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Le premier instrument du musicien est son corps : sans ce dernier, toute production musicale de même que toute perception sont impossibles. Le concours du corps étant naturellement indispensable à la production sonore, plusieurs chercheuses et chercheurs se sont appliqués à étudier le corps dans sa fonction d’outil de production musicale. À titre d’exemple, mentionnons les nombreux articles s’intéressant aux aspects physiologiques du jeu instrumental et vocal parus dans les revues Medical Problems of Performing Artists et Médecine des arts, ou encore recensés dans Performing Arts Medicine (Sataloff, Brandfonbrener et Lederman 2010). Au-delà de l’acte physique d’exécution inhérent à la production musicale, le corps détient un rôle fondamental dans la perception de la musique. Dans la littérature, des auteurs de notoriété confèrent au corps un rôle central dans l’expérience musicale (Bowman 2004, 30 ; Bowman et Powell 2007, 1101 ; Bresler 2008, 231 ; Davidson 2012, 769). Des chercheurs d’autorité du domaine de l’éducation artistique s’accordent cependant sur le fait que l’expérience corporelle a été peu examinée en recherche (Bowman 2004, 34 ; Bowman et Powell 2007, 1088 ; Juntunen et Hyvönen 2004, 200 ; Powell 2007, 1084). Cette question ayant été insuffisamment étudiée, elle est par conséquent peu documentée et mal connue des professeur·e·s de musique. De ce fait, nous posons l’hypothèse qu’une meilleure compréhension de la valeur de l’expérience corporelle en musique favoriserait son intégration dans la formation musicale[2], et ce, tant dans le contexte de l’enseignement général de la musique en milieu scolaire que dans le jeu instrumental et le chant. À la lumière des théories de philosophes classiques et contemporains qui ont pensé le corps, notre principal objectif consiste ici à démontrer le caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique. Ce retour aux assises philosophiques du corps vise à amener la personne qui enseigne la musique à réfléchir aux orientations qu’elle souhaite privilégier lorsqu’elle enseigne, de même qu’à l’outiller afin qu’elle soit plus aisément en mesure de faire valoir le rôle indispensable du corps, à travers sa double entité d’instrument de production et de perception, dans le développement du plein potentiel de l’individu, voire de l’artiste en devenir qu’elle façonne.

Pour répondre à ces objectifs, nous proposons la démarche suivante. Après avoir convenu du sens que nous accordons dans cet article à quelques concepts clés, nous rendrons compte de l’état des connaissances à l’égard de l’expérience corporelle en musique. Considérant que l’expérience corporelle en musique s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, nous remonterons par la suite aux origines philosophiques du problème de la relation du corps et de l’esprit en procédant à l’exploration des positions théoriques de certains des plus importants philosophes du corps, puis nous décrirons la tendance qu’emprunte la philosophie contemporaine du corps. Nous considèrerons ensuite la question sous l’angle éducationnel et exprimerons nos vues quant aux visées qui devraient être poursuivies par la formation musicale. L’examen des points de vue d’autrices et d’auteurs qui se sont intéressés à l’expérience du corps en musique permettra finalement de mettre en évidence le caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique. Pour terminer, nous mentionnerons certaines approches pédagogiques qui privilégient un apprentissage réalisé par la voie de l’expérience corporelle.

Quelques définitions

Il convient dès maintenant de fournir quelques explications quant à la signification que nous donnons à certains concepts clés de notre discours ; bien entendu, des éclaircissements complémentaires seront présentés plus loin. Dans le présent article, la notion d’expérience corporelle réfère au savoir de nature subjective auquel un individu accède par la voie de son corps. L’expérience corporelle est donc avant toute chose une expérience de perception — nous y reviendrons dans quelques instants —, dépassant ainsi largement la simple mise en mouvement du corps.

Comme nous le verrons tout au long de ce texte, la signification que nous accordons au mot corps se prolonge au-delà du corps physique. Marzano rappelle le statut complexe du corps lorsqu’elle affirme que « chaque personne entretient avec son corps une relation à la fois instrumentale et constitutive » (2016, 49). Le corps est à la fois objet et sujet : objet, ou corps physique, parce qu’il peut être vu, touché et senti ; sujet, ou corps vécu, car il peut voir, toucher et sentir. Les germanophones disposent d’ailleurs de deux mots distincts pour s’exprimer à propos du corps : Körper est utilisé pour décrire le corps physique, c’est-à-dire la chair, alors que Leib désigne le corps vécu. Le corps est certes un objet en notre possession, mais n’est pas un objet comme les autres puisqu’il est impossible de s’en éloigner. Comme l’exprime avec justesse le philosophe français Merleau-Ponty : « Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps » (1945, 175). L’expérience corporelle doit donc être envisagée dans une perspective holistique où les dimensions sensorielles, motrices, cognitives et affectives de l’être composent un tout indivisible.

Pour mieux saisir le sens que nous accordons au mot perception dans ces pages, il importe de préciser que tout comme Grandjean et Labbé (2017, 89), nous opérons une distinction entre les termes sensation et perception. Ces derniers auteurs comparent les sensations éprouvées par un individu à des données brutes non traitées, définissant dès lors la perception comme étant à la fois le traitement et l’interprétation de ces données, c’est-à-dire la construction de sens à partir des sensations éprouvées par le corps. En outre, mentionnons que la production et la perception musicales ne doivent pas être perçues comme deux actions antagonistes : la musique émergeant de la constante relation du corps qui produit et du corps qui perçoit, ces deux dimensions dépendent nécessairement l’une de l’autre.

L’expérience corporelle en musique : état des connaissances

Selon Bowman et Powell, il semble que « le rôle du corps dans la pratique musicale et dans l’écoute musicale a été peu étudié empiriquement, et est largement négligé du point de vue philosophique[3] » (2007, 1088). Dans cette même ligne de pensée, Powell affirme qu’il y aurait « peu de recherche ou de modèles théoriques portant sur le corps dans le domaine de l’éducation artistique[4] » (2007, 1084). Hormis la recherche portant sur les fonctions instrumentales du corps, cette chercheuse soutient que « peu d’attention serait accordée à l’expérience corporelle en arts, ce qui expliquerait pourquoi nous disposons de peu de fondements théoriques à l’égard de l’expérience corporelle et intercorporelle[5] dans le domaine de l’éducation[6] » (2007, 1084). En effet, en musique, bien que les recherches portant sur l’optimisation du geste musical et la prévention des blessures musculosquelettiques soient en plein essor depuis les 30 dernières années, et que les ouvrages qui traitent de l’enseignement technique des différents instruments dans une visée de production sonore semblent de plus en plus abondants sur le marché, la question de l’expérience corporelle en musique n’y est que peu traitée. Face à cette carence, Bowman expose la nécessité de développer des théories sur l’expérience corporelle : « Nous avons besoin de théories qui reconnaissent à la fois la nécessité et la véridicité de l’expérience corporelle, du savoir acquis par le corps[7] » (2004, 34). Ce défaut de modèles théoriques a pour conséquence de limiter le développement de la recherche sur l’expérience corporelle puisqu’il contraint les chercheurs à devoir se réinventer à chaque nouvelle étude.

Avant de discuter spécifiquement de la valeur de l’expérience corporelle en musique, nous nous proposons d’examiner les fondements sur lesquels prend appui le discours des autrices et auteurs contemporains qui se sont penchés sur l’expérience corporelle en musique.

Origines philosophiques du problème de la relation du corps et de l’esprit

Le corps est à l’origine de l’un des problèmes philosophiques les plus célèbres de tous les temps. Dans l’optique de mieux saisir les enjeux associés à l’expérience corporelle en musique, la question sera replacée dans un contexte plus large et sera examinée du point de vue de certains des grands philosophes qui ont réfléchi au corps, dans son rapport à l’esprit. Sans prétendre d’aucune manière traiter de façon exhaustive le problème de la relation du corps et de l’esprit[8], nous proposons un aperçu de divers points de vue philosophiques relatifs à cette question qui anime l’être humain depuis la nuit des temps.

Dualisme et monisme de substance

On retrouve depuis l’Antiquité grecque une tradition philosophique dépeignant l’humain comme un être séparé en deux substances distinctes, soit le corps et l’esprit. Ce dualisme de substance trouve notamment ses origines dans les écrits de Platon (1875), lequel conçoit que le monde de l’homme se divise en deux entités : d’une part, le monde intelligible et, d’autre part, le monde sensible. Le monde intelligible, celui des Idées, renvoie à l’âme, foyer de la pensée et de la raison. L’âme, immortelle, est cependant condamnée à vivre dans un corps, lequel est sensible et mortel. Par le fait de leur caractère stable et immuable, seules les Idées sont réelles pour Platon ; ainsi, en raison de la nature instable des sens, le corps est vu comme une entrave à la quête de vérité de l’âme.

À l’époque moderne, Descartes perpétue la vision dualiste de Platon en distinguant nettement l’esprit, qu’il nomme le cogito, du corps, appelé l’étendue. Chez Descartes, toute connaissance se fonde avant tout sur la raison. Comme Platon, il enseigne à se méfier des sens trompeurs :

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même[9]

Descartes 2012 [1641], 52

La conception du corps, chez Descartes, est mécaniste, c’est-à-dire que la fonction du corps s’apparente à celle d’une machine : une machine au service de l’âme[10].

En somme, les dualistes qui s’inscrivent dans la tradition platonico-cartésienne affirment la suprématie de l’âme, unique accès à la vérité, et condamnent le corps à un rôle secondaire, le considérant tel un objet dont il faut se méfier. Ainsi, suivant l’idéalisme platonicien et le rationalisme cartésien, l’homme doit s’attacher à s’affranchir de son expérience sensible s’il veut accéder à la vérité.

Différentes théories monistes, soutenant l’indivisibilité de l’être, ont coexisté parallèlement aux philosophies dualistes à l’image de celles de Platon et de Descartes. Par exemple, Aristote affirme que l’âme n’est pas une substance distincte du corps[11] (1977, 71), se montrant ainsi en désaccord avec son maitre Platon. Spinoza offre un autre exemple de philosophie moniste ; pour lui, le corps n’est pas un instrument soumis à l’esprit, l’étendue et la pensée étant à son avis « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières[12] » (2011 [1677], 138). D’après la conception moniste, le corps et l’esprit doivent donc être envisagés comme étant différents attributs d’une substance unique.

Le corps pécheur d’après la théologie scolastique

Dès l’Ancien Testament on retrouve des écrits portant sur le statut du corps imprégnés de la philosophie idéaliste de Platon, à l’exemple de ce verset tiré du Livre de la Sagesse : « Le corps, sujet à la corruption, appesantit l’âme, et sa demeure terrestre accable l’esprit aux pensées multiples » (Société de Saint Jean l’Évangéliste 1923, Sg9:15). Marquée par cette volonté de concilier la tradition philosophique antique et la théologie chrétienne, la scolastique médiévale a également traité du problème de la relation du corps et de l’esprit. L’interprétation du Livre de la Genèse proposée par le philosophe et théologien Augustin d’Hippone (saint Augustin), dans l’Antiquité tardive, a valu à ce dernier la paternité de la doctrine du péché originel, associant la faute à la chair. Selon Augustin, Dieu a rendu les corps des hommes mortels afin de les punir du péché d’Adam. Augustin rejette la sexualité, même lorsque féconde, et lui préfère une relation spirituelle avec le Christ. Selon cette doctrine, l’âme permet de communiquer avec Dieu ; le corps terrestre, impur, est sujet à la tentation et doit se livrer à des purifications en demandant le pardon, et ce n’est qu’au paradis qu’il retrouvera sa pureté. Ce mépris de la chair a profondément marqué la vision qu’a adoptée ensuite le monde judéo-chrétien envers le corps.

Primauté de l’expérience sensible dans l’accès à la connaissance

Au-delà du désaccord de fond d’ordre ontologique[13] qui cherche à savoir s’il y a séparation ou union des substances, le problème de la relation du corps et de l’esprit comporte également un enjeu épistémologique puisqu’il concerne l’origine que l’on attribue à la connaissance. L’idéalisme platonicien et le rationalisme cartésien, tels que décrits plus tôt, sont des exemples par excellence de positions philosophiques qui accordent la primauté à l’esprit dans l’accès à la connaissance. D’autre part, les philosophies empiristes prétendent plutôt que toute connaissance tire son origine essentiellement de l’expérience sensible[14]. Ainsi, pour l’empiriste britannique David Hume, bien plus que la raison, ce sont les sens qui permettent d’accéder à la connaissance :

Toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par nature vagues et obscures : l’esprit n’a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l’on peut les confondre avec d’autres idées ressemblantes. […] Au contraire toutes les impressions, c’est-à-dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. […] En ce qui les concerne, il n’est pas aisé de se tromper ou de se méprendre[15]

Hume 2002 [1748], 18

La primauté des sens et des sensations dans l’accès à la connaissance a également été célébrée dans les théories sensualistes de Condillac et d’Helvétius, directement dérivées de la théorie plus générale de l’empirisme, mais aussi par leur contemporain Jean-Jacques Rousseau, dont les vues sur l’éducation sont ici des plus éclairantes :

Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maitres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir

Rousseau 2002 [1762], 88

Un siècle plus tard, Nietzsche considère qu’étant donné que l’homme existe par son corps, l’étude de l’être doit partir du corps et non de l’esprit[16] (1979 [1885-1887], 113). La position de Nietzsche s’oppose tout à fait à celle de Platon et de Descartes, puisqu’il affirme qu’« en général [les sens] ne mentent pas. C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge. [...] Si nous faussons le témoignage des sens, c’est la “raison” qui en est la cause[17] » (1908 [1889], 126-127). Plus près de notre époque, l’avènement de la phénoménologie, qui permet d’accéder à la vérité d’un phénomène par l’étude de l’expérience vécue, a permis d’engager une réflexion importante centrée sur le corps. L’oeuvre philosophique de Merleau-Ponty gravite autour de la question de la corporéité (embodiment). Pour le philosophe français, le corps est non seulement la source de toute perception, mais également la condition de l’expérience, puisque c’est par le corps que l’homme accède au monde. Enfin, de façon analogue à Merleau-Ponty, Polanyi envisage le corps en tant « [qu]’instrument ultime de toutes [...] connaissances externes, tant intellectuelles que pratiques[18] » (1967 [1966], 15).

Encore aujourd’hui, on retrouve dans les écrits philosophiques contemporains portant sur le corps l’empreinte marquée de l’empirisme, théorie qui reconnait la primauté de l’expérience sensible dans l’accès à la connaissance. Dans la section suivante, nous constaterons également l’influence profonde qu’exerce le monisme de substance sur la philosophie contemporaine du corps, conception qui, rappelons-le, admet l’indivisibilité du corps et de l’esprit.

Situation contemporaine du problème

En ce début du xxie siècle, a-t-on trouvé une issue aux grands questionnements métaphysiques ayant trait à la relation du corps et de l’esprit ? Sans prétendre avoir résolu l’un des plus importants problèmes philosophiques de l’histoire, le philosophe de l’éducation musicale Bennett Reimer estime que l’état actuel des connaissances humaines porte à croire qu’il « ne peut y avoir de véritable séparation du physique et du mental — de l’esprit et du corps[19] » (2003, 211) :

Si l’on se rapporte à un grand nombre de sources, dont les sciences cognitives, la philosophie, la psychologie, la physiologie et les neurosciences, la conception selon laquelle les émotions seraient séparées et différentes des processus conscients de l’être humain est devenue dépassée. Il devient de plus en plus évident que la cognition humaine, ou l’intelligence, existe et s’exprime sous différentes formes, qu’elle est directement liée aux fonctions du corps et qu’elle est entièrement imprégnée par le sentiment[20]

Reimer 2003, 75

Dans L’erreur de Descartes : La raison des émotions (2008 [1994]), Damasio démontre, en sa qualité de médecin et de professeur de neurologie, de neurosciences et de psychologie, que la conception dualiste cartésienne est erronée :

La compréhension globale de l’esprit humain nécessite de prendre en compte l’organisme ; non seulement il faut faire passer les phénomènes mentaux du plan des processus de pensée immatériels à celui d’un tissu biologique, mais il faut aussi les mettre en rapport à l’organisme entier, dans lequel le corps et le cerveau fonctionnent comme une unité, et qui interagit pleinement avec l’environnement physique et social

2008 [1994], 315

Si les avancées scientifiques permettent à l’heure actuelle de démontrer la validité de certains points de vue philosophiques plus anciens — ou au contraire de réfuter leur véracité —, il est désormais possible d’admettre sur une base objective le caractère interdépendant du corps et de l’esprit, de même que le rôle indispensable de l’expérience sensible dans l’accès à la connaissance. Enfin, nous nous permettons néanmoins d’insister sur la pertinence des contributions à caractère philosophique à l’époque qui est la nôtre. Contrairement à ce qu’on observe lorsqu’une méthode scientifique est appliquée, les objets étudiés sous une approche philosophique ne sont assujettis à aucune limite puisqu’ils sont libres de toute contrainte d’ordre méthodologique ou technologique. Loin d’être devenue une discipline obsolète par rapport à la science, la philosophie permet, dans une perspective visionnaire, de soulever de nouvelles questions et de spéculer sur d’infinies possibilités, pour ainsi indiquer la voie aux chercheurs de demain.

Vers une philosophie pragmatique du corps

Si la philosophie a traditionnellement été associée à une activité contemplative de l’esprit, certains philosophes ont ressenti la nécessité de redéfinir l’essence même de l’activité philosophique, de sorte qu’elle admette la nature interdépendante du corps et de l’esprit. La soma-esthétique de Richard Shusterman, dont il sera question maintenant, s’avère un exemple incontournable de cette volonté de philosopher autrement.

Richard Shusterman, philosophe américain contemporain, est à l’origine d’un genre nouveau de philosophie du corps qu’il nomme « soma-esthétique[21] ». Il définit celle-ci comme étant « l’étude méliorative et critique de l’expérience et de l’usage du corps vivant (soma), conçu comme le foyer de l’appréciation sensorielle (esthésie) et du façonnement créateur du soi[22] » (Shusterman 2008, 1). Dans le vocable soma-esthétique, l’utilisation du terme soma[23] plutôt que corps vise à établir une distinction entre le soma — corps vivant, perceptif et intelligent, dans sa relation de connexion à l’esprit — et le corps, terme généralement associé à la partie matérielle de l’être. En ce sens, le soma de Shusterman rejoint le concept de corporéité tel que décrit par Merleau-Ponty, lequel « désigne le corps à la fois comme structure vécue et comme contexte ou lieu des mécanismes cognitifs » (Varela, Thompson et Rosh 1993 [1991], 18). Le terme esthétique, pour sa part, possède ici une double signification, se rapportant à la fois à la perception sensorielle du soma (esthésie) et à l’appréciation des qualités esthétiques des personnes ou des objets (Shusterman 2008, 1-2). Nous discuterons plus en détail de la signification des termes esthésie et esthétique un peu plus loin dans le texte, nous contentant ici de convenir de leur parenté étymologique.

La soma-esthétique instaurée par Shusterman implique les dimensions analytique, pragmatique et pratique de la philosophie du corps (Shusterman 2009, 62). Alors que la soma-esthétique analytique est descriptive et de nature théorique, la dimension pragmatique propose et compare les méthodes somatiques. Ces deux premières dimensions de la soma-esthétique reposent sur le discours, tandis que la troisième consiste en la mise en action de ces méthodes par un travail corporel conscient. Shusterman estime que c’est cette dernière dimension pratique qui a été la plus négligée par les philosophes du corps. Ainsi, la soma-esthétique dépasse la portée de la philosophie traditionnelle, laquelle se veut essentiellement théorique, et propose des stratégies de développement de la conscience somatique. Selon le fondateur de ce projet interdisciplinaire, la philosophie devrait être un art de vivre où l’expérience est centrale, plutôt qu’une simple discipline de réflexion et d’argumentation. Reconnaissant la profonde connexion du corps et de l’esprit, la soma-esthétique aspire donc à devenir le lieu de rencontre entre la philosophie et les disciplines d’éducation somatique.

Cette approche philosophique se rapproche du pragmatisme philosophique des Américains Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey, doctrine n’admettant comme vraies que les idées qui comportent une implication pratique dans le monde matériel. Plus concrètement, la soma-esthétique de Shusterman est nourrie par sa pratique professionnelle de la méthode Feldenkrais[24]. Au début du siècle dernier, le philosophe pragmatiste John Dewey fut lui aussi influencé par les leçons d’éducation somatique qu’il reçut auprès de Frederick Matthias Alexander, fondateur de la technique Alexander[25]. La soma-esthétique représente donc un changement de visée important par rapport à la tradition philosophique antérieure. En d’autres termes, alors que des philosophes tels que Merleau-Ponty étaient à la recherche d’une explication ontologique de l’expérience du corps, la philosophie de Shusterman s’inscrit dans la tradition du pragmatisme philosophique et se porte à la défense de la dimension pratique de la philosophie du corps, visant à améliorer la conscience corporelle et ainsi rehausser la qualité de vie des individus. Le philosophe de l’éducation musicale Wayne Bowman appuie d’ailleurs ce changement de direction philosophique, et soutient que « pour naviguer sur les “mers” d’aujourd’hui, nous avons besoin de théories ou de philosophies d’un genre très différent de celui auquel nous avons été habitués[26] » (2005, 155). Nous avons besoin de théories, poursuit Bowman, « qui pourraient [...] faire une différence marquée dans nos actions et identités professionnelles. Cette orientation est le pragmatisme philosophique classique[27] » (2005, 157). La soma-esthétique de Shusterman est un exemple des plus représentatifs du pragmatisme philosophique réclamé par Bowman.

Nous arrivons ici au terme de notre exposition des positions de quelques-uns des plus importants philosophes d’hier à aujourd’hui ayant réfléchi au corps, dans sa relation à l’esprit. Des différentes doctrines philosophiques exposées dans ce qui précède, nous admettons à ce stade les trois grands principes suivants : 1) le corps et l’esprit forment un tout de nature interdépendante (monisme de substance) ; 2) l’expérience sensible revêt une importance de premier plan dans l’accès à la connaissance (empirisme) ; 3) les doctrines philosophiques ayant pour objet le corps sont surtout intéressantes pour nous dans la mesure où elles trouvent une valeur pratique dans l’expérience humaine (pragmatisme). La suite de notre discours prendra appui sur ces trois principes.

Visées de la formation musicale

Avant d’envisager des applications pratiques pour l’apprentissage et l’enseignement de la musique selon les grands principes énoncés, il est essentiel d’établir les visées fondamentales que la formation musicale devrait permettre d’atteindre ; en d’autres termes, de définir les orientations que les pédagogues devraient privilégier dans leur enseignement.

Dans un curriculum scolaire où chaque discipline cherche à faire valoir son importance — il en est de même quant au choix des activités extrascolaires que l’on propose à nos enfants —, la place de la musique est fréquemment justifiée par les bienfaits qu’elle procure sur le plan du développement de l’intellect (Bowman 2004, 32). Ceci n’est pas sans rappeler « l’effet Mozart » (Rauscher, Shaw et Ky 1993, 611), véritable phénomène de mercatique découlant d’une étude controversée[28] (Bolduc 2007). Comme le développement de l’intellect revêt une importance capitale au sein de la société, plus d’un·e professeur·e de musique est tenté·e de convaincre le public avec cet argument. Rappelons qu’en musique, les théories esthétiques de la tradition kantienne ont façonné des générations entières de mélomanes, conduisant l’auditeur à apprécier la musique pour ses caractéristiques formelles et à reconnaitre sa valeur pour l’expérience avant tout intellectuelle qu’elle procure (Bowman 2005, 160), reléguant le corps à un rôle de distraction, de contaminant de la véritable expérience esthétique (Bowman 1998, 87). D’après Kant, les jugements esthétiques devraient être effectués non pas d’après un gout subjectif mais d’une manière désintéressée et impersonnelle, de sorte qu’ils puissent prétendre à une valeur universelle : « Je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, écrit Kant, et je parle de la beauté comme si c’était une qualité des choses[29] » (1846 [1790], 81-82). Pour ce philosophe du courant idéaliste allemand, « la propriété qu’a un plaisir de pouvoir être universellement partagé suppose que ce plaisir n’est pas un plaisir de jouissance, dérivé de la pure sensation, mais de réflexion ; et ainsi les arts esthétiques, en tant que beaux-arts, ont pour règle le jugement réfléchissant et non la sensation[30] » (Kant 1846 [1790], 250). Chez Kant, la musique se partage ainsi en deux catégories, soit celle qu’il reconnait comme discipline des beaux-arts puisqu’elle s’apprécie par l’esprit[31], et celle, de moindre valeur, qu’il qualifie « d’art agréable » vu que son effet est ressenti par les sens[32] (1846 [1790], 249-250). Or, bien que le développement de l’intellect soit une fin parfaitement louable, il s’avère qu’il n’est d’aucune manière spécifique à l’apprentissage de la musique ou des autres arts. Ainsi, pour plusieurs philosophes de l’éducation musicale à l’exemple de Bowman, il apparait que ce motif ne devrait pas servir d’argument central pour justifier la pertinence d’une formation musicale (Bowman 2004, 34). Pour en établir le bienfondé, bon nombre de philosophes de l’éducation musicale soutiennent que l’enseignant·e de musique devrait plutôt miser sur une finalité qui sied à l’essence même des arts, soit le développement de la sensibilité esthétique de l’apprenant·e (Bowman et Powell 2007, 1089 ; Leonhard et House 1972, 20 ; Reimer 2003, 1). C’est notamment sur cette vision de l’éducation musicale en tant qu’éducation esthétique que repose notre conception de la formation musicale, mouvement dont les assises furent posées par Charles Leonhard et Robert W. House (1959 ; 1972) ainsi que par Bennett Reimer (1970 ; 1989 ; 2003), mais aussi — et même principalement — sur le sens primitif que l’on prête au terme esthétique.

Afin de préciser notre pensée, nous nous attarderons à présent à discuter des différentes significations du mot esthétique puisqu’elles divergent considérablement d’un ouvrage à l’autre. En introduction à son livre qui vise à exposer l’essentiel des connaissances actuelles sur l’esthétique, Talon-Hugon soulève à juste titre la question suivante : « L’esthétique est-elle critique du goût, théorie du beau, science du sentir, philosophie de l’art ? » (2008, 4). Nous avons évoqué plus tôt que le terme, chez Shusterman, se rapportait à la fois à la perception sensorielle et à l’appréciation des qualités esthétiques. Examinons d’abord le premier sens que Shusterman prête à esthétique, soit celui de la perception sensorielle (aisthêsis, ou esthésie). Se définissant comme la faculté de percevoir les sensations, l’esthésie (du grec ancien αἴσθησις, aisthêsis) incarne la signification originelle du terme esthétique. Découlant de αἴσθησις (aisthêsis), le dictionnaire grec français (Bailly 1894) fournit pour le substantif αἰσθητικός (aisthêtikos, que l’on traduit par esthétique) la définition suivante : « Qui a la faculté de sentir ou de comprendre. Qui peut être perçu par les sens ». L’esthétique est donc, par ses racines étymologiques, la science du sensible. Il faudra attendre jusqu’à 1750, année de la publication de l’Aesthetica, pour que le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten invente — d’abord en latin, puis en allemand — le terme esthétique (Parret 1992, 327-328), instaurant par la même occasion la discipline philosophique qui s’y rattache, qu’il définit alors comme suit : « L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure[33], art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible[34] » (Baumgarten 1750, cité par Parret 1992, 327-328). On assiste peu après à un détournement du sens du terme, l’Ästhetik devenant par la voie des philosophes allemands de la seconde partie du xviiie siècle la branche traditionnelle de la philosophie telle qu’on la connait aujourd’hui, c’est-à-dire une « science du beau », une « philosophie des beaux-arts » (Décultot 2002, 7-8) sans relation avec l’expérience corporelle et sensorielle. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, en préambule à son Esthétique[35] (1835-1838), convient d’ailleurs de l’impropriété du terme esthétique, lequel se rapporte à la « science des sens, des sentiments[36] », et concède vouloir n’en retenir que le nom, puisque celui-ci s’est désormais imposé dans la langue pour désigner la « philosophie de l’art » ou, plus spécifiquement, la « philosophie des beaux-arts ». C’est donc vraisemblablement sur ce deuxième sens que l’on accole au terme esthétique, soit celui de science du beau et de philosophie des beaux-arts, que s’appuie Shusterman lorsqu’il fait allusion à l’appréciation des qualités esthétiques des objets et des personnes. S’inscrivant dans la tradition kantienne et hégélienne de l’esthétique, cette deuxième définition correspond à la définition moderne de la discipline philosophique.

Il convient de souligner qu’« il n’existerait, selon Reimer, aucune définition ou explication définitive acceptée, ni même d’interprétation de ce qu’est réellement l’éducation esthétique[37] » (1991, 194). Dans les premières pages de son ouvrage A Philosophy of Music Education, Reimer concède que l’élaboration d’une définition exhaustive de l’éducation esthétique est une entreprise complexe (2003, 9). Reconnaissant les dangers de se confiner dans une définition incomplète, restrictive ou figée, il choisit plutôt de présenter une description des caractéristiques fondamentales de l’éducation esthétique, outil de réflexion qui sied tout à fait à la conception qu’il a de l’éducation esthétique, à savoir un mouvement philosophique et non une méthode rigide. La philosophie de Reimer s’appuie sur la théorie esthétique de l’expressionnisme absolu de Leonard B. Meyer (Reimer 1976 [1970], 15 ; 26), théorie qui admet que les relations formelles présentes au sein d’une oeuvre musicale sont propres à susciter chez l’auditeur des sensations et des émotions (Meyer 2011 [1956], 52). L’une des vues partagées par les philosophes de l’éducation musicale qui s’inscrivent dans le mouvement de l’éducation esthétique consiste à considérer le développement de la sensibilité à la musique comme un moyen d’éduquer le sentiment[38] humain (Reimer 1976 [1970], 27). Précisons que David J. Elliott, initiateur d’une philosophie de l’éducation musicale dite « praxialiste » et fondée sur l’action, s’oppose à cette vision de l’éducation musicale en tant qu’éducation esthétique. Pour Elliott et Silverman, les sentiments engendrés par l’expérience esthétique, telle que décrite dans ce qui précède, ne sont pas de véritables émotions[39], c’est-à-dire des « réponses viscérales, ressenties ; […] des sensations somatiques et corporelles ; […] ces “frissons musicaux” que la plupart des auditeurs et ceux qui font de la musique éprouvent[40] », mais seraient plutôt le fruit d’une expérience de nature intellectuelle (2015, 68). Ce désaccord qui oppose deux des principaux philosophes de l’éducation musicale, Reimer et Elliott, quant à la nature de l’éducation esthétique peut en partie s’expliquer par la confusion qui règne autour du mot esthétique.

Ainsi, tout en reconnaissant la valeur du mouvement philosophique d’éducation esthétique initié par Leonhard et House, et Reimer, nous envisagerons avant tout ici l’éducation esthétique dans sa signification la plus ancienne, c’est-à-dire une éducation de la faculté de percevoir, de sentir, de connaitre par les sens ; autrement dit, une éducation qui concède au corps un rôle de premier plan dans l’expérience esthétique. Puisque les sens[41], organes de la perception, logent dans le corps, il faut impérativement voir le corps comme point de départ de toute expérience esthétique. Suivant notre conception selon laquelle la formation musicale devrait être une éducation esthétique — au sens où nous l’entendons —, il devient donc beaucoup plus naturel de justifier le caractère constitutif de l’expérience corporelle dans la formation musicale.

Justification du caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique

L’exposition des points de vue des plus importants philosophes ayant réfléchi au corps et des visées fondamentales de la formation musicale, présentée dans ce qui précède, a permis d’apporter un éclairage théorique qui contribuera à étayer notre justification de la valeur de l’expérience corporelle en musique. La présente section se propose de faire valoir le caractère constitutif de l’expérience corporelle dans l’acquisition de connaissances — tant générales que musicales —, mais aussi de questionner le statut accordé à l’expérience corporelle dans l’apprentissage au sein de la société occidentale du xxie siècle.

Parallèlement aux approches d’apprentissage traditionnelles, des pédagogues tels que Johann Pestalozzi (1746-1827), Friedrich Fröbel (1782-1852), Rudolph Steiner (1861-1925) ou Maria Montessori (1870-1952) ont développé des « technique[s] d’apprentissage sous-tendue[s] par l’expérience sensitive et motrice de l’apprenant », dites méthodes actives (Dauphin 2011, 17 ; 20). Selon nos observations, la présence de ces approches pédagogiques actives demeure néanmoins marginale au sein de bon nombre de milieux scolaires en Occident. Par l’importance qu’elle accorde à la pensée rationnelle, Reimer observe que la société occidentale moderne tend à privilégier le développement de l’intellect (2003, 75) et à accorder un statut inférieur à l’apprentissage à travers l’expérience corporelle. Cette propension à survaloriser l’activité intellectuelle et à reléguer à un second plan l’expérience corporelle n’est pas sans rappeler la position rationaliste de Descartes, qui concède à l’esprit (cogito) la primauté absolue. Le musicien, compositeur et pédagogue Jaques-Dalcroze, à l’origine de sa méthode, la rythmique Jaques-Dalcroze, parvenait d’ailleurs à ce même constat un siècle avant notre époque :

Dès qu’un enfant entre dans une école supérieure, il semble que le programme scolaire cherche à faire oublier à cet enfant qu’il existe. L’hygiène corporelle[42], la conscience physique, les instincts sensoriels sont mis au troisième plan

2009 [1916], 22

Pourtant, comme nous l’avons vu, de nombreux philosophes tels que Polanyi, Nietzsche et Merleau-Ponty soutiennent que l’expérience corporelle est indispensable puisqu’elle se trouve à la base de tout apprentissage, de toute connaissance humaine. De même, pour le philosophe de l’éducation musicale Wayne Bowman, le corps serait « non seulement indispensable, mais également constitutif de toute expérience et connaissance qui revendiquent à juste titre un statut musical[43] » (2004, 35). Par ailleurs, la recherche actuelle en neurosciences révèle que :

Si l’apprentissage est considéré comme le développement de représentations mentales, il est essentiel de comprendre que seul le mouvement corporel permet de construire des représentations dans le cortex. […] Par conséquent, pour construire une représentation mentale d’un phénomène musical, la présentation d’explications verbales s’avère relativement inefficace comparativement à l’initiation d’une expérience corporelle[44]

Hodges et Gruhn 2012, 212-213

Bien que l’avancement des connaissances en neurosciences permette désormais de mettre en évidence le caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique et que, comme nous l’avons vu plus tôt, plusieurs philosophes contemporains de l’éducation musicale en reconnaissent la valeur, il convient de rappeler que cette idée n’est en rien nouvelle ; déjà, un siècle plus tôt, Jaques-Dalcroze en fut lui-même fermement convaincu (1920, 56). À cet égard, les écrits de Mathieu (2009 ; 2017) tracent des liens entre la pensée de philosophes contemporains et celle de Jaques-Dalcroze, dont l’approche pédagogique, novatrice au début du xxe siècle, favorise l’apprentissage de la musique par la voie de l’expérience corporelle.

Or, dans un contexte où chaque discipline réclame la part qui lui revient au sein d’une grille horaire bien chargée, on constate trop souvent que les domaines de l’intuitif, du subjectif et du non discursif, inhérents à l’apprentissage à travers l’expérience corporelle, finissent par être considérés comme inutiles ou superflus. Dans la pensée populaire, les termes cognition et intelligence restent généralement rattachés aux savoirs rationnels qui émanent de l’esprit, c’est-à-dire ce qui est abstrait, systémique et cérébral (Bowman 2004, 29 ; Reimer 2003, 211). Toutefois, rappelle Elliott, « penser et connaitre ne sont pas des phénomènes unidimensionnels : l’expression verbale n’est pas la seule forme que peuvent prendre la pensée et la connaissance[45] » (1995, 52). En art, l’artiste ne pense pas uniquement avec son esprit, elle ou il pense avec son corps[46] (Small 2019 [1998], 287). Cela dit, l’être humain ne s’en tient pas simplement à éprouver des sensations par son corps : il perçoit, c’est-à-dire qu’il traite et interprète ces sensations de manière à construire sa réalité (Grandjean et Labbé 2017, 89). En art, comme le souligne Powell, « le corps est […] le lieu et l’espace pour raisonner, savoir, interpréter (performing) et apprendre[47] » (2007, 1083). Bien que « le savoir acquis par le corps ne puisse être articulé de la même façon que la connaissance conceptuelle, Juntunen et Hyvönen soutiennent qu’il n’est ni réfutable, ni moins important[48] » (2004, 211). En musique, comme dans toute discipline, le savoir acquis par l’expérience du corps contribue d’une façon unique et personnelle à la compréhension du monde (Juntunen et Hyvönen 2004, 200 ; O’Donovan-Anderson 1997, 5), tout comme à la connaissance de soi (Jaques-Dalcroze 2009 [1916], 23), permettant ainsi de vivre une expérience humaine plus riche, complète et profonde (Jaques-Dalcroze 1920, 107 ; Reimer 2003, 72). Par ailleurs, pour que l’apport de l’expérience corporelle dans l’apprentissage soit reconnu à sa juste valeur dans la société, rappelons la nécessité de mettre au point des modèles théoriques qui favoriseront le développement de la recherche dans ce champ et qui permettront de démontrer la véracité des théories philosophiques portant sur l’expérience corporelle.

Enfin, malgré notre insistance sur la valeur de l’expérience corporelle, il importe de signaler que le savoir corporel et le savoir conceptuel ne doivent pas être perçus comme deux entités rivales : « Le savoir corporel, précisent Juntunen et Hyvönen, ne peut remplacer le savoir conceptuel et vice-versa ; ils sont les deux faces d’une même chose, interagissent positivement et se complètent mutuellement[49] » (2004, 207-208). En somme, on ne peut isoler la rationalité des fonctions du corps : tout apprentissage, toute connaissance humaine reposent donc sur l’union du corps et de l’esprit.

Comment intégrer l’expérience corporelle à la formation musicale ?

Poursuivant l’objectif d’amener les professeur·e·s de musique à réfléchir aux orientations qu’ils souhaitent privilégier lorsqu’ils enseignent, ainsi qu’à les outiller en leur inspirant des approches pédagogiques qui placent l’expérience corporelle au coeur de la formation musicale, peut-on se demander, d’un point de vue pratique, comment mettre en oeuvre dans la formation générale et spécialisée en musique les principes énoncés dans ce qui précède ? L’exposé des origines philosophiques du problème de la relation du corps et de l’esprit, présenté plus tôt, a conduit à la formulation de trois grands principes, soit : 1) le corps et l’esprit forment un tout de nature interdépendante ; 2) l’expérience sensible revêt une importance de premier plan dans l’accès à la connaissance ; 3) les doctrines ayant pour objet le corps doivent pouvoir trouver une valeur pratique dans l’expérience humaine. Par la suite, l’identification des visées fondamentales que la formation musicale devrait permettre d’atteindre nous a menée à retenir le principe additionnel suivant : 4) la formation musicale devrait être une éducation esthétique, au sens originel du terme, soit une éducation de la faculté de percevoir. Ces quatre principes nous ont par la suite servi à étayer notre démonstration de la valeur essentielle de l’expérience corporelle en musique.

Considérant l’adhésion à ces principes théoriques, les différents programmes d’enseignement de la musique devraient conférer à l’apprentissage par la voie de l’expérience corporelle la place qui lui revient en faisant vivre activement à l’élève des expériences musicales qui sont susceptibles d’éduquer sa perception. Les méthodes actives[50] Dalcroze, Orff, Kodály, Martenot, Willems et Suzuki, notamment, opèrent dans ce sens et offrent la possibilité à l’apprenant·e de vivre et d’apprendre la musique par la voie de l’expérience corporelle à travers des activités d’écoute, de mouvement, d’interprétation, de création ou de solfège. De même, les approches d’éducation somatique telles que la méthode Feldenkrais, la technique Alexander ou l’eutonie s’avèrent un complément de grand intérêt aux leçons traditionnelles de musique (Fortier, 2016) puisqu’elles permettent d’améliorer la conscience corporelle et, par le fait même, d’affiner la capacité de perception d’un individu, composante essentielle au développement de la sensibilité esthétique. Les personnes de tout âge et de tout niveau d’habileté, qu’elles soient ou non musiciennes, peuvent cultiver ces approches pratiques de la philosophie du corps.

Plus concrètement, pour illustrer nos propos, nous pourrions envisager comme démarche d’apprentissage que les règles théoriques ou les connaissances déclaratives associées à un concept soient enseignées à l’élève après qu’elle ou il en ait fait l’expérience sensorielle (Gordon 2007, 30 ; Jaques-Dalcroze 1920, 56), comme le proposait déjà Jean-Jacques Rousseau dès le xviiie siècle. S’entretenant de l’éducation musicale que devrait recevoir Émile, jeune garçon fictif auquel recourt le philosophe pour présenter ses idées concernant l’éducation, Rousseau propose ce qui suit :

Écartons de son cerveau toute attention trop pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention. […] La connaissance des notes ne parait pas d’abord plus nécessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir parler

Rousseau 2002 [1762], 109

L’apprentissage instrumental par imitation auditive et visuelle, tel que pratiqué par les adeptes de la méthode Suzuki, est également un exemple d’application de cette démarche d’apprentissage puisqu’il s’appuie typiquement sur l’expérience sensorielle de l’apprenant·e, plutôt que sur une compréhension intellectualisée de la notation musicale traditionnelle. De même, la méthode Dalcroze propose de multiples activités de mouvement amenant l’élève à faire l’expérience des différents éléments constitutifs de la musique par la voie corporelle, en étant étroitement connecté·e à ses sensations, ceci avant d’en acquérir une compréhension théorique plus abstraite.

Pour parvenir à intégrer habilement l’expérience corporelle à la formation musicale, il est de première nécessité que la personne qui enseigne la musique examine le rapport à la musique qu’elle induit chez l’élève. Encore aujourd’hui, de nombreux programmes de formation prônent une approche pédagogique héritée de la tradition esthétique kantienne. Rappelons que d’après Kant, le jugement esthétique doit s’accomplir dans un esprit de contemplation impersonnelle et désintéressée, et qu’il vise à susciter chez l’individu une réaction intellectuelle à l’endroit des qualités esthétiques formelles d’une oeuvre (1846 [1790], 81-82 ; 250). Un enseignement de la musique reposant sur de telles conventions donne vraisemblablement lieu à des expériences musicales centrées sur le produit (l’oeuvre musicale) plutôt que sur le sujet (l’individu), laissant pour compte les dimensions sensorielles, motrices et affectives de l’être. Pour intégrer l’expérience corporelle à la formation musicale, nous estimons que cette ancienne conception de l’expérience esthétique doit impérativement être renouvelée par une vision qui accorde une place de premier ordre à l’expérience de la personne qui entre en relation avec la musique — qu’elle soit engagée dans cette action à titre d’interprète, de compositeur, d’auditeur, voire de danseur. Cette vision a notamment été défendue par Christopher Small, auteur d’ouvrages sur la musique qui considère que « la musique n’est pas du tout une chose, mais une activité, quelque chose que les gens font » (2019 [1998], 21). En somme, pour donner à l’expérience corporelle la place qui lui revient dans l’apprentissage de la musique, l’enseignant·e doit proposer des activités qui placent l’apprenant·e au centre de l’expérience musicale et qui contribuent au développement de sa faculté de percevoir, de connaitre par les sens.

Conclusion

Quelle place pour l’expérience corporelle dans la formation musicale ? À la lumière d’écrits de philosophes et autres autrices et auteurs d’hier et d’aujourd’hui, nous avons d’abord examiné la nature de la relation que l’être humain entretient avec son corps, dans son rapport à l’esprit. Après avoir questionné les visées de la formation musicale et énoncé les points de vue philosophiques auxquels nous adhérons en matière d’éducation musicale, nous avons entrepris de démontrer le caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique et, finalement, cité des approches pédagogiques où l’apprentissage se réalise principalement par la voie de l’expérience corporelle. Nous espérons ainsi que ce texte aura permis aux lectrices et aux lecteurs de mieux saisir la valeur de l’expérience corporelle en musique et qu’il contribuera à encourager son intégration dans la formation musicale.

De ce survol des positions embrassées par les auteurs cités, il demeure néanmoins, selon nos observations, un écart tangible entre les théories sur l’expérience corporelle en musique et le quotidien vécu en classe ou dans le studio d’enseignement. En ces temps où vitesse et productivité orientent maintes décisions, une réflexion s’impose quant à la façon d’envisager l’expérience corporelle dans la formation générale et musicale. Pour entrainer un réel changement, les philosophes, chercheurs, administrateurs scolaires et praticiens concernés par l’enseignement de la musique doivent se concerter afin de définir une orientation commune à leurs actions, laquelle accorderait une place centrale à l’expérience corporelle dans la formation musicale. Qui plus est, rappelons la nécessité pressante de développer des théories de l’expérience corporelle, à l’instar de la théorie de l’énaction (Varela, Thompson et Rosh 1993 [1991]), sur lesquelles pourront s’appuyer les recherches en éducation artistique.

Tel que précisé plus tôt, le savoir acquis par l’expérience corporelle contribue d’une façon unique et personnelle à la compréhension du monde (Juntunen et Hyvönen 2004, 200 ; O’Donovan-Anderson 1997, 5), tout comme à la connaissance de soi (Jaques-Dalcroze 2009 [1916], 23), permettant ainsi de vivre une expérience humaine plus riche, complète et profonde (Jaques-Dalcroze 1920, 107 ; Reimer 2003, 72). Pour tirer pleinement profit de l’expérience corporelle en musique, il est donc indispensable de placer l’épanouissement de l’individu au premier rang des finalités visées par l’enseignement de la musique. Cette orientation n’est possible que dans la mesure où une majorité des acteurs concernés s’efforcera de substituer un nouveau paradigme au paradigme dominant, lequel est fortement ancré dans la tradition — du moins en ce qui concerne l’enseignement de la musique classique occidentale. Ce changement de paradigme commande de délaisser un système qui réduit le corps de l’élève au statut de simple outil au service de la musique au profit d’une approche qui a pour but l’épanouissement de l’individu. Ainsi, une formation musicale qui s’appuie sur l’apprentissage par la voie de l’expérience corporelle et qui prend en compte les dimensions sensorielles, motrices, cognitives et affectives de l’être ne peut dès lors que favoriser à la fois des apprentissages musicaux et un développement global et harmonieux de l’élève.