Abstracts
Résumé
Individus réduits à l’état d’équations économiques, ballotés par l’usage des nouvelles technologies et incapables de penser le monde qui vient ou la vie qu’ils mènent : peut-être notre siècle naissant manque-t-il de philosophes, de ceux qui pourraient offrir aux uns et autres de se tracer un chemin dans un monde mondialisé qui semble nous faire perdre souvent le peu de raison que de grands penseurs ont jadis pu trouver en nous.
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Si diverses que puissent être les aptitudes par lesquelles tout individu se distingue d’un autre en naissant, son comportement est aussi déterminé par son milieu biologique qu’il est uniformisé par son milieu social. La Recherche du temps perdu a fort bien montré qu’aucun individu, même le plus génial, n’échappe à son milieu. Si novateurs que soient sa sonate et son septuor, Vinteuil reste dans ses sentiments et ses attitudes un petit bourgeois de Combray, conventionnel, craintif et puritain. Même en s’encanaillant chez Jupien, Charlus ne peut cesser d’être le grand seigneur qui croit honorer Mme Verdurin en invitant ses propres amies à applaudir chez elle le talent de son gigolo. Même dans le lit de Charlus ou du prince de Guermantes, Morel reste d’autant plus le fils d’un valet de chambre qu’il est plus constamment obsédé de ne pas le laisser soupçonner. Quoique Swann eût été un des familiers de la reine de Grèce et du prince de Galles, Odette s’éblouit de recevoir le directeur de cabinet d’un ministre des Postes. A l’inverse, devenue l’amie de Rachel, la duchesse de Guermantes aura changé de personnalité en changeant de milieu. Mais le milieu par lequel se détermine et se caractérise une individualité peut être aussi imaginaire et culturel qu’il peut être physique et géographique. Ainsi la grand-mère du narrateur a-t-elle son véritable milieu dans la compagnie de Mme de Sévigné et de Mme de Beausergent. Ce sont leurs attitudes, leurs réactions, leur sensibilité qui inspirent en effet et modèlent les siennes. Ses comportements, ses sentiments, ses jugements sont inséparables des leurs. Aussi comprend-on qu’il n’a jamais suffi de vivre à la même époque pour être contemporains. Pas plus qu’une paysanne des Pouilles entretenant son feu de tourbe n’était en 1913 la contemporaine de Misia Sert se rendant à la première du Sacre, pas plus un nomade mongol ou un berger andin du 21e siècle n’ont chance d’être contemporains d’un sénateur à Washington ou d’un trader londonien. Sans doute pourraient-ils lire le même journal ou prendre le même avion ; mais, précisément parce qu’ils n’appartiennent pas au même milieu, ils ne le feront pas. Le milieu fait l’individu.
Or les différents régimes politiques constituent autant de milieux différents, auxquels les individus ne peuvent s’adapter qu’en tâchant de s’y conformer. Jusque dans les tyrannies les plus implacables et les plus tatillonnes, toutefois, on a vu des individus refuser de se soumettre. Quoique leur milieu pût à tout moment les supprimer, il ne pouvait pas les réduire. Ce sont les dissidents. Comment serait-ce possible s’il n’y avait dans l’individu une capacité d’initiative et de résistance qui le rend irréductible à son milieu et inassimilable à tous les autres ?
Fondées sur l’égalité théorique des citoyens entre eux, les démocraties offrent théoriquement à tous leurs membres des chances égales d’accéder à toutes les charges. Que chacun y délègue au plus apte la sauvegarde d’intérêts communs, cela a certes pu se concevoir en des villages ou en de minuscules vallées où chacun connaît tous les autres. Comment cela se pourrait-il imaginer de vastes populations, et moins encore de nations où ce sont des partis qui désignent les candidats chargés de les représenter dans les diverses élections ? Connus des chefs de parti, ces candidats sont généralement inconnus de leurs électeurs. On y est donc appelé à voter bien moins pour un individu que pour une entité ou une abstraction, qu’il s’agisse d’une doctrine ou d’un parti. Le régime représentatif ayant délégué à une oligarchie plus ou moins durable le soin des affaires communes, chacun n’y a plus souci que des siennes. Aussi l’individualisme est-il la première conséquence de ce type de démocratie. N’ayant accès aux affaires que pour en être aussitôt déchargé, chacun n’a plus d’autre intérêt que le sien. « Cet individualisme, dit Tocqueville, est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis. » Rien de moins épique ni républicain, en ce sens, qu’une démocratie. Aussi Tocqueville avait-il noté que si « l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques, à la longue il attaque et détruit toutes les autres. »
C’est donc uniquement par la vitalité et la solidarité de ses associations que l’esprit public peut se perpétuer dans les démocraties. Du moins était-ce la pensée de Tocqueville. De même que le travail de chacun n’est rendu possible que par celui de tous les autres, de même n’y a-t-il d’initiative si individuelle qui, pour s’accomplir, n’ait besoin du concours avisé de beaucoup d’autres. Ainsi le souci qu’a chacun de son propre intérêt lui fait-il considérer celui de tous ceux qu’il compte s’associer. Tous les égoïsmes se limitant et s’équilibrant entre eux, s’ensuit une sorte de morne sociabilité, sans élan mais sans faille, par laquelle chacun s’intéresse à tous les autres quoiqu’ils lui soient tous indifférents. L’« intérêt bien compris » de chaque individu l’aura ainsi rendu altruiste par égoïsme, et presque toujours sociable en dépit de son insociabilité.
Que le statut sociologique de l’individu, que les sentiments et les représentations qu’il suscite, soient donc incomparables sous Staline ou sous Mao Tsé-Toung, en Afrique du Sud ou au Biafra, pour un juge de Canberra ou pour un industriel de Milan, la chose est donc entendue. Néanmoins, de même que les lois de la nature s’appliquent à tous les organismes, sous quelque latitude qu’ils vivent, de même n’y a-t-il d’individu qui échappe aux principes de la vie qui le constituent.
Or le propre de la vie est de ne s’exercer qu’en procurant à l’individu un statut aussi apparemment paradoxal que nécessairement ambigu. Toujours, la vie universelle ne se diffuse, ne se répand, ne se propage, qu’en s’enfermant dans un individu. Enclos dans son individualité comme en quelque solitude, tout être vivant se considère donc naturellement comme un centre. C’est à lui seul, dans son for intime, qu’il ramène l’ensemble de ses représentations. De même ne compte-t-il que sur ses initiatives et son habileté pour satisfaire ses besoins aux dépens de son milieu, et pour accomplir ses désirs au détriment de ses semblables. Telle est l’origine de cet égoïsme biologique inhérent à tous les êtres vivants. Mais la vie ne se résume en un individu que pour en rayonner. L’individu se vit comme un commencement, quoiqu’il ne soit qu’un résultat. Il s’éprouve séparé de ce qui l’entoure, quoiqu’il y soit uni par l’enveloppe même qui semble l’en séparer. Enfin, l’espèce ne se continue en lui que pour en être perpétuée. Aussi n’y a-t-il d’individu qui ne tende à diffuser la vie qu’il a reçue. De là vient qu’il semble à chacun ne pas vivre dès qu’il est réduit à ne vivre que pour soi. Comme il va de soi, la vie est tendance. Or, pas plus qu’il ne peut y avoir d’effort sans résistance, pas plus ne peut-il y avoir de tendance qui ne soit constituée de tendances adverses. Ainsi se contrarient en chaque individu une tendance centripète à tout ramener à soi et une tendance centrifuge à se diffuser en autrui comme si la vie de chacun n’avait de sens qu’en retentissant ou en se transfusant en celle des autres.
On trouve une manifestation analogique de cette dualité dans la description que fait Hegel des « besoins sociaux » de l’individu. Si impropre que soit l’expression (puisqu’il s’agit à proprement parler de désirs, et non pas de véritables besoins), elle n’en est que plus révélatrice de ce qu’il nous semble ne pas vivre s’ils ne sont pas satisfaits. Or tout individu aspire à la fois et contradictoirement à s’assimiler aux autres et à s’en séparer. Un désir d’identité lui fait revendiquer d’être comme tous les autres, de partager leur sensibilité et leur façon de vivre. De la vient son ordinaire mimétisme. Mais en même temps qu’il veut être comme tout le monde, il ne veut pas être pris pour n’importe qui. Car comment serait-il reconnu comme cet individu unique qu’il a conscience d’être s’il n’était différent de tous les autres ? Et comment faire reconnaître sa différence à moins de s’en distinguer ? Or se distinguer, c’est s’isoler. Telle est donc l’antithétique qui tiraille l’individu entre deux aspirations opposées. En même temps qu’il souffre de n’être pas intégré dans une communauté où tous se reconnaissent en lui et où il se reconnaît en tous les autres, il souffre de s’y effacer en n’y faisant pas reconnaître sa singularité. D’un côté, il aspire à être semblable aux autres. D’un autre, il n’aspire à rien tant qu’à s’en distinguer. Le problème est donc tout simple. Comment peut-on rivaliser sans que chacun ne poursuive secrètement la mort de l’autre ? Comment pourrait-on être admiré sans être envié ? Ou comment pourrait-on être envie sans cesser d’être aimé ?
Plus un individu accomplit ce que son espèce ou son groupe attendent de lui, plus il s’identifie à eux, et moins il tend à manifester sa différence. Il est d’autant plus représentatif de son groupe qu’il s’en distingue moins. Mais s’il ne s’attire ainsi aucune inimitié, c’est aussi parce qu’il n’attire de la sorte aucune attention. S’il ne fait ombrage à personne, c’est parce que personne auprès de lui ne se sent dans son ombre : il ne dépasse personne. A l’inverse une individualité nous paraît d’autant plus remarquable que sa singularité la retranche de la masse des autres. D’autant plus saisissante que plus irréductible, elle est d’autant plus irréductible que plus inassimilable. En rendant plus exceptionnel le courage de s’exposer en se distinguant, les époques troublées sont plus propres à faire apparaître de telles individualités. Aussi Benjamin Constant notait-il dans son Journal que « plus on vit, plus on voit que l’individualité est ce qu’il y a de plus rare, et que la masse des hommes est à la disposition des circonstances qui le façonnent à leur gré. » Les circonstances, ce sont ces imprévisibles modifications du milieu auxquelles chacun tente de s’adapter sans avoir eu le temps de s’habituer. En ce sens, le propre d’un individu serait donc de faire prévaloir en lui la tendance à la singularité sur la tendance à l’uniformité, et l’audace de sa solitude par rapport au soutien qu’il recevrait de sa communauté.
On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d’adaptation. On s’adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d’autant plus capable de s’adapter qu’on est moins soucieux de son devoir. Sentir l’intense exigence d’un devoir, c’est déjà refuser de s’adapter aux circonstances. Ceux qui ne s’adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis.
Déjà pressent-on, dans les contraintes du travail, deux tendances opposées suscitant deux aspirations ou deux types de revendications opposées. Lorsqu’on imposait naguère à l’individu des tâches stéréotypées, il se plaignait de devoir s’y effacer en n’ayant pas plus d’occasion de s’y exprimer que de s’y distinguer. Voici que l’informatique a libéré l’individu de ces tâches automatiques. En l’invitant à une rentabilité et une productivité toujours accrues, c’est à se distinguer toujours davantage qu’il est ainsi encouragé. « Faîtes mieux que vos concurrents, lui demande-t-on. Soyez remarquable. » Toujours à la pointe de lui-même, il se plaint alors d’être condamné à l’exception comme à quelque angoissante et épuisante solitude.
Il en sera donc au 21e comme il en a toujours été. L’individu sera tiraillé entre deux tendances irréductibles. Selon son caractère et selon l’occasion, il fera prévaloir l’une ou l’autre. Pour tenter d’imaginer ce qu’il sera, il nous faut donc tenter de prévoir à quelles circonstances majeures il sera confronté, et comment il est assez probable qu’il y réagira. Encore devons-nous nous borner à ne prévoir de l’avenir que ce qui s’y prolongera du présent.
Presque tous les traits du 21e siècle semblent devoir être autant de conséquences de la mondialisation. D’une production uniformisée s’ensuit une concurrence généralisée. De cette rationalisation de la production doivent nécessairement s’ensuivre une concentration croissante à la fois des moyens, de la main d’œuvre et des consommateurs, et en même temps que des conditions de travail de plus en plus identiques, des conditions de vie de plus en plus semblables. Régimes politiques, niveau économique, aussi bien les goûts que les mœurs, tendent donc partout à s’uniformiser. Conformément à l’observation de Benjamin Constant, la pression des circonstances rendra-t-elle alors les individus si semblables qu’il suffira d’en interroger cent pour savoir ce que feront les cent millions d’autres ? Enquêtes et sondages nous prouvent déjà combien l’usage de notre liberté est statistiquement déterminable. Notre groupe social pense pour nous ; nous pensons spontanément comme lui.
Nulle part, désormais, les citoyens n’ont part aux décisions qui gouvernent leur existence. Qu’il s’agisse de l’exercice de leur citoyenneté, de l’organisation de leur travail, ou de la pérennité de leur emploi, rien ne dépend d’eux. Ils ne maîtrisent rien. Même quand les scrutins ne sont pas manipulés, la représentation est partout déléguée, si ce n’est abandonnée aux partis. Sans assise populaire, ces partis continueront d’être des sortes de clubs distribuant entre leurs membres les investitures et les charges publiques. La masse des individus est simplement conviée à voter blanc ou bleu, sans rien pouvoir présumer des conséquences réelles de son vote. Autant dire qu’elle n’exerce sa citoyenneté qu’à l’aveuglette, un jour tous les cinq ans. Chacun est même à ce point dessaisi de sa citoyenneté qu’on parle désormais d’une classe politique, comme s’il s’agissait d’une caste, d’une corporation, ou d’un métier. S’il ne s’agissait que de compétence, c’est à l’administration qu’il appartiendrait de gouverner. Le métier d’un politicien ne consiste donc pas en cela, mais seulement à savoir se faire élire. C’est à la fois son seul but, et sa seule occupation.
Il n’était pas déraisonnable, naguère, d’attribuer la fortune d’un individu à son succès et à son talent. Qu’il s’agisse d’un agriculteur ou d’un artisan, sa liberté ne s’exerçait nulle part aussi entièrement que dans son travail. Ces temps sont révolus. Avec tant d’assiduité et d’habileté qu’il s’emploie, nul n’est plus assuré de rien. Qu’il produise des fruits ou du lait, il suffit de règles incompréhensibles et lointaines pour le miner et rendre inutiles ses efforts. De même n’y a-t-il aucune assurance pour aucune entreprise qu’une crise soudaine ne vienne à supprimer le débouché qui était le sien. Tout en devient précaire, aléatoire, incertain. Sans plus rien attendre de son travail, voici que chacun désormais doit s’y attendre à tout.
Rares seront ceux désormais qui travailleront où ils sont. La plupart devront aller chercher un travail où ils auront chance d’en trouver. Ce sera presque toujours dans d’énormes mégapoles. S’y rassembleront des foules innombrables de déracinés, qui n’auront pas plus à compter sur aucune communauté dans leur travail que dans leur voisinage. Paradoxalement, il y sera presque aussi difficile d’être seul que de ne l’être pas. Aussi se sentiront-ils presque constamment isolés sans avoir presque aucune possibilité de s’isoler. Il n’y aura jusqu’à leur emploi qu’ils ne doivent s’accoutumer à considérer provisoire. Ayant souvent à changer d’entreprise, de logement, et même de spécialité, ils nomadiseront dans la société, et jusque dans leur propre existence. En une vie aussi segmentée, discontinue, fragmentaire, qu’y aura-t-il qui leur soit propre ? A quoi se sentiront-ils unis ? En quelle communauté auront-ils leur identité ?
Exclu de la sphère politique, occupant un emploi sans lui être attaché, vivant dans une Babel où chacun est aussi indifférent qu’étranger à tous les autres, l’individu du 21e siècle incarnera une nouvelle figure de la conscience malheureuse. De même que l’esclave de l’Antiquité, c’est à peine s’il aura l’initiative de son travail. Livré à d’incontrôlables fluctuations du marché, il ne maîtrisera pas plus sa vie que si elle ne lui appartenait pas. Lui aussi, par conséquent, vivra dans la peine, le service, et l’angoisse. Son unique liberté consistera donc dans sa capacité de rétraction. Étant dans le monde sans en être vraiment, c’est en lui-même, dans la solitude de son for intime, qu’il aura son monde et ses intérêts. A l’égard de tous ceux qui croient diriger quelque chose, qu’il s’agisse des politiques ou des chefs d’entreprise, ne croyant pas plus à leur compétence ni à leur humanité qu’à leur bonne foi, il n’aura que scepticisme.
Faute qu’il puisse compter sur aucun parti ni sur aucun syndicat pour changer la réalité, il ne lui restera qu’à chercher dans des groupes effervescents une fraternité fantasmatique. Ou bien il fera partie des supporters de son club et, tous les dimanches, ira hurler de concert avec eux. Ou bien, pour avoir quelque chose à espérer, il ne lui restera que de s’affilier à des sectes dénonçant la vanité de toutes choses et promettant à leur communauté une vie bienheureuse. A une telle religiosité en charpie, il demandera donc non pas une doctrine, ni un dogme, ni moins encore le pesant et lointain appareil d’une hiérarchie, mais seulement le vertige effusif de quelque communion. A l’occasion, la colère et le ressentiment enfiévrés de groupes terroristes pourront donner un sens et une unité à sa vie, en lui proposant de détruire le monde afin de le sauver.
Plus souvent, il emploiera son temps de loisir à anesthésier sa propre vie : il se passionnera pour les résultats sportifs ou la chronique hippique, il écoutera dans la transe les derniers groupes de rockers, ou il fuira dans la drogue une réalité qui n’attend rien de lui. Les plus chanceux trouveront, même furtivement, des partenaires avec lesquels s’enfermer dans l’instant, oublieux de tout passé, insoucieux de tout avenir, tout émerveillés et comblés de n’attendre plus rien. Car le propre du plaisir est qu’il n’y ait pas d’autre activité qui soit à elle-même son propre sens, sa propre justification, et sa propre fin. En son incandescence, cela s’appelle aussi l’amour.