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« l’abîme vivant de l’autre côté »

Maria Zambrano

pour Anaïs

Toujours cette affaire du nom. De la désignation. Ou plutôt de l’assignation à résidence dans le nom. Comment l’appeler ? Comment ça s’appelle ce que vous faites : études féminines ? études féministes ? études de genres ?

Expliquez-nous. « Genre » ?

Expliquez-vous. Bon ou mauvais genre ?

Comment ne pas nommer. La phrase doit s’entendre sur tous les tons : comment pourrait-on ne pas nommer, se passer du nom, accepter de ne pas désigner, pas signer, pas enseigner ? Ou, au contraire, comment mettre tout son soin à ne pas donner de nom, ne pas fixer, éviter tout marquage définitoire et définitif ? Comment procéder afin de réussir à contourner l’obligation de nommer ?

Après avoir convoqué les catégoriques appellations de « homosexuels » et « hétérosexuels », et affirmé : « Les hommes sont des homosexuels. Tous les hommes sont en puissance d’être des homosexuels, il ne leur manque que de le savoir, de rencontrer l’incident ou l’évidence qui le leur révélera »[1], après avoir écrit cela, Marguerite Duras, dans La Vie matérielle, en vient à interroger l’en-puissance de la langue et la spectralité des significations aux passages de la phrase. De ce moment-là, tout le rapport aux mots s’altère dans un déplacement sans nom : les nuances sont indéfinissables et pulvérisent les assertions :

« Maintenant je n’appelle plus ça littéralement avec des mots. Maintenant que je le sais, je n’ai plus les mots pour le dire. C’est là et ça ne s’appelle plus. On peut procéder de loin, en s’approchant par métaphore si vous voulez. […] C’est une différence d’un seul mot, on ne sait pas lequel, c’est de l’importance d’une ombre sur un mot, sur le dire d’un mot. Une couleur sans génie, un mauvais bleu tout à coup. Une différence très ténue mais rédhibitoire, ou, au contraire peut-être, et tout aussi bien, l’absence d’une ombre, partout, sur la mer et sur la terre. Et dans les yeux ce voile très doux du manque d’amour. »[2]

Ce qui arrive ainsi, ce « voile du manque », c’est la littérature : au défaut de la langue, à l’insu, dans la défaillance des signes du savoir établi, au souffle près. Là, la phrase, aussitôt, en effet, s’active : ménage la traversée des différentiels et des incertitudes de la syntaxe. Biaise : « un mauvais bleu tout à coup » fait venir, par la bande, par association sous-jacente, l’image des bleus que laissent sur la peau les coups reçus. Et l’« ombre sur un mot, sur le dire d’un mot », évoque la mise au secret, la crypte des vocables dans l’écriture par quoi s’inscrit le mystère des différences sexuelles.

Davantage : le mystère n’est pas seulement l’obscurité des significations mais aussi « l’absence d’une ombre », autrement dit l’absentement. Du corps de l’autre dont la lumière ne projette plus la silhouette. La présence du manque. Et voilà que ce qui est négatif devient positif, et que les phrases font le portrait du style Duras.

On y voit le sens changer de couleur sous les coups d’écriture – et la tonalité du texte.

On y entend résonner les capacités vibraphoniques de la langue qui retourne sur ses sons ; fait écho ténu, tenu, tu, nu.

Autant de différences que le processus de diminution généralisée ne permet plus de nommer – de noter, tout comme les « blue notes » dans la musique de jazz sont sans écriture. Il y a comme de l’infra-sens : il sape, il atomise les mots-affiche, les concepts, les classifications.

Il y va d’une étonnante économie : le ténu décalage d’une retenue – ponctuation, césure, balbutiements – et la force de propagation qu’il dégage, sorte d’onde de choc, sont tels que c’est toute la terre et tout le texte, et la pensée, qui s’en trouvent affectés.

La littérature, on la voit lever ici, dans la parole quotidienne, banale et passagère. Elle se lève d’entre les clichés, elle bouleverse. Elle est sans prétention, ne délivre ni message ni vérité ; fait à peine un livre (« Du moment qu’il n’y a pas de livre sans raison d’être, ce livre n’en est pas un »[3]). Elle capte les flux éphémères, contradictoires, rature, se reprend, et « le livre ne représente tout au plus que ce que j’en pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. » Donc, conclut Duras, « il représente aussi ce que je pense » (je souligne). La littérature, c’est la pensée débordée par le penser. C’est le cours infini d’une « écriture flottante » et de ses infinies lectures.

Pour que vienne la chance, par hasard et par heureuses conjonctions de cet inépuisable potentiel de découverte qu’est la littérature, il faut que le sens s’émancipe des schémas pré-établis, ne se constitue que du tissage chaque fois unique des phrases à la grammaire spectrale. De fait, les classifications simplificatrices s’évanouissent dès que le style fouille les différences vertigineuses dans la langue. Les textes de fiction de Duras n’étiquettent pas les comportements ; au contraire ils les cryptent pour préserver l’insondable mystère de la relation à l’autre et au monde.

Cette navigation au long cours et à tout risque, absolue, des langues, Blanchot la dit autrement, faisant de métaphore méthodologie : « Il faut que vous soyez un bateau à qui toujours doit manquer le port, mais qui dispose d’un gouvernail » (Le Dernier mot).

*

Les différences sexuelles sécrètent le désir qui fait texte. Qui suscite le désir d’écrire. Un imaginaire à l’œuvre. Le travail est sans terme mais non sans stratégie ni sans vigilance. Notamment : on ne réduira pas si facilement le potentiel du questionnement au titre d’une catégorie. Les mots feront du chemin dans la langue et l’entrelettres brèche. Mais, non moins – tel un corollaire, la phrase de Jacques Derrida vient battre le rappel : il concerne le chemin d’écriture du mot Geschlecht chez Heidegger, « (du mot pour sexe, race, famille, génération, lignée, espèce, genre) et non du Geschlecht »[4] –, non moins, donc, « on ne franchira pas si facilement vers la chose même (le Geschlecht) la marque du mot (« Geschlecht »)[5].

Ainsi l’écriture fait-elle de tous les mots des mots de passe. Des points de passage (et de non-passage). Et elle donne cette leçon : plus le style retient et pèse ses moyens et plus les effets (de sens, de lecture) en sont accrus. L’intimation dans la langue que produit telle écriture de nécessité, donne une intime connaissance. Une connaissance depuis la relation aux vocables et leur aura d’imaginaire.

Tels les colophons indiquant des voies à frayer, je voudrais infléchir ici la réflexion vers deux démarches philosophiques singulières : celle de Sarah Kofman ; celle de Maria Zambrano.

De la nécessité que « ça cloche »

« Ça cloche », écrit Sarah Kofman à propos de l’écriture de Jacques Derrida, lors d’un colloque sur Les fins de l’homme. A partir du travail de Jacques Derrida, l’écriture de Glas en particulier, livre qui s’élabore sur deux colonnes vis-à-vis, texte à texte, Hegel/Genet en regard : où il s’agit d’écrire (et de lire) deux textes à la fois. Du fait du dispositif, le lisible s’accroît – et s’entame – de l’illisible, le vu du non-vu, le continuum et l’interruption sont inséparables et irréparables ; le manque est en circulation et tisse à toutes les pages, sous nos yeux, le voile d’un texte invisible. Ce texte (ces textes) échappe(nt) à toute forme à tout genre, qu’ils soient de littérature ou de philosophie : « Sonnez le glas du code et du genre ! » constate Sarah Kofman[6].

Derrida analyse parfaitement le dilemme, le double bind – il dit la « double bande » de Glas : « un texte sanglé en deux sens. Deux fois ceint. Bande contre bande. »[7] – qu’expose le dispositif de la double page et de la « contradiction […] de deux désirs inconciliables ». Désir d’échapper à la prise de la lecture par l’érection de deux masses textuelles inconciliablement dressées, certes, mais alors à qui s’adressera l’adresse ? Désir contraire de se laisser prendre par la lecture de la ligne couchée sur le papier, mais alors ce sera disparaître dans l’impuissance à résister. La visée, impossible, est, par suite, de tenir les deux positions : à la fois « imprenable » et « pris, retenu ». « Je divise mon acte et mon désir, écrit Derrida. Je marque la division et vous échappant toujours, je stimule sans cesse et ne jouit nulle part. Je me châtre moi-même – Je me reste ainsi – et je "joue à jouir". Car si mon texte (était) imprenable, il ne sera(it) pas pris ni retenu. Qui serait puni dans cette économie de l’indécidable ? Mais si je me linéarise, si je me mets en ligne et crois – niaiserie – n’écrire qu’un texte à la fois, cela revient au même et il faut encore compter avec le coût de la marge. Je gagne et perds à tous les coups mon dard »[8].

Intenable posture. Sarah Kofman commente : il ne reste que « l’œil qui bigle »[9], « une envolée de cloches entre les textes »[10], l’oscillation sans fin. Et non plus un paradigme qui coifferait les contradictions, mais rien que des séries textuelles et leur jeu sériel. Et Derrida de préciser encore : « Le texte ne s’écrit ni d’un côté ni de l’autre. Il bat entre les deux. Le lieu qu’aura préoccupé le battant, nommons-le Colpos »[11]. Il déploie aussitôt de Colpos la multiplicité étymologique liée à l’intime et au réceptacle nourricier du féminin : « sein de la mère, de la nourrice, pli d’un vêtement, le repli de la mer entre deux vagues, la vallée qui s’enfonce vers le sein de la terre »[12].

Il faut noter ici, encore, quelques prises de position que Kofman ne relève pas pour sa démonstration mais qui nous importent. Derrida fait le constat qu’on écrit toujours plus d’un texte ; tout comme il constatera bientôt la double loi linguistique dans Le Monolinguisme de l’autre. Ceci : « On ne parle jamais une seule langue. On ne parle jamais qu’une seule langue ». Ou, pour le dire d’un trait : « Je ne parle qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne »[13]. Littérature et philosophie sont faites de ces questionnements : c’est l’aporie qui les fonde. En outre, si elles s’inscrivent dans le pli que fait la différence, Derrida ne néglige pas de souligner de cette différence l’asymétrie ou la dissymétrie (et le retard de la différance), par quoi, toujours, forcément, ça boîte ou ça cloche. Boîtement salutaire qui évite la « niaiserie » de l’illusion d’un sens unique et téléologique ; et qui fait de la signature « le réseau de plus d’un nom ». Ce qui conduit Kofman à constater la déconstruction des genres institutionnalisés : « Glas sonne le glas de l’autobiographie et de la psychanalyse de l’auteur »[14].

Sarah Kofman a surtout le mérite de souligner que ce qui est à l’œuvre chez Derrida, c’est la double bande texte/sexe ; que ce qui est dit du texte peut l’être aussi du sexe : « il y a une sexualisation du texte et une textualisation du sexe »[15]. Elle a le mérite d’en tirer toutes les conséquences. Celles-ci notamment : mélangeant les sexes et les genres, l’écriture parvient à instaurer « la loi de l’équivalence générale des termes, des contraires qui s’échangent sans fin »[16]. La leçon est magistrale : elle « sonne le glas du phallogocentrisme, la fin de toutes les oppositions, celle de l’homme aussi bien que celle de la femme, au profit d’une "jouissance féminine", si par féminin l’on entend l’oscillation indécidable »[17].

Il y aura donc nécessité que « ça cloche » c’est-à-dire que ça joue, ça danse, ça performe dans la langue de l’autre – à l’ouverture d’une correspondance avec Derrida, Christie V. McDonald rappelle ce mot d’Emma Goldman à propos du mouvement féministe : « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas en être, de votre révolution »[18] –, ça joue pour que viennent le ni vrai ni faux, le mélange des genres, « le battant de l’autre texte » (Glas), la méthode qui ne fixe pas le tracé du chemin. Passage, alliance, voile, hymen, chorégraphie : telles sont les formes de l’indécidable et de la jouissance où les polarités se brouillent. Et pas de bisexuation, ni d’androgynie, mais des sexes pour autant qu’il y a des textes qui se coupent (inseco dont relève sexus signifie « couper »), s’entament, s’entaillent, se sectionnent, s’interrompent. Jouent à jouer-jouir.

Dans Éperons, où, à propos de Nietzsche il y va du style et du féminin, Derrida affirme que « ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est – féminin ». Et il met en garde contre le réductionnisme de la nomination au nom d’une idéologie. En l’occurrence, l’attitude qui consisterait à « s’empresser de traduire [ce mot : « féminin »] par la féminité, la féminité de la femme, la sexualité féminine et d’autres fétiches essentialisants qui sont justement ce qu’on croit prendre quand on reste à la niaiserie du philosophe dogmatique, de l’artiste impuissant ou du séducteur sans expérience »[19].

De la raison poétique

Maria Zambrano écrit de curieux livres de philosophie qui n’oublient pas de faire la part de la « raison poétique » et de l’écoute dans la langue. Notes pour une Méthode, commencé dans le souci du penser et non de la pensée, s’efforce de ne pas faire livre clos et conclu, mais de le tenir inachevé, sans terme, et sur des « zones frontalières ». Ces Notes, qui déconstruisent la méthode cartésienne, mais pas seulement celle-ci, Zambrano les désigne, d’entrée, d’un autre genre : pas des annotations mais des « notes au sens musical du mot »[20] : ce qui permet d’inscrire la réflexion dans la discontinuité (la continuité est pour la philosophe l’obstacle majeur dans la pensée occidentale). Quant à la méthodologie, elle prône la « méthode du naufrage », à l’instar de Ortega y Gasset, c’est-à-dire un penser in extremis, « in articulo mortis ». « La mort serait, par conséquent, l’irremplaçable présence qui fait naître le penser, lequel à son tour s’efforce d’atteindre à l’authenticité du sujet »[21].

Tirant toutes les conséquences de ces postulats de départ, Maria Zambrano va jusqu’à remettre en cause le genre de l’essai philosophique et sa forme, ce qui aboutit à la fin du livre à franchir le pas vers une écriture poétique. Exorbitant mélange des genres : qui aura jamais vu une méditation sur « La Méthode », voire même le doute méthodique, devenir, le plus sérieusement du monde, poème ? Et son cheminement (met-hodos) en passer par la raison et le raisonnement jusqu’à ce que pluriel, errance, circulation l’emportent sur le concept.

Dans le texte de Zambrano, « la raison est multiple en même temps qu’elle est une »[22]. Elle surgit. Elle surgit « comme dans les processions »[23], en théories ; la philosophe en fait défiler les différents visages au cours des derniers paragraphes, avant la venue de l’ultime section qui recueille quatre poèmes en prose. Il y a la « raison séminale » : elle précède toutes les autres, en organise la cohérence. Il y a la « raison médiatrice » : elle a à voir avec « la musique de la pensée »[24], s’arrache à la temporalité et fait le lien entre le néant et l’être. Il y a la « raison vivifiante » qui « s’enfante elle-même », tirant son énergie de la vie qu’habite « l’esprit créateur »[25]. Il y a enfin la « raison poétique » dont il est « presque impossible de parler. C’est comme si elle faisait mourir et naître en même temps ; être et ne pas être, silence et parole »[26]. Cette langue, elle l’appelle le « logos submergé ». On y retrouve la position sublime de l’écriture littéraire : les mots introuvables ; le rapport aux disparus, aux revenants ; à l’habitation spectrale du monde. Ainsi que l’équivalence générale des termes que Kofman relève et que Zambrano nomme « convivance ».

La « raison poétique » fait sentir la convivance « non seulement par la pensée mais par la respiration, par le corps »[27]. A la matérialité plastique du corps langagier, il faut le vivant, la force fragile de sa présence, si infime soit-elle : « par la respiration, par le corps, fût-ce le corps minuscule d’un petit animal, qui respire : sentir la vie, là où elle est et là où elle n’est pas, ou pas encore »[28]. Car le « logos submergé » (qui est tout le contraire du discours communicationnel) engendre « la vie ». Il fait entendre ce qui « clame vers l’être » – sans nom, sans spécification.

Pour désigner les harmoniques qui fondent la raison poétique, Maria Zambrano a une très belle comparaison : cela consiste à « se sentir soi-même comme un pouls qui sonde les choses de l’autre côté »[29]. Les philosophes, les écrivains, les artistes, bref les créateurs en tout genre, ont en partage le même désir de « l’abîme vivant de l’autre côté ».

C’est en ce point que le texte philosophique mute en fragments poétiques brefs (une demi-page, une page au plus). Avec le surtitre La Vision, viennent « L’identité », « La sphère », « La perle », « La rose du temps » qui forment un recueil terminal, lequel ouvre à un souffle nouveau.

« La rose du temps », une page, s’accompagne d’une épigraphe : « Le chiffre de la beauté où les régions inférieures, les racines, sont rachetées »[30]. A la dernière page du livre, le dernier texte commence ainsi, avec la métaphore qui se déploie et se file : « Le temps s’ouvre en forme de rose. Tout ce qui s’ouvre en donnant à voir dans l’unité ce qui est apparu comme fragmentaire, voire isolé et de rencontre, il le sauve sous forme de rose ; de rose qui admet d’innombrables pétales »[31].

Le morceau est moins allégorique que parabolique ; moins philosophique que prophétique ; il énonce un art poétique comme un art de vivre. Le déploiement de la métaphore et le temps qu’il faut à l’écriture pour ce faire, ne finissent pas. Le texte suspend sur l’appel de la dernière phrase : « L’annonce incomplète, l’incomplète prophétie »[32]. La méditation re-présente à la fin, ainsi qu’elle a débuté, la question de la discontinuité, mettant en œuvre la « méthode du naufrage » : in extremis, au bord du déluge et de la fin du monde, au bord du livre (la Bible) et de sa relecture, laquelle fait naître du fragment des rejetons nouveaux :

« Dans tout fragment, il y a une menace ou un appel à l’aide, comme une chose qui se noie et demande à être sauvée. Et ce n’est impossible que si cet appel n’a pas la vertu d’attirer, sans annuler, sans que le fragment demeure attaché, comme plaqué et non pas comme né, frais éveillé et toujours prêt à ressortir du sommeil, cette colombe qui s’en retournait parce que la fin du déluge universel n’était pas encore arrivée. L’annonce incomplète, l’incomplète prophétie ».

En appelant l’écriture à cheminer la parabole poétique, Maria Zambrano plaide pour une « clarté » qui fait la part de l’obscur, du vide, de la respiration. Qui ne prétend pas à la totalité et s’appuie sur l’incomplétude. Le quasi. Moins le tremblement du quasi que l’éveil du quasi. La chance d’une naissance. Cette clarté, elle la nomme « enfantement indéfini »[33], à l’image de certaine peinture italienne de la Renaissance ; à « transcendance » elle préfère « transparence » ; et prophétie tient de la parole sibylline. Ici encore, les mots nomment et ne nomment pas, réveillant l’en-puissance visionnaire de l’écriture.

Chaque fois que le texte – et la pensée – se trouvent ainsi in extrémis, sur l’abîme du sens, c’est l’impossible expérience de la mort qui se joue. C’est ce boîtement-là entre vie et mort, qui fonde la poièse.

Sur l’impossible…

Dans un texte dédié à la mémoire de Sarah Kofman, intitulé « La naissance est la mort », Philippe Lacoue-Labarthe, à propos d’Artaud et de sa conférence au Vieux Colombier, constate qu’il « rejoue » ainsi « toutes les morts » de la littérature, de Montaigne évanoui dans une chute de cheval, à Rousseau, Chateaubriand, Rimbaud, Mallarmé, « jusqu’au Blanchot de L’Instant de ma mort »[34]. Il souligne alors : « L’impossible expérience de la mort est l’autorisation de la littérature, et il n’est pas écrivain en souci de son essence qui ne soit, de toujours, déjà mort. Sinon qu’aurait-il à dire, d’important ? »[35].

Ni absence ni présence mais un clignotement d’Être, et le bouleversement absolu des conjugaisons, de toutes valences et équivalences, le pressentiment des chemins cachés – tout cela au terme du texte :

« Écrire, c’est dire comment l’on est mort. Et c’est la pensée même, qui n’est pas d’être étonné de ceci que "je suis", mais qui est d’être bouleversé de ceci que "je n’ai plus été". La mort est comme l’impératif catégorique de la pensée, de la littérature. Hegel a fait de cette nécessité un système, mais Artaud l’a proférée dans la plus extrême douleur, et cela s’appelle la poésie »[36].

Si « il faut que ça cloche », c’est bien là, dans le pas vers les morts, le trépas, et avec cette exigence de la scène impossible et toujours annoncée d’une jeune langue, inconnue et cependant à moi adressée, où sonder les trouées du temps grammatical et les éclipses du vivant ; où appeler vers « poésie » cela qui n’a pas de nom mais requiert un autre genre et vient à naissance avec la mort incarnée – comme on le dit de l’ongle enfoncé dans la chair jusqu’à faire plaie.

Sinon, en effet, qu’aurions-nous à dire, qui importe ?