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Dans une entrevue publiée l’an dernier dans la revue Circuit, la compositrice Linda Bouchard explique que de « n’[avoir] jamais eu une entrevue sans qu’on [lui] pose une question sur le fait d’être femme » prouve « qu’il y a un problème et que ce problème est loin d’être réglé » (Bouchard, citée par Bertrand 2017, 46). Elle souligne notamment la sous-représentation des femmes dans les événements dédiés aux musiques des xxe et xxie siècles.

Les compositrices sont nombreuses à témoigner de leur difficulté à être reconnues au sein du milieu musical. Parmi elles, la compositrice Michèle Reverdy soutient que les institutions musicales elles-mêmes ne reconnaissent pas toujours le travail des compositrices et des compositeurs. Elle affirme qu’ils sont plutôt perçus avec méfiance par certains acteurs du monde musical tels que les interprètes, les chefs d’orchestre et les musicologues qui auraient tendance à croire que les compositeurs veulent « leur en imposer », et qu’ils « écrivent souvent n’importe quoi ». Elle ajoute que « lorsque le compositeur est jeune, et qu’en outre il s’agit d’une femme, cela complique la donne » (Reverdy 2007, 36).

Reverdy témoigne ainsi de la crise identitaire des compositrices et des compositeurs, marginalisés au sein de leur propre milieu professionnel, et rappelle que l’identité sexuelle s’ajoute aux obstacles à traverser pour les compositrices. Mais en quoi la situation des compositrices se distingue-t-elle de celle des compositeurs d’aujourd’hui ? Comment les compositrices parviennent-elles à se tailler une place dans les institutions consacrées à la musique de création ?

La présente contribution tentera de répondre à ces questions par une conjonction entre les portraits de la création musicale des femmes au Québec, tels que présentés par les musicologues Marie-Thérèse Lefebvre (1991, 2005, 2009) et Sophie Stévance (2009, 2010), et deux des ouvrages aux fondements d’une redéfinition des identités créatrices en musicologie féministe : Feminine Endings de Susan McClary (2002) [1991] et Gender and the Musical Canon de Marcia J. Citron (1993). Ainsi sera-t-il question des rapports entre le statut professionnel des compositrices et des compositeurs (Lefebvre 2009, 24) et la « pluralité existentielle et culturelle » des identités créatrices (Stévance 2009, 54). Ces deux problématiques sont interreliées dans le cas des compositrices qui seraient de « doubles étrangères » : marginalisées d’emblée en société par le statut associé à leur métier, elles le sont doublement en tant que femmes dans un milieu dominé par les hommes (Citron 1993, 81). Par la suite, la critique de Stévance (2011) du système pédagogique et des programmes d’enseignement qui excluent toujours les compositrices à l’heure actuelle sera mise en perspective par la conception des canons et d’un enseignement critique de ces derniers selon Citron (1993). Enfin, trois démarches seront analysées distinctement, soit celle du courant actualiste de SuperMusique, l’éclectisme de Nicole Lizée et le métissage selon Katia Makdissi-Warren. Un aperçu des parcours de création de ces compositrices aux démarches innovatrices permettra de saisir en quoi certaines pratiques dans le milieu de la composition au Québec sont plus fluides en termes d’identité en s’éloignant des « binarismes » établis en musique de tradition classique (Abbate 2004).

Statut professionnel et pluralité

En 2009 paraît un numéro de Circuit sous le thème « Composer au féminin » dans lequel le texte polémique « Que signifie et ne signifie pas la musique des femmes ? » du critique et compositeur américain Kyle Gann initie une discussion autour de la création musicale au féminin. L’auteur y propose des caractéristiques qui seraient propres à la musique des femmes (Gann 2009). Les textes « Micheline Coulombe Saint-Marcoux et Marcelle Deschênes : Pionnières dans le sentier de la création électroacoustique » de Lefebvre et « La composition musicale et la marque du genre : L’examen conscient de l’“écriture féminine” » de Stévance publiés dans le même numéro permettent d’observer deux problématiques propres à la création musicale des femmes au Québec.

D’abord, Lefebvre présente les parcours des compositrices Micheline Coulombe Saint-Marcoux et Marcelle Deschênes et relève la difficulté à faire reconnaître le statut professionnel de compositeur au Québec (celui des hommes comme celui des femmes) qui, selon elle, ne serait pas parvenu à s’institutionnaliser, « c’est-à-dire à être reconnu de manière plus large, en dehors du milieu proprement musical » (Lefebvre 2009, 24).

Pour sa part, Stévance rappelle l’essentialisme[1] persistant de la critique et des institutions musicales du xxie siècle, qui persistent à croire qu’il faut distinguer les oeuvres des femmes de celles des hommes :

Cette énergie dépensée à vouloir qu’elles créent différemment, sans oublier l’entêtement des institutions musicales à séparer leurs créations de celles des hommes, montrent à quel point l’égalité entre individus est loin d’être admise et acquise, et que la pluralité existentielle et culturelle n’a pas encore été pensée dans la totalité unifiée qu’est le genre humain

2009, 54

Ainsi, le statut professionnel des compositeurs et des compositrices est lui-même problématique, alors que le milieu de la création musicale n’est pas suffisamment inclusif lorsqu’il est question de valoriser les oeuvres. Pour les compositrices, ces deux problèmes sont à prendre en considération dans la mesure où elles doivent être reconnues dans un milieu où elles sont souvent marginalisées, alors que le domaine de la composition lui-même n’est pas totalement reconnu au sein de la société. « Je milite pour ces deux causes : le compositeur vivant et la compositrice[2] » (Tower, citée par Strempel 2008, 169) affirme la compositrice Joan Tower, résumant précisément ce double problème. À la lumière de ces idées, comment interpréter le statut professionnel des compositrices au Québec comme ailleurs ?

Au cours des années 1990, la musicologie féministe aux États-Unis remettait en question les structures institutionnelles et proposait de nouvelles perspectives critiques par rapport à un milieu musical non-inclusif. Dans Gender and the Musical Canon, la musicologue Marcia J. Citron décrit la compositrice comme une « double étrangère[3] » (1993, 81). Le compositeur étant déjà considéré comme marginal et étranger dans la société, la compositrice « porte une autre couche d’étrangeté[4] » (Citron 1993, 81). Citron précise que cette marginalisation peut causer des problèmes au niveau de l’image de soi et de l’identité. Dès lors, si le milieu de la création musicale particulièrement hermétique tisse difficilement des liens avec le grand public, comment les compositrices peuvent-elles prendre la place qui leur revient dans ce milieu dominé par les hommes ?

Réactions des compositrices et influences des médias

Selon la musicologue américaine Susan McClary (2002) [1991], le féminisme, la libération homosexuelle et la critique postcoloniale auraient permis une remise en question non seulement du genre et de la sexualité, mais aussi de l’ethnicité, du corps, des émotions et de la subjectivité. Aussi, en tant qu’« Autres », plusieurs compositrices rejettent l’appellation de « femme-compositeur[5] ». La compositrice canadienne Linda Caitlin Smith affirme qu’elle ne s’est jamais vraiment perçue comme une « femme-compositeur ». Elle explique :

Oui, je suis une femme. Comment cela influence-t-il ma démarche artistique ? Est-ce que le fait d’être une femme a plus d’influence sur mon oeuvre que le fait d’avoir grandi à New York ? Ou d’avoir grandi en écoutant la musique de Debussy et Ravel, ou d’aimer les peintures de Rothko, Frankenthaler et Morandi, ou d’avoir passé la plupart de ma jeunesse à lire les oeuvres de Colette et Virginia Woolf ? Et tout cela n’est qu’un court aperçu de la liste des choses qui font la personne que je suis[6]

Smith 1999

Citron observe d’ailleurs, dans son essai Feminist Approaches to Musicology (1994), qu’elle ne perçoit aucun trait spécifique des femmes dans leurs langages, styles ou dynamiques musicaux et que si certaines tendances existent, elles dépendent davantage de la culture et des dispositions propres à chaque individu.

Qui plus est, au Québec, la compositrice Isabelle Panneton se revendique de modèles musicaux plutôt que de modèles humains. Selon elle, ce sont les oeuvres qui lui ont servi de modèles et non les personnes qui les ont composées :

Il y avait peu de compositrices à l’époque où j’ai entamé mes études en musique (en piano), et donc peu de « modèles » féminins. Mais toute jeune, ma découverte des concertos brandebourgeois de Bach et du Concerto no 2 de Brahms m’a empêchée de dormir pendant des mois! C’est donc la musique qui est venue me chercher, bien plus qu’un modèle humain, qu’il soit homme ou femme

Panneton, citée par Stévance 2010, 186

Ainsi, insister sur le fait d’être une « femme-compositeur » sous-entend qu’il existe une musique proprement féminine, et désoriente l’écoute qui devrait être axée sur les oeuvres elles-mêmes. Panneton revendique d’ailleurs que l’on s’intéresse aux créations des compositrices avec « une terminologie propre au langage musical » (Panneton 1992, 242), alors que certains critiques ou compositeurs « complimentent » les oeuvres en les qualifiant de « viriles[7] ».

Si Panneton rappelle qu’il est essentiel de repenser la terminologie, la critique en elle-même serait à revoir. Aussi Citron affirme-t-elle qu’une oeuvre dépend de sa réception pour (sur)vivre. Au fil du temps, un grand nombre de critiques ont énoncé (et énoncent toujours) des propos réducteurs envers les oeuvres composées par des femmes. Or, le problème réside d’abord dans l’absence de critique. Le manque de couverture des compositrices a eu une incidence sur nombre de carrières. En effet, les critiques négatives auraient été préférables au silence, puisque la visibilité suscitée par les médias est essentielle pour les compositrices et les compositeurs et permet aux oeuvres d’être jouées davantage et d’accéder éventuellement au canon (Citron 1993, 168). Citron explique d’ailleurs que les oeuvres des femmes ayant été particulièrement jouées dans les milieux privés par le passé, leur réception est aujourd’hui difficile à retracer. Dès lors, les créatrices ont peut-être une meilleure visibilité aujourd’hui, mais les épreuves passées ont laissé des traces.

À ce propos, Citron explique que si une compositrice ne se distingue en rien d’un compositeur dans sa façon de créer, « elle peut subtilement répondre au fait qu’elle a été construite en tant qu’Autre par rapport au canon[8] » (1993, 177). Ainsi, comme nous l’avons constaté précédemment, la catégorie « femmes-compositeurs » a réduit la création musicale des femmes, les restreignant à la fonction d’« Autres ». Si une musique proprement féminine n’existe pas, la réaction des compositrices à la marginalisation dont elles ont été victimes a pu influencer leur processus de création[9]. Et si les femmes ne sont plus victimes aujourd’hui de la même discrimination qu’elles subissaient autrefois[10], elles n’ont pas toujours l’attention nécessaire à la poursuite de leur carrière. Reverdy en témoigne d’ailleurs de façon claire : « Il est rare que nous subissions des attaques frontales. Mais, tout simplement, on nous ignore » (2007, 37[11]).

Le rôle des institutions d’enseignement

Alors, comment ne plus ignorer les compositrices ? Stévance blâme les programmes d’enseignement institu-tionnels autant scolaires que postsecondaires qui n’incluent pas les compositrices dans leurs corpus d’étude : « Les compositrices pionnières étant absentes des manuels officiels, comment alors transmettre ce savoir que même familles et enseignants, tous scolarisés par la société, semblent ignorer ? » (2010, 45[12]).

Le canon traditionnel enseigné dans les institutions est vecteur de l’exclusion des compositrices et reflète le rejet qu’elles ont subi dans l’histoire de la musique. Historiquement, les femmes n’ayant pas eu accès à l’étude de la composition acquéraient difficilement les compétences requises pour l’écriture d’oeuvres telles qu’elles sont communément « canonisées ». De plus, exclues des modes de circulation tels que la performance et la publication de leurs oeuvres, elles recevaient difficilement la reconnaissance nécessaire pour accéder au canon (Citron 1993, 190). Lefebvre souligne d’ailleurs dans le chapitre « Les pionnières laïques » de son ouvrage La création musicale des femmes au Québec (réunissant sept femmes québécoises qui ont étudié la composition dans les années 1960 sans en faire carrière) que leur création était « étouffée par une société qui ne [reconnaissait] pas encore ce droit aux femmes » (1991, 68).

Mireille Gagné expliquait en entrevue au Devoir en 2008 qu’« elles sont absentes de tous les programmes : les manuels scolaires, la formation des futurs enseignants, les saisons d’orchestre ou les festivals. [...] À Montréal, sur une cinquantaine de compositeurs joués pendant un grand événement musical, on peut compter deux ou trois femmes. Pourtant, sur les 198 membres agréés du Centre de musique canadienne au Québec (CMCQ), il y a 35 femmes » (Gagné citée par Baillargeon 2008). En 2019, sur les 272 membres agréés du CMCQ, 55 sont des femmes[13].

Si ces statistiques présentent une très faible augmentation du nombre de compositrices, qu’en est-il des ouvrages consacrés aux compositrices et aux compositeurs ? Dans La création musicale au Québec de Jonathan Goldman paru en 2014 qui « [invite] à découvrir l’univers musical inouï créé par seize compositeurs et compositrices du Québec, des années 1950 aux années 2010, à travers l’analyse de leurs oeuvres, et parfois de celles qui les ont inspirés » (Goldman 2014, 5), la réalité des compositrices contemporaines au Québec s’impose : seulement trois compositrices y sont présentées contre treize compositeurs. L’écart entre le nombre de compositrices et de compositeurs qui ont accès à la visibilité que procure une publication d’envergure telle que cet ouvrage ou les articles publiés dans la revue Circuit demeure apparent.

Pourtant, un effort considérable a été déployé pour mettre de l’avant les accomplissements des compositrices et musiciennes au Québec. Lefebvre explique : « Notre objectif dans l’étude des femmes à la vie musicale a été d’abord de rendre visible pour réintroduire ensuite leur participation en tant que sujets de l’histoire » (2005, 77[14]). Son travail a d’ailleurs permis de mettre en lumière les oeuvres et les témoignages d’un grand nombre de compositrices, principalement celles du xxe siècle[15].

Mais comment réintroduire les femmes à l’intérieur des corpus enseignés dans les institutions d’enseignement postsecondaires ? Stévance explique que le problème est ancré profondément dans ces institutions :

Les professeur.es d’histoire, qui se heurtent au projet pédagogique des ministères, ne sauraient aborder la question en profondeur compte tenu du fait que l’oeuvre des femmes et l’histoire qui les accompagnent ne figurent pas au programme imposé. Le même blocage s’exerce au sein des facultés de musique où les professeur.es d’histoire de la musique ou de composition enseignent, la plupart du temps, les techniques à travers les oeuvres des grands compositeurs du passé – pourrait-il en être autrement puisque ce sont celles qui ont été apprises, acquises et qui doivent être léguées ?

Stévance 2010, 47

Pour ces raisons, les rouages de l’éducation des musiciens depuis l’école primaire jusqu’à l’université empêchent l’inclusion des compositrices. L’enseignement du canon est aux fondements de l’éducation musicale et il est difficile pour les enseignant.es de l’ignorer sans subvertir l’ensemble des pratiques qui leurs ont été léguées dans l’exercice de leur profession. Pour remédier à cette situation, Citron propose une remise en question du canon traditionnellement enseigné dans les cours d’histoire de la musique et suggère d’amener une réflexion critique aux étudiant.es. Elle explique que c’est l’idée même du canon qui doit leur être enseignée d’un point de vue critique : « Ce qu’ils tiennent pour acquis en tant que corpus représente une construction culturelle complexe qui dépend des différentes valeurs sociales[16] » (Citron 1993, 224). C’est donc en prenant conscience du canon en tant que construction sociale qu’une transformation réelle de ce « réseau éducatif qui produit de la violence symbolique en répercutant continuellement le même phénomène d’occultation » (Stévance 2010, 47) deviendra possible.

Pour remettre en perspective son ouvrage Gender and the Musical Canon, Citron a publié en 2007 l’article « Women and the Western Canon: Where Are We Now? ». Elle y explique que l’idée de canon a évolué depuis, et qu’elle n’a plus la même signification aujourd’hui. Ainsi, il faudrait davantage parler de « canons » au pluriel, puisque la diversité des identités ne permet plus de classifier la musique d’une seule et unique façon (Citron 2007, 11). À la lumière de cette idée de « canons » au pluriel, qu’en est-il des différentes pratiques en musique de création au Québec ? En 2005, Lefebvre proposait quatre catégories pour regrouper les différentes pratiques des compositrices québécoises, les musiques instrumentales incluant (1) la musique contemporaine et (2) la musique actuelle — et les musiques électroacoustiques — (3) acousmatiques ou (4) « l’immense toile de création multimédia » (2005, 79).

En conclusion de sa présentation, Lefebvre précise : « force est de constater que ces réseaux sont de moins en moins étanches et que la jeune génération circule de plus en plus entre ces divers modes d’expression » (2005, 80). Dès lors, si en 2005 la tendance allait vers une « diversité des modes d’expression », nous assistons bel et bien aujourd’hui à l’éclatement des pratiques des compositrices et compositeurs, qui sont pour la plupart beaucoup plus fluides qu’auparavant dans leurs démarches de création. Mais qu’en est-il réellement de cette fluidité[17] des pratiques, et comment a-t-elle un impact sur l’identité des compositrices du xxie siècle québécois ?

Fluidité des pratiques 

Dans le chapitre « Musicologie, politiques culturelles et identité sexuelle », paru dans le deuxième volume « Les savoirs musicaux » de Musiques : Une encyclopédie pour le xxie siècle dirigé par Jean-Jacques Nattiez, Carolyn Abbate appelle à une prise de conscience des « binarismes » qui ont longtemps divisé les musiques, notamment par l’opposition entre musique pure et représentative, ou par celle entre musique populaire et classique (2004, 824-829). Une représentation de cette fluidité des pratiques devrait selon moi être introduite d’abord par les individus qui l’incarnent dans leurs pratiques de la composition.

Les compositrices Diane Labrosse, Joane Hétu et Danielle Palardy Roger (trois compositrices associées au courant actualiste qui ont collaboré dans différents projets dont Wondeur Brass, Les poules, et Justine), Nicole Lizée et Katia Makdissi-Warren sont des exemples de compositrices qui ont uni les pratiques associées à la musique de tradition classique à d’autres pratiques longtemps rejetées par cette même tradition. Elles ont ainsi contribué à l’effacement progressif des « binarismes » décrits par Abbate. Selon cette musicologue, nos attitudes envers le statut ontologique de l’oeuvre et les « binarismes » sont façonnées par l’histoire (Abbate 2004, 829) et il est essentiel d’en prendre conscience pour éventuellement en sortir. Dans cette optique, la fluidité des pratiques qui seront présentées ici illustre une nouvelle façon de s’approprier la musique de tradition classique qui n’isolerait plus cette dernière dans un chantier de création en dehors des autres traditions musicales. Un décloisonnement de l’identité de compositeur et de compositrice émane ainsi de ces pratiques qui excluent certaines formes de « binarismes » associés à la musique de tradition classique.

Diane Labrosse, Joane Hétu, Danielle Palardy Roger et le courant « actualiste »

Au tournant des années 1980 se rencontrent Diane Labrosse, Joane Hétu et Danielle Palardy Roger pour former Wondeur Brass, leur premier projet commun. Ces compositrices ont joué, selon Hélène Prévost, un rôle essentiel pour le courant actualiste en tant que productrices et organisatrices d’événements (2009, 72). Elles fondent en 1979 les productions SuperMusique, dédiées à la musique actuelle, l’improvisation et l’expérimentation sonore[18]. Actif encore aujourd’hui, le festival est toujours dirigé par Hétu et Palardy Roger et demeure un lieu essentiel pour la diffusion et la performance de la musique actuelle et expérimentale.

Afin de bien comprendre l’apport de la musique actuelle à cette réflexion, voici comment Stévance présente les éléments caractéristiques de ce mouvement :

En tant que mise en pratique de la déconstruction, la musique actuelle est d’abord un requestionnement des présupposés de la musique de la tradition classique. Son objectif est la perte de toute appartenance, de tout système de référence, pour ainsi ouvrir de nouvelles perspectives de création, mais sans pour autant envisager de quitter cette histoire

Stévance 2011, 31

Ces « nouvelles perspectives de création » ont été explorées par Labrosse, Hétu et Roger à travers leurs différents projets. Si leur musique s’éloigne régulièrement de la musique de tradition classique pour aller vers le rock et parfois même le jazz ou la pop, toutes trois se considèrent compositrices et sont membres de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ). L’éclatement de leurs pratiques est davantage le signe d’une liberté artistique revendiquée.

Selon Prévost, la musique actuelle provoque parfois des rencontres entre les musiciens de différentes traditions : « Une rencontre s’amorce. Par curiosité, parfois par nécessité. Parfois même par intérêt. Les musiciens se rencontrent, certains se reconnaissent » (1995, 32). Un exemple de ces rencontres serait la présence de Diane Labrosse et de Danielle Palardy Roger lors de la première série hommage de la SMCQ, mettant en vedette le compositeur Claude Vivier. Le spectacle « Une constellation de mutants », présenté le 2 avril 2008 à l’Espace Dell’Arte, unissait les Productions SuperMusique à celles de la SMCQ. La création de Labrosse pour cet événement, lancolie d’un lieu, est une « partition graphique (vague représentation d’une ville) calquée sur la structure de [Et je ne reverrai cette ville étrange] de Vivier[19] ». Cependant, ce sont les textures qui sont travaillées par la compositrice au lieu de lignes mélodiques, une caractéristique particulière de la musique de Labrosse[20].

Ces rencontres entre actualistes et musique contemporaine ont certainement permis une remise en question des frontières entre les différentes traditions. De plus, l’influence de Labrosse, Hétu et Roger perdure et même s’élargit entre autres à travers les éditions annuelles de SuperMusique et le catalogue DAME (dirigé par Joane Hétu[21]). On peut considérer ces trois compositrices avant-gardistes comme des pionnières qui ont fait et font encore un travail essentiel pour une nouvelle génération de compositrices et de compositeurs qui souhaitent explorer de nouvelles façons de créer[22]. Si la musique actuelle a su dès ses débuts dépasser les frontières de la musique de création au Québec[23], elle a ainsi permis d’ouvrir la porte à plusieurs compositrices et compositeurs vers une pratique plus exploratoire et plus inclusive.

L’ « éclectisme » de Nicole Lizée

Le travail de Nicole Lizée au sein des institutions universitaires et au cours de sa carrière de compositrice présente une nouvelle façon de s’approprier l’héritage des musiques de tradition classique. Si aujourd’hui « l’orchestre appartient à une longue tradition, [alors qu’il] est travaillé dans une facture contemporaine » (Trottier 2017, 36), Nicole Lizée se l’approprie à sa façon, en y incluant une multitude d’objets technologiques issus du passé et du présent. Elle explique : « mon esthétique musicale gravite en grande partie autour de la célébration et de la renaissance d’appareils, de sonorités et de matériel analogiques l’équipement à la fine pointe de la technologie des années 1960, 1970 et 1980 » (Lizée, citée par van Vliet 2017). En effet, que ce soit par des « vintage machines » (Godsoe 2017) ou une table de DJ, Lizée n’hésite pas à introduire les instruments ou les objets de son choix au sein d’un orchestre ou d’un ensemble.

Selon Maxime McKinley, « [le travail de Lizée] au sein de groupes indies est teinté de musique contemporaine et son travail dans la musique contemporaine est teinté de musique indie » (McKinley 2014, 388). La mobilité de la démarche de la compositrice lui permet d’explorer de nouvelles sonorités à l’intérieur de la musique de tradition classique, comme dans son oeuvre This Will Not Be Televised pour ensemble de chambre, deux percussions et DJ[24], réalisée dans le cadre de sa maîtrise en composition à l’université McGill.

Durant sa maîtrise, le travail de Lizée a suscité une certaine résistance de la part des responsables du programme de composition de l’école de musique Schulich (Godsoe 2017). Évidemment, cette résistance reflète les tensions toujours présentes entre la tradition (maintenue dans une certaine mesure par les institutions universitaires) et les nouvelles pratiques. Pourtant, toujours selon McKinley, on ne trouve pas dans l’oeuvre de Lizée de « malaise d’une brisure entre le “noble” (high art) et le prétendu “vulgaire” (low art) » qui se retrouve dans certaines oeuvres, mais plutôt « un continuum stylistique dans le sens où les styles changent, circulent, se côtoient mais de manière continue, organique, non hachurée » (McKinley 2014, 389). Et c’est certainement ce continuum stylistique qui permet à Lizée de collaborer avec des artistes comme le poète algonquin Samian dans leur co-création La terre a des maux, créée en 2018 par l’Orchestre symphonique de Montréal (Brunet 2018).

L’ « éclectisme » de Lizée (McKinley 2014) inscrit donc la compositrice dans une nouvelle génération de créatrices qui dépasse les frontières longtemps bien délimitées entre les musiques de tradition classique et les musiques populaires. La fluidité propre aux oeuvres de Lizée permet à sa musique d’être jouée autant dans des salles de concert comme la Maison symphonique de Montréal que dans des festivals de musique pop, indie ou expérimentaux (Godsoe 2017).

Katia Makdissi-Warren et le métissage

C’est à travers un métissage entre les musiques orientales et occidentales que les oeuvres de Katia Makdissi-Warren innovent. Inspirée par ses propres origines libanaises et québécoises et leurs traditions respectives, la compositrice souhaite « réinscrire continuellement la tradition dans le présent » (Makdissi-Warren 2007, 138).

Sa thèse de doctorat présentée en 2007 à l’Université de Montréal permet d’en apprendre davantage sur sa démarche de création. Elle y décrit trois de ses oeuvres : Jet Stream, Algorythme et PLB. Makdissi-Warren explique que c’est la musique classique contemporaine qui correspond au style occidental qu’elle emploie dans son métissage, alors qu’elle utilise plusieurs aspects de la musique de tradition arabe, comme le taqasim, une forme musicale d’improvisation qui se retrouve dans un grand nombre de musiques du Moyen-Orient et qui a beaucoup « imprégné [sa] démarche de métissage » (Makdissi-Warren 2007, 26).

Makdissi-Warren est actuellement la directrice artistique d’Oktoécho, un ensemble qui se spécialise dans le métissage des musiques orientales, autochtones et occidentales : « L’ensemble crée des oeuvres québécoises originales tout en explorant un esthétisme qui incarne un monde dont la fusion des différentes traditions transcende les frontières[25] ». Cette idée de transcendance des frontières était bien présente lorsque la compositrice a collaboré avec Les Violons du Roy dans le cadre de L’International des musiques sacrées de Québec. Suite à l’attentat de la mosquée de Québec en janvier 2017, l’événement était dédié à l’« ouverture sur le monde », et Makdissi-Warren y dirigeait un concert « où les musiques chrétiennes, musulmanes et juives s’entremêl[aient] afin de montrer aux spectateurs qu’il est possible de se parler entre religions et de se respecter » (Makdissi-Warren, citée par Cameron 2017).

Les valeurs inclusives de la compositrice sont donc au coeur de son oeuvre. Makdissi-Warren considère que « dans notre société québécoise composée en grande partie d’immigrants, inscrire une identité culturelle par l’exclusion de tout élément venant de l’extérieur serait tout simplement mal venu » (Makdissi-Warren 2007, 11). Le pluralisme culturel québécois est au centre de sa démarche. Elle affirme d’ailleurs que son identité de compositrice se construit à travers différentes traditions : « Je considère ma démarche et celles des autres comme une maille dans une chaine qui forge une identité culturelle en perpétuel devenir » (Makdissi-Warren 2017, 138). Ainsi, bien ancrée dans le présent, l’oeuvre de Katia Makdissi-Warren présente une fluidité culturelle qui contribue à sa manière au décloisonnement de l’identité des compositrices et des compositeurs québécois.

Conclusion

Si les médias et les programmes d’enseignement n’ont toujours pas entièrement rendu la visibilité qui revient aux compositrices, il semble que les dernières décennies ont donné place à de nouveaux discours offrant des nouvelles perspectives. Avec l’arrivée du féminisme en musicologie[26], des idées ont été présentées pour un enseignement plus inclusif, notamment par Citron. Ainsi, puisque les inégalités sont maintenues au sein même de l’institution, un enseignement critique du canon traditionnel auprès des étudiants en musique semble une solution efficace pour des résultats à long terme. De plus, l’idée qu’il existe plusieurs canons amène à (re)considérer les multiples héritages dans la musique du passé jusqu’à aujourd’hui, et permet d’élargir les horizons non seulement au niveau de la transmission de ces héritages, mais également auprès des compositrices et compositeurs en ce qui a trait à leurs propres pratiques.

Les démarches des compositrices présentées plus haut représentent différentes façons de s’inscrire dans la tradition des musiques de création. Elles témoignent d’une nouvelle ouverture vers diverses influences en inscrivant leurs pratiques dans plusieurs traditions, ouvrant vers de nouvelles avenues en dehors des « binarismes ». Hétu, Labrosse et Roger ont agi et agissent encore en tant que pionnières, et la musique actuelle et leurs réalisations volontairement en marge de la musique contemporaine institutionnalisée ont permis d’ouvrir la porte à de nouvelles pratiques exploratoires.

À travers l’observation de ces différentes démarches de création, il apparaît que la fluidité des pratiques témoigne d’un certain décloisonnement de l’identité chez certaines compositrices. Si la distinction entre les compositrices et les compositeurs s’efface, leurs identités s’éloignent à leur tour d’une « binarité » qui a longtemps dominé les musiques de tradition classique, les opposant aux musiques populaires ou aux musiques non occidentales.

Les quelques exemples présentés plus haut démontrent que les nouvelles pratiques mènent à des collaborations intéressantes entre les différents milieux. Un réel désir d’ouverture et de partage se manifeste à travers les collaborations de Lizée avec Samian ou de Makdissi-Warren avec l’International des musiques sacrées de Québec. Si ces pratiques s’inscrivent dans un xxie siècle à l’environnement « conflictuel et pluraliste » (Abbate 2004, 828), tout porte à croire que cet environnement devient un lieu de « prise de conscience des «binarismes» » (Abbate 2004, 829). L’avènement d’une critique conscientisée et d’un milieu musical plus inclusif ne peut qu’encourager les nouvelles générations de compositrices et de compositeurs à s’approprier le monde de la création musicale à leur façon.