Feuilleton

Les enfants de Kazimierz[Record]

  • Michał P. Garapich

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  • Michał P. Garapich

  • Traduction
    Laurence Dyèvre

Toute histoire n’a pas son début et sa fin. Il en est dont les événements ne s’inscrivent pas dans une simple continuité et qui progressent par associations d’idées circulaires. La scène considérée comme son dénouement y sonnent faux, incomplets, car ce sont des histoires que nous portons en nous tel un sentiment indicible dont nous ignorons l’origine sans avoir pour autant envie de la connaître, pressentant que la connaissance des faits figera la couleur de nos émotions. S’il faut pourtant commencer cette histoire-ci quelque part, commençons-la par une certaine nuit sans lune de juin 1903, où Michał Grzegorz Garapich — propriétaire de terres à Cebrów et ses alentours dans le district de Tarnopol et député à la Diète de Galicie et au Conseil d’État de Vienne —, deux de ses fils — Kazimierz, 25 ans, et Paweł, 21 ans —, son majordome Jan et quelques autres domestiques partent en direction du cimetière munis de pelles et de pieds-de-biche. Ils ne vont pas à un enterrement, c’est même le contraire : ils vont procéder à une exhumation. Cela faisait déjà quelque temps que Michał Grzegorz nourrissait l’intention de transférer son père Władysław et son frère Stanisław du cimetière contigu à l’église uniate du village dans la chapelle récemment édifiée à proximité de son manoir de Cebrów, sur la route de Worobijówka, le village voisin. Les raisons qui l’avaient amené à considérer qu’ils méritaient une nouvelle sépulture jettent un éclairage sur l’homme qu’il était, sur ses idées, mais surtout sur l’héritage confus qu’il a laissé à ses descendants. C’est un imbroglio de motivations parfois contradictoires, que l’on peut comprendre si on les remet dans le contexte de son époque. Au fil des années, elles sont aussi devenues un récit codé et ambigu qui circulait dans la mémoire, à déchiffrer par ses descendants pour pouvoir donner un sens supra-individuel à leurs propres actes, en particulier quand leurs recherches étaient accompagnées des grondements du monde en train de s’écrouler autour d’eux, leur monde. La réponse à la question de savoir pourquoi Michał a pris la décision d’exhumer les corps de son frère et de son père ne constitue donc pas uniquement la cause première de ce qui s’est produit ensuite. C’est plutôt ce même refrain de la peur de transgresser les lois de la vie et de la mort repris par les êtres humains aux prises tant avec la Grande Histoire marquée par les fosses de tir creusées dans les vieux parcs qu’avec cette petite histoire cachée derrière le rire d’un enfant qui franchissait le seuil du manoir de Cebrów. Membre des Podolak, groupe conservateur rassemblant les grands propriétaires fonciers au sein de la Diète de Galicie, et donc hostile aux réformes du droit électoral réclamées par les socialistes et les libéraux, et condamnant les aspirations politiques de la population paysanne, juive et ukrainienne, Michał Grzegorz n’était pas vraiment ce qu’on appelle un démocrate et, de toute évidence, voir les Garapich défunts voisins de cimetière des villageois ordinaires le dérangeait. Fréquentant les salons austro-hongrois, il pressentait dans le même temps les changements à venir et c’est peut-être bien le vent de l’histoire qui l’a poussé à cette exhumation. Dans son esprit, en effet, il fallait souligner à nouveau les divisions sociales, mises en cause avec une forte recrudescence par les révolutions, et rappeler aux Cebroviens les limites entre un propriétaire noble et un paysan. Certains événements antérieurs ont pu aussi jouer un rôle dans sa décision, cela n’est pas exclu. Six ans plus tôt, les élections au Parlement autrichien, auxquelles avait participé pour la première fois la classe paysanne pauvre, s’étaient terminées sur un …

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