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Que s’est-il passé au début des années 1960, qui a bouleversé la compréhension que nous avons, aujourd’hui encore, des problèmes sociaux ? Et en quoi cette transformation est-elle allée de pair avec celle des études sur la déviance ? L’exemple de la toxicomanie est central, parmi les multiples chantiers d’enquête et d’analyse ouverts par la « nouvelle vague » des chercheurs sur la déviance de l’époque. Analysée non plus comme un phénomène objectif, à mesurer et expliquer, mais comme le résultat d’un processus de constitution sociale, la toxicomanie, perçue comme une conduite déviante[2], relève également du domaine de recherche, circonscrit aux États-Unis comme celui de la sociologie des problèmes sociaux. L’idée qui nous a guidés a alors été de relire Outsiders (1963), l’un des livres plus emblématiques de cette littérature, en compagnie de Howard Becker, d’en ressaisir des éléments de généalogie et de montrer leur inscription dans un contexte et de pointer la multiplicité des pistes d’enquête et d’analyse qui se sont alors ouvertes, après que Becker est devenu, en 1961, éditeur de la revue Social Problems (il le sera jusqu’en 1964). Ce moment d’exercice collectif de l’imagination sociologique a fécondé, non sans susciter critiques et nourrir disputes, un grand nombre de programmes de recherche. Certains y ont même vu une « révolution scientifique » (Spector, 1976 : 72), encore que Becker se défende d’une telle visée, en insistant au contraire sur sa filiation à la tradition sociologique de Chicago — qu’il s’agisse de la psychologie sociale de Mead et Blumer, du traitement de la question raciale par Park et Drake-Cayton ou de l’étude du crime en col blanc par Sutherland et Cressey. D’autres ont cru qu’un groupe soudé de jeunes chercheurs ont entrepris de fonder une « école de l’étiquetage » — alors que l’on peut tout au plus parler de « collège invisible », entre des personnes dont les formations, les intérêts de recherche et les réseaux de collaboration se sont recoupés à un moment donné. Becker va jusqu’à mettre en question l’étiquette qu’on lui accole de « sociologue de la déviance » : il se voit au mieux comme un « sociologue des professions », dans la tradition des proches d’E. C. Hughes dans les années 1940-1950, qui ont enquêté successivement sur des institutrices, des musiciens, des toxicomanes, des avocats ou des artistes — et dont le travail viendrait s’inscrire dans une « mosaïque scientifique » (Becker, 1966a), à la façon des études urbaines de Chicago des années 1920. De fait, les auteurs, dont nous allons parler et que Becker a pu rassembler à un moment donné dans l’espace de revues et livres, ne traitent pas nécessairement de la déviance comme d’un objet. Ils ont cependant un point en commun. Selon eux, « la déviance n’est pas une propriété du comportement, elle est le résultat d’une interaction » entre délinquants, prescripteurs, contrôleurs et spectateurs (Erikson, 1964 : 417) ; et elle ne devient un problème social que dans une arène de conduites, interdépendantes les unes des autres, d’imposition, de transmission, de transgression et de condamnation de règles.

le tournant : de la création de la SSSP au séminaire de Berkeley

La genèse d’Outsiders

La naissance d’Outsiders est intéressante et témoigne de la part de contingence dans la découverte d’idées nouvelles. L’enquête a pour point de départ le master de Becker, The Professional Dance Musician in Chicago (1948). E. W. Burgess le lit et oriente le jeune étudiant vers le bureau d’E. C. Hughes. Celui-ci est tout de suite intéressé, dans la mesure où cette préoccupation coïncide avec son désir de multiplier les recherches sur des métiers moins reconnus que ceux de médecin ou d’avocat, se démarquant ainsi des groupes de Columbia autour de Merton et de Harvard autour de Parsons. Becker soutient donc son master, et dans la foulée sa thèse sur Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher (1951), au sein du Chicago Public Schools Project, dirigé par Hughes et Warner. À la même époque, en 1950, il est embauché pour un emploi alimentaire dans le cadre du Chicago Narcotics Survey, par l’Institute for Juvenile Research et le Chicago Area Project[3]. Clifford Shaw et Henry McKay ont obtenu une bourse du National Institute of Mental Health pour étudier la dépendance aux opiacés des adolescents (IJR, 1954 : 54 ; Campbell, 2005). Becker recueille ainsi des récits de « toxicomanes » — sous la direction de C. Shaw et Solomon Kobrin, et pour certaines phases, McKay, A. Gilmore Du Val et Harold Finestone. Il enregistre également une série d’entretiens avec Marilyn Bishop (alias Janet Clark), la petite amie du batteur Hal Russell (alias Bob Lockwood, joueur de cor). Un livre en sortira, The Fantastic Lodge (propos de Janet Clark rassemblés dans McGill Hughes, 1961), qui reste un remarquable document sur la consommation de marijuana et d’héroïne, commune sur la scène du blues et du bop dans les années 1950 (Bennett, 1988). Janet Clark, dont la réflexivité analytique est impressionnante, raconte ainsi son premier trip à la morphine à l’hôpital, lors d’un accouchement non désiré, ses expériences de jouissance et d’accrochage, par sniff et par shoot, puis la dépendance et ses souffrances, les démêlés avec la justice et le passage par la prison, et la lente chute, le passage par la prostitution pour survivre, et les tentatives de suicide, malgré une cure de désintoxication dans un programme à Lexington, Kentucky. Becker, dans la postface, raconte l’espoir de salut qu’elle avait mis dans la rédaction de ce livre, pour finir, un petit soir de janvier 1959, par mourir — diagnostic : overdose de barbituriques. Ce livre est un grand témoignage autobiographique, qui permet de comprendre, avec les catégories des intéressés, ce que signifie « se défoncer », à quelles épreuves vécues renvoie cette activité, selon quelles phases elle se déploie dans le temps et en quoi elle s’accompagne de transformations statutaires autant que physiologiques. La « déviance » comme si on y était, vue d’en bas.

Dans cette enquête, Becker met à l’épreuve la méthode de l’induction analytique qu’Alfred Lindesmith a expérimentée dans Opiate Addiction (1947). Professeur à l’Indiana University, il lui est présenté par Anselm Strauss, alors assistant au département de sociologie, en 1951, et devient un ami. Le manuscrit de quatre-vingt-dix pages que Becker écrit en 1953-1954 est à ses yeux une enquête complémentaire de celle de Lindesmith : la différence réside dans le fait que la marijuana, contrairement aux opiacées, n’engendre pas de dépendance. Becker publie les articles « Becoming a marihuana user » (1953) et « Marihuana use and social control » (1955) et écrit un long manuscrit sur la déviance, qui est oublié au fond d’un tiroir avant d’être repris comme les deux premiers et deux derniers chapitres de Outsiders. Entre-temps, Becker, employé par Community Studies Inc., une organisation non lucrative financée par des fondations locale et nationale et recevant des fonds du gouvernement fédéral, s’installe à Kansas City où il enquête jusqu’en 1962, sous la supervision de E. C. Hughes et en compagnie de B. Geer sur l’école de médecine (Boys in White) et sur le premier cycle (undergraduate college) de l’University of Kansas. Puis il est nommé chercheur associé à Stanford en 1962 et le restera jusqu’en 1965, à la faveur de la création d’un Institute for the Study of Human Problems, dirigé par Nevitt Sanford et dédié aux recherches sur l’alcoolisme, où il côtoie E. M. Jellinek. Cette nomination a surtout pour avantage de lui permettre de revenir vivre à San Francisco. C’est là, dix ans plus tard, qu’encouragé par Irwin Deutscher, il reprend ses études sur les fumeurs et sur les musiciens et articule le tout par une théorie de la déviance : Outsiders a alors vu le jour. Mais Outsiders ne naît pas dans le vide. Pour comprendre le tournant des années 1960 en matière de sociologie des problèmes sociaux, il faut remonter dans le temps et accepter que l’invention des perspectives, des catégories et des arguments qui se sont alors imposés relève d’un long processus. Ce qui s’est passé à partir des années 1950, c’est que la notion même de « problème social » n’a plus été acceptée comme allant de soi. Le caractère problématique des problèmes sociaux est lui-même devenu problématique. Et ce changement de perspective, outre qu’il est lié à des mouvements sociaux et à des transformations culturelles, s’inscrit avant tout dans un environnement universitaire.

La Société pour l’étude des problèmes sociaux

D’un point de vue institutionnel, la Society for the Study of Social Problems (SSSP) est fondée le 6 septembre 1951. On a parfois présenté cette initiative comme une réaction des anciens de l’Université de Chicago, qui avaient fondé et tenu l’American Sociological Association, mais avaient perdu cette hégémonie dans les années 1930 — un bon indicateur étant la fondation de l’American Sociological Review en 1935 (Lengermann, 1979). C’est sans doute vrai, mais les choses sont aussi plus compliquées. Arnold Rose et Alfred McLung Lee en sont les véritables meneurs et la petite histoire raconte qu’ils en ont lancé les bases dans la chambre d’un hôtel de Minneapolis, dans une ambiance de conspiration, lors d’un meeting de la Midwest Sociological Society. Becker est là, comme un certain nombre d’étudiants de sa promotion, et outre Rose et Lee, Ernest W. Burgess et Herbert Blumer qui seront parmi ses premiers présidents (McClung Lee, 1962). Alliée à la Society for the Psychological Study of Social Issues (SPSSI), cette nouvelle association a pour finalités déclarées de favoriser la recherche empirique et théorique sur les problèmes sociaux, de développer ses relations avec d’autres disciplines, et d’en élever les standards d’enquête et d’analyse — exemple est donné de Chicago Area Project et de Highfield (New Jersey) Project (Burgess, 1953).

Mais elle a aussi des finalités plus politiques, assez radicales pour Lee ou Rose, plus floues pour le plus grand nombre. Le Midwest avait été le berceau du mouvement progressiste, législation et politique y restent marquées par cette sensibilité. En tout cas, dès les premiers numéros, Social Problems tranche avec les autres revues. Elle comporte de nombreux articles sur la question de l’engagement dans la recherche. Burgess (1953 : 3) met en garde contre les « attaques » contre la « liberté de recherche et d’enseignement » des « représentants d’intérêts particuliers et de groupes réactionnaires ». Gouldner (1956) propose un « modèle clinique » de sociologie appliquée, dont les diagnostics, à la différence du « modèle ingéniérial », seront indépendants de la commande d’un client. Blumer au Congrès d’Urbana critique « les techniciens statisticiens et les ingénieurs sociologues » qui se mettent au service des « dirigeants et manipulateurs de notre société », et publie un article sur la « déségrégation comme problème social » (1956). La question de la « responsabilité sociale » du sociologue et de son « rapport aux valeurs » est posée par Rose (1954 et 1956) dans une série d’articles où il doute de la neutralité axiologique des enquêtes menées à Columbia et à Harvard. Et les thématiques attestent de ces préoccupations, puisque l’on retrouve dans Social Problems nombre d’articles sur les ouvriers et les syndicats, les minorités ethniques et la communauté homosexuelle, les femmes et les Noirs — un numéro spécial étant consacré dès 1955 à la déségrégation dans les écoles publiques.

Les rivalités institutionnelles, les désaccords théoriques et les clivages politiques commandent donc l’opposition de la SSSP, ancrée dans le Midwest, contre l’Eastern Establishment de Harvard et Columbia, dans un contexte où la Seconde Guerre mondiale a accéléré la victoire de l’enquête par sondages ou expérimentation et la visée d’expertise de la sociologie. Les meetings de la SSSP donnent ainsi une tribune à des voix alternatives à celles de Parsons, soupçonné de vouloir rendre la sociologie plus professionnelle et plus respectable afin de la faire reconnaître par les agences étatiques ou par la National Science Foundation. À l’évidence, la création de l’association répond à une attente forte : elle regroupe à peine 41 personnes à sa fondation, mais le Congrès de 1952 est un énorme succès. Le conseil de l’ASA décide finalement d’établir un comité de liaison avec la SSSP, comprenant R. C. Angell, J. Bernard, E. W. Burgess, A. Lee, R. K. Merton, T. Parsons et Ira De A. Reid. Au Congrès de Berkeley, la même année, Burgess dépose auprès de Stouffer une demande de reconnaissance de la SSSP par l’ASA comme « société constituante » ― ce qui donne droit au représentant (Al Lee pendant longtemps) de cette société de déjà 200 membres de siéger au conseil de l’ASA[4]. Son affiliation est ratifiée le 11 août 1954. L’objectif institutionnel est atteint.

En juin 1953, la revue Social Problems est lancée. Une collection de livres, attachée à la revue et dirigée par Jessie Bernard, débute en 1955 à la W. W. Norton and Co, avec l’ouvrage collectif édité par A. Rose, Mental Health and Mental Disorder : A Sociological Approach. Cette collection accueillera par la suite des travaux d’évaluation des rapports Kinsey sur la sexualité (1955), une bibliographie sur les « problèmes de la famille américaine » par R. R. Bell (1964), le numéro spécial de la revue sur Law and Society (1965), un volume sur la sociologie appliquée, édité par A. Gouldner et S. Miller (1965). Ces ouvrages, comme celui de Becker sur The Other Side, paru chez Aldine (1964), servent à la fois à diffuser de nouvelles thèses sur les problèmes sociaux, à fournir des outils pédagogiques pour les enseignants et à remplir les caisses de l’association. C’est dans ce cadre que de nouveaux thèmes et questions en sociologie des problèmes sociaux vont émerger — et que la notion même de « problème social » va être mise en question. Becker sera en outre le président de la SSSP en 1966-1967 et avec le soutien financier de I. Horowitz, à l’origine de la création en 1964 du C. Wright Mills Award, primant un manuscrit original et le publiant chez Aldine — avec un jury composé de Blumer, Gouldner, Hughes et Wheeler. Il rejoint l’Université Northwestern à Chicago en 1965, à la demande de Ray Mack (par ailleurs batteur de jazz), dans un département de sociologie à l’époque en pleine expansion, où John Kitsuse était également employé depuis 1958.

Le Centre d’études sur le droit et la société

Mais il continue de prendre ses quartiers d’été à San Francisco. C’est dans cet autre contexte que Becker va rencontrer d’autres interlocuteurs. À cette époque, toutes les universités développent un domaine de recherche de prédilection sur tel ou tel problème social, se spécialisant dans le crime ou l’alcoolisme. Une dynamique cruciale se met cependant en branle en Californie à la fin des années 1950, à la faveur du développement de l’Université, de la création de nouveaux campus ou départements de sociologie (UCSF UCSD, UC Riverside, UC Davis) et de l’embauche de jeunes chercheurs. Blumer, après avoir attiré Goffman en 1958, fait venir à Berkeley Joseph D. Lohman qui vient d’échouer en 1960 aux élections au poste de gouverneur de l’Illinois[5]. Il est nommé doyen de la School of Criminology, où il va avoir un rôle très important d’administrateur de l’enseignement et de la recherche. C’est à Berkeley également que le 1er juillet 1961, se monte le Center for the Study of Law and Society (CSLS), berceau du mouvement Law & Society qui a renouvelé les études sur le droit, la déviance et le crime. Il est dirigé par Philip Selznick, l’auteur de TVA and the Grassroots (1949), formé à Columbia, ancien trotskyste ouvert à de nouvelles expérimentations. Le CSLS ne doit pas être vu comme une école unifiée, mais comme un groupe plutôt hétéroclite, avec des personnalités dont les visées n’étaient rien moins que convergentes. Sheldon Messinger, son vice-chairman de 1961 à 1970, est de fait la cheville ouvrière du Centre, et en particulier, du Programme d’études sur la délinquance (Delinquency Studies Program), avant de devenir à son tour le dean de la School of Criminology de 1971 à 1974. Il occupe aussi les fonctions d’éditeur des recensions d’ouvrages, puis d’éditeur associé de la revue Social Problems, entre 1964 et 1969.

Le Programme d’études sur la délinquance est en partie financé par l’Office of Juvenile Delinquency and Youth Development, relevant de l’équivalent d’un ministère des Affaires sociales, de l’Éducation et de la Santé. Il rassemble des chercheurs des différents campus de l’Université de Californie. Messinger joue un rôle important de gestionnaire ou de consultant sur les projets de recherche. Parmi les thèmes de préoccupation sont énumérés (CSLS, Report 1961-1962 : 21-22) : « a. la validité de l’analyse de la déviance comme une réponse aux efforts de prévention et de contrôle ; b. l’étude de la nature et des conséquences de la stigmatisation ; c. le sens du traitement qui apparaît dans les pratiques actuelles de contrôle et de prévention de la délinquance ». Le séminaire de travail en est un moment clé. On y retrouve Cicourel, Goffman, Strauss et Becker, quand ils traversent le pont, et une pléiade de chercheurs de premier plan, pour les uns résidant dans la Bay Area, pour d’autres au gré de leurs passages : Edwin Lemert, Joseph Lohman, Albert K. Cohen, James F. Short, Leo Lowenthal, David Matza, Jerome Skolnick, Marvin Scott, Roy Turner, Ruth Kornhauser, Irving Piliavin, Philip Nonet, Donald Cressey, Kai Erikson… Matza a le souvenir d’une activité intense de conversations et d’échanges de manuscrits, qu’il qualifie de « controverse énergétique » et d’« interaction compétitive ». Une tension féconde se met en particulier en place entre deux réseaux de jeunes étudiants. Un petit groupe gravite autour du séminaire d’Erving Goffman au début des années 1960 à Berkeley : John Lofland, John Irwin, Thomas Scheff, David Sudnow ou Harvey Sacks. Un autre groupe se forme autour d’Harold Garfinkel à UCLA : Cicourel, avant de se brouiller avec Garfinkel et de partir à Santa Barbara, puis à San Diego ; Egon Bittner, qui allait également côtoyer Hughes à Brandeis ; mais aussi Messinger et Kitsuse — qui avaient, comme Cicourel, été étudiants de Lemert. Et pour finir, Sudnow et Sacks, qui naviguaient entre Berkeley et UCLA, et Troy Duster.

la toxicomanie comme déviance et problème social

En quoi Becker rompt-il avec ses prédécesseurs ? Si l’écologie de la déviance l’intéresse toujours, les problèmes d’étiologie, de clinique et d’épidémiologie ne sont plus son affaire. Le sociologue ne prend plus pour argent comptant les problèmes sociaux qui ont été identifiés et reconnus comme tels par l’opinion publique ou les pouvoirs publics. Becker est ouvertement en sécession avec l’approche que défendent Merton et Nisbet (1961). Il met entre parenthèses la traque des dysfonctions et la prescription des remèdes — refusant la posture de l’ingénierie et de la thérapeutique des fonctionnalistes — et déplace le regard vers la façon dont des activités ordinaires et expertes fabriquent des entités scientifiques, morales et politiques. Il critique selon lui l’insuffisance des raisonnements en termes de « système » et « tension », « intégration » et « anomie » : suivant Blumer et Hughes, il enquête sur les activités conjointes de personnes, sur les perspectives qu’elles ont les unes sur les autres et sur leurs définitions de situations, quand elles « s’associent dans des relations sociales régulières » et « font des choses ensemble ». De là résulte une expérience collective des problèmes sociaux : elle est commune si le travail de configuration de sens a disparu derrière un rideau d’objectivité et si un consensus semble régner ; elle est disputée si des collectifs de sensibilité, d’intérêt ou d’opinion s’affrontent sur ce qui fait ou ne fait pas problème et ne trouvent pas de terrain d’entente. « Les groupes sociaux créent la déviance en fabriquant les règles dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces règles à des personnes particulières et en les étiquetant comme des outsiders. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par la personne, mais plutôt une conséquence de l’application par les autres de règles et de sanctions à un contrevenant » (Becker, 1963 : 9). La déviance est ce qui est étiqueté comme tel, non pas une « qualité intrinsèque » de certains types de comportement, mais « une propriété conférée par des auditoires qui, directement ou indirectement, en sont témoins » (Erikson, 1961 : 308). Elle résulte d’un processus de définition d’une situation problématique.

Pendant longtemps, les études sur la déviance étaient centrées sur le déviant lui-même : « Qui est-il ? D’où vient-il ? Comment en est-il arrivé là ? Est-il possible de le sortir de cette voie ? » Elles partaient de la désignation, tenue pour allant de soi, de certaines conduites comme pathologiques, s’interrogeaient sur leurs causes et se souciaient d’y remédier pour rétablir l’ordre. Elles se mettaient donc au service de la communauté, et en particulier des travailleurs sociaux, des policiers ou des juges — à la façon de C. Shaw et H. McKay (1929) cherchant à réduire les taux de délinquance en améliorant la vie des quartiers de Chicago. La « nouvelle approche », qu’elle ait été inspirée de Hughes, Lemert, Goffman ou Garfinkel, voit la déviance comme un « processus d’interaction » entre le groupe des déviants et les groupes qui traitent les déviants de déviants, dans une « relation complémentaire ». Selon Becker, ce n’est pas tant la déviance en tant qu’objet qui intéressait la plupart des chercheurs que la question plus générale des règles, celles enfreintes par les travailleurs décrits par Hughes dans « Mistakes at Work » (1951) ou celles transgressées en toute impunité par les médecins de Freidson (1975). Le problème central devient celui de la fabrication, de l’application et de la transgression de règles ou, vu sous un autre angle, celui de la formation, de la maintenance et de la transformation du contrôle social. « Qui applique l’étiquette de déviant à qui ? Quelles conséquences cette opération a-t-elle pour la personne étiquetée ? En quelles circonstances l’étiquette de déviant est-elle appliquée avec succès ? »  Et comment les procédures de triage, de dépistage, de filtrage, de comptage et de traitement du normal et du déviant sont-elles les « instruments du contrôle social ? » (Erikson, 1961 : 308).

Le primat de l’observation et de la description

Dans Outsiders, Becker constate le décalage entre la masse d’enquêtes administratives, psychiatriques, policières et judiciaires sur les problèmes de déviance et l’absence, à l’époque presque totale, d’enquêtes de terrain, fondées sur des méthodes d’observation. Un point qui caractérise le tournant des années 1960 est l’insistance sur la description du site naturel des activités de déviance et des activités qui contrôlent la déviance. Les enquêtes se mettent à porter sur la vie nocturne des clubs de jazz de Chicago (Becker), une institution totale comme l’hôpital psychiatrique de Philadelphie (Goffman), des mouvements sociaux de lutte contre l’alcool (Gusfield) ou des agences d’application de la loi comme les tribunaux pour mineurs (Cicourel). Ce domaine de recherche est comme beaucoup d’autres touché par la vague ethnographique, souvent associée à l’héritage de Chicago. On retrouve une manière de faire de la sociologie, remontant aux années 1920, renouvelée par l’enseignement de Redfield, Warner et Hughes, qui recourt aussi bien au récit de vie qu’à l’observation participante, à l’entretien approfondi qu’à l’enquête documentaire et historique. Un personnage clé de cette transmission est Lohman. Bien qu’il n’ait jamais fini sa thèse, en raison, dit-on, des menaces de la pègre, il officie comme assistant à l’Université de Chicago, où sa connaissance intime des milieux criminels et policiers force le respect. Après-guerre, et pendant les années 1950, dans son séminaire du mercredi soir, de 18 h 30 à 21 h 30, il raconte des histoires de bandits que les étudiants et les professeurs viennent écouter en famille… « des histoires bien meilleures qu’au cinéma », selon Becker. Lohman est l’un des premiers à signaler le peu de fiabilité des données statistiques sur lesquelles travaillent les chercheurs : les élus politiques font pression sur les policiers pour maintenir des taux de criminalité peu élevés dans leurs circonscriptions et les policiers n’enregistrent pas tous les cas afin de limiter l’augmentation du tarif des polices d’assurance, alors indexée sur les taux de criminalité. Dès 1937, Lohman défend l’observation participante, en vue d’« établir des sympathies et des identités, moyennant une proximité et une familiarité qui révèlent des significations et donnent des insights inaccessibles à l’enquêteur formel » (1937 : 891). Le point ici n’est pas que la description se substitue à l’explication, mais que de bonnes descriptions permettent de fonder de meilleures explications.

Étudier la toxicomanie, ce n’est pas seulement cartographier des distributions territoriales ou analyser des corrélations statistiques, mais également comprendre comment, par quelles voies et dans quels milieux, on devient un toxicomane. Dans Outsiders, Becker (1963 : 22) critique les analyses de facteurs multivariées, qui présupposent que les causes présumées d’un phénomène agissent de manière uniforme et au même moment. Leur finalité est de déterminer quelle est la combinaison de causes qui permet de mieux prédire une conduite — par exemple, quelle est la part de la désorganisation de la famille, du quotient intellectuel et du territoire d’habitation dans le fait qu’un jeune garçon rejoigne un gang. Becker préconise l’étude de cas, qui donne accès à des situations dans leur complexité et à leur transformation au cours de processus temporels. On ne peut pas comprendre comment ces différents facteurs opèrent ou non, si l’on ne cesse pas de les abstraire de l’expérience de ces adolescents et de leurs proches. Il faut comparer différentes situations pour saisir des régularités et des récurrences, y apercevoir alors des éléments communs ou spécifiques, et comprendre la signification dont ils sont investis dans des contextes et dans des trajectoires de vie. En cela, l’étude de cas est indissociable de la méthode de l’induction analytique : l’enquête ne consiste pas en un travail de vérification, par la mesure ou l’expérimentation, de relations entre variables fixées au début de l’enquête. Elle fait émerger les indicateurs, les catégories et les hypothèses de l’analyse en partant de l’observation ou de la documentation, de l’entretien ou de la biographie ; elle ne sépare pas les procédures d’inférence et de validation de celles du recueil des données ; et elle ne dissocie pas des « facteurs » de leur sens dans des situations et de leur place dans des processus.

L’étude de cas, recoupant ethnographie et histoire, permet du reste de mieux définir des catégories pertinentes. Qu’est-ce, par exemple, qu’un toxicodépendant (drug addict) ? Quelqu’un qui subit les effets physiologiques de la dépendance à l’héroïne ou à la morphine ? Ce critère n’est pourtant pas suffisant. Lindesmith avait observé des personnes hospitalisées, absorbant des opiacés sur de longues périodes, sans devenir dépendantes : selon lui, à moins que la personne reconnaisse que son malaise est dû au manque de substance active, elle ne sera pas tentée d’en reprendre pour sortir de sa douleur. Il lui faut en identifier et en reconnaître les effets pour « être accrochée »[6]. Le sens du terme « addiction » est directement lié aux contextes d’expérience de la part des personnes catégorisées comme « toxicodépendantes ». Du coup, pourquoi inclure dans la même catégorie « une infirmière, un boxeur, une personne âgée en train de mourir, un adolescent de la classe ouvrière en mal d’exploration, un médecin, un musicien de jazz ou un voleur professionnel » ? (Duster, 2001). Comment comparer un courtier en Bourse qui travaille normalement et paie le prix de sa dépendance avec de l’argent gagné légalement et un sous-prolétaire contraint de dealer ou de voler pour assurer sa dose quotidienne ? Les fumeurs de marijuana et héroïnomanes des ghettos sont sous cet angle plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont des preneurs de LSD et des cocaïnomanes des beaux quartiers. Pour comprendre la variété de ces situations, les taxonomies officielles, les expérimentations de laboratoire, les tableaux nosologiques et les décomptes statistiques ne suffisent pas. L’enquête par cas, qui ressaisit la façon dont des personnes vivent la « toxicomanie », est indispensable.

La thèse de la « réaction sociétale »

Cette enquête est également essentielle pour comprendre non seulement les contextes d’expérience et d’activité des déviants, mais aussi les contextes de désignation de la déviance. La thèse de la « réaction sociétale » n’est pas nouvelle, elle non plus, en 1963. On en impute souvent la paternité à Frank Tannenbaum (1938) qui, en suivant Cooley et Mead, s’interrogeait sur les processus de sélection des conduites criminelles dans un environnement donné et sur les définitions concurrentes de celles-ci par les membres du « gang » et de la « communauté ». Le jeune criminel prend conscience de ce qu’il est et il adopte et développe ces conduites criminelles qui sont valorisées par le « gang » et reprochées par la « communauté ». Lemert (1951 : 77 ; et 1967) anticipait également les effets en retour des catégorisations de déviance : les sanctions sociales renforcent la déviance primaire qui appelle davantage de méfiance et de rejet, d’agressivité et de ressentiment réciproques. Cette spirale s’achève par des prises de mesure formelles par communauté, qui stigmatisent le déviant, lequel accepte ce statut social qui lui est attribué et s’ajuste dans des processus d’interaction qui lui permettent de le réaliser — cette « relation réciproque entre déviation de l’individu et réaction sociétale » allant jusqu’à des processus de « in grouping » et « out grouping » qui dessinent les frontières d’un groupe déviant. Goffman (1963) a lui aussi pointé la dynamique d’escalade due aux processus en boucle (looping process) de condamnation, de répression et de stigmatisation par des institutions, donc de transformation de l’identité personnelle des déviants et d’enfermement dans des conduites de déviance et donc, d’intensification des mesures d’accusation, de thérapie ou de punition. Mais Lemert continuait de distinguer les « actes déviants » et les « rôles déviants » — parlant dans le second cas de « déviance secondaire ». Celle-ci est la réaction d’adaptation, d’attaque ou de défense des individus visés par des opérations de contrôle social, qui étaient elles-mêmes des réactions sociétales à une « déviance primaire », qui existe bel et bien à ses yeux.

Une bonne partie du débat au cours des années 1960 et 1970 va porter sur le geste de radicalisation de ce point de vue qui, somme toute, était conforme aux principes de définition de la situation de W. I. Thomas ou, ironie du sort, de la prédiction autoréalisatrice de Merton (Becker, 1963 : 33). Kitsuse (1962 : 248) est sans doute celui qui formule le problème le plus clairement, en « déplaçant le foyer de la théorie et de la recherche des formes de conduite déviante vers les processus à travers lesquels des personnes sont définies comme déviantes par les autres ». Il s’interroge sur la façon dont « des définitions organisent et activent les réactions sociétales moyennant lesquelles des personnes en viennent à être différenciées et traitées comme déviantes ». Il prend pour objet empirique l’homosexualité qui vient transgresser « l’attribution de statuts sexuels » communément appris et accomplis comme appropriés dans la société américaine. Pour enquêter sur ces modes d’attribution de statut, il pose les questions : How did you know ? et What did you do ? Sa conclusion est que les hommes « publiquement identifiés comme homosexuels se voient fréquemment niés les droits sociaux, économiques et juridiques des hommes “normaux” » (Kitsuse, 1962 : 249). Ils sont tournés en ridicule et parfois maltraités par leur entourage, interrogés et persécutés par la police et souvent exclus des lieux de travail. L’homosexualité est un problème social parce qu’elle est déclarée illégale par les juristes et pathologique par les psychiatres. Cela se traduit par des pratiques d’identification et de qualification, de condamnation, de retrait et d’évitement dans des contextes d’interaction ordinaire, que Kitsuse décrit pour eux-mêmes. J. Mercer (1973) montre que les enfants attrapent la maladie de l’« arriération mentale » quand ils rentrent à l’école et en sont débarrassés quand ils la quittent. Elle décrit très précisément les séquences successives du processus d’étiquetage à travers lequel passent les élèves des écoles publiques de Pomona et de Riverside, à la différence des écoles catholiques où un tel tri n’existe pas. On acquiert le statut de « retardé » en ayant des difficultés relationnelles avec son enseignant, en échouant au test du QI administré par le psychologue et en se retrouvant, bon gré mal gré, dans une classe spécialisée. Beaucoup d’enfants de milieux défavorisés, Noirs ou Latinos, sont ainsi victimes d’un « anglo-centrisme institutionnalisé » (1973 : 96-123). On pourrait prendre pour autre exemple le cas de la cécité tel qu’il est traité par R. Scott (1969 : 117) : selon lui, « la cécité est un rôle social appris » en réaction à la prise en charge par des agences spécialisées, à travers la participation à des milieux de sociabilité confinée et à des interactions stigmatisantes avec des voyants. La personne non voyante apprend à se comporter comme un aveugle, à incorporer des « croyances stéréotypées » et à s’aligner sur des attentes typiques de son entourage. Elle se retrouve prisonnière d’une identité sociale, sans cesse confortée par le fait qu’elle est cantonnée dans des activités réservées aux aveugles et dans des circuits de relations où elle est traitée comme aveugle.

Il en va de même pour le toxicomane. Le fait est que la représentation stéréotypée du toxicomane est celle de l’individu déchu, ayant détruit toute relation sociale avec ses proches, incapable d’assumer des responsabilités familiales et professionnelles, et condamné à une existence hors normes. La toxicomanie, avant d’être caractérisée comme dépendance, est une « identité morale ». Les critères de faiblesse de la personnalité ou de tendance à la perversion, proposés parfois comme substituts à la thèse physiologique, ne sont pas non plus explicatifs. Ils ne seraient que les symptômes dans le discours psychiatrique d’une opération de « jugement moral », qui a des effets de discrimination et de stigmatisation (Goffman : 1963). Becker (1963 : 33) reprend la distinction hughesienne entre statut « principal » et statuts « subordonnés » (Hughes, 1945) : être toxicomane engage souvent la vie d’une personne dans sa totalité. C’est un statut principal (Duster, 1970 : 89), qui fait saillance dans des contextes d’interaction, et qui tend à repousser à l’arrière-plan d’autres caractéristiques individuelles. Certaines conduites sont traitées comme des idiosyncrasies, des traits de caractère ou des marques d’originalité, qui ne prêtent pas à conséquence. Elles sont bien circonscrites, perçues comme bénignes et n’entachent pas le reste du comportement de la personne. D’autres conduites sont par contre rédhibitoires. Les stigmates de l’homosexualité, de l’alcoolisme invétéré ou de la grossesse adolescente ne pardonnent pas. Ils plantent un horizon d’expectatives normatives de la part des autres qui conduit souvent à une éviction de mondes sociaux et à une exclusion de milieux professionnels. Ils précipitent une réputation d’anormalité ou d’amoralité, ils marquent un individu comme le porteur d’une essence et ils induisent des conduites sans recours de méfiance, d’exclusion et de discrédit — de façon analogue à ce que subissent les personnes porteuses d’un handicap visible (Davis, 1961 ; Freidson, 1966). La réaction sociétale à la toxicomanie n’est pas une affaire de perception subjective : outre qu’elle relève de savoirs de sens commun, partagés par les « étiqueteurs » et les « étiquetés », elle est incorporée dans des imageries publiques et des discours publics et accomplie par les agents des institutions publiques. Elle finit par engendrer des populations problématiques, selon une logique qui n’est pas seulement idéelle ou symbolique, mais pratique.

Des modèles séquentiels de carrières

Si l’enquête ethnographique observe et décrit des situations d’étiquetage, elle ne peut s’y limiter. Becker prône d’adopter des « modèles séquentiels » et de restituer des genèses biographiques, écologiques ou institutionnelles. La question clé est : « Comment devient-on déviant ? » La vieille tradition de Chicago, soit l’étude des « histoires naturelles » ou des « carrières professionnelles » des délinquants — le criminel de Shaw, 1931, le voleur de Sutherland, 1937 ou l’arnaqueur de Maurer, 1940 — dans leurs « habitats naturels » — le voisinage du gang, la cellule familiale, l’assistance publique ou l’institution carcérale —, se perpétue jusque dans les années 1960 (Becker, 1963 : 170). Becker s’enthousiaste à la lecture de Becoming deviant de D. Matza (1969, recension 1970). Après avoir salué sa capacité à faire le lien entre les études du moment et celles qui avaient été menées à Chicago quarante ans plus tôt, il reprend à Matza l’idée d’une distribution des recherches sociologiques sur la déviance autour de trois conceptions naturalistes. La déviance peut être analysée comme produit de l’affinité (les délinquants partagent des prédispositions qui leur ont été imposées par un environnement extérieur), de l’affiliation (les délinquants se convertissent à la déviance, dans un processus où ils font pas à pas des choix d’expérience et de conduite) ou de la signification (les délinquants sont malgré tout téléguidés par les prescriptions et les proscriptions étatiques, qui contribuent à forger des identités déviantes). Mais la temporalisation de l’apprentissage de comment « devenir déviant » doit être elle-même décrite. C’est là qu’on peut faire entrer en lice le concept d’engagement de Becker (1963). La réponse à une réaction sociétale se fait moyennant une série d’engagements qui s’engrènent et qui empêtrent toujours plus la personne dans un certain type de rapport à soi et à autrui, aux normes et aux institutions (Cohen, recension 1964). Le toxicomane n’est pas seulement « dépendant » physiologiquement ou psychiquement : il est tenu par des « mises latérales » (side bets) et doit s’y tenir pour ne pas perdre l’investissement déjà accompli. Il doit comme quiconque avoir une « ligne cohérente d’activité » (Becker, 1960 ; et 1963 : 27). Il doit persévérer, ne pas subir de sanctions pour infraction à des règles sociales (s’il veut maintenir une réputation de dealer durement acquise) et ne pas déroger aux attentes de ses proches (s’il ne veut pas s’aliéner la sympathie de ses compagnons en « décrochant »). Au contraire, il ne peut devenir « clean » et ne pas « replonger » qu’en passant à une autre vie, qui lui offre des occasions d’engagement, de reconnaissance et de gratification plus désirables (il étudie, fait du sport, fonde une famille, trouve du travail, de l’argent ou le salut…). Là réside la force des alcooliques anonymes ou des évangélistes, qui savent proposer une ligne de vie alternative.

Dans une carrière, chaque phase ouvre et ferme un horizon de possibilités et conditionne la phase suivante. Les trajectoires des dealers et des usagers de drogues, sous certains aspects, ne se distinguent pas de celles des médecins ou des avocats — encore qu’ils ne fassent pas partie d’organisations formelles et que des parcours institutionnalisés ne s’offrent pas à eux. À la suite de Hughes et des thèses sur l’ethnographie du travail qu’il a dirigées, Becker et Strauss (1956) ont examiné les carrières professionnelles, les moments de passage, de bifurcation et de commutation de statut, les modalités de formation, de recrutement et de remplacement des personnes, et les transformations de leur identité personnelle, de leurs réseaux de liens sociaux et de leurs répertoires de motivations et de justifications. Dans le domaine d’étude de la déviance, il faut en plus prendre en compte des parcours à tiroirs, avec des engagements et des dégagements successifs, et pas seulement des carrières linéaires et continues ; et tenir compte, à côté des déviances affichées et assumées, des déviances secrètes pour des tiers (pratiques non avouées de l’homosexualité) ou les déviances ignorées comme telles par les intéressés (violence policière dans certains pays). Mais comme dans l’enquête sur les carrières professionnelles, le pointage d’un enchaînement de conduites objectives est indissociable du récit qui en est fait. Il faut, sans tomber dans l’illusion biographique d’une orientation téléologique de la carrière, comprendre des logiques existentielles, restituer « le développement de motifs et d’intérêts déviants », montrer le jeu d’attribution ou d’évitement de statuts. A. Reiss (1961) découvre ainsi que la passe avec des homosexuels n’est pas vécue et perçue comme homosexuelle par les jeunes qui s’y livrent contre rémunération ; de même, M. Cameron (Becker, recension 1965) montre que les voleuses à l’étalage ne se catégorisent pas elles-mêmes comme des voleuses. Becker, dans son article, devenu célèbre, « Becoming a Marihuana User » (1953, repris in 1963 : chap. 3 et 4), décrit les étapes de la carrière du fumeur de marijuana, qui doit apprendre où et à qui acheter sans se faire prendre, comment rouler ou fumer un joint, quels sont les effets à éprouver et en quoi ces effets provoquent du plaisir, comment masquer à des profanes que l’on est en train de « planer », sans compter toutes les justifications morales qui préservent du sentiment de culpabilité eu égard aux normes dominantes.

Et le récit de Janet Clark, rompue à la psychanalyse, montre bien comment les actes, les rencontres et les événements s’enchaînent les uns aux autres, dans une trame narrative absolument singulière. Mais ce récit, si unique soit-il, présente en même temps des caractéristiques qui s’avèrent typiques, si on le compare au récit d’autres cas. Clark (1963 : 136 sq.) décrit bien, par exemple, le cycle des fréquentations, qui vont se succéder en fonction des exigences de la situation : les connaissances à qui on revend, qu’on tape et qu’on arnaque occasionnellement ; les pigeons à qui on soutire, quand l’occasion se présente, un gros paquet d’argent ; le groupe des « défoncés amicaux » ou des « bons contacts », avec qui on a des points en commun et des relations d’affection ; la liste des numéros des « défoncés utiles », susceptibles de savoir, en cas d’urgence, où trouver telle ou telle drogue ; les « super-contacts », qui ne se défoncent pas, mais qui contrôlent le commerce de gros et de demi-gros ; les « coursiers », noirs pour la plupart, qui prennent tous les risques à la place des vendeurs ; les policiers à qui il faut verser des pots-de-vin pour qu’ils ferment les yeux ; et puis les membres de la famille, avec qui il faut jouer un double jeu, les uns qui ne comprennent rien à la situation, les autres sur qui on peut compter presque aveuglément, et ceux qui peuvent s’avérer dangereux, quand par excès de moralisme, ils se mettent à coopérer avec la justice… Le sociogramme des personnes dépendantes ne cesse ainsi de se transformer selon les phases traversées — consommation ludique et occasionnelle, revente en vue d’un usage personnel et quotidien, perte de contact avec la plupart de ses anciennes relations, repérage et fichage par les institutions de contrôle social, spirale de la dépendance jusqu’à la rupture de stock et la non-solvabilité, recherche de solutions de désintoxication et rechute…

Cultures déviantes, professionnelles et institutionnelles

Comprendre le problème social de la toxicomanie signifie comprendre comment des personnes étiquetées comme toxicomanes traversent des « carrières morales », avec leurs tournants biographiques, leurs changements statutaires et leurs crises d’identité, mais aussi, comment elles participent à des « mondes sociaux », où se constituent des « cultures déviantes »[7]. Ces cultures déviantes sont par ailleurs surdéterminées par les différents types de définitions — religieuses, scientifiques, politiques… — qui sont données de la toxicomanie et qui cristallisent dans des cultures professionnelles et institutionnelles.

La position de Becker peut être mise en regard de celle d’Edwin H. Sutherland (1937), qui développe dès les années 1930 une théorie de l’association différentielle. Selon ce dernier, le comportement criminel n’est pas hérité en raison de caractéristiques biologiques — en cela, il est critique de la théorie de l’atavisme de Lombroso et en accord avec la lignée des chercheurs de Chicago, W. Healy, R. Park, C. Shaw, H. McKay, F. Thrasher, W. Reckless ou G. Landesco… Le comportement criminel s’apprend au contact d’autres personnes, qui enseignent non seulement les techniques du crime, mais aussi ses impulsions, ses motivations et ses justifications, ses attitudes et ses rationalisations. L’apprentissage a un ancrage écologique, qui favorise les contacts avec des milieux criminels et renforce l’isolement de milieux non criminogènes respectueux de la loi. Toute personne exposée, dans des processus d’interaction et de communication, à un « excès de définitions favorables plutôt que défavorables à la transgression de la loi » est en situation d’adopter des conduites criminelles. Ces associations différentielles peuvent varier en fréquence, en durée, en antériorité et en intensité (Sutherland et Cressey, 1966 : 88-89). Elles acclimatent à des « environnements du vice et du crime », en rupture avec le monde social qui respecte les lois. Mais Becker, s’il accepte en partie cette perspective interactionniste, rompt avec Sutherland. L’engagement dans des activités délinquantes serait une fonction de la proximité ou de l’éloignement avec des milieux de relations porteurs de « modèles criminels ». La prédominance des « interprétations défavorables » sur les « codes légaux » changerait les choses. Cette conception de la sociabilité et de la culture est trop mécanique aux yeux de Becker.

Il se réfère pourtant à l’existence de « cultures ». Il part du sens élémentaire de cette notion : « shared understandings made manifest in act and artifact » (Redfield, 1941 : 133) ou « mores and folkways » (Sumner, 1906). La déviance n’est pas un phénomène solitaire, elle se pratique dans des contextes de sens commun, elle est indissociable des réseaux de significations dans lesquels elle est prise[8]. Les processus de stigmatisation, de dégradation ou de mortification de soi, tout comme les processus de « prendre son pied », de « planer » ou de « flipper » ne sont pas vécus uniquement sur un mode individuel. Ils vont de pair avec des processus de constitution d’expériences collectives, dans des sous-cultures distribuées dans des sous-groupes. Becker (1963 : 81-82) pourrait sembler souscrire à la conception d’une « sous-culture délinquante », qui agite beaucoup les esprits à l’époque après la publication du livre de A. K. Cohen (1955) et la controverse qui s’ensuit (Bordua, 1961 ; Kitsuse et Dietrick, 1959). Mais il débarrasse cette notion de son arrière-plan fonctionnaliste qui en fait une réponse non utilitaire et malintentionnée contre les gens établis, en raison d’une « frustration statutaire » ; de même qu’il refuse, emboîtant le pas à Blumer, toute forme d’« explication culturelle de la conduite » qui ferait de la culture une force déterminante. Il n’empêche, et Becker se réfère aussi bien à Mead qu’à Schutz et Garfinkel, que l’expérience n’est pas strictement subjective : elle dépend de « la façon dont les autres définissent ces effets », dans une dynamique d’interaction entre attentes réciproques ajustée à un environnement. « Les significations émergent dans le cours de l’interaction sociale et dérivent du consensus que les participants développent à propos de l’objet en question » (1967b : 166). Dans l’expérience de l’usager se conjoignent ainsi la fréquentation de certains milieux d’interaction, l’immersion dans des univers culturels et le chaînage de décisions institutionnelles.

Harold Finestone (1957a et b), se réclamant de l’étude par Lohman (1937 : 894) des institutions du jeu et de la prostitution dans le North Side de Chicago, décrit admirablement les liens complexes entre toxicomanie et autres formes de délinquance, à travers les yeux et avec les mots des principaux intéressés. Cette culture déviante comprend leur cartographie des institutions de répression et des territoires de deal, leur sentiment d’appartenance à un groupe d’élite (cats), leurs descriptions de la jouissance ou du manque. C’est une affaire esthétique de goût et de plaisir pour le kicks and hustle, de « séductions du crime », écrira plus tard Jack Katz. « Un consensus se développe à propos des effets subjectifs de la drogue, de leur durée, des dosages appropriés, des dangers anticipables et de la manière de les éviter. Tous ces points deviennent des éléments d’une connaissance commune, validée par leur acceptation dans un monde d’usagers » (Becker, 1967b : 171). La culture déviante recouvre les types de conduite et de personnalité — le « cat » des ghettos noirs se substituant aux « gangsters » et « hoodlums » d’antan. Elle connaît des mouvements collectifs de mode autour de types de drogue, de musique ou de vêtement. La rupture des jeunes junkies, facilitée par la distance sociale et spatiale, avec le monde conventionnel, est à comprendre depuis un « type spécifique de contexte communautaire ». Et le succès comme l’échec des cures de désintoxication sont directement imputables aux expériences d’interaction avec d’autres toxicomanes : se droguer, c’est acquérir un statut et une identité vis-à-vis d’autres personnes, et en sortir, c’est adopter une nouvelle réalité, endosser une nouvelle image de soi et voir ses attentes ratifiées par son entourage (Ray, 1961)[9].

On peut donc parler de cultures déviantes, sans en faire le principe explicatif des conduites désignées comme « déviantes ». Celles-ci se déploient toujours en contrepoint de cultures professionnelles et institutionnelles, en particulier pénitentiaires, judiciaires et médicales. Pas de politique publique sans travail de définition d’un problème public, et donc sans constitution de différentes pratiques d’appréhension et de traitement de celui-ci. Les « non-usagers » de marijuana ou de LSD comme les policiers, les médecins, les psychiatres ou les journalistes (Becker, 1967b : 170) « rendent publiques leurs définitions des expériences de la drogue » en vue d’agir, mais aussi de convaincre des agences publiques de ce qu’il faut faire ou de diffuser leurs points de vue dans la « discussion publique ». Becker n’hésite pas à se livrer à une exégèse des raisons de condamner l’usage de marijuana (ou de l’opium comme « mal public » : Lindesmith, 1965). La promulgation du Marihuana Tax Act en 1937 et de l’arsenal législatif qui va avec sont à mettre en relation avec l’exigence de contrôle de soi propre à l’éthique protestante et la condamnation des états d’exaltation qui ne proviennent pas du « dur labeur » ou de la « ferveur religieuse » (Becker (1963 : 136). Il en allait de même avec l’effort d’alerte de l’opinion publique et de légitimation de l’action publique des réformistes du mouvement de tempérance, le Woman’s Christian Temperance Union : la prohibition se fonde sur un « processus symbolique » (Gusfield, 1967) de conversion d’une morale — la respectabilité de l’abstinence des puritains — en droit et en politique (« legislating morals » : Gusfield, 1968). Souvent, les cultures des policiers et des juges, des élus ou des fonctionnaires incorporent les hantises d’une époque : la représentation d’une épidémie de drogues, liée au mouvement hippie et à la contre-culture des années 1960, semble relever de la panique morale (Young, 1971 ; Cohen, 1972). Et la condamnation des programmes de substitution à la méthadone, destinés à contrôler la santé publique et l’ordre public, en prévenant activités criminelles et transmissions infectieuses, est sujette au même type de préjugés.

le problème social au carrefour de plusieurs flux d’activités collectives

Un problème social est donc une activité collective, dans laquelle sont impliqués des acteurs plus ou moins profanes ou professionnels, ordinaires ou experts. Certains sont promus par des « praticiens du vice et du crime » (Becker, 1986), d’autres par des spécialistes de l’action publique ou par des « entrepreneurs de morale ». C. W. Mills (1943), encore enraciné dans son fonds pragmatiste et pas encore sublimé en icône radicale, avait systématisé une critique de « l’idéologie professionnelle des pathologistes sociaux ». Il n’y avait selon lui de désorganisation sociale que du point de vue des sociologues, souvent protestants, obnubilés par l’idéal des petites communautés dont ils provenaient, « aux justifications chrétiennes ou jeffersoniennes ». Et tout le discours sur la délinquance individuelle ne reflétait bien souvent que les difficultés de l’« américanisation des individus », telles qu’elles étaient saisies et exprimées par les travailleurs sociaux, dans un discours éminemment sociocentrique et ethnocentrique. Becker ne poursuit pas une critique politique à la Mills. Mais il observe des pratiques interprétatives et normatives, prises dans des dispositifs d’intervention sociale, et repère les acteurs qui les accomplissent, les idéologies qui les équipent et les institutions qui les soutiennent. C’est la même démarche que prônait Hughes. Le problème social qu’est la déviance est à la fois un produit et un processus : il résulte d’une activité collective et ne cesse de se défaire et de se refaire, de se définir et de se redéfinir à travers elle. A. Mauss (1975) ira jusqu’à faire du problème social un mouvement social.

Becker revendique sa proximité à Blumer (1971) quand celui-ci critique la thèse de l’attribution des problèmes sociaux à des « désordres (upset) dans l’équilibre du système social, des effondrements (breakdown) de normes sociales, des conflits (clash) de valeurs sociales ou des déviations (deviance) de la conformité sociale ». Cela revient à transférer à une « soi-disant structure sociale » — à des « conditions objectives » et à des « arrangements sociaux » — ce qui relève de « processus de définition collective ». Le problème social est en quelque sorte le géométral de la pluralité de perspectives qui s’y rapportent. Becker enfonce le clou :

« Prenons la question des relations raciales. Pour les Noirs et pour de nombreux citoyens blancs, également, le problème est d’atteindre le plus rapidement possible une pleine participation des Noirs à la société nord-américaine. Pour les autres Blancs, le problème est différent : le risque de perdre les avantages sociaux dont ils ont longtemps bénéficié au détriment des Noirs. Pour beaucoup de politiciens et quelques sociologues, le problème réside dans la tension ou la violence d’une situation où les Noirs demandent des droits et les Blancs refusent de les leur concéder. Pour les travailleurs sociaux, éducateurs et enseignants, le problème est d’en finir avec les dommages causés par des générations de ségrégation et de discrimination afin de rendre aux Noirs la capacité de jouir de leurs droits. Et la liste continue : les parents soucieux de préserver la réputation de l’école du quartier, les agents immobiliers préoccupés par les conséquences sur les affaires des lois sur l’accessibilité sans restriction au logement et les diplomates inquiets de la perception de la crise raciale aux États-Unis par les leaders des pays émergents d’Afrique et d’Asie. » (1966b : 7)

On pourrait aller plus loin encore. Les personnes auront une attitude différente selon qu’elles s’engagent vis-à-vis d’un problème social comme parents, électeurs, voisins, consommateurs, payeurs d’impôts ou victimes potentielles. Elles auront des jugements très différents selon qu’elles sont directement affectées dans leur vie, leur propriété matérielle et leur intégrité morale ou selon qu’elles ne sont concernées que de loin, sans qu’il y ait péril en la demeure.

Cette multiplicité de perspectives est flagrante quand les sociologues des années 1960 se mettent à enquêter systématiquement sur les mondes professionnels — du travail social, policier, judiciaire, politique, journalistique, administratif, psychiatrique, statistique… — qui spécifient chaque fois de façon différente comment s’accomplit la réaction sociétale à la déviance. Là encore, l’héritage de Mead, Blumer et Hughes est flagrant (Plummer, 2003 : 25-26). Le problème social est ainsi configuré en fonction du champ de questions typiques et de solutions typiques, disponibles à un moment donné, pour différents acteurs en interaction les uns avec les autres. Ces acteurs indexent leur jugement et leur décision sur les modèles qu’ils peuvent mobiliser et sur les procédures qu’ils peuvent appliquer. Ils défendent leur juridiction professionnelle, animés par leurs expectatives de revenus, de pouvoir et de prestige. Ils connaissent des pics d’inquiétude quand ils sont touchés par des croisades symboliques ou bouleversés par des événements médiatiques. Ils alignent leurs opérations de saisie et de traitement des indices de la déviance sur des corpus de savoirs et de conventions qui sont en vigueur dans leur profession, mais qui proviennent également d’autres milieux sociaux, chacun avec ses formes d’expérience. Mais au bout du compte, c’est bien une conception du problème social comme résultante de multiples chaînes d’activités collectives qui se dégage de cette conception de la déviance.

Qui subit et qui agit ? Expériences personnelles des déviants

Avant d’être un « problème objectif », la toxicomanie est une « expérience subjective ». Becker rejoint d’autres chercheurs, comme S. Schachter et J. Singer (1962), pour décrire comment la prise de LSD, comme celle de marijuana, donne lieu à « une grande variété d’effets », selon les circonstances. L’expérience du trip dépendra de l’horizon d’expectatives de la personne, du fait qu’elle est un nouvel usager, un usager occasionnel ou un usager régulier, du fait qu’elle a déjà expérimenté ce type de distorsions de la sociabilité, de la spatialité ou de la temporalité, et qu’elle a associé à ces effets, si effrayants soient-ils pour le novice, des prédicats de plaisir et de désirabilité (Becker, 1967b). La participation à une sous-culture délinquante permet d’anticiper et d’apprécier un plaisir et de réduire les sentiments de peur, de honte ou de culpabilité. Une personne ne prendra le risque de tirer sur un joint ou d’avaler une pilule qu’au prix d’une inversion des normes et valeurs dominantes, en tout cas, en transformant la conduite illégale en conduite « moralement acceptable ». G. Sykes et D. Matza (1957) ont une thèse légèrement différente de celle de Becker. Ils pensent qu’une société n’est pas une mosaïque de sous-cultures : les déviants transgressent des règles morales et légales, mais ils continuent de croire en celles-ci et de participer de la même culture que les autres membres de la société. Ils recourent à des « techniques de neutralisation » pour se dédouaner de toute responsabilité ou nier toute intention criminelle : les contrôles sociaux sont rendus inopérants et l’image de soi du déviant n’est pas entamée. Ils peuvent alors continuer de tenir un discours paradoxal et de défendre les règles tout en justifiant leur transgression. Sans doute y a-t-il une incontournable ambiguïté au fait de se voir attribuer une « essence » de déviant. Les toxicomanes sont pris dans une tension entre désirs d’inclusion et d’exclusion. Ils peuvent être dégradés moralement, mais peuvent renverser le stigmate et revendiquer une supériorité d’initiés. Ils peuvent se distancier eux-mêmes des « caves » ou des « squares », par cette espèce de « charisme négatif » (Tumin, 1950) qui les fait se sentir « hors du commun », tout en souffrant d’être évités ou rejetés par les « gens normaux ». Ils sont pris dans une double dynamique d’hétéro-ségrégation et d’auto-ségrégation en tant que groupe de marginaux (Becker, 1963 : 95). Et leurs efforts pour préserver les apparences ou pour les transgresser, leurs dilemmes de statut et leurs conflits de loyauté changeront au cours de leur carrière.

Le spectre de réactions à la réaction sociétale change selon le type de déviance. On a alors affaire à des espèces distinctes de problèmes sociaux. Parfois, les populations déviantes restent dispersées et fantomatiques, comme les voleurs à la tire ou les fétichistes sexuels, qui n’ont aucune conscience d’appartenir à un collectif et peuvent très bien nier le caractère immoral ou illégal de leurs pratiques. La stigmatisation s’officialise et s’institutionnalise quand elle passe par l’imposition de catégories judiciaires, médicales ou psychiatriques et de pratiques spécifiques de traitement légal, carcéral ou social, pédagogique, thérapeutique ou répressif. Le travail d’étiquetage dans le cabinet du psychiatre, le commissariat de police ou dans la salle du tribunal est l’équivalent d’une cérémonie de dégradation (Garfinkel, 1956a), qui peut conduire à fixer la personne visée dans son essence de déviant. Mais il n’y a là aucune fatalité. La même personne peut au contraire couper court aux pratiques qui lui sont reprochées et interrompre ce qui aurait pu devenir une carrière. Parfois, les conduites sont le produit de l’enfermement et d’un mélange de répression et de rééducation par les agences de contrôle social (Goffman, 1961 ; Irwin et Cressey, 1962). Il est très difficile, dans le cas des « institutions totales » que sont la prison ou l’asile, de réchapper à l’emprise de ces « identités totales » qui sont créées par les conditions mêmes de la prise en charge. Le cercle de l’auto-engendrement et de l’auto-renforcement est alors bouclé (Goffman, 1963). Les asiles et les prisons deviennent des fabriques de déments et de criminels. La solution supposée à un problème social ne fait que le renforcer. Un dernier cas de figure peut être évoqué, celui où une collectivité désignée comme déviante se met à revendiquer sa déviance comme un mode de vie souhaitable, renverse le stigmate qui la vise et se constitue en communauté de revendication. Des populations peuvent se concentrer sur un territoire et acquérir une visibilité, comme les hippies sur la « scène » de Haight Ashbury ou les homosexuels sur celle de Castro. Elles se mettent à parler le langage du droit, inventent une « culture alternative », se posent comme des personnes et des citoyens égaux à tous les autres tout en exigeant que leur différence soit reconnue. Elles nient l’existence d’un problème social, dont la critique donne lieu à une lutte politique.

Qui accuse et condamne ? Croisades et entreprises de morale

Dans le cas de la toxicomanie, de l’alcoolisme, de la pornographie ou de la prostitution, des groupes sociaux, que Becker (1963, chap. 8) appelle des « entrepreneurs de morale », se lancent dans des « croisades morales » (Gusfield, 1963 et 1970 ; Zurcher et al., 1971) et réussissent à instituer la déviance comme une pathologie ou comme un crime, descriptible comme un ensemble de symptômes nosologiques ou d’infractions à la loi. La sociologie de la déviance se situe alors à la croisée d’une sociologie des mobilisations collectives et d’une sociologie des problèmes sociaux. Les significations de la déviance sont disputées entre agences publiques et entreprises privées, groupes d’intérêt et mouvements d’opinion qui tentent de s’en approprier la définition, la régulation, le traitement ou la réforme et qui se mobilisent les uns contre les autres, créant des arènes de dispute. La déviance devient alors un enjeu qui, selon les acteurs impliqués, et les lieux, les objectifs et les moyens de leurs actions, prend un tour scientifique, juridique, policier, judiciaire, médical, social, politique, administratif…

Un point sur lequel les auteurs des années 1960 ont insisté est que ces opérations de catégorisation ont souvent une dimension dramaturgique. Les acteurs constituent des organisations qui partagent des buts communs et mettent en scène leur identité collective, en lui donnant une charge morale — associations de lutte antialcoolique ou gangs d’adolescents hors la loi, représentants de l’ordre ou incarnations du mal. L’application de la loi a des vertus cathartiques, en ce qu’elle restaure les idoles de la tribu en désignant des boucs émissaires et réinstaure un état de paix et de pureté en mettant à l’écart les agents de trouble. Cette thèse est déjà présente dans la lecture que Ralph Turner fait de l’émeute des zoot suiters en 1943, où des jeunes Mexicains-Américains ont été la cible de citoyens blancs. Cette catégorie est utilisée dans le Los Angeles Times pour désigner les immigrants mexicains, clandestins ou réguliers, et les amalgamer dans une classe de déviants, dépourvus de morale et hors la loi (Turner et Surace, 1956). Un tel symbole, négatif et univoque, a été crucial dans l’orientation d’un flux d’hostilité collective vers ces victimes et dans le passage des foules à la violence du lynchage. Il a contribué à neutraliser les connotations favorables de leur perception et à fournir une cible qui fasse converger les antipathies et cristalliser les ressentiments. L’articulation d’un problème social engage souvent des coupables et des victimes, des « normaux » et des « déviants », et engendre des flux de sentiments de vénération ou de conspuation, de célébration ou de condamnation, de dévotion ou de moquerie.

Turner (1969) distingue encore entre les protestataires, leurs adversaires, les publics de spectateurs (bystander publics), qui peuvent ou non rentrer dans des coalitions avec les acteurs principaux, et les pouvoirs publics, qui disposent d’un pouvoir matériel de soutien, de coercition et de punition et un pouvoir symbolique d’accréditation de prétentions à la vérité et à la justice, qui les fait peser lourd dans la balance. En mettant l’accent sur la « perception publique de la protestation », il endosse une vision théâtrale — celle de Kenneth Burke, selon qui toute action est un acte de communication qui s’adresse à des auditoires (voir aussi Erikson, 1962 : 11). Orrin Klapp (1962), proche de Strauss, recensé par Becker (1962), développe l’idée que le sens social de nos activités dépend de l’identification à des personnages typiques, à travers laquelle nous prenons ou nous faisons attribuer une place dans un drame moral. Il ne peut y avoir de perception de problèmes sociaux sans que s’opère une distribution des rôles de héros, de scélérat, de victime et de bouffon. Le toxicomane est l’une de ces incarnations du mal autour de qui se soude l’ordre public. Les fantômes de l’imagination populaire hantent les tableaux statistiques, les enquêtes scientifiques ou les politiques publiques. Gusfield (1963) montre de son côté comment les mobilisations du mouvement de tempérance, en vue de lutter contre le problème social de l’alcoolisme, sont surdéterminées par des « luttes statutaires » entre classes supérieures, protestantes et natives contre des classes inférieures, catholiques et migrantes. Le conflit pour le monopole de la définition et de la légitimation de la réalité et pour l’imposition d’une loi ou d’une politique va de pair avec un jeu de promotions et de dénigrements d’identités collectives. Cette perspective sera retravaillée en termes de drame rituel, de bouc émissaire et de performance cathartique par Gusfield (1981). Le travail de définition et de résolution des problèmes sociaux par la science, le droit et la politique vise à restaurer un ordre public, indissociablement cognitif et moral.

Lemert (1974) mettra cependant en garde contre les risques de simplisme de cette « métaphore dramatiste ». Il fait remonter le problème à un article de Mead, « The Psychology of Primitive Justice » (1918), qui parlait d’« organisation moderne du tabou », puis aux notions de « dramatisation du mal » de Tannenbaum (1937) et de « cérémonie de dégradation » de Garfinkel (1956). Ces lectures dramaturgiques, en présupposant des scénarios prévisibles, risquent de faire perdre de vue la multiplicité des acteurs en conflit et l’indéterminité du déroulement et du dénouement, propres à la constitution d’un problème social. Elles tendent par ailleurs à surestimer le consensus social auquel sont exposés les déviants, ou à imputer à un « establishment condescendant » une politique cohérence de contrôle social — Becker lui-même (1963 : 10-12) se réfère à un incident lié à la prohibition de l’inceste aux îles Trobriand pour illustrer le caractère clanique de la « réaction à la déviance ». Lemert insiste au contraire sur les dissensions qui apparaissent entre les représentants de l’ordre et entre ceux-ci et les personnes sur lesquelles ils exercent leur jugement et leur pouvoir. Il s’appuie sur son étude sur la négociation autour d’une loi à la Cour de justice pour mineurs de Californie en 1961 (Lemert, 1970) et montre le complexe ballet qui s’y est mis en place entre agents de probation, policiers et juges. Il est quelque peu injuste avec les auteurs qu’il choisit de critiquer, mais a sans doute raison, à l’encontre d’une vulgate de l’étiquetage, de demander que le schéma d’opposition entre bourreaux et victimes soit complexifié par la prise en compte d’une configuration d’acteurs, en coopération et en compétition, dans différents registres, les uns avec les autres[10]. La dynamique du contrôle social ne se réduit pas à des interactions entre « étiqueteurs » et « étiquetés ». Elle implique la formation d’arènes de transactions entre groupements professionnels, civiques et institutionnels, avec des conflits entre agents chargés par le public de faire respecter l’ordre et des conflits dans le public sur le mode de définition et de résolution de la déviance comme situation problématique.

Qui compte et mesure ? La fabrique des analyses statistiques

Un des principaux vecteurs du contrôle social est l’instrument statistique, jusque-là tenu pour la voie royale vers la connaissance objective. Au début des années 1960 émerge un travail de critique systématique des opérations statistiques, qui va au-delà de la simple correction technique des biais de la quantification, pour adopter une perspective radicale. Un dénominateur commun des chercheurs qui se démarquent des travaux plus classiques sur les problèmes sociaux est leur méfiance pour les statistiques officielles. Ils s’efforcent de comprendre comment elles sont dépendantes des agences gouvernementales et ne les manient plus avec l’insouciance de C. Shaw, F. Zorbaugh, H. McKay et L. Cottrell (1929), quand ils calculaient et cartographiaient des distributions des conduites délinquantes pour le Chicago Area Project. Ils récusent également R. Merton et R. Nisbet (1961), qui pointaient des biais méthodologiques, mais sans pour autant invalider les données objectives fournies par ces méthodes. Cicourel reste le meilleur représentant de ce courant de pensée. Il publie avec John Kitsuse un texte qui va devenir un classique : « Note sur l’utilisation des statistiques officielles » (1963), qui synthétise bien les thèses de l’époque. Cet article est d’abord refusé par toutes les grandes revues : Social Forces, American Journal of Sociology et American Sociological Review, avec des évaluations du type : « si ceci était vrai, nous n’aurions plus qu’à retourner au tableau noir et à réorienter recherche et théorie » (Duster, 2001 : 135). Selon Kitsuse et Cicourel, les taux de criminalité renvoient moins à l’existence de faits criminels qu’aux pratiques de catégorisation et d’enregistrement de la police et de la justice (Garfinkel, 1956b). Les données statistiques sont davantage des « indicateurs de processus institutionnels » que des « indicateurs d’incidence de conduites déviantes ».

Lohman avait déjà avancé cette critique, en racontant les manipulations policières et politiques des statistiques. Un autre précédent avait été fourni par les travaux de Sutherland (1940) et de Cressey (1953). En montrant qu’une inculpation de détournement de fonds (embezzlement) ne permet pas de savoir quel type d’action une personne a effectivement commise, Cressey poursuivait le raisonnement de Sutherland, selon qui la « criminalité en col blanc », peu ou pas détectée, ni pénalisée, souvent résolue par des procédures à l’amiable, pour étouffer le scandale et récupérer rapidement une partie au moins de l’argent volé, est un point aveugle pour les statistiques officielles. Dans les années 1960, une voix analogue se fait entendre du coeur même de l’institution judiciaire, en tout cas de sa frange « progressiste ». L’American Bar Association (Becker, recension 1961) publie un rapport qui explique que les statistiques criminelles, plutôt que de donner une « vision objective » de la nature, de la fréquence ou de la distribution des faits criminels, ne font que répercuter les procédures, les jugements et les décisions de la machinerie policière et judiciaire. Une confusion est entretenue entre les conduites que l’on qualifie de déviantes, les traces de leur enregistrement et la conversion de ces traces en séries statistiques. Trois critiques sont avancées. 1. Le juge peut choisir entre plusieurs types de qualification pour le même acte, en fonction de l’interprétation qu’il aura des éléments de preuve disponibles. Des coupables sont regroupés sous la même catégorie alors qu’ils ont accompli des actes différents dans des circonstances différentes, tandis que d’autres qui ont accompli des actes similaires se verront assigner des types de déviance et connaîtront des carrières institutionnelles tout à fait différentes. 2. Cette imprécision des critères de définition légale, réglementaire ou procédurale conduit également à l’interférence de toutes sortes de jugements moraux ou sociaux, fondés sur des critères de genre, d’âge et de classe, d’ethnicité et de race. Le pouvoir discrétionnaire du policier ou du juge leur permet d’être plus ou moins cléments ou sévères dans la qualification des fautes et l’application des peines, en fonction de considérations qui peuvent être extérieures au droit. 3. La pratique du plea bargaining entre le procureur et l’avocat de la défense, réduisant la gravité des charges imputées, déclassant des infractions ou diminuant des condamnations si l’accusé accepte de plaider coupable, fausse encore davantage la corrélation supposée entre faits accomplis et indicateurs statistiques. Le fonctionnement de la justice criminelle aux États-Unis dépend en bonne partie de ces aveux de culpabilité, mais rien ne dit que l’enquête d’un juge d’instruction ou le jugement par un jury populaire conduiraient aux mêmes résultats.

Ce que proposent Kitsuse et Cicourel (1963 : 134-35), c’est de déplacer « le centre d’intérêt du processus par lequel certaines formes de comportement sont socialement et culturellement engendrées vers le processus par lequel les statistiques de conduites déviantes sont établies ». La déviance est moins étudiée comme le mode d’adaptation de conduites spécifiques (variables dépendantes) à des pressions et des tensions du système social (variables indépendantes) que le résultat des séries d’activités de détection, d’orientation, de thérapie, de rééducation ou de punition d’individus définis comme déviants par des agences de contrôle social et de politique publique. Les statistiques officielles ne sont plus prises comme des cartes objectives de la réalité sociale, mais elles sont réfléchies comme le produit d’opérations d’identification, de recueil, de dénombrement et de classement d’informations sur des cas, de codage, d’agrégation, de croisement et d’analyse de variables quantitatives (Cicourel 1964 et 1974). L’enquête se déplace donc vers les activités des différentes professions — de policier à fonctionnaire d’une bureaucratie, de travailleur social à sociologue ou économiste — qui participent à l’entreprise statistique. Quelles catégories sont employées pour qualifier des actes ? Quelles procédures d’observation, de description ou d’expertise sont utilisées ? Dans quels contextes, avec quels outils et avec quelles conséquences ? Quels sont les traits qui sont retenus dans certaines conduites comme « normaux » et « déviants » par des juges, des policiers et des psychologues, des travailleurs sociaux, des sociologues, des journalistes et des politiciens (Scheff, 1964 ; Sudnow, 1965) ? Comment des corps de métier spécialisés pratiquent des enquêtes, consignent des données, exercent leur discernement, formulent des évaluations et arrêtent des jugements ? Quelles sont les machineries institutionnelles pour lesquelles ces documents chiffrés sont produits et sur la base desquelles elles opèrent à leur tour des tris d’individus, des sélections de traitements et des réorientations de trajectoires ? Un moment fort de cette controverse est l’attaque en règle de Jack Douglas (1967 : 163-231) contre les sociologues qui continuent de recourir à des statistiques officielles à la façon de Durkheim dans Le suicide, sans s’interroger sur les modes de production de ces chiffres. Le suicide a été un prétexte à toutes sortes d’explications causales, recensées dans l’ouvrage, sans que les modalités de détermination de la « mort » comme « suicide » — les raisonnements de sens commun ou les routines de type professionnel, les applications de catégories légales ou les imputations morales de motifs de se donner la mort — qui fondent les séries statistiques soient jamais interrogées. Certains coroners, élus à leur charge, ne qualifiaient par exemple pas certains décès de suicides, pour éviter à une famille catholique l’infamie d’un enterrement sans cérémonie, dans le carré réservé aux enfants sans baptême et aux suicidés ; et les statistiques du suicide étaient complètement différentes dans les juridictions où ces coroners, sans autre capacité que celle conférée par l’élection, étaient remplacés par des médecins légistes de profession.

Au bout du compte, les agendas des problèmes sociaux, avec leurs hiérarchies de priorités, en termes de gravité ou d’urgence, sont en bonne partie formatés par la composition de ces séries statistiques, et les solutions proposées par les politiques publiques dépendent directement des rapports de causalité que les analystes vont en inférer.

Qui surveille et punit ? Le contrôle social par les institutions

L’enquête de terrain semble s’avérer un outil indispensable pour étudier les mondes sociaux des policiers, des gardiens de prison et des officiers de justice de façon à comprendre leurs expériences personnelles, leurs rôles typiques et leurs liens sociaux, leurs conceptions de la norme et leurs aspirations de carrière. Elle livre accès à une connaissance intime des rouages des agences d’application de la loi et des programmes de traitement de la déviance, distincts de la surveillance, de la répression ou de l’enfermement. Elle rend compte de l’organisation du crime, non plus du point de vue de ceux qui le commettent mais de ceux qui le pourchassent, et des mécanismes institutionnels visant à le juguler, fondant une sociologie de la police et de la justice au revers de la sociologie de la déviance. Elle traite les métiers de l’administration, de la police et de la justice comme des métiers ordinaires, justiciables du même type d’analyse sociologique, conformément au projet de Hughes.

L’ouvrage qui a eu le plus de retentissement à l’époque est celui de Jerome Skolnick, Justice Without Trial (1966) sur la police d’Oakland — Becker lui dédie quatre pages de recension (Becker, recension 1967). Il se réclame du modèle d’observation participante des Schwartz, de Whyte et de Becker[11] pour mettre entre parenthèses la « moralité conventionnelle » des policiers ou des délinquants, et s’efforce de ressaisir l’activité des policiers dans ses interactions avec celle des juges et des procureurs, des informateurs et des journalistes, des bookmakers et des dealers. Il restitue, de fil en aiguille, le chaînage d’opérations qui font la carrière d’un cas, depuis la première arrestation policière jusqu’à la décision du tribunal pénal. Il passe ainsi des centaines d’heures dans les bureaux du public defender et du district attorney, avant de se rendre dans les commissariats et de suivre les patrouilles de police (vol, criminelle et moeurs), observant la diversité des modalités professionnelles d’application de la loi. Il essaie en particulier de contextualiser ce qu’il observe : au milieu des années 1960, les pouvoirs de la police sont accrus, à la faveur du renforcement de la répression de l’usage de stupéfiants, qui se généralise dans la subculture des jeunes et qui en retour conduit à une radicalisation des positions du Bureau fédéral des narcotiques. Skolnick décrit les dimensions de l’expérience des policiers, qui se sentent à la fois isolés et assiégés dans leur mission contre le crime et en viennent à couvrir par solidarité certaines exactions, abus de pouvoir et violations de droits, de leurs collègues (« blue wall of silence »). Leurs conditions de salaires et leurs chances de promotion sont subordonnées à la capacité de faire du chiffre, et donc à multiplier les informateurs et à pousser les suspects à avouer des délits en négociant des remises de peine — d’où le paradoxe que « celui qui a commis le plus de crimes a le plus de chances de s’en sortir ». Enfin, le fait que des officiers se présentent aux élections municipales a des conséquences sur la façon de mettre en scène la montée de la délinquance et l’efficacité du travail de la police — et ne sert pas seulement à gonfler les statistiques, mais aussi parfois à accomplir des actes illégaux, en particulier dans la chasse aux narcotrafiquants (ce que P. K. Manning qualifiera ultérieurement de « déviance dans les organisations policières »).

Cette sociologie de la police n’est pas nouvelle, elle avait déjà été pratiquée à Chicago. William Westley (1953) avait posé la question de la violence policière dans sa thèse de 1951 et la relie à des problèmes de culture policière, en particulier de moeurs et de moralité (1964). Autour de E. W. Burgess, L. Ohlin avait enquêté sur la prédiction des conduites des libérés sur parole ou en 1956 sur les conflits d’intérêts entre gardiens, thérapeutes, éducateurs et administrateurs dans le monde correctionnel[12]. A. Reiss (1968) tentera lui aussi de répondre à la question de la « brutalité policière ». D’autres recherches émergent, à la faveur du courant Law & Society, qui interrogent les critères de moralité ou d’immoralité qui commandent aux perceptions et aux décisions des policiers, des procureurs et des juges, au travail sur leurs sites institutionnels. Les enquêtes d’E. Bittner (1967) sur la police, de W. L. Wieder (1974) sur la culture pénitentiaire ou de M. Pollner (1974) sur le raisonnement judiciaire, ou celles d’A. Cicourel (1967) et de R. Emerson (1969) sur la justice des mineurs, restent parmi les plus novatrices. J. Lohman dirige par exemple avec Gordon Misner (1966) une enquête collective sur les relations entre police et citoyens, qui engage une bonne vingtaine de personnes de l’École de criminologie de Berkeley. Et l’on pourrait encore évoquer les études sur les « délits conventionnels » (Becker in Briand et Chapoulie, 1995 : 67), ces petites illégalités ou ces infractions mineures, excès de vitesse ou ébriété au volant, que tout le monde commet et vis-à-vis desquelles la sanction policière s’avère très variable (Gusfield, 1981). Les recherches se multiplient dans les départements de droit ou de criminologie, dans toute la Californie, mais aussi à Yale ou à Chicago. Elles sont très souvent fondées sur des enquêtes de terrain et orientées par des questions pratiques. Quels sont les indices sur lesquels se fondent les agents de l’ordre public pour juger qu’une situation est dangereuse ou qu’une action est délictueuse ? Comment moraliser les pratiques de contrôle, de prévention et de répression ? Comment restaurer la confiance du public en une « police civile » et éviter les abus de pouvoir d’un corps qui détient le monopole de la force publique ? Et comment faire accepter aux citoyens la légitimité d’une action policière et judiciaire bornée par le droit ?

Un autre grand thème d’enquête des années 1960 est celui de la contestation, souvent perçue à travers le prisme de l’émeute et de sa répression. Les théories du comportement collectif semblent démunies pour rendre compte des événements, qu’il s’agisse de la révolte étudiante du Free Speech Movement ou des insurrections des organisations noires. Une étude longitudinale est menée par le Center for the Study of Law and Society sur les commissions mises en place à la suite d’émeutes raciales, depuis celles de Saint-Louis en 1917 et Chicago en 1919 à celles qui se sont répandues aux États-Unis après l’épisode de Watts à Los Angeles en août 1965 (Platt, 1971). Le rapport Skolnick (1969) met en évidence une « violence » officielle des autorités publiques en regard de la « violence » contestataire. Cette problématisation des opérations de police a pour négatif la problématisation des mouvements de contestation. Une rhétorique de la criminalité en vient à être utilisée pour qualifier les conduites des classes les plus défavorisées qui se révoltent, mais aussi des Noirs, des homos ou des jeunes. Les sociologues participent du reste activement à la labellisation des youth movements comme problème social : les revendications étudiantes sont interprétées en termes de psychopathologie sociale et d’« aliénation culturelle » et rapportées aux « tensions structurales » de la modernisation d’après-guerre par W. Wattenberg (1966). Violence collective et violence étatique deviennent des problèmes sociaux de premier plan, disputés politiquement, dans les années 1960 et 1970.

une théorie de l’étiquetage ? Autour de la revue Social Problems entre 1961 et 1965

La labeling perspective a souvent servi à désigner le tournant qu’a pris la sociologie des problèmes sociaux au début des années 1960. Entre 1964 et 1975, outre la masse d’articles et de livres qui paraissent, un véritable domaine de recherche et d’enseignement prend corps — une recension ne dénombre pas moins de trente-six manuels et recueils de textes sur la déviance, destinés aux étudiants. Une mode interactionniste s’empare des esprits. Rapidement, le modèle mertonien se trouve supplanté, si l’on se réfère aux index de citations… Les concepts d’étiquetage et de réaction sociétale se retrouvent alors dans d’autres domaines d’études sur le crime et la folie, le genre et la race… « Le barrage était ouvert, et vint alors le déluge », écrivent Sagarin et Montanino (1976 : 261), avec une pointe d’ironie.

Mais cette « théorie de l’étiquetage » a-t-elle jamais existé ? Il faut revenir aux textes rassemblés sous l’étiquette de l’étiquetage pour en saisir la diversité. Le meilleur corpus est celui rassemblé par Becker, alors qu’il prend la direction de la revue Social Problems, à la place d’E. O. Smigel à partir de l’automne 1961 (n° 9/2), et ce, jusqu’à l’automne 1964-1965 (n° 12/3)[13]. La ligne éditoriale de la revue change alors. Beaucoup d’articles qui ne réussissaient pas à être publiés auparavant y trouvent à présent leur place, et quand trois ans plus tard, Stanton Wheeler (qui avait soutenu sa thèse sur « l’organisation sociale dans une communauté pénitentiaire » et qui écrira plus tard l’un des livres de référence sur le traitement judiciaire des criminels en col blanc) prend la relève, la revue a désormais pris un nouveau tour[14]. Ce corpus est ici élargi à des textes et des auteurs contemporains, qui sont eux aussi d’ordinaire tenus pour être les membres de ce « collège invisible » qui a renouvelé les recherches sur la déviance. La question est de savoir s’il y a une unité de perspective entre ces chercheurs, et, si oui, en quoi elle consiste. Et s’il existe une telle unité de perspective, la question se pose de toute façon de savoir quelles sont les différentes manières de voir, de dire et de faire une sociologie des problèmes sociaux qu’elle recouvre. Selon Becker, tous ces auteurs auraient été surpris d’être classés comme les tenants d’une école de l’étiquetage, ou plus encore, d’une approche « constructiviste ». On peut ainsi distinguer plusieurs façons d’aborder la déviance et les problèmes sociaux.

1. Prenons d’abord les anciens de Chicago, spécialistes du vice et du crime, de son contrôle et de sa répression. Ce groupe est intéressant pour montrer la diversité des styles de recherche qui avait déjà cours dans les années 1940-1950. Reiss, on l’a vu, provient du sérail de Chicago, comme Finestone, Westley, Ohlin ou Short. Tous pratiquent une sociologie classique du système policier ou pénitentiaire. Becker connaît Reiss, alors qu’il est embauché (comme G. E. Swanson ou T. Shibutani) pour donner des cours de graduation de 1949 à 1952, dans un département qui compte alors 200 étudiants pour 10 professeurs. Reiss, proche d’O. D. Duncan, pratique une sociologie statistique, fondée sur de larges échantillons, sur des thèmes comme les types psychologiques de délinquants. Il mène une critique méthodologique des approches de Glueck et de Cohen et proposera plus tard ses propres thèses sur la corrélation entre échec scolaire et délinquance. En 1966, directeur de recherche de la Commission on Law Enforcement and Administration of Justice du président Lyndon Johnson, il enquête à l’échelle nationale sur la violence policière. Ce profil classique ne l’empêche pas de publier son texte sur les « queers and peers », résultat d’une enquête par questionnaire, mais nourri d’expérience directe, sur les relations entre adultes homosexuels et jeunes adolescents payés pour recevoir des fellations. Westley est lui aussi un vétéran et Lohman le fait entrer dans le service de police de Gary, Indiana, où il analyse la violence de la police et la solidarité entre ses membres comme une résultante de l’organisation des activités professionnelles. Mais Westley enquête aussi sur la socialisation adolescente et le mythe d’une culture de cette classe d’âge ou sur les groupes secrets ou déclarés de la communauté homosexuelle. Finestone est envoyé à Chicago par Oswald Hall de McGill, Montréal et embauché à l’Institute for Juvenile Research. Il pousse le sens de l’enquête de terrain jusqu’à accompagner les toxicos dans leurs virées pour écouler des marchandises volées, mais il peut aussi bien publier un article plus classique, résumant sa thèse, sur le récidivisme de criminels italiens ou polonais. Cette diversité d’enquêtes que l’on rencontre chez les chercheurs formés à Chicago se confirme dans les colonnes de Social Problems. L’expérience de la déviance peut être ainsi étudiée et décrite sur un mode narratif, avec une grande densité, comme le font, dans des articles qui restent d’une grande actualité, Ray (1961) sur le cycle de l’addiction, du sevrage et de la rechute des héroïnomanes ou Bryan (1965) sur les phases d’apprentissage des métiers de prostituée de rue et de call-girl ; ou Sampson, Messinger et al. (1961), qui montrent les transformations des rapports entre membres d’une famille dont mère ou épouse subissent un internement psychiatrique. Mais d’autres articles mettent en oeuvre un protocole quasi expérimental : Schwartz et Skolnick (1962) montent un dispositif d’enquête comparative entre deux groupes d’inculpés, de simples travailleurs et des médecins spécialistes, de façon à mettre en regard leurs expériences respectives des « stigmates légaux ». Cet effort de validation scientifique, dont Short est un bon représentant à Chicago — il est l’auteur d’articles sur les gangs, qui testent les théories de l’association différentielle (1960) ou des opportunités perçues (1965) —, se retrouve dans un certain nombre d’autres articles publiés par Becker.

2. Erikson (1961) est un bon représentant d’un deuxième groupe de recherches. Il propose une interprétation très durkheimienne de la répression de la sorcellerie au xvie siècle par la République puritaine de la baie du Massachusetts comme processus d’intégration sociale. Selon son raisonnement, à la fois macro-historique et microsociologique, la chasse aux sorcières rétablissait une « identité collective menacée » et traçait de nouvelles « frontières symboliques » à une communauté. Tout groupe humain s’auto-organise, s’auto-définit et s’auto-localise en désignant des « statuts déviants » en regard desquels des normes sont affirmées, des liens sont soudés à l’intérieur et des limites sont tracées à l’extérieur. Erikson renverse le raisonnement ordinaire : un certain degré de déviance est « le produit normal des institutions stables » et la condition rendant possible l’intégration sociale. L’« induction de la déviance » et son contrôle sont les deux faces d’une même médaille. Ce fait paradoxal permet de « maintenir un équilibre du groupe » et d’en renforcer la solidarité. Les membres résistent à l’exclusion d’un des leurs qui aurait une conduite déviante. Erikson et Dentler (1959), en illustrant leur propos à partir d’études sur des collectifs de volontaires quakers et des escadrons d’entraînement de l’armée, revendiquent au bout du compte une lecture fonctionnaliste des « sources et fonctions de la conduite déviante dans des petits groupes » — tout en se démarquant de la thèse de Merton et de Parsons sur la déviance comme symptôme de dysfonctionnement social. On retrouve un argument semblable, où la répression de boucs émissaires permet de rétablir un ordre civil, rituel ou cérémoniel, chez Gusfield (1968) à propos de la désignation publique de l’alcoolisme comme déviance et du passage de la condamnation de l’immoralité à celle de l’illégalité. Un autre argument, cousin, lui aussi d’ascendance durkheimienne, est celui de Goffman (1963), engagé dans la description des règles qui assurent la maintenance d’un ordre de l’interaction. Chaque impair ou incivilité, dans cette écologie des « impropriétés situationnelles », peut être traité comme une micro-déviance dans l’interaction, conduisant les protagonistes à perdre la face et hypothéquant la possibilité de leur engagement dans des activités communes. Chacun requiert d’être traité, en général par des procédures de réparation ou de sanction diffuse. Quand la conduite déviante dépasse les bornes de l’acceptable, de l’excusable ou du réparable, et que l’ostracisme de la communauté n’est plus praticable, l’hôpital psychiatrique prend en charge le déviant, déclaré fou — de la même façon que la prison prend en charge le criminel. Ces institutions agissent pour protéger l’une, « nos vies et nos propriétés », l’autre, « nos rassemblements et nos occasions » (Goffman, 1963 : 248). Cette question de la micro-déviance dans l’interaction est enfin posée par Fred Davis (1961), qui se démarque cependant de cette espèce de durkheimisme. En mettant en regard le stigmate imposé aux minorités plus ou moins visibles — handicapés, Noirs et homosexuels — et le stigmate imposé aux déviants, à l’échelle du corps à corps, Davis décrit les multiples embarras et impairs qui se produisent dans les rencontres tendues de personnes « normales » avec des personnes porteuses de handicaps, physique et visible. Cette expérience d’interactions en face à face, souvent entre étrangers, mais devant par convenance se prêter attention, ritualisées, même si elles requièrent un pilotage de la part des participants, est une des dimensions du problème social du handicap, vécu de première main, dans une situation de la vie quotidienne. Davis ne s’en tient pas à une logique du bouc-émissaire, mais rentre dans la description des tactiques d’interactions et repère des jeux d’attitudes typiques. Les partenaires s’engagent dans un « processus de redéfinition », de « déni du handicap » et de « normalisation de la relation ». Mais le présupposé de normalité doit souffrir des « clauses dérogatoires » pour que la relation soit viable et prenne en compte les difficultés pratiques rencontrées par la personne porteuse de handicap. Davis est proche de Goffman, dont il reprend les remarques sur l’embarras et anticipe Stigmate (1962). Mais l’ordre de l’interaction est chez lui pensé par référence à une « fiction » politique de l’« acceptation en apparence », selon les « usages démocratiques » de l’égalité et de la réciprocité.

3. Social Problems contient en outre un bon nombre d’articles relevant de ce que Kitsuse (1972 : 235) ou Becker (1973 : 183), désireux de se démarquer de la notion d’étiquetage, préfèrent appeler l’« approche interactionniste ». Ces travaux, dans la plus pure veine de Chicago, portent sur des professions, des communautés ou des organisations. Hughes (1962) reprend sa notion de « sale boulot » (dirty work) et pose la question de ceux qui l’accomplissaient dans les camps de concentration. Polsky (1964) publie, à côté d’un essai sur le vendeur d’automobiles (Miller, 1964), un essai sur les arnaqueurs au billard, à la fois comme espèce de profession et forme de déviance. Shuval (1962) propose une étude écologique des contacts résidentiels entre groupes ethniques dans un micro-quartier en Israël et Weinberg (1965) sur les règles d’interaction corporelle et de manifestation de pudeur sexuelle dans trois camps de nudistes près de Chicago. Viennent ensuite deux articles, de Schwartz (1963) sur les usages de la sociologie en hôpital psychiatrique, et de Bucher et Schatzman (1962), deux proches de Strauss, sur le fonctionnement de l’hôpital psychiatrique de l’État de l’Illinois. Rue Bucher (1962) thématise de façon originale la dynamique d’innovation dans le milieu médical des pathologistes en termes de « mouvement social », tandis que Karsh et Siegman (1964), deux anciens de Chicago, eux aussi, abordent la question des problèmes d’instabilité, de fiabilité et d’autorité dans les entreprises où sont introduites de nouveaux personnels, technologies et procédures d’automation. Freidson et Rhéa (1963) recourent à des outils d’analyse des organisations pour comprendre les modes de régulation des relations entre médecins d’une clinique. Enfin, dernier thème classique, celui de la constitution d’une culture de prison et d’un code du détenu par Cressey et Irwin (1962). Irwin, étudiant de Goffman, ayant purgé une peine de cinq ans à la prison de Soledad pour vol à main armée, fera une thèse sur les « scènes du surf » à San Francisco et militera toute sa vie pour la libéralisation de la marijuana et la réinsertion des anciens taulards. Cumming, Cumming et Edell (1965) mènent une enquête sur les interactions entre policiers et usagers qui téléphonent au bureau des plaintes et analysent dans ce contexte les fonctions de soutien et de contrôle des policiers. Et plus original encore, Ward et Kassebaum (1964), dont Becker publiera le livre, Women’s Prisons (1965), dans sa collection chez Aldine, décrivent la place centrale des relations homosexuelles à la fois comme réponse à des carences affectives et fondement de l’ordre social de la prison.

4. Une dernière approche se veut plus réflexive encore, et elle provient de proches de Goffman et de Garfinkel. Scheff (1964) observe et décrit les examens de dépistage de la maladie mentale et explique la place centrale de ce travail d’étiquetage par des tuteurs légaux, des psychiatres et des juges pour établir un lien entre crime et maladie mentale. Selon lui, l’étiquetage est l’une des « causes » de la maladie mentale, si l’on entend par là l’« interrelation réciproque et cumulative entre la conduite de transgression des règles et de réaction sociétale » (1966 : 97). Scheff analyse la spirale de la perte de capacités qui en résulte, de l’alignement du « fou » sur les attentes de conduite qui le concernent et du renforcement de la vraisemblance du diagnostic quand le « fou » s’aligne sur ces attentes. Cette approche, qui suscitera une forte polémique (Gove, 1970), est proche de la démarche ethnométhodologique. Social Problems, par la médiation de Messinger, publie l’un des rares articles de Garfinkel (1964) — dont Becker se souvient qu’il a passé beaucoup de temps à le réécrire avec Blanche Geer et Stanton Wheeler. Mais Becker accueille également les articles déjà mentionnés de Sampson, Messinger et al. sur les liens familiaux des malades mentaux (1961), de Kitsuse et Cicourel sur les usages des statistiques officielles (1963), de Kitsuse sur la réaction à l’homosexualité (1962). Le classique de Sudnow (1965) sur les « crimes normaux », déjà éprouvé auprès d’un cercle d’étudiants de Goffman (Lofland, Cavan et Irwin) et de Garfinkel (Sacks et Schegloff), paraîtra dans la dernière livraison de la revue éditée par Becker. Il consiste en une enquête sur l’application concrète par les procureurs des catégories du droit pénal dans les cas nombreux de requalification de la nature du délit (par exemple, de burglary/vol avec effraction en petty theft/menu larcin) à la suite d’une reconnaissance préalable de culpabilité en vue d’éviter le procès (guilty plea). Sudnow montre le « savoir criminologique » qui est impliqué par le raisonnement pratique du procureur quand il typifie ces « crimes normaux », en recourant à des indices provenant du dossier de l’inculpé et de l’échange conversationnel qu’il a avec lui. Les propriétés de l’usage des catégories du Code pénal ne sont prescrites nulle part, elles proviennent de la formation professionnelle et de l’expérience accumulée par le procureur au contact du crime. En ce temps-là, les frontières n’étaient pas encore clairement tracées entre les points de vue interactionniste et ethnométhodologique — ce n’est qu’ultérieurement que ce dernier affirmera sa distinction, même si Cicourel a déjà été excommunié par Garfinkel et si les minutes de la conférence de Purdue (1968) attestent du désir des ethnométhodologues d’affirmer leur singularité. Le texte qui « re-spécifiera » avec le plus de clarté les conceptions de la déviance défendues au début des années 1960, dont celle de Becker, sera celui de Melvin Pollner (1978), sur les « versions mondaine et constitutive de la théorie de l’étiquetage ».

5. Et puis Social Problems continue d’accueillir toutes sortes de textes, qui ne sont pas du tout classables comme « interactionnistes », et qui recourent à toutes sortes de présupposés théoriques, protocoles d’enquête et méthodes d’analyse. On peut énumérer une série de thèmes, indicatifs des préoccupations dans ce domaine de recherche au début des années 1960 : médecins toxicodépendants (Winick, 1961), épidémie antisémite de croix gammées en 1959-1960 (Ehrlich ou Stein et Martin, 1962), réception des films hollywoodiens en Grande-Bretagne et aux États-Unis (Gans, 1962 et 1964), émergence des lois sur le vagabondage (Chambliss, 1964), tension entre état d’esprit des colleges universitaires et apprentissage intellectuel (Wenkert et Selvin, 1962), hypothèses sur la discrimination raciale (Hamblin, 1962), opportunités de criminalité dans deux quartiers noirs de Chicago (Spergel, 1963), anomie selon les professions (Simpson et Miller, 2003), impact d’un programme d’éducation parentale (Scott et Freeman, 1963), degrés de reconnaissance dans les carrières scientifiques (Glaser, 1963), formation des chômeurs (Gursslin et Roach, 1964), processus de socialisation en prison (Garabedian, 1963) ou conduites criminelles de pharmaciens détaillants (Quiney, 1963), intérêt des parents pour les enfants retardés mentalement et placés en institution (Downey, 1963) ou maintenance d’un système de croyances dans une communauté mystique (1964), existence d’une politique de la « stupidité » — la catégorie ordinaire pour « déficience mentale » (Dexter, 1962) — et mobilité géographique et professionnelle des infirmières (Pape, 1964)[15]… Pendant l’époque Becker, Social Problems reste enfin le lieu de questionnements plus généraux, comme l’article-recension par Schur (1963) de textes récents sur les problèmes sociaux, les réflexions de Rose (1963) sur la sociologie du droit et celles de Gouldner (1962) sur le rapport aux valeurs de la sociologie, de Schnore (1962) sur les problèmes sociaux dans un contexte urbain et industriel ou de Clinard (1963) sur le changement social dans les pays sous-développés. Sans oublier la masse des recherches sur le lien entre problèmes sociaux et conditions de religion, de classe ou de race…

De ce passage en revue, on peut tirer deux conclusions. La première est que Social Problems, tout en introduisant une rupture entre 1961 et 1965 et en donnant une tribune à des approches nouvelles, n’est pas devenue l’organe d’une école ou d’un mouvement. Sans doute la revue accueille-t-elle de nombreux auteurs dans la tradition de Chicago, et s’il fallait déterminer une ligne éditoriale, ce serait peut-être là qu’on pourrait la trouver. Becker se rappelle cependant qu’il lui fallait boucler la livraison trimestrielle et prendre les articles qui se présentaient à lui, dès lors qu’ils étaient de bonne qualité. La revue n’étant pas sa propriété privée, mais le bien commun de la SSSP, différents courants d’enquête et d’analyse devaient y être représentés. Reste que Social Problems entre 1961 et 1965 est pluraliste : toutes sortes de recherches théoriques ou empiriques, pour un bon nombre inspirées de Merton ou de Parsons, continuent d’y avoir droit de cité. La seconde conclusion est que si l’on s’en tient aux travaux les plus novateurs — pour aller vite, les Neo-Chicagoans (étiquette que l’on retrouve sous la plume de Matza — un groupe d’ethnographes interactionnistes autour de Lofland revendiquera plus tard le nom de Chicago irregulars) ou les ethnométhodologues (étiquette qui renvoie aux chercheurs formés à UCLA et qui ont suivi l’enseignement de Garfinkel, mais que certains — Messinger, Kitsuse, Cicourel — ont aussi suivi celui de Lemert qui, lui, se réclame d’une West Coast sociology) — la réduction à un dénominateur commun, commode dans les manuels, ne tient pas, même à titre rétrospectif. Ce qui unissait tous ces auteurs était leur remise en cause d’une bonne partie des recherches en criminologie (mais ils s’inscrivaient néanmoins, pour une part, dans l’héritage de Sutherland, Lindesmith et Cressey) ou en sociologie de la désorganisation sociale (reprenant à Shaw ses histoires naturelles de délinquants, mais critiquant son usage conventionnel des statistiques). Au-delà de cette intention critique, ces travaux étaient d’une grande diversité.

conclusion

Le panorama de Social Problems suffit à faire entrevoir la diversité des sociologies de la déviance et des problèmes sociaux qui se dessine au tournant des années 1960, et les controverses qu’elles ont pu susciter. Sans doute partagent-elles un certain nombre de traits communs : la caractérisation des problèmes comme processus résultant d’activités collectives ; l’identification d’acteurs, de lieux et de moments clés de définition et de traitement des problèmes ; la déconstruction des explications et des statistiques officielles ; le recours à des modèles séquentiels d’histoires et de carrières ; l’accent mis sur l’enquête ethnographique, biographique et documentaire ; la neutralisation des jugements normatifs portés par les agences de contrôle social ou étatique ; enfin, l’intérêt pour les formes d’expérience que déploient tant les criminels et les déviants que les professionnels chargés de les connaître, de les réguler ou de les réprimer. Mais ces différentes sociologies, si elles ont un air de famille, mettent en oeuvre des programmes de recherche très différents, hérités de Chicago, de Goffman ou de Garfinkel, de la méthode d’induction analytique, de la sociologie de Durkheim ou de la phénoménologie de Schutz… Elles peuvent difficilement être regroupées sous le seul chapeau de la « théorie de l’étiquetage » et moins encore, par une projection anachronique, de la « perspective constructiviste ».

D’autres lignes de partage les opposent par ailleurs, qui renvoient aux dissensions sur l’engagement du chercheur en sciences sociales et qui vont exploser au grand jour à la faveur des mouvements de protestation des années 1960 et 1970. Becker n’a pas d’appétit pour les politiques qui s’autodéclarent révolutionnaires — le changement social et politique le plus efficace et le plus raisonnable ne passe pas par cette voie. Il est pourtant aux premières loges quand l’un de ses étudiants préférés, Lee. J. Weiner, membre des Chicago Seven, est condamné à la suite des émeutes de Chicago de 1968, pendant la convention du Parti démocrate… Au sein de la SSSP, et de la communauté sociologique en général, la vague de la contestation étudiante, le Mouvement des droits civiques ou la lutte contre la guerre du Vietnam, ont une résonance[16]. C’est dans ce contexte qu’il faut tenter de décrypter la position de Becker. On pourrait, en allant vite et pour prendre deux extrêmes, opposer le point de vue critique de l’« Anti-Minotaure » d’A. Gouldner (1962), pour qui le sociologue doit être un partisan et prendre part aux conflits politiques et aux mouvements sociaux, au point de vue ironique de J. Gusfield (1984), qui défait les « illusions de l’autorité » en restant sur la touche (to stay on side) et développe une vue esthétique ou olympienne sur les problèmes sociaux. Becker (président SSSP : 1966-1967) se tiendrait quelque part au milieu. Pour lui, être réflexif signifie savoir « de quel bord on est » (whose side are we on). Cette expression a souvent été incomprise : elle ne signifie en aucun cas qu’il faille prendre le parti des plus faibles, défendre leur point de vue et devenir leur porte-parole. La sociologie radicale ne fait en général pas bon ménage avec la politique radicale (Becker et Horowitz, 1972). Être radical en sociologie, c’est selon lui travailler à la restitution de ce qu’une enquête a découvert, sans rien cacher ni rajouter. Cette attitude est à l’opposé de celle de s’identifier à l’un ou l’autre, ou même de vouloir alléger leurs souffrances ou guérir leurs maux. Becker ne se prend ni pour un pathologiste ni pour un militant. Il a une conscience claire des conséquences que ses vues peuvent avoir sur des rapports de pouvoir et sur les perspectives des acteurs, du fait qu’une sociologie radicale va souvent dans le sens d’une « sentimentalité anti-conventionnelle », heurte des « hiérarchies de crédibilité » et défait les « opinions reçues ». Mais il ne se fait guère d’illusions sur la capacité de la sociologie à changer le monde. Pas question, donc, de devenir la « voix des opprimés » (the voice of the underdog) et d’adopter des poses de justicier (1967a).

Pour juger de l’âpreté des batailles normatives des sociologues de l’époque, en relation aux problèmes sociaux — sans surévaluer la portée réelle de ces prises de position et sans oublier à quel point les rivalités personnelles peuvent grever des prises de position scientifiques —, replongeons-nous dans les colonnes de Social Problems, après que Becker en a quitté les commandes en 1964. Les conférences des présidents de la SSSP, publiées chaque année dans la revue, sont un bon indicateur. Devant la montée d’un extrémisme politique, Melvin Tumin en appelle à renouer avec l’exigence d’objectivité scientifique et Lewis Coser dénonce les effets conservateurs de l’hagiographie des classes populaires. Une polémique oppose alors Gouldner, très militant, à la C. Wright Mills, avec sa déclaration sur l’impossibilité d’une sociologie « libre de valeurs » (président SSSP, 1961-1962), et Coser (président SSSP, 1967-1968) plus modéré, favorable à l’ouverture aux thématiques sociales et politiques portées par les mouvements d’action collective de l’époque, mais refusant de politiser la sociologie. Ces conflits se poursuivent tout au long des années 1970. Lemert (président SSSP, 1972-1973) montre une certaine amertume envers la « rhétorique anti-establishment » et le « culte de la personnalité de Lee » (Social Problems, 1969 : 50-90). Herbert Auerbach et Coser regrettent que peu d’articles de Social Problems prennent en compte des problèmes macrosociaux. Bennett Berger rejette la visée de transformation de Social Problems en revue de critique sociale « politiquement correcte », tandis qu’Egon Bittner se plaint des tombereaux de banalités publiés sous couvert de théorie de l’étiquetage. Albert Cohen juge que les critères de valeur des articles doivent être les mêmes que ceux de l’American Sociological Review. Arlene Kaplan Daniels explique que les choix des éditeurs ne doivent pas être fondés sur des évaluations de radicalité, mais de pertinence et de rigueur. À l’opposé, Steven Deutsch regrette que Social Problems soit devenue « juste une autre revue de sociologie », encore que sa vocation de radicalité ne puisse plus être la même que dans les années 1950, quand aucune option de publication n’existait. Tandis qu’une frange de la SSSP se montre sensible à la critique des politiques sociales et des injustices sociales, tout en insistant sur le professionnalisme, sous peine de tomber dans le « pamphlet » (Lindesmith, Tumin ou Virginia Olesen, proche de Strauss…), Lee recourt en 1976 à une procédure pétitionnaire, en vue de modifier les statuts de la SSSP en vue de rendre son conseil et ses comités plus représentatifs des « femmes, membres de groupes minoritaires, membres de petites institutions et jeunes sociologues ». Cette proposition est rejetée à une voix près, mais elle témoigne de la position singulière de cette association dans le champ sociologique — obligée de se définir par rapport à l’hégémonie de l’ASA et débordée par son aile gauchiste, partagée entre ses velléités protestataires et ses exigences professionnelles. D’un côté, l’ASA est davantage sensible à l’émergence de mouvements sociaux et de conflits politiques jusque-là négligés et reconnaît pleinement la SSSP, dont les présidents sont désormais recrutés dans ses rangs. De l’autre côté, le contexte politique est celui du milieu des années 1960 : activisme sur les campus étudiants, opposition à la guerre du Vietnam, montée des mouvements pacifiste et féministe, noir et ethniques — ce qui a pour effet la multiplication des publications radicales, aussi nombreuses que leur public est restreint : et l’émergence de pôles dissidents ou de caucus radicaux au coeur même des institutions centrales.

Au-delà de ces enjeux dans l’arène sociologique, la constellation de recherches qui auront émergé à la faveur du tournant des années 1960, et dont Outsiders reste aujourd’hui encore la plus en vue, aurait été impensable sans les dynamiques collectives de transformation du jeu de l’imposition et de la transgression des normes sociales. Sans lui être réductible, elle exprime la société de mouvements sociaux et de problèmes publics qui émerge à cette époque et dans laquelle nous vivons encore, et aura participé à son avènement.