Abstracts
Résumé
Face aux différents scénarios catastrophes qu'on associe parfois au vieillissement de la population, le philosophe Gérard Wormser, directeur de Sens public, alerte les collectivités et leurs décideurs. L’intergénérationnalité est une urgence majeure… Si on est capable de faire de la mixité culturelle, sociale, environnementale, immobilière dans les centre-villes, on évitera beaucoup des scénarios catastrophes.
Article body
Christine Raphaël: Vous avez une méthode de travail au service des collectivités. Quelle est-elle ?
Gérard Wormser: Nous rapprocher des collectivités, analyser leurs besoins et les aider à les reformuler en terme d’action et de développement stratégique. Un lien permanent par des actions de formation des responsables permet une meilleure adéquation concernant les attentes sociales : le statut des individus et des collectifs, l’éthique professionnelle, les liens entre les différentes institutions, les lieux de transformation des cultures professionnelles et des métiers, voici quelques leviers du management. Nous mettons de l’expertise au service du développement en considérant que se former soi-même en rapport avec les institutions dans lesquelles on travaille est primordial. L’idéologie individualiste et consumériste, cette idée reçue, masque les ressorts réels des capacités professionnelles. Chacun d’entre nous s’appuie beaucoup plus sur des collectifs de référence que nous n’en avons réellement conscience. C’est pourquoi la « qualification des collectif » est au coeur de nos propositions. Reprendre les bases du dialogue, avec une approche pas seulement philosophique, mais aussi bien sur des questions de santé publique, de statuts sociaux, et référer cela à l’idée que les questions d’identité sont complexes : on ne peut pas se contenter d’approximations autour des questions de classes d’âge, du social, des langages professionnels, de la diversité culturelle, etc.
Quelle est la responsabilité publique face au vieillissement ?
Il y en a deux. Sur le plan purement générationnel, l’espérance de vie, la capacité physiologique et financière de nombreux « seniors » fait penser que la génération du Baby boom, après s’être retirée de l’activité professionnelle, ne verra pas se réduire son influence sur la société de demain. Elle agit directement par ses dépenses - liées à sa consommation et à son bien-être - tout comme en raison de sa « centralité » dans les décisions d’investissements publics et privés. Aujourd’hui, elle dispose encore d’une vingtaine d’année devant elle, ce qui est réellement inédit. C’est un enjeu direct de l’élection présidentielle américaine. En Allemagne, le déclin de la population jeune a déjà des effets prononcés, ce sera le cas partout en Europe.
En conséquence, sur le plan « fonctionnel », l’intergénérationnel est la clef de voûte. Nous ne pourrons être sereins avec cette génération qui se maintient dans les centres de pouvoir qu’en parvenant à piloter la société pour « détourner » une partie des ressources que ces populations voudront naturellement conserver et les mettre au profit des générations montantes. L’intérêt à court-terme des personnes âgées ne pousse pas au renouvellement social et les générations plus jeunes pourraient devenir carrément invisibles ! On peut se laisser aller à penser que la situation des gens de 40-50 ans est « faite », alors que nombre d’entre eux n’ont pas eu les chances de leurs aînés, et cantonner les 20-30 ans aux marges de la société !
Que vont devenir ces 20-30 ans ?
Cette jeune génération est le principal vecteur d’avenir, quel que soit son nombre relatif et son pouvoir financier. Pour tous les 20-30 ans, l’idée d’évoluer dans un monde où les cartes sont distribuées, ne prédispose pas aux capacités d’invention, à la générosité, à l’accueil. Or ce sont ces qualités dont l’Europe a besoin dès maintenant. L’avenir commun tient donc à notre capacité de détourner aujourd’hui une partie des prétentions des seniors au profit des plus jeunes. Les seniors le font à titre privé : les grands-parents aident les petits enfants. Et dans l’autre sens, la disqualification relative de la génération intermédiaire et des institutions qui reposent sur elle fragilise grandement la transmission dont la jeunesse a besoin : c’est une des causes sociologiques des difficultés de l’Ecole. Il importe de placer la transmission au cœur du devenir la société.
Mais un tel programme demande un certain courage politique. D’autant qu’il est plus simple de se fixer sur des chiffres bruts de « places » accessibles aux anciens ou aux plus jeunes dans les institutions qui les accueillent - entreprises, universités, collectifs divers - que de parler de mutualisation professionnelle, de transmission de savoir-faire et des compétences au profit des plus jeunes. Il est plus facile de maintenir ou d’accroître le revenu disponible des plus âgés et de leur laisser l’initiative de sa redistribution. C’est l’effet des politiques fiscales de la dernière décennie. L’écrivain américain Russell Banks en fait un thème de son récent livre, La Réserve (Actes sud, 2008).
Quels changements sociologiques sont à attendre face à la révolution de cette « nouvelle société » où, en 2020, un quart de la population aura plus de 60 ans ?
Il existe plusieurs scénarios-catastrophe. Le principal envisage la ségrégation géographique en fonction des niveaux de revenus et des classes d’âge. Une grande partie du marché immobilier est lié à cette tendance. Les classes d’âge se mélangeraient de moins en moins ; les tensions entre générations deviendraient explicites. Comme en Californie, si l’on veut, les « surcoûts » associés à cette évolution ne seraient pas mutualisés, et on assisterait à une privatisation de l’essentiel des services.
Personnellement, je n’y crois pas. La génération qui part en retraite aujourd’hui a investi beaucoup il y a trente ans pour quitter les centres villes, profitant du foncier accessible, de revenus en augmentation et d’une bonne conjoncture économique. Mais une partie des seniors va réintégrer les centre villes, pour une question de confort de vie. Le zonage ne touchera pas l’ensemble de cette génération, et l’humanisation des villes-centre contribuera au confort de tous. L’une des clefs pour répondre à ce défi relève des engagements publics et privés qui se focaliseront sur la gestion des centre-villes. Si on est capable de faire de la mixité culturelle, sociale, environnementale, immobilière dans les centre-villes, on évitera beaucoup des scénarios catastrophes annoncés autour du chacun pour soi et du repli sur des patrimoines absolument privés.
Votre revue électronique Sens public a travaillé sur ces questions...
Oui, nous nous sommes aperçus effectivement qu’il fallait dans tous les domaines renforcer la prise de responsabilité sociale de ces seniors en bonne santé, surtout ne pas accentuer la rupture entre travail et retraite, mais au contraire axer simultanément une grande partie de ces projets autour de la transmission de compétence. Les ressources sociales d’un certain nombre de seniors sont plus limitées qu’on ne le croit. Combien de ceux qui arrivent à l’âge de la retraite ont un parcours professionnel d’ouvriers, de chômeurs, marqué par des difficultés d’acculturation ? Pour eux, la retraite signifie le désengagement et la perte de ressources sociales. La transformation des pratiques culturelles, souvent liée à une appropriation technologique, renforce l’isolement générationnel. Si les lieux de transmission générationnelle font place à des pratiques individuelles, n’y a-t-il pas le risque d’un enfermement psychologique pour une bonne part de la population âgée ?
Ce qui peut être fait autour de la mixité sociale, géographique, de la capacité à la mobilité est un levier pour une plus grande intégration intergénérationnelle. Ce questionnement doit être intégré aujourd’hui par des collectivités territoriales. Rien n’est plus important que cette question de la transmission entre les générations dans l’espace public.
La mobilisation de lieux publics peut y contribuer très fortement. L’activité associative est-elle vouée à relever d’une sphère de faible visibilité sociale ? Peu dépensière et mobilisant des réseaux immatériels, sa contribution pour définir la collectivité reste minorée. Ces activités culturelles et « d’entretien personnel » sont pourtant à l’origine d’une considérable demande sociale qui est prête à se manifester dans nombre d’espaces publics, comme en témoigne le succès des débats que nous organisons dans les médiathèques, les cafés philo, les lycées, les théâtres... Les espaces d’échanges publics pour la mixité sociale et générationelle restent en partie à inventer et pourraient être davantage soutenus.
Ces activités doivent devenir visibles dans l’espace public, pour favoriser le développement d’activités bénévoles et désintéressées centrées sur le partage des idées. Essentielles, celles-ci sont trop souvent invisibles à notre époque de marchandisation sans limite. Cela crée une distorsion qui ne favorise pas la prise de conscience collective. Cela ne permet pas aux gens de se soutenir aussi bien qu’ils le pourraient eux-mêmes, par la parole, l’échange et le partage. Or, il y a là d’importants « gisements » de ressources collectives pour une société et une vie de qualité... Dans les formations que nous organisons[1], nous rencontrons des personnes avides de revenir aux cadres fondamentaux de la vie en société.
Sens public offre de nombreux travaux dans tous les domaines (éthique, histoire, philo, socio...). Pourquoi, et comment travailler sur des thèmes aussi « abstraits » avec les collectivités ?
Nous sommes une revue, c’est à dire tout à la fois lieu d’échange, de formation, de publication et d’expérimentation. Nous avons choisi dès le départ d’être diffusé par Internet. Cela permet de faire accéder à l’écriture de jeunes chercheurs qui ne seraient pas aisément publiés sur papier. Cela remonte le niveau d’exigence en nous situant d’emblée dans la comparaison internationale. D’ailleurs, nous publions déjà en cinq langues, avons créé un service interne de traduction et organisons un colloque européen des revues cet automne[2]. La forme associative de notre revue est liée à un troisième enjeu, celui d’une forte réflexion sur les structures de l’édition de sciences humaines : nous sommes relativement indépendants des logiques marchandes et institutionnelles, ce qui favorise l’accompagnement souple de nos partenaires, devenus pour la plupart des adhérents. Le ciment de ce projet ? Les questions de méthodologie intellectuelle et, quel que soit le sujet, la clarté d’expression, le débat, l’anticipation sur certains faits de société autour de méthodes appropriées à l’échange intellectuel. Par exemple : comment penser l’émergence de la candidature de Barack Obama aux Etats-Unis ? C’est peut-être un événement central pour la décennie qui vient.
Appendices
Note biographique
Notes
-
[1]
Formation, séminaires, évaluation, études, comparaisons régionales et internationales, partenariats de rédaction et d’édition, encadrement de l’innovation managériale, traductions, développements de projets d’internationalisation...
-
[2]
« Multilinguisme et travail en réseau », Congrès européen des revues en partenariat avec Eurozine (Autriche). Avec le soutien du Cnrs (TGE-ADONIS), d’Ent’revues, du ministère de la culture et de la MSH-Paris-Nord. Pour toute proposition de participation ou de partenariat, s’adresser à la rédaction de Sens public : redaction@sens-public.org