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L’œuvre d’art vie et crée (avec) le temps. La représentation de la vie et du temps varie selon les spécificités de chaque époque, de chaque genre, de chaque style. Les auteurs classiques cherchaient l’harmonie, ceux du 20e siècle le trouble. Pour Beckett (1906-1989) la tâche de l’artiste est de « trouver une forme qui accommode le gâchis et le désordre »[1]. Pour lui, le gâchis et le désordre concernent l’incommensurabilité de la condition humaine : le statut de l’individu et sa relation avec ce qui l’entoure, le temps, l’espace. « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? »[2]. Beckett explore le chaos, l’incertitude, le tragique et le comique de la condition humaine. En nous appuyant principalement sur son œuvre dramatique En attendant Godot nous montrerons comment Beckett met en scène le gâchis et le désordre ; comment les relations paradoxales entre la vie et le temps se matérialisent sur scène à travers la mémoire et l’habitude. Nous tenterons de déchiffrer cette vision originale, radicale et critique de la vie et du temps.

En attendant Godot

Nous résumons en quelques mots cette pièce en deux actes. Acte I : avant le coucher du soleil, sur une route à la campagne avec arbre, deux personnes (Vladimir et Estragon) attendent un inconnu, Godot. Deux autres inconnus (Pozzo le maître et Lucky l’esclave) sont de passage. Avant la fin de l’acte, un messager vient pour annoncer que Monsieur Godot viendra « sûrement demain » (EaG 71)[3]. Acte II : même lieu, même heure, les mêmes événements se répètent (se répéteront). Cependant certaines choses ont changé (changent) : l’arbre porte quelques feuilles, Pozzo est aveugle, Lucky muet…

Beckett montre le gâchis et le désordre via ses personnages. Ces vieillards sont sans identité, (on ne connaît que l’origine de leur nom : Vladimir porte un nom slave, Estragon/français, Lucky/anglais, Pozzo/italien – ils sont apparemment des exilés) ; leur corps meurtri est le symbole de la misère (Vladimir : « Comment va ton pied ? » / « Estragon : Il enfle » EaG 14). Ils ont des troubles de vue et de locomotion. Ils ont très peu de choses à manger. Ces naufragés de la vie désirent soit le suicide soit l’arrivée de leur sauveur Godot. Ils se sentent seuls, ils ne peuvent pas communiquer, ils ne peuvent ni connaître ni être connus. Ils sont motivés par la volonté de se séparer et l’impossibilité de le faire. (Vladimir : « On peut toujours se quitter, si tu crois que ça vaut mieux » / Estragon : « Maintenant ce n’est plus la peine ». EaG 74). Pour eux, le passé était toujours meilleur que le présent, le futur reste imprévisible ; aucune date n’est assignée, l’événement à venir demeure imprécis. Ils ignorent l’heure, le jour, l’année. Ils n’ont aucun contrôle du temps, de leur vie ; ils ne peuvent même pas mettre fin à leur vie. Ils attendent. Tout est en suspens.

Pour Beckett, le temps est « un monstre bicéphale de damnation et de salut»[4]. Le temps est damnation parce qu’il englobe en lui la mémoire. Tout ce qui appartient au passé est disséminé dans le temps et dans l’espace, ce n’est plus ni matériel ni présent, tout ce qui appartient au passé peut se présenter sous forme d’hallucination, d’illusion, de défaillance. Ce qu’il en reste c’est la déformation[5]. Et chose paradoxale, notre lien incontournable avec le passé c’est l’hier qui nous déforme. Nous ne pouvons pas échapper au temps : l’hier nous a déformés. Le temps déforme et modifie tout. Dans En attendant Godot, Pozzo, lors du premier acte, perd plusieurs objets, sa bruyère, sa pipe, sa montre… lors du deuxième, il est aveugle[6]. La détérioration que porte le temps est ainsi incorporée.

Dans cette pièce, la mémoire est en panne, le dramaturge veut que le passé fasse irruption dans le présent, qu’il soit explosif, incontrôlé, que la mémoire soit à son tour incontrôlable. Ce qui montre que le personnage est déchiré. Le seul personnage qui ait une bonne mémoire est Vladimir. Il interroge tous les autres. Personne n’est capable de se souvenir. Pozzo se révolte « vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons» (EaG 126). Les personnes changent, ils subissent le temps. En revanche, leurs désirs restent identiques, immuables. « On attend toujours Godot » (EaG 16, 21, 67, 96, 100, 109, 118, 123).

Acte sans paroles II

Pour S. Beckett, l’habitude appartient également à ce cancer qu’est le temps. L’habitude est un pacte signé entre l’individu et son environnement. La vie est habitude, ou plutôt une succession d’habitudes. Beckett met en évidence la relation de l’habitude avec le temps à travers un mime qui s’intitule Acte sans paroles II. Nous avons deux personnages complémentaires A et B. Beckett présente deux séries d’habitudes différentes, deux manières différentes de vivre, deux séries d’actions qui se succèdent sur scène. Le personnage A est lent, maladroit, genre rêvasseur, désordonné mais un croyant. A sort à quatre pattes du sac, prie, se lève, avale une pilule, s’habille, mord une grosse carotte entamée, ramasse les deux sacs, les portes au centre de la scène, les dépose, se déshabille en jetant ses vêtements, avale une pilule, rentre à quatre pattes dans le sac, s’immobilise. Le personnage B a beaucoup plus de choses à faire que le personnage A, il arrive néanmoins à les faire : il est précis, vif, et remplit pleinement son temps. B sort à quatre pattes du sac, consulte sa montre, la rentre, fait quelques mouvements de gymnastique, se brosse les dents, consulte sa montre, se brosse les vêtements, enlève et remet son chapeau, consulte sa montre, mord une carotte, consulte sa montre, consulte une boussole, consulte sa montre, se peigne, consulte sa montre, se brosse les dents, consulte sa montre, rentre à quatre pattes dans le sac. A sort à quatre pattes du sac, s’immobilise, joint les mains, prie[7]. Il s’agit de gags, d’effets comiques et burlesques, la vie de ces personnes est la somme de leurs habitudes. Beckett montre que notre vie devient une habitude qui nous paralyse. On pourrait dire que l’habitude s’identifie à l’effort minimal. L’être voué à l’habitude se détourne de tout objet qui ne se laisse pas ramener à ses préjugés intellectuels et qui résiste aux propositions de l’équipage de synthèses dont il dispose[8]. Lorsque l’individu a perdu ses habitudes, il souffre[9].

Pour Beckett, le temps est également un monstre de salut ; lorsque l’habitude et la mémoire disparaissent, la vie s’affirme. On commence à vivre lorsque l’habitude meurt. Dans En attendant Godot, les mêmes événements se répètent. Les personnages les oublient, ils ne veulent pas se soumettre au temps, ils ne perdent jamais l’espoir. « Le temps s’est arrêté » (EaG 50), il n’y a « rien à faire » (EaG 9, 96, 105). En fait, chaque jour est pour eux nouveau. La vie en tant qu’espoir ne s’arrête jamais.

Les notions de la vie et du temps accueillent des paradoxes (un paradoxe est ce qui admet des caractérisations contradictoires). Voici le premier paradoxe : la vie est un instant (interminable) heureux ou malheureux (« Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau » EaG 126). Dans une pièce qui s’intitule Souffle on remarque le paradoxe de la vie et du temps. Beckett expose la vie en tant qu’instant entre la naissance et la mort. Un faible éclairage jaillit du noir sur un espace jonché de déchets, suit un cri faible et aussitôt un bruit d’inspiration avec lente montée de l’éclairage qui dure 10 secondes, un silence qui tient 5 secondes. Un bruit d’expiration avec lente chute de l’éclairage dure 10 secondes, et aussitôt suivent un cri comme avant, silence 5 secondes et noir[10].

Le deuxième paradoxe que nous voulons traiter concerne la condition humaine : elle est à la fois tragique et comique. Pour Beckett, l’aspect tragique de la vie est complètement détaché de toute considération éthique (pas question de justice ou d’injustice) : la tragédie n’a pas de lien avec la justice humaine. La tragédie n’est pas le récit d’une expiation liée aux lois ; le personnage tragique beckettien présente l’expiation du fait « d’être né » (EaG 13). Dans cette perspective, la vie est tragique et comique à la fois. Dans En attendant Godot, deux personnes attendent depuis un certain temps un inconnu. C’est une situation fondamentalement tragicomique. De même, le tragique s’identifie avec le comique : « Rien n’est plus drôle que le malheur »[11]. Le choix entre la vie et la mort est toujours tragicomique. L’unique possibilité qui reste est de tuer le temps et d’accepter la mort pour vivre.

Le paradoxe caractérise également l’art scénique de S. Beckett. Le dramaturge montre des images jalousées dans leur manque mais radicales[12]. La scène est pour lui l’expression d’une interaction essentielle (de la parole avec le silence, du mouvement avec l’immobilité, de la lumière avec l’obscurité). Ceci crée une multiplicité en profondeur, un tourbillon de contradictions immanentes et objectives qui échappent au contrôle du spectateur. L’art prend ce qui est futile, insignifiant, le déchet (Souffle), pour le présenter sur scène, pour lui donner vie. Beckett évoque nos expériences les plus essentielles, nos sensations passées. Notre passé interagit avec le présent de la scène, l’expérience est à la fois imaginaire et empirique[13], à la fois évocation et perception directe, réelle et non pas abstraite, un réel idéal, essentiel, extra-temporel[14].

Le dramaturge met en scène les relations paradoxales entre la vie et le temps. En faisant abstraction du temps, il impose la vie en tant qu’art : du suspens de l’attente, il retient l’instant qui s’évanouit, il impose le présent de la scène et rappelle que seul l’art résiste au temps en créant la vie. Et l’art nous fait voir la vie et le temps d’une manière critique, l’art dramatique traite la vie, la mort, le temps via l’attente, l’habitude, la mémoire, pour nous faire réfléchir sur la condition humaine. Beckett ne montre pas la mort, il met en scène la vie en relation avec la mort. Il expose ce monstre bicéphale qu’est le temps. Or, il garde l’espoir. En niant le temps, il confirme la vie. La mort est morte, parce que le temps est mort.