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Au cours du mois de juillet 2008, une affaire semble relancer, notamment par voie de presse, le débat sur la laïcité et l’intégration des musulmans en France. Par une décision du 27 juin 2008, le Conseil d’État vient en effet de refuser l’acquisition de la nationalité française à une ressortissante marocaine, mariée à un Français et mère de trois enfants, estimant que la pratique radicale de sa religion était incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, en particulier avec le principe d’égalité des sexes[2].

Si le Conseil d’État ne mentionne pas le vêtement religieux porté par la requérante — seule la commissaire du gouvernement[3] indiquait qu’il s’agissait du niqab — la presse médiatise rapidement la décision de telle sorte qu’elle suscite un certain émoi national[4] et devient rapidement l’« affaire de la burqa[5] ».

Le terme burqa, qui se réfère aux vêtements traditionnels portés par les femmes musulmanes dans certaines sociétés, renvoie en fait à deux types d’habillements différents. L’un, qualifié de niqab, considéré comme le prolongement vestimentaire du hijab, est un voile couvrant le visage et l’ensemble du corps de la femme, lui laissant uniquement la possibilité de voir à travers une fente située au niveau des yeux. Originaire d’Arabie Saoudite, il est porté principalement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L’autre, que l’on qualifie de burqa afghane, est un vêtement souvent bleu qui, couvrant lui aussi le visage et le corps de la femme qui le porte, se caractérise par l’ajout d’une grille au niveau des yeux permettant de voir sans être vue[6]. Ces deux vêtements sont donc du même ordre et traduisent également, autant l’un que l’autre, des expressions sociales de la foi véritablement choquantes au regard des valeurs publiques.

Cependant, souligner l’emploi spécifique du terme burqa dans le cadre de cette affaire ne nous semble pas superfétatoire[7]. En effet, si le niqab est moins connu du large public, la burqa, quant à elle, est souvent associée au régime des talibans en Afghanistan et se trouve ainsi chargée symboliquement d’une grande violence. Elle incarne, plus que tout autre signe religieux, une condition d’infériorisation extrême et insoutenable de la femme. En outre, le lien direct de cette iconographie avec la réalité afghane, c’est-à-dire avec une réalité ancrée territorialement, conforte d’autant plus la représentation d’une menace qui ne se cantonne plus à l’Orient mais touche désormais la France (Amiraux, à paraître). Dès lors, l’usage du terme burqa était probablement plus propice à provoquer la controverse et c’est sous cette appellation d’« affaire de la burqa » que la décision du Conseil d’État a été médiatisée au mois de juillet 2008.

Nous sommes conscients que l’emploi du terme burqa participe d’« une mise en forme discursive, iconique et fictionnelle qui durcit des stéréotypes et habite l’espace social, politique et contemporain » (Guénif-Souilamas, 2006 : 110). Reflétant une « iconographie fantasmée de l’altérité » (Amiraux, à paraître), il se révèle donc véritablement stigmatisant lorsqu’il est associé à la communauté musulmane et traduit la persistance de représentations toujours négatives à son endroit (Amiraux, 2008 : 47). Sans adhérer à de telles représentations, il nous semble néanmoins important, dans ce texte, de rester fidèle à cette terminologie. C’est en effet sous ce label que l’« affaire de la burqa » est devenue une question sociale sur laquelle il est désormais pertinent de revenir.

Nous proposons dans cet article de porter un regard sociologique sur ce moment juridique — la décision du Conseil d’État du 27 juin 2008 — de régulation du pluralisme religieux en France. Notre démarche vise à appliquer à cette décision spécifique certains des outils d’analyse dégagés par les sociologues de la laïcité afin de montrer comment elle peut dévoiler l’un des visages de la laïcité française. Notre questionnement ne porte donc pas tant sur les modalités d’intégration des musulmans en France ou sur les représentations dont ils peuvent faire l’objet, mais bel et bien sur cette décision du Conseil d’État en tant que révélateur d’une forme de déploiement d’une laïcité que l’on invoque peut-être souvent au singulier — la laïcité française — alors même que le terme « laïcité » est polysémique et que, dans sa mise en oeuvre, la laïcité se révèle polymorphe (Champion, 2001 : 42).

Si le terme est polysémique, c’est en partie parce que la laïcité n’a jamais fait l’objet d’une définition officielle (Coq, 2005 : 83 ; Zeghbib, 2008 : 1999). Le principe est peut-être inscrit dans la Constitution depuis 1946 mais il n’y est pas réellement défini. Pâtissant de ses origines philosophiques et de cette absence de définition (Dord, 2006 : 410), la notion française de laïcité n’a donc pas de « contenu propre, positif et immuable » (Barbier, 1995 : 69). Pour cette raison, la forme que prend la laïcité dans une société découle aussi bien de l’interprétation que les gouvernants politiques élaborent à partir de certains de ses principes constitutifs que des modalités par lesquelles les juges vont « intégrer [lesdits principes] dans leurs normes de contrôle en cherchant à en préciser le sens et la portée » (Dord, 2006 : 410).

Différentes figures idéal-typiques de la façon de penser une société laïque peuvent, dès lors, être dégagées (Milot, 2008 : 42[8]). Ces figures découlent, aussi bien des représentations présentes dans le débat social que de la nature des politiques adoptées, des politiques qui peuvent varier dans un même régime de laïcité et qui soulignent son caractère polymorphe.

En France, la laïcité est ainsi polymorphe dans l’espace. Pour des raisons historiques, le type de régulation du religieux applicable en Alsace et dans le département de la Moselle diverge de celui qui prévaut dans le reste de l’Hexagone (Bedouelle et Costa, 1998). À ces deux régimes de laïcité de la France métropolitaine s’ajoutent en outre six régimes différents de rapports entre la religion et l’État dans la France d’outre-mer[9] (Baubérot, 2008 : 166).

La laïcité est également polymorphe dans le temps et, à partir d’une démarche de sociologie historique, différents seuils de laïcisation (Baubérot, 2000) recouvrant plusieurs figures de laïcités peuvent être retracés selon les époques. Certains moments politiques et juridiques de l’histoire de la régulation du religieux en France vont marquer, plus ou moins fortement, la trajectoire de la notion de laïcité.

Les circonstances politiques peuvent alors favoriser l’émergence d’une « laïcité narrative », celle-ci correspondant à une forme de récit sur la laïcité qui n’est pas dépourvue de toute force normative (Ferrari, à paraître). Ce récit d’un certain « idéal laïque », ou d’une certaine mémoire de la laïcité, peut notamment être retracé dans les discours politiques ou rapports publics qui ont trait à la régulation de la diversité religieuse et qui, sans avoir de valeur sur le plan du droit positif, ne sont cependant pas sans influence sur l’élaboration de ce droit[10]. La « laïcité narrative » peut ainsi s’avérer en décalage avec la « laïcité juridique » qui, quant à elle, procède de la régulation juridique et politique du religieux. Le rapport entre les deux est en ce sens révélateur des « tensions entre idéaux et pratiques » (Ferrari, à paraître). Mais la « laïcité narrative » peut aussi en être le combustible (Ferrari, à paraître). Pour cette raison, si la « laïcité juridique » semble plus stable, elle peut à terme se montrer sensible aux fluctuations de la « laïcité narrative » (Baubérot, 2009 : 23).

Nous émettons ici l’hypothèse que l’« affaire de la burqa » prend racine dans un raidissement de la « laïcité narrative », raidissement préalablement conforté par l’adoption du rapport de la Commission Stasi le 11 décembre 2003, puis par le vote de la loi du 15 mars 2004[11] relative au port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics[12]. Harmonisant « laïcité narrative » et « laïcité juridique », la décision du Conseil d’État constitue alors un point d’ancrage juridique solide au développement d’une rhétorique républicaine sur l’aménagement du religieux, et alimente, à son tour, la « laïcité narrative ».

Si les domaines d’intervention de l’État — l’école publique et la déclaration de nationalité — ainsi que ses modalités d’intervention — la loi ou la jurisprudence — sont d’ordres différents, il nous semble toutefois pertinent de pointer les analogies qui ont donné une certaine inclinaison à la laïcité française. Nous compléterons nos analyses de la décision du Conseil d’État avec celle des conclusions de la commissaire du gouvernement qui l’ont précédée. De telles conclusions enrichissent en effet la lecture des décisions souvent sommaires des juges du Palais-Royal. Rappelons enfin que la laïcité française est une laïcité de cas par cas. Les analyses proposées dans cet article ne sont donc pas généralisables à l’ensemble de cette laïcité française. Elles n’ont pour objectif que d’en éclairer l’une des facettes contemporaines.

L’« affaire de la burqa » : la confirmation juridique d’une conception politique de la laïcité

Le Conseil d’État est l’institution juge du pouvoir exécutif. Outre son activité de conseil du gouvernement[13], il a pour rôle de trancher, en dernier ressort, tout litige opposant l’administration à l’administré. En tant qu’institution judiciaire, il « n’entre [donc] jamais ouvertement dans l’arène politique » (Lochak, 2007 : 19). Mais, « parce qu’il est le juge de l’exécutif, donc du pouvoir, [il est aussi] amené, par la force des choses, à jouer un rôle politique, qui s’exprime autant par la diffusion de certaines valeurs que par des interventions plus directes dans la vie politique. La jurisprudence administrative [joue donc] un rôle capital dans l’élaboration des dogmes relatifs à l’État et l’administration a contribué à la légitimation de l’action étatique » (Lochak, 2007 : 19). Le Conseil d’État ne peut dès lors s’émanciper totalement des mouvements d’humeur du politique, lequel n’est pas lui-même hermétique aux valeurs et aux représentations dominantes véhiculées dans la société.

Dans ce sens, la loi du 15 mars 2004 sur le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles publiques a probablement consolidé une certaine « laïcité narrative » en entretenant le récit d’une laïcité soucieuse de défendre l’idéal républicain de l’État émancipateur des consciences des citoyens. Si la loi était neutre formellement, dans la mesure où le texte même ne visait aucun groupe religieux particulier, elle prenait cependant source dans la recommandation du rapport Stasi qui proposait de prohiber dans les écoles publiques le port de signes religieux ostensibles en général, mais dont une grande partie de l’argumentaire a été consacrée spécifiquement à la signification du hijab comme contraire au principe d’égalité entre les hommes et les femmes[14] (Koussens, 2008 : 127). Le rapport affirmait en effet que « des jeunes filles ou des femmes portent volontairement le voile, mais d’autres le revêtent sous la contrainte ou la pression. Il en va ainsi des fillettes préadolescentes à qui le port du voile est imposé, parfois par la violence » (Commission Stasi, 2003 : 46). Le rapport en déduisait que le port du voile ne pouvait donc plus être considéré uniquement comme un choix et qu’il « offr[ait] ainsi, paradoxalement, la protection que devrait garantir la République. Celles qui ne le portent pas et le perçoivent comme un signe d’infériorisation qui enferme et isole les femmes sont désignées comme “impudiques”, voire “infidèles” » (Commission Stasi, 2003 : 47).

Puisant ses justifications dans le rapport Stasi, la loi va donc réaffirmer l’idéal républicain d’un État porteur d’un magistère philosophique émancipateur d’individus pris dans des appartenances religieuses jugées incompatibles avec les valeurs démocratiques (Koussens, 2009a : 209). Ce faisant, elle renoue avec une conception très républicaine de l’aménagement de la laïcité où la sphère publique se construirait « par production originale d’un espace d’universalité, concrètement constitué par l’intérêt commun à tous, et source, en raison de son ordre propre, d’ouverture à un horizon délié des limites inhérentes aux différents particularismes » (Pena-Ruiz, 2003 : 194). L’idée sous-jacente est que seule la séparation peut permettre la « liberté de penser » des citoyens[15] et, au final, les jeunes femmes musulmanes, désignées dans le rapport Stasi, sont implicitement visées par la loi. Cette conception républicaine des modalités d’aménagement de la diversité religieuse n’est pas restée sans influence.

À travers une analyse de la décision du Conseil d’État du 8 octobre 2004[16] relative à la validité de la circulaire ministérielle d’application de la loi du 15 mars 2004, Danièle Lochak a montré comment le juge administratif ne s’est pas fondé en droit, mais plutôt en opportunité, pour valider l’acte administratif litigieux (2007 : 26). Après avoir relevé que les conventions internationales qui étaient en vigueur quand le Conseil d’État avait rendu son célèbre avis de 1989[17], étaient inchangées en 2004, elle estime que le Conseil d’État « aurait [...] pu réaffirmer les principes qui l’avaient amené à juger qu’une interdiction totale du port du foulard serait contraire aux engagements internationaux de la France » (2007 : 26) et, ce faisant, invalider la circulaire contestée et vider de sa substance la loi de 2004. Danièle Lochak considère cependant que « le juge [n’a pas voulu] désavouer la représentation nationale appuyée sur une opinion publique majoritairement favorable [et] s’est du reste sans doute lui-même convaincu que le “modèle républicain” était menacé et qu’il devait donc être défendu » (Lochak, 2007 : 26).

La loi du 15 mars 2004, qui s’est elle-même inscrite dans un « raidissement de la société française sur la question de la laïcité » (Lochak, 2007 : 27), a alors conforté certaines représentations qui légitiment le « raidissement jurisprudentiel » (Zeghbib, 2008 : 1997) du Conseil d’État dans sa régulation du religieux, un raidissement jurisprudentiel dans lequel s’inscrit désormais l’« affaire de la burqa ».

En l’espèce, Madame Machbour avait intenté un recours demandant au Conseil d’État l’annulation du décret lui refusant l’acquisition de la nationalité française pour défaut d’assimilation. La requérante avait en effet déposé au préalable une déclaration acquisitive de nationalité[18] à laquelle le gouvernement s’était opposé pour défaut d’assimilation en vertu de l’article 21-4 du Code civil[19].

Tel qu’interprété traditionnellement par la jurisprudence administrative, le défaut d’assimilation recouvre deux types de situations : « l’étranger peut (...) présenter un [tel défaut] compte tenu de ce qu’on peut appeler son “activisme politique” ou de sa manière personnelle de se comporter, conformément à des moeurs ou des pratiques qui ne sont pas compatibles avec les valeurs essentielles de la communauté française » (Chrestia, 2008 : 2014). Afin de le constater, le Conseil d’État « exige des faits nettement caractérisés, démontrant sans nul doute, par un faisceau d’indices, que l’intéressé est radicalement hostile [aux] valeurs essentielles [françaises] » (Malaurie, 2008 : 35). Il procède ainsi à un examen in concreto des faits qui doivent impérativement converger pour révéler l’absence d’assimilation de l’étranger en question (Chrestia, 2008 : 2015).

Dans le cadre de la décision du Conseil d’État du 27 juin 2008, après avoir rappelé que la requérante portait « le vêtement des femmes de la péninsule arabique [qu’est] le niqab[20] », et non la burqa comme cela a ensuite été rapporté dans les médias, la commissaire du gouvernement indique que « si Madame Machbour parle bien français et si deux de ses enfants sont scolarisés à l’école communale, si elle a été suivie par un gynécologue homme pendant ses grossesses, il reste que [...] elle mène une vie presque recluse et retranchée de la société française : elle ne reçoit personne chez elle, le matin elle s’occupe de son ménage, se promène avec son bébé ou ses enfants, l’après-midi elle va chez son père ou son beau-père. Pour les courses, elle indique qu’elle peut faire des achats seule mais admet qu’elle va le plus souvent au supermarché en compagnie de son mari[21]. »

De l’ensemble de ces faits, la commissaire du gouvernement déduit « qu’il ressort que Madame Machbour n’a pas fait siennes les valeurs de la République et en particulier celle de l’égalité des sexes. Elle vit dans la soumission totale aux hommes de sa famille, qui se manifeste tant par le port de son vêtement que dans l’organisation de sa vie quotidienne [...] elle trouve cela normal et l’idée même de contester cette soumission ne l’effleure même pas[22]. » Elle en conclut au rejet de la requête et ses conclusions sont suivies par la formation de jugement du Conseil d’État qui a alors estimé, dans une simple phrase, que Madame Machbour avait « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, principalement le principe d’égalité des sexes ». Le raisonnement ici exposé mérite trois observations.

Premièrement, tout comme la loi du 15 mars 2004 ne désignait expressément aucun signe religieux particulier, le Conseil d’État évite soigneusement de nommer la religion de la requérante et, à la lecture seule de sa décision, nul ne peut se douter que le port d’un niqab a pu être au centre des préoccupations des juges. Seules les conclusions de la commissaire du gouvernement, qui n’ont pas de valeur juridique, sont éclairantes sur ce point. En outre, l’interprétation de la signification du vêtement religieux à laquelle cette dernière a procédé est analogue à celle qui avait été développée dans le rapport de la Commission Stasi. Sans pouvoir en tirer de conclusion définitive, on notera cependant la présence de Rémi Schwartz dans la formation de jugement du Conseil d’État qui a jugé précisément de l’« affaire de la burqa »[23]. Celui-ci, qui est l’ancien rapporteur général de la Commission Stasi, n’est peut-être pas étranger à la similitude des procédés utilisés par le politique en 2004 puis par le juridique en 2008.

Deuxièmement, la décision du Conseil d’État contribue à élargir, toujours un peu plus, le champ d’exigence de la laïcité qui est pourtant un principe qui ne devrait s’imposer qu’à l’État, qu’au politique (Milot, 2005 : 275). La loi du 15 mars 2004 avait déjà procédé à un premier déplacement en imposant, par l’interdiction de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, une exigence de laïcité à certains usagers du service public. Il s’agissait alors de réaffirmer le rôle symbolique de l’école publique comme « figure de la mythologie laïque » (Ozouf, 1982 : 104) : elle est, dans cette conception, l’institution qui éclaire les jeunes citoyens et leur permet de s’émanciper de toute contingence particulière (Debray, 2004).

Désormais, le Conseil d’État va plus loin. Se prononçant sur l’incompatibilité d’une « pratique radicale » d’une religion avec l’assimilation à la communauté française, il investit l’espace de l’intime et impose cette exigence de laïcité à celui qui n’est pas encore l’un de ses ressortissants. Si celui-ci veut donner des gages de bonne citoyenneté, il doit auparavant justifier d’une émancipation a minima à l’égard de ses convictions religieuses et ne peut pratiquer sa religion en dehors des normes que la majorité peut tolérer, c’est-à-dire dans la radicalité. Par un tel procédé, « il est [ainsi] indéniable que le Conseil d’État se fait, de manière indirecte certes, juge de la “normalité” des pratiques religieuses pour en tirer des effets juridiques directs de la plus haute importance conditionnant l’appartenance au “corps national” » (Zeghbib, 2008 : 1997).

Troisièmement, si le Conseil d’État se fait juge de la normalité des pratiques religieuses, il évite néanmoins de se prononcer expressément sur le degré de radicalité en deçà et au-delà duquel l’assimilation peut ou ne peut être constatée... mais peut-être le fait-il implicitement. Il ressortait des conclusions de la commissaire du gouvernement que Madame Machbour, qui disait d’ailleurs porter son niqab « plus par habitude que par conviction[24] », avait somme toute un mode de vie comparable à celui de nombreuses femmes ordinaires. Plusieurs de ses enfants étaient scolarisés à l’école républicaine, elle avait été suivie par un gynécologue de sexe masculin, parlait couramment le français, faisait son ménage et se promenait le matin, rendait visite à son père ou son beau-père et faisait « le plus souvent » ses courses au supermarché avec son mari.

Il nous semble donc difficile d’affirmer que les faits convergent réellement dans le sens d’un défaut évident d’assimilation de la requérante, un défaut permettant dès lors de s’opposer, aux termes des dispositions de l’article 21-4 du Code civil, à ce qu’elle acquière la nationalité française. Cependant, le « sens final [de la règle de droit, en l’occurrence des conditions dans lesquelles l’assimilation peut être constatée] est fourni par le juge [et ultimement] la loi est ce que ce dernier affirme trouver dans les textes » (La Pradelle, 1979 : 44[25]). En l’espèce, dans l’esprit du Conseil d’État, c’est alors bien le port du niqab qui, en lui-même, implique un degré de radicalité tel qu’il constitue une présomption irréfragable de non-assimilation de la femme qui le porte.

Le positionnement du Conseil d’État vis-à-vis du vêtement/signe religieux marque ainsi une véritable rupture avec la position que cette juridiction avait pu adopter depuis son avis de 1989, un avis dans lequel elle indiquait alors que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses »[26]. Désormais, le Conseil d’État se penche sur la nature même du signe/vêtement religieux pour en déduire son incompatibilité avec les « valeurs de la communauté française ». Une telle démarche s’inscrit très probablement dans le mouvement qui, depuis le début du xxie siècle, voit se renouveler « une iconographie de la déviance à l’idéal républicain, non plus fantasmée mais incarnée dans des figures masculines et féminines typifiant les comportements considérés comme hostiles à la République » (Amiraux, 2008 : 54). Ajoutons que le vêtement traditionnel qu’est le niqab n’étant porté que par des femmes, le Conseil d’État procède à une « assignation catégorielle sexuée et ethnicisée, opérée à partir d’une distinction religieuse, [qui devient alors source] d’inégalité de traitement dans l’espace public et de qualification comme “déviance” aux normes républicaines » (Amiraux, 2008 : 46). Cette décision s’inscrit ainsi dans la lignée d’une jurisprudence relative à l’assimilation des étrangers qui peut « recouvrir et camoufler un redoublement de discrimination réelle » (La Pradelle, 1979 : 71) dont les femmes, et dans le cas présent les femmes musulmanes, font les frais.

En déterminant de la sorte une certaine orthopraxie républicaine, le Conseil d’État fait donc sienne une représentation de la laïcité française qui découle directement de l’esprit de la loi du 15 mars 2004. La laïcité n’y est appréhendée que dans ses dimensions « séparatiste » et/ou « anticléricale » et le principe du magistère émancipateur de l’État n’est pas absent du raisonnement. Soulignons qu’un glissement sémantique particulièrement révélateur de la prégnance d’une telle conception peut d’ailleurs être relevé dans la décision du 27 juin 2008. En effet, alors que dans une précédente décision de 1998[27], les juges avaient contrôlé l’assimilation d’un requérant à la « société française », ils évoquent désormais l’assimilation à la « communauté française »[28]. Certains se sont alors réjouis que le Conseil d’État ait procédé à une telle clarification sémantique. Notamment, pour Philippe Chrestia, « la “communauté” suppose l’assimilation (c’est-à-dire la disparition des différences) alors que la “société” permet l’intégration (c’est-à-dire la reconnaissance et l’acceptation de l’autre dans ses différences. Il [était] donc absolument nécessaire de réaffirmer que l’assimilation ne peut se faire qu’au sein de la “communauté” d’accueil » (2008 : 2016).

Au final, l’« affaire de la burqa » revient à confirmer juridiquement une conception politique de la laïcité. Face au pluralisme de fait et au danger que ce pluralisme semble représenter pour la « laïcité narrative », la réaction est alors de « passer de la sphère des “normes implicites”, qui ne nécessitent pas d’être posées pour être respectées, à la sphère du droit positif » (Ferrari, à paraître). Ce passage participe d’autant plus à l’entretien d’une représentation d’une forme de laïcité en adéquation avec son statut de « mythe fondateur de la modernité française » (Baubérot, 2009 : 10) que ce type de représentation se nourrit de normes symboliques qui marquent fortement les consciences collectives (Koussens, 2009b : 29). Tel fut le cas de la loi du 15 mars 2004, et tel est désormais celui de la décision du Conseil d’État. L’« affaire de la burqa » serait-elle ainsi le point d’ancrage d’une nouvelle séquence de la laïcité française ?

L’« affaire de la burqa » : point d’ancrage d’une nouvelle séquence de la laïcité française ?

Le Conseil d’État français a longtemps joué un « rôle d’apaisement [dans] les querelles religieuses » et a souvent fait oeuvre de compromis, s’« effor[çant] de dégager une voie médiane entre deux positions a priori inconciliables » (Lochak, 2007 : 25-26). Avec sa décision du 27 juin 2008, il s’engage dans une voie nouvelle. Se faisant l’écho d’une « laïcité narrative dominante [...] sensible à la menace ressentie » (Baubérot, 2009 : 23), que cette menace soit extérieure (les terroristes musulmans) ou intérieure (les communautarismes... musulmans), il conforte la vocation de l’État à émanciper les citoyens de toute appartenance particulière. Deux propositions de loi déposées après l’« affaire de la burqa » semblent s’inscrire dans cette tendance.

Le 22 juillet 2008, moins de deux semaines après que l’« affaire de la burqa » a éclaté, soixante-cinq députés déposent à l’Assemblée nationale une proposition de loi « visant à interdire le port de signes ou de vêtements manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, politique ou philosophique à toute personne investie de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou y participant concurremment[29] ».

L’exposé des motifs de la proposition de loi est relativement alarmiste et les députés constatent que « l’actualité récente a mis en exergue des atteintes manifestes au pacte laïc[30] ». Au regard de leur argumentaire, certains des remparts institutionnels qui devraient pourtant promouvoir la laïcité de l’État semblent même céder devant des pressions communautaristes et les députés regrettent notamment qu’une décision de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) du mois de mai 2007 « ait donné raison à des mères d’élèves qui s’étaient vues refuser la possibilité de participer aux activités pédagogiques [c’est-à-dire d’accompagner les enfants lors des sorties scolaires] parce qu’elles arboraient le voile islamique[31] ». Les députés estiment alors que cette décision « constitue une atteinte manifeste au principe de laïcité de l’enseignement, [lequel] suppose que, pour garantir à tous une parfaite liberté de conscience, de pensée et d’expression, l’État doit non seulement être le garant d’une stricte neutralité mais doit également veiller à ce que, dans le champ de ses activités de service public, cette neutralité soit respectée[32] ».

En réaction à cette décision de la Halde[33] qui tendait pourtant à favoriser le respect du « principe de non-discrimination religieuse dans la participation des parents à la vie de l’école[34] », les députés proposent d’interdire le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse aux agents publics, aux élus politiques ainsi qu’à toute personne participant concurremment à une mission de service public. Ils préconisent en outre la prohibition de tels signes « dans l’enceinte des établissements dans lesquels est exercée une activité de service public, s’ils appellent à la provocation ou s’ils sont contraire à la dignité humaine[35] ». Indéniablement, cette proposition de loi vise alors à étendre à nouveau le champ d’exigence de laïcité.

Comme le soulignent les députés qui en sont à l’origine, la laïcité de l’État a effectivement pour objectif de protéger la liberté de conscience et de religion de tous les citoyens. L’exigence de neutralité s’impose d’ailleurs à l’État pour cette raison. Si, en France, le principe de neutralité est obligatoire pour les agents de l’État, et plus encore dans le domaine de l’enseignement comme l’avait rappelé le Conseil d’État dans une décision du 3 mai 2000[36], il ne devrait cependant pas s’imposer aux citoyens/usagers du service public. Pourtant, tel que nous l’évoquions plus haut, la loi du 15 mars 2004 avait déjà opéré un premier déplacement : les élèves fréquentant les établissements scolaires publics ne peuvent plus porter de signes manifestant ostensiblement leur appartenance religieuse. Désormais, les députés proposent d’aller plus loin en étendant cette interdiction à tous les citoyens français, lesquels seront assujettis à cette obligation de neutralité s’ils veulent accéder à tout établissement dans lequel est exercée une activité de service public. À titre d’exemple, une telle interdiction pourrait viser concrètement les écoles publiques, les hôpitaux, les mairies, les centres postaux ou encore les gares de la Société nationale des chemins de fer français. De fait, une telle proposition de loi se situe alors aux confluents d’une figure de « laïcité séparatiste » et d’une figure de « laïcité anticléricale ou antireligieuse ».

La figure de « laïcité séparatiste » correspond à un type de laïcité qui « consiste en une façon de concevoir l’aménagement des principes laïques en mettant l’accent sur une division presque “tangible” entre l’espace de la vie privée et la sphère publique qui concerne l’État et les institutions relevant de sa gouvernance » (Milot, 2008 : 46). Elle s’inspire directement de la pensée de John Locke, pour qui « il [était] d’une nécessité absolue de distinguer (...) ce qui regarde le gouvernement civil de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre » (Locke, 1992 : 167-168). Prônant « une séparation nette du politique et du religieux » (Agier-Cabanes, 2007 : 137) et une « dissociation entre l’appartenance religieuse et l’appartenance civile et citoyenne » (Baubérot, 2007 : 23), Locke n’en appelait pas moins à une tolérance de l’État, qui sans être illimitée, devait permettre la libre expression des convictions religieuses et le libre exercice des cultes (Baubérot, 2007 : 24 et 27).

C’est précisément de ce dernier aspect que la proposition de loi du 22 juillet 2008 s’éloigne. En effet, parce qu’elle préconise l’interdiction du port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans tous les établissements publics français, elle tend ainsi à restreindre considérablement la liberté d’expression des citoyens et, finalement, à promouvoir une figure de « laïcité anticléricale ou antireligieuse ».

Dans cette deuxième figure de laïcité, plutôt de type voltairien, « le principe de séparation (...) est invoqué comme justificatif [et] se fait, en définitive, assimilateur » (Milot, 2008 : 53). Il s’agit d’une position que Catherine Kintzler pourrait qualifier de « laïque intégriste », une position qui « ruine la laïcité dont l’objet est de rendre possibles a priori [les] différentes libertés, et qui la contredit puisqu’elle érige en opinion officielle un contenu doctrinal ouvertement antireligieux » (Kinzler, 2007 : 34). Le « laïque intégriste » serait alors celui qui « étend le principe de réserve à l’ensemble de la société civile : ce faisant, il confond espace public et espace civil, et n’accepte la liberté d’opinion, de croyance, de pensée, qu’à titre privé et en limitant son expression » (Kintzler, 2007 : 35).

Cette figure de « laïcité anticléricale » se retrouve très clairement dans une deuxième proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale le 23 septembre 2008[37] par le député Jacques Myard[38]. Dans ce texte, qui vise à « lutter contre les atteintes à la dignité de la femme résultant de certaines pratiques religieuses », le député revient expressément sur l’« affaire de la burqa » qui justifierait, selon lui, une nouvelle intervention législative. Dans l’exposé des motifs, il indique que « le port du voile intégral constitue la forme la plus extrême des dérives communautaristes, et porte directement atteinte au vouloir vivre ensemble dans une société diversifiée et démocratique, fondée sur l’égalité des sexes[39] ». Sous peine d’emprisonnement de deux mois et de 15 000 euros d’amende, le député propose alors qu’« aucune prescription culturelle ou religieuse n’autorise quiconque à voiler son visage sur la voie publique ; toute personne allant et venant sur le territoire de la République doit avoir le visage découvert, permettant aisément sa reconnaissance ou son identification[40] ».

Ce texte, qui tend à reléguer l’exercice des libertés de conscience et de religion à la sphère privée, se révèle dès lors véritablement contraire au principe de laïcité qui doit justement protéger toutes les expressions sociales de la foi, pourvu que ces expressions ne troublent pas l’ordre public.

Cette proposition du 23 septembre 2008, tout comme celle qui l’a précédée le 22 juillet, a très probablement trouvé son inspiration dans le mouvement ouvert par la décision du Conseil d’État sur l’« affaire de la burqa ». Elles reflètent la prégnance actuelle des figures de « laïcité séparatiste » et de « laïcité anticléricale » dans le monde politique français, des représentations de la laïcité française auxquelles la Halde a ensuite tenté de résister dans une délibération du 15 septembre 2008[41].

La Halde avait été saisie par l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrants (Anaem) d’une demande de consultation sur la compatibilité de l’interdiction du port de la burqa avec le principe de non-discrimination dans l’accès à une formation linguistique obligatoire pour les étrangers ayant signé un contrat d’accueil et d’intégration[42]. Se référant expressément à la décision du Conseil d’État du 27 juin 2008 dans sa délibération, la Halde souligne que « le contrat d’accueil et d’intégration entend précisément permettre à l’étranger de préparer son intégration républicaine dans la société française. [Elle considère ainsi que] le port de la burqa pourrait donc poser difficulté à cet égard[43]. » Cependant, la Halde s’éloigne du raisonnement du Conseil d’État en ce qu’elle ne se place pas sur le terrain strictement religieux (« pratique radicale de sa religion incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française »), mais sur celui du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, pour décider que les personnes suivant une formation à l’Anaem ont l’obligation de retirer leur burqa. La Halde considère en effet que « la burqa porte une signification de soumission de la femme qui dépasse sa portée religieuse et pourrait être considérée comme portant atteinte aux valeurs républicaines présidant à la démarche d’intégration et d’organisation de ces enseignements, obligatoires pour les étrangers admis pour la première fois au séjour en France[44] ».

Tout comme le faisait le Conseil d’État, la Halde se penche précisément sur la symbolique du niqab ou de la burqa[45]. Mais si le Conseil d’État jugeait que le port du niqab impliquait en lui-même une véritable radicalité de la pratique religieuse, la Halde, quant à elle, ne se prononce pas sur la signification religieuse qui pourrait être conférée à la burqa. Pour la Halde, c’est donc parce que ce vêtement, même s’il devait être dénué de toute portée religieuse, même s’il était sécularisé, continuerait de porter en lui-même une signification de soumission de la femme, qu’il est contraire aux principes républicains et doit à ce titre être interdit dans les centres de l’Anaem. Comme le symbole de la croix gammée envoie un message de haine qui dépasse la portée religieuse du svastika, la burqa incarne donc une domination de la femme qui dépasse toute symbolique religieuse que telle ou telle lecture de l’islam pourrait être tentée de lui conférer. Alors que dans sa décision du 27 juin 2008, le Conseil d’État se faisait réellement juge de la normalité d’une pratique religieuse, la Halde fait preuve de plus de prudence. Certes, elle recommande l’interdiction de la burqa en ce qu’elle est contraire au principe républicain d’égalité entre les hommes et les femmes. Mais elle ne se place pas sur le terrain religieux et évite de heurter des minorités que ses délibérations sont censées protéger.

Un an après la décision du Conseil d’État de juin 2008, l’actualité politique récente tend à conforter notre hypothèse de départ selon laquelle l’« affaire de la burqa » constitue un socle juridique solide légitimant plus encore une « laïcité narrative » déjà présente dans le discours public. En effet, par une proposition de résolution du 9 juin 2009, cinquante-huit députés de l’Assemblée nationale ont demandé la « création d’une commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa ou du niqab sur le territoire national ». La création de cette nouvelle commission « s’inscrir[ait] dans la poursuite du travail de la “Commission Stasi” qui, déjà en 2003, relevait les menaces qui pesaient sur les libertés individuelles et la grave régression de la situation des jeunes femmes[46] ». S’appuyant expressément sur la décision du Conseil d’État de juin 2008[47] et sur la délibération de la Halde de septembre 2008[48], les députés estiment néanmoins que « ces jurisprudences [= laïcité juridique] sont utiles mais ne sauraient suffire à faire face à ces pratiques (...) contraires à nos principes de laïcité, à nos valeurs de liberté, d’égalité, de dignité humaine[49] ». Elles ne sauraient ainsi garantir un principe de laïcité qui, « constitutif de notre organisation sociale et de notre histoire collective (...) fonde, au-delà des communautés traditionnelles de chacun, une communauté de destin appuyée sur des valeurs communes, une volonté et un désir de vivre ensemble [= laïcité narrative][50] ». Si, comme l’indiquait le juriste Géraud de la Pradelle (1979 : 67), « la mise en forme juridique [peut notamment fournir] à l’idéologie dominante les raisonnements propres à charpenter une argumentation délicate », la récente proposition de résolution parlementaire du 9 juin 2009, qui a à nouveau suscité la polémique dans l’Hexagone[51], en est une bonne illustration. De ce débat, a alors découlé la mise en place d’une mission parlementaire, composée de trente-deux députés, dont l’objectif est de travailler sur le port du voile intégral en France[52]. « Laïcité juridique » et « laïcité narrative » sont dans ce cas précis étroitement corrélées. Se nourrissant l’une de l’autre, elles se confortent réciproquement et tendent alors à imposer certaines nuances dominantes qui ne reflètent pourtant que partiellement la complexité de ce tableau en clair-obscur qu’est la laïcité française.

Conclusion

À partir d’une analyse du discours judiciaire de la Cour suprême du Canada, la juriste Andrée Lajoie soulignait que « la frontière entre le judiciaire et le politique n’est plus ce qu’elle était (...). Et le juge, qui participe à ce processus [d’élaboration des normes], en donnant sens à un texte dont le caractère normatif l’oblige à tenir compte de l’effet de son interprétation sur les justiciables qu’il affecte, est devenu l’arbitre des valeurs dans la société » (Lajoie, 1997 : 207). Ces conclusions peuvent, toutes proportions gardées, être transposées au cas qui a été présenté dans cet article.

Confirmant juridiquement une conception politique de la laïcité, la décision du Conseil d’État sur l’« affaire de la burqa » procède à un arbitrage entre diverses valeurs présentes — et visibles — dans la société. Il conforte en effet la prégnance de certaines représentations de la laïcité dans la sphère politique. Permettant une adéquation entre la « laïcité juridique » et la « laïcité narrative » dominante, cette décision constitue un point d’ancrage solide au développement d’une rhétorique républicaine soucieuse de réaffirmer le magistère émancipateur de l’État français. Ce faisant, si le Conseil d’État a probablement défini une nouvelle séquence de la laïcité, c’est essentiellement en ce que le juge administratif perd de son poids dans sa stature de médiateur traditionnel entre des exigences laïques, d’un côté, et des demandes religieuses, de l’autre.

Trop perméable aux arguments de la « laïcité narrative », le Conseil d’État a très certainement contribué à véhiculer, dans le monde politique mais aussi dans la société civile, des représentations pourtant partielles de la laïcité. Ces représentations, qui n’envisagent la laïcité que dans ses dimensions séparatistes et/ou anticléricales, oublient en effet de prendre en compte la multitude d’éléments informels de laïcisation et les nombreuses modalités plus pragmatiques de régulation du pluralisme religieux[53]. Le danger du « passage de ces récits de l’implicite à l’explicite » (Ferrari, à paraître) et donc d’une consolidation de la « laïcité narrative » par le juridique est alors celui d’une « laïcité durcie, produit [justement de ce] récit capable de plier le droit à un projet de clôture sociétale face aux périls du pluralisme » (Ferrari, à paraître). Sous l’« affaire de la burqa », ce n’est donc que l’un des visages de la laïcité qui est dévoilé. Mais avec l’« affaire de la burqa », c’est aussi probablement la réalité complexe et plurielle de la laïcité que le juridique a contribué à voiler.