sans balayer du revers nos connaissances plus théoriques, qui demeurent évidemment essentielles, simplement garder l’esprit ouvert et être attentif à cette dimension particulière, pour créer un juste milieu. Et pour créer un lien avec le patient qui semble d’autant plus fort, plus authentique.

La psychothérapie, bien entendu, est l’une des avenues qui se prêtent à une exploration plus approfondie de cette dimension. Pour Camille Laurin, psychiatre et politicien québécois dont il était question plus tôt, c’est à travers la psychanalyse qu’il réalisait ce besoin. Dans un article intitulé « Humanisme et psychanalyse » parut en 1959, il en revoyait la définition proposée par l’un de ses maîtres, madame Favez-Boutonier :

La psychanalyse est plus qu’une science, qu’une technique, qu’une thérapeutique et même qu’une philosophie. Celle-ci lui apparaît comme une manière de poser les problèmes, d’être présent à soi-même et à l’autre, comme un mouvement constant de recherche de l’inconscient, comme une maïeutique qui mène chacun à reconquérir sa vérité et son humanité contre tout ce qui, bien qu’étant de lui, est étranger à “lui-même”.[3]

Toutefois, sans forcément se lancer dans une démarche psychothérapeutique au long cours, et sans adhérer à un type de thérapie en particulier, les principes qui étayent cette façon d’aborder le problème peuvent transcender notre travail au quotidien. Qu’il s’agisse d’une évaluation ponctuelle ou d’un long séjour à l’hôpital, cette façon de voir le patient dans son unicité et d’entrer en contact avec lui transforme un simple entretien en une véritable rencontre. Pour moi, voilà comment « être thérapeutique », voilà comment émerge le sentiment d’être utile et de faire une différence. Bien qu’il s’agisse à la base d’une attitude, d’une disposition, il faut aussi savoir l’incarner dans nos paroles et nos gestes, il faut le communiquer par tous nos pores, naturellement, comme une respiration. Et c’est là l’envergure du travail à faire, toute l’expérience que devraient nous permettre d’acquérir nos cinq années de résidence. Qui plus est, la capacité de s’émouvoir devant un patient implique aussi d’admettre que l’on ne peut pas tout changer, tout guérir. Accepter notre impuissance est un autre apprentissage incontournable à faire lorsqu’on aspire à soigner des gens.

Parfois, il faut être déstabilisé pour se rendre compte de notre démarche naturelle. Fort heureusement, le parcours en résidence est parsemé de face-à-face inspirants, de modèles de savoir-faire, mais aussi de savoir-être, de paroles justes et senties, d’ouverture et de gestes émouvants qui en un instant nous ramènent à la racine de notre envie d’aider, nous remet au diapason avec notre humanité.