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J’ai lu avec un profond intérêt les perspectives sur l’histoire et l’avenir du Japon que nous a dévoilées récemment à Sens Public Naoki Inose, vice-gouverneur de Tokyo, dans son essai « Le futur du Japon face à l’histoire du monde »[1]. Par le passé, à l’aide de moteurs de recherche français et japonais, il m’est arrivé d’analyser des images associées à l’expression « l’esprit français » et sa traduction japonaise. Curieusement, les résultats sur les moteurs nippons comptaient aussi des articles sur « le chic de l’ère Édo » (江戸の粋). L’image que les Japonais se font de la France et de la ville d’Édo correspond, semble-t-il, à celle d’une société où règne une grande aisance morale permettant à ses habitants d’avoir un style de vie riche et doué d’une conscience esthétique. Si la France existe toujours et attire de nombreux touristes, la ville d’Édo n’est malheureusement plus. Je partage dans une certaine mesure la position de M. Inose, qui tente de faire revivre dans le monde d’aujourd’hui des idées nouvelles et la sagesse du passé. Dans son livre De la richesse des nations à croissance nulle [2], l’auteur offre également ce type de perspectives tirées de la sapience des devanciers de l’ère Édo.

La société japonaise a tiré de nombreux bénéfices de la modernisation. Cependant, l’art, la vision esthétique d’autrefois et la sagesse de nos ancêtres, de choses vécues qu’ils étaient, sont passés à l’état de nostalgie pure et simple. Et ce, même pour le gouvernement. Ce n’est qu’au début du 21e siècle que l’apprentissage des instruments musicaux japonais est devenu obligatoire dans les cours de musique au collège. Après la fin de la Seconde guerre, la croissance économique a structuré une partie essentielle de « l’identité japonaise » face au monde. Lorsqu’elle a pris fin, les individus ayant éprouvé une sorte de vide spirituel, un ressentiment ambivalent et source d’angoisse au sein de la société japonaise ont, je crois, augmenté en nombre, comme si c’était là le prix à payer pour les bienfaits de la modernisation. Dans ce contexte, la perspective esquissée par M. Inose, qui estime qu’il n’y a rien dont nous ne manquions, peut sans doute apporter un sentiment d’exaltation à ces individus qui évoluent au sein d’une société inquiète.

Remarquable écrivain et historien, M. Inose narre des récits qui vont du fait historique au roman ; d’une certaine manière, son style détaché est beau car à la fois calme et exaltant. Toutefois, l’auteur se trouve aujourd’hui également sur la scène politique. Ainsi, quand il parle du futur du Japon comme d’une « exception » dans l’histoire mondiale, on peut éprouver une certaine gêne : son écriture ne se transforme-telle pas en romantisme politique ? Alors que référence est faite à la sagesse des ancêtres pour les idées novatrices que porte cette sagesse singulière, en faire une gardienne qui guide le Japon de manière essentialiste, en la prenant comme une « exception », revient en effet à officialiser un mythe.

Quand on considère une culture seulement pour sa différence, le contenu de cette culture disparaît en ne laissant plus que la marque de simples signes de différence. Quand la littérature est introduite dans le champ politique, le romantisme éprouvé jusque-là peut se transformer en « atmosphère » répressive et sans agent. Étant à la fois un écrivain qui compte des admirateurs parmi les intellectuels et un porte-drapeau des réformes sur la scène politique, M. Inose a beaucoup d’influence tant à l’échelle sociale que politique. C’est pourquoi je voudrais réfléchir ici sur ce que j’ai ressenti, en lisant son texte, en observant ce que sont l’essentialisme culturel et le romantisme politique. Tout d’abord, pour le dire en quelques mots, la sensibilité et les émotions qui nous conduisent à nous interroger sur ce qui est beau, ou sur la manière dont nous ressentons la beauté, se trouvent au cœur de chaque individu. Lorsqu’elles sont externalisées, objectivées, elles peuvent devenir des normes dictant ce qui doit être beau et émouvant, à la manière d’un « système invisible » qui subordonne les individus au sentiment collectif. Quand la vision esthétique et la sensibilité sont introduites dans le champ politique au moyen de cette objectivation, ce qui avait été jugé beau par telle sensibilité singulière peut se transformer en kitsch et en étrangeté. La violence du collectif est d’imposer à l’individu de trouver beau ce qui l’est pour tout le monde. Ceci ne signifie bien sûr pas que M. Inose soit quelqu’un d’oppressif et de violent. Mais, en dépit du fait qu’il soit un grand écrivain, la richesse de ses connaissances intellectuelles et de son écriture peuvent avoir un effet oppressif tel que décrit plus haut, au travers de l’objectivation, et je voudrais méditer ce que peut contenir ce péril paradoxal.

Tout d’abord, revenons sur cet écho à l’essentialisme culturel que contient l’idée d’un « Japon d’exception » : l’objectivation de cette « japonité » est réalisée via le regard d’autrui. Dans le texte de M. Inose apparaît « un petit samurai usant d’un éventail et marchant sur une corde » auprès d’un énorme ours blanc. On retrouve ici le regard que posait l’Occident sur le Japon à l’aube de la guerre avec la Russie, en 1904. La position qui vise à considérer le Japon comme « l’exception » est aussi une forme d’appropriation de cette image venue d’autrui ; autrement dit, une appropriation de subjectivité « japonaise » au travers d’une image attribuée et qui a plus de cent ans. Ceci fait penser aux représentations de cette « culture japonaise » présentée il y a peu depuis une navette spatiale et qui montraient une astronaute japonaise habillée en kimono, faisant un saut périlleux et usant d’un éventail. La mission de ce « kimono » était de marquer la différence, de signifier le fait que « ce n’est pas un habit occidental » ; il s’agissait donc de la démonstration d’une pure performance enveloppée dans une apparence « culturelle ». On nous expliquait que « le tissu est un coton de première qualité fabriqué à Kyōto et teint à la main ». Ce détail matériel se transformait dans le discours des médias en information distinctive pour signaler une « japonité authentique ».

Ce « kimono » représentatif de la « culture japonaise » est semblable à une marchandise présentée au rayon « déguisements » d’un grand magasin. D’ailleurs, on n’y trouvera pas seulement le « samurai », mais aussi la « geisha », aux côtés de « Marilyn Monroe», « Napoléon », etc., toute différence vendue comme pièces en polyester. Aujourd’hui, l’« ours blanc » est devenu l’un des partenaires de la station spatiale internationale pendant que le « samurai » reste tel qu’il était il y a plus de cent ans. Le seul changement est que l’image caricaturée par autrui comme un objet, un envers, est devenue l’identité du sujet, son endroit. C’est tout naturel que le « samurai » d’aujourd’hui porte toujours ce même « kimono » étrange, car les deux « samurai » apparaissent comme le recto et le verso d’une même image qui ne peut pas changer. Cela veut dire que nous continuons à nous définir à travers cette tautologie : « on est présenté comme ’samurai’ parce que l’on est exceptionnel » et « on est exceptionnel parce que l’on est ’samurai’  ».

M. Inose est un écrivain, il compose de beaux textes. Ce qui me semble alors dommage est que son image propre du « Japon comme exception» soit développée à partir de la tautologie du « samurai » empruntée au regard d’autrui. De plus, sa position vise à parler du Japon comme d’« un État mature unique en Asie », elle évoque quelque chose qui peut faire penser à l’impérialisme japonais[3] d’autrefois, effet qui n’est pas des plus heureux. Si, dans la relation avec les autres, on s’identifie seulement au-travers de sa différence perçue, on finit par côtoyer un sentiment de supériorité susceptible de déboucher sur du chauvinisme. Les sentiments de supériorité et d’infériorité apparaissent comme le recto et le verso d’un même sentiment. Or, si la conscience d’être « japonais » n’est pas vraiment un sentiment intériorisé par chaque individu, la tautologie qui présuppose que les Japonais partagent ce sentiment parce qu’ils sont Japonais l’entretient de l’extérieur. Il est tout naturel d’être fier de sa propre culture, mais pour autant, il n’est aucun besoin d’éprouver de la supériorité ni aucune raison pour ressentir de l’infériorité. Cette contrariété est le point de déchirure de cette tautologie dont il semble que l’on soit peu conscient.

Bien sûr, il est possible que plusieurs « centres » qui se considèrent supérieurs coexistent dans le monde. En ce cas, la tolérance à l’égard d’autrui est nécessaire. Mais, pour mieux répondre aux attentes de l’époque contemporaine, ce sera le respect mutuel plutôt que la tolérance que le Japon devra établir dans sa relation avec les autres pays. Ainsi, il me semble préférable que le Japon répande son charme en Asie et à travers le globe en tant que singularité qui fait partie de la diversité du monde, plutôt que comme « exception ». Après le lancement des bombes atomiques, l’histoire mondiale a été écrite en suivant les étapes du développement et non de la modernisation. Les scansions sont devenues plus spatiales qu’historiques. L’évolution vers une nouvelle étape future ne se détermine plus forcément dans un sens chronologique. C’est bien dans ce contexte que le principe selon lequel des idées rétrogrades peuvent être novatrices [4] peut avoir une force de persuasion. L’Occident qui a donné naissance à la « modernité », le Japon qui est devenu « exception », la sagesse trouvée au cours de la lutte pour la décolonisation par les non-Occidentaux qui eux n’ont pas réussi à devenir des « exceptions »... en ce début de 21e siècle, il n’existe plus, dans la géopolitique de cette période de modernisation, de critère évident pour dire qui est le plus avancé, qui est supérieur.

De nos jours, que ce soit la modernité ou la culture traditionnelle, l’« Europe » ou le « Japon », tout existe de manière réflexive en ayant déjà perdu son évidence. L’histoire ne continue pas, ce qui semble continuer est une historicité. Ceci étant, il existe toujours une atmosphère qui impose d’apprécier la « japonité » - qui n’est pourtant plus évidente - comme une valeur commune à tous les compatriotes. Et ainsi, même à supposer qu’il s’agisse d’un kimono réalisé par un trésor national vivant, le présupposé « vous devez le trouver beau car vous êtes japonais » transforme cet ouvrage en signe de « kimonoïté », pendant que sa facture, qui était auparavant si belle, est convertie sans que l’on s’en aperçoive en polyester kitsch... C’est là l’obscénité et la violence de l’essentialisme culturel.

M. Inose dit qu’ « à l’origine, les concepts de ’droite’ et de ’gauche’ sont absents au Japon », pays non européen. La raison pour laquelle cette expression peut d’une certaine manière suggérer un romantisme politique, c’est qu’elle rappelle une idéologie nationaliste et totalitaire telle que le japonisme, le spiritualisme japonais ou le shintoïsme théorique, qui se répandaient vers 1920[5]. Tous exaltaient un sentiment romantique qui nourrissait la nostalgie de l’ère pré-moderne. Je ne prétends certes pas que M. Inose soit un tel idéologue[6]. Dans certains de ses ouvrages[7], il a d’ailleurs décrit, preuves à l’appui, l’absurdité de la bureaucratie du système étatique. Ce dernier avait pris la décision d’ouvrir les hostilités en étant emportée par « l’air du temps » marqué d’un « spiritualisme » irrationnel, malgré la communication de données produites grâce à une simulation scientifique qui établissait que la possibilité de gagner la guerre était nulle. C’était en 1941, avant le début de la guerre contre l’Amérique. Versé dans l’histoire moderne, M. Inose doit être au courant de tout cela. C’est pourquoi son emploi de l’expression « à l’origine » fait naître en moi un sentiment de confusion.

S’il n’y a pas de « concepts de droite ou de gauche... à l’origine », qu’est-ce qui peut exister ? Y a-t-il une chose qui dépasse la modernité et celle-ci génèrerait-elle de l’oppression contre la liberté individuelle ? Il est difficile de le saisir dans l’expressivité du texte, fluide comme une plongée dans les flots de l’histoire. Cependant, comme déjà mentionné, un état défini comme étant « à l’origine » n’existe que de manière réflexive. C’est-à-dire que ce n’est pas une chose naturelle mais conscientisée. L’antiquité, l’ère d’Édo, celle de Meiji, la culture paysanne, celle des familles guerrières et diverses valeurs religieuses : l’effet produit par l’expression « à l’origine » fait apparaître un montage de divers temps et de divers éléments comme un fait naturel. On ne peut absolument pas savoir à quoi « à l’origine » fait référence - l’auteur se réfère-t-il à l’ère d’Édo (1603-1868) ? ou au début du 20e siècle, période qui a sondé les secrets du Japon avant son ouverture ? L’expression est utilisée tout naturellement comme si ce romantisme nostalgique était quelque chose de naturel à ressentir et à partager, à partir du moment où l’on est « japonais ». Je ressens une gêne certaine du fait de la nuance périlleuse contenue dans la notion de « japonais » et de son effet sur chaque individu.

Durant la période d’isolement où l’autoritarisme n’était pas perçu comme autoritaire mais comme une fatalité, il n’y avait, peut-être, ni « gauche » ni « droite », mais la situation actuelle n’est plus la même et il n’est plus possible de retourner à une époque d’isolement. Ce que la souveraineté populaire et les droits fondamentaux constitutionnels garantissent, c’est « le droit à disposer de soi-même » et non que « quelqu’un ou quelque chose d’autre décide pour vous ». La détermination se fait en concertation avec les diverses opinions de la gauche à la droite, et c’est à cet effet qu’un système politique existe. Comme le décrit M. Inose à travers des faits historiques, l’État peut être une institution froide qui en vient à produire de l’absurdité. Mais pour autant, si une « libération de l’absurdité de l’État » doit signifier une inclusion automatique dans cet état naturel que l’on observe « à l’origine », l’État demeure le seul dispositif qui garantisse la liberté vis-à-vis de cette inclusion corporatiste. Si l’on doit se défendre de la violence de l’État, il ne faut pas revenir « aux origines », mais diminuer la distance entre l’institution étatique et les gens, et ce grâce à la maturité de la société civile (市民社会の成熟).

Une vraie maturité de la société japonaise sera atteinte quand chaque individu parviendra à disposer de soi-même, de sa propre langue, en se servant du système en place comme d’un allié, sans être dépendant de la volonté patriarcale ni de la tutelle des élites. Avec la maturité culturelle, où la sensibilité vivante peut exister librement, chaque individu pourra dire avec sa propre langue : « Ne m’imposez pas de vêtir votre ’kimono’ exotique, je suis ’japonais(e)’ sans cela », tout comme rejeter l’homogénéité culturelle que la pression collective impose. Ce faisant, on pourra sortir de la tautologie du « samurai », tandis que « le chic de l’ère d’Édo » ne sera plus un objet d’adoration extérieure, mais se logera à l’intérieur de chaque individu. Voilà ce qui me semble être la nouvelle étape à atteindre pour un Japon faisant face à l’époque post-industrielle.

L’opportunité m’ayant été donnée de rédiger ce contrepoint, j’ai pu lire quelques-uns des nombreux ouvrages de M. Inose. Je me permets d’ajouter qu’ils sont merveilleux et valent le détour.

Traduit du japonais par Niels Planel et édité par Carole Dely, en concertation avec l’auteur.