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La musique de Pascal Dusapin (né en 1955), un des compositeurs clés de notre époque, suscite l’intérêt d’un très large public, des professionnels de la musique jusqu’aux mélomanes passionnés. C’est à eux que s’adresse le recueil des correspondances et entretiens entre Dusapin et son collègue québécois Maxime McKinley (né en 1979[1]). L’ouvrage inclut quatre-vingts courriels écrits entre 2010 et 2015 et deux entretiens en privé. Ces échanges sont encadrés par la préface et l’épilogue rédigés par McKinley lui-même.

La genèse du livre est due en quelque sorte au hasard. McKinley, étant à l’époque le secrétaire de rédaction de la revue Circuit, musiques contemporaines[2], s’adresse au compositeur dans le cadre de la préparation d’un numéro dont le sujet porte sur la spiritualité et le sacré dans la création musicale contemporaine. Il lui propose de répondre au questionnaire sur la thématique concernée. Dusapin décline gentiment cette sollicitation, mais les échanges continuent, bien qu’avec une intensité variée : certains sont espacés de quelques jours et d’autres de quelques mois. Ce que cette rencontre a de tout à fait remarquable, c’est justement la volonté de Pascal Dusapin de poursuivre la correspondance. Le compositeur, de son propre aveu, n’est pas très adepte des échanges écrits, certainement en raison de son emploi du temps très chargé. On le voit dans ses réponses à son correspondant, marquées de regrets de ne pas avoir pu prendre la plume plus tôt : « J’ai une vie belle, mais c’est une vie de chien » (p. 35) ; « J’ai commencé une lettre pour vous. Mais la fin de mon concerto de violon (quelle idée !...) m’obsède et ne me laisse pas une seconde » (p. 46) ; « Cela fait à présent des mois que je tente de vous répondre. J’ai maintes fois commencé une lettre au détour de quelques moments de paix, mais quelque chose devenait à chaque fois impossible » (p. 49).

Si Dusapin continue la correspondance, c’est certainement parce qu’il apprécie la « grande et très distinguée culture » (p. 65) de son jeune collègue, dont « la pertinence de propos et remarques, l’extrême précision de la pensée incluant tous les domaines des sciences humaines et de la philosophie en font un interlocuteur rare dont les réflexions dépassent de très loin les simples commentaires musicographiques auxquels un compositeur est généralement habitué » (p. 65). Cette spécificité est tout à fait justifiée : avec beaucoup d’aisance et en connaissance de cause, McKinley s’appuie, entre autres, sur les propos d’écrivains comme Stig Dagerman, Réjean Ducharme, Susan Sontag et Marguerite Yourcenar, parcoure la pensée philosophique de Giorgio Agamben, Walter Benjamin, Kōjin Karatani et Jean-Luc Nancy, ou encore commente les films de Michelangelo Antonioni, Werner Herzog et Akira Kurosawa, et ce, tout en naviguant avec aisance dans le domaine de la création musicale contemporaine.

Une telle approche multidisciplinaire entre naturellement en résonance avec l’univers de Dusapin. Celui-ci, ouvert aux nombreuses théories et pratiques de l’art et de la science, ne puise-t-il pas dans la philosophie de Deleuze et Guattari ; la littérature de Flaubert, Beckett, Stein, Cadiot ; le cinéma de Fellini, Lynch, Pasolini ; la photographie de Brandt et Weston ; la peinture de Newman, Lewitt et Jude ; la théorie fractale de Benoît Mandelbrot, la théorie de la morphogénèse de René Thom, la théorie de la complexité d’Edgar Morin, etc. ? Deux compositeurs font ainsi converger leurs « musées, bibliothèques et médiathèques imaginaires » (p. 13), quoique ceux de Dusapin soient bien sûr au centre du propos. Souvent c’est McKinley qui donne le ton à la correspondance en faisant part de ses impressions et des associations d’idées à la découverte des compositions de son interlocuteur. C’est à partir de ces « zigzags intuitifs » (p. 13) que naît une promenade dans l’oeuvre de Dusapin. En suivant ses nombreux déplacements (Amsterdam, Berlin, Donaueschingen, Genève, Londres, Lausanne, Séoul, Venise, etc.), on parcourt l’ensemble des formes artistiques auxquelles participe Dusapin, à savoir la musique, la photographie, le dessin et l’installation interactive. Le livre comporte de précieux témoignages de Dusapin sur ses débuts en musique et ses études avec Iannis Xenakis, sur son langage musical (système harmonique, calculs mathématiques, choix des instruments, etc.), sur ses carnets de travail et ses collaborations artistiques avec Dominique Bagouet, Olivier Cadiot, Thierry Coduys, James Turrell.

McKinley est un interlocuteur d’autant plus précieux que ses remarques et commentaires sur les oeuvres de Dusapin sont guidés par des intuitions « toujours justes » (p. 80), comme ce dernier l’observe. Paradoxalement, alors que c’est la question de la spiritualité dans l’art qui a marqué le début de la correspondance et que Dusapin n’a initialement pas voulu aborder, c’est justement vers ce côté métaphysique et transcendant de l’univers créatif du compositeur que les échanges reviennent avec une régularité constante. C’est ainsi que McKinley observe dans l’oeuvre du compositeur le « cristal vivant » (p. 36), à propos duquel il remarque qu’il y a « un côté fractal dans les oeuvres, mais aussi dans l’Oeuvre (avec majuscule, au sens de la production entière). Et cela vit, bouge » (p. 36). Il continue : « À la rigueur, votre musique est un être avec un coeur qui bat et un libre-arbitre, du moins des aspirations internes ». Il parle ensuite de la « vie propre » (p. 36) qu’il ressent dans l’univers sonore de Dusapin et partage son étonnement après avoir aperçu la « variété quasi biologique de verbes » (p. 36), au nombre de 177, que le compositeur utilise pour expliquer le déploiement de la matière musicale dans ses notes accompagnant l’enregistrement de Solos. D’ailleurs, en parlant de l’Oeuvre, il remarque que les partitions de Dusapin sont interconnectées de façon rhizomatique[3] et que souvent, « à l’instar de satellites gravitant autour de planètes, des oeuvres plus “modestes” préparent, accompagnent et/ou succèdent l’écriture d’oeuvres de plus grandes dimensions » (p. 14). Dans cette perspective, McKinley compare le cycle de Solos pour orchestre aux corps célestes qui « apparaissent et disparaissent, comme le soleil, jusqu’à s’engloutir en eux-mêmes, comme un trou noir » (p. 36). Les sensations de « l’élévation et de l’apesanteur » (p. 15) ainsi que de l’atemporalité (p. 81) complètent ces perceptions quasi cosmiques de l’oeuvre du compositeur. Dans cet univers qui vit, bouge et se répand sans cesse McKinley entend une solitude et une tristesse « monstrueuse » et « au-delà de l’humain » qu’il identifie à « presque la tristesse de dieu » (p. 36). Dans d’autres oeuvres de Dusapin, il avoue ressentir de l’enfermement (p. 31), voire un aspect « claustrophobisant » (p. 31) qu’il précise être « une sorte de triste impuissance » (p. 31) qui côtoie en même temps « l’énergie, la vivacité et la fierté » (p. 31).

À travers ses interrogations, McKinley essaie de percer le mystère de cette « conscience ultra-sensible » (p. 43), « quelque chose de fondamental […] qui est à la fois primaire, humain et musical » (p. 43) au centre de l’univers sonore de Dusapin. Dans une lettre, il s’interroge même sur la présence d’un autoportrait du compositeur (p. 48) dans son opéra Faustus, The Last Night (2005). Dans une autre, il ira encore plus loin en abordant la question concernant la signature musicale — sur le modèle des acronymes-notes BACH ou DSCH (la signature musicale de Dimitri Chostakovitch) — présente dans les oeuvres de Dusapin et qui, selon lui, prend la forme d’une cellule do#-si-ré, « doucement insistante » (p. 86) et accompagnée des « ritournelles autour de ce réseau » (p. 86). Dusapin ne commente pas cette remarque et McKinley abandonne cette piste. Pourtant, c’est là que se trouverait un élément clé permettant de concevoir l’Oeuvre du compositeur en tant que système clair, lucide et cohérent. Faute de cela, on pourrait faussement croire que la musique de Dusapin a un caractère quasi improvisé, qu’elle pourrait être écrite à partir du milieu et à l’envers, sans le vrai commencement ni le point final (p. 114, 147-148). D’ailleurs, c’est le compositeur lui-même qui avoue respecter « des cadres très stricts » (p. 133) : « Même si j’attache beaucoup d’importance à ce que ma musique ait l’air improvisée, elle est basée sur des modes très précis » (p. 133). Cette vision que McKinley adopte à l’égard de la musique de Dusapin lui donne, entre autres, la raison de ne pas chercher une façon plus structurée d’organiser leurs échanges, bien qu’il montre à un moment la volonté de s’inspirer du modèle des Dialogues (1977) de Gilles Deleuze et Claire Parnet. La particularité de ce livre d’entretiens est qu’il est construit non pas sous la forme traditionnelle de questions/réponses, mais d’échanges où chaque auteur s’exprime en bloc, à tour de rôle.

Dans un ouvrage paru en même temps que la sortie du recueil des correspondances et des entretiens avec McKinley, l’auteure de cette recension a également cherché la présence d’une signature/monogramme dans l’oeuvre de Dusapin[4]. Il est intéressant de constater comment, de façon indépendante et avec des approches différentes, deux recherches convergent et se complémentent. Dans notre ouvrage, nous avons notamment démontré que dans la musique de Dusapin, représentant une sorte d’espace rhizomatique qui « n’a ni commencement ni fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde[5] », tout est lié au complexe sonore d’origine, celui du monogramme, « cellule mère[6] » avec laquelle se confondent toutes les sous-unités indépendantes de la composition[7]. C’est ainsi que le , la note au centre du système harmonique du compositeur, représenterait la première lettre (D) en revenant souvent de façon insistante.

Il serait à ce propos très intéressant d’approfondir le concept de parallaxe élaboré par Slavoj Žižek, le philosophe serbe, que McKinley applique à l’oeuvre de Dusapin et qui se traduit comme « l’apparent déplacement d’un objet (son changement de position dans un cadre défini) causé par un changement du point d’observation qui offre une nouvelle ligne de vision » (p. 56). On retrouve un principe similaire chez Gilles Deleuze. Le philosophe considère, en effet, la théorie des coniques de Spinoza selon laquelle la pointe du cône, observée à partir de points de vue différents, peut être perçue différemment, comme « cercle, ellipse, parabole, hyperbole, et même droite et point[8] ». Deleuze note que le point de vue implique la présence d’un observateur qui est « nécessairement une âme, un sujet[9] ». Si on transpose ce modèle à la musique de Dusapin, on verra alors que c’est justement l’âme qui s’exprime à travers le nom du compositeur en représentant le « cristal vivant » observé McKinley et qui fait engendrer les processus de croissance et d’épanouissement de l’univers de son créateur. C’est en considérant ce point de vue sur l’oeuvre du compositeur qu’on pourrait comprendre la vraie signification de l’installation Mille Plateaux (2014), dont l’image est d’ailleurs mise sur la couverture du recueil. Cette oeuvre, dont le caractère « extrêmement précieux » (p. 149) est souligné par Dusapin dans ses échanges avec McKinley, représente un grand espace immersif et multidimensionnel[10]. Dans le noir profond parcouru de reflets lumineux et de sonorités du vent provenant de tous les pays du monde[11] émergent, en blanc, les dessins du compositeur : ces innombrables petits tourbillons composés de signes musicaux, d’entrelacs, de points, de traits et d’arabesques. Ces dessins, que Pascal Dusapin appelle le « pensoir » (p. 149), précèdent la composition : tels des quarks, ces particules élémentaires vont ensuite s’assembler avec les « figures abstraites entrelaçant lignes, masses, angles, tourbillons, blocs, volumes…[12] ». C’est ainsi que Mille Plateaux évoque l’origine du monde, quand le temps n’existait pas encore, avant la création de toute forme, avant même ce Verbe qui était au commencement[13]. C’est le moment unique en attente justement de ce verbe[14], cette première vibration unissant à la fois le nom et le son et qui va donner la naissance à un univers s’élargissant sans cesse.

À propos de son système harmonique, le compositeur mentionne, bien que furtivement, le terme « cosmogonie » (p. 132). Pourtant, en traçant la ligne symbolique entre deux plans de création (musicale et cosmique) qui se reflètent, son Oeuvre fait penser aux nombreuses cosmogonies musicales décrites depuis l’Antiquité (Pythagore, Platon, Aristoxène, etc.) jusqu’à l’époque contemporaine (Stockhausen, Penderecki, Crumb, etc.[15]). On pourrait ainsi remarquer que cette ligne symbolique trace justement l’écart parallactique se résumant dans cette « tension paradoxale de l’intérieur et de l’extérieur » (p. 15) que McKinley ressent à l’écoute de la musique de Dusapin. Néanmoins, et en suivant le concept de parallaxe, l’« In » et l’« Out » de l’univers musical du compositeur[16], le microcosme et le macrocosme, se trouvent toujours connectés, même s’il s’agit des deux côtés du ruban de Möbius.

En conclusion, ce recueil de correspondances entre Pascal Dusapin et Maxime McKinley constitue une aide précieuse pour le décryptage de la musique du compositeur, aussi bien pour les mélomanes curieux que pour les musiciens avertis et les musicologues.