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Le 19 août 2020, la soprano française Chloé Briot dénonce dans La Lettre du Musicien des agressions sexuelles répétées portées par un collègue chanteur lors de la production de l’opéra L’inondation[1]. Faute d’avoir été entendue et défendue par les responsables de la production, elle annonce encore avoir porté plainte devant la justice dès le mois de mars de la même année et vouloir ainsi « en finir avec la loi du silence » (de Banes Gardonne 2020). L’information est immédiatement relayée et discutée dans différents médias, comme en fait foi la longue chronique de Clément Buzalka sur le site de la radio France Musique datant du 21 août 2020 (Buzalka 2020). Cette affaire, portée par une chanteuse de 32 ans à la carrière prometteuse — elle a été nommée dans la catégorie « Révélation artiste lyrique » aux Victoires de la musique classique en 2018 — suscite de nombreuses interrogations chez les journalistes français·es de la musique. Pourquoi l’artiste lyrique n’a-t-elle pas été entendue, malgré ses plaintes réitérées auprès de ses collègues et de la production ? Dans quelle mesure ces agressions sexuelles sont-elles symptomatiques d’un mode de fonctionnement sexiste plus large du monde français de l’Opéra ? Peut-on parler effectivement d’une « loi du silence » dénoncée par la chanteuse ? Si oui, que risquent ceux et celles qui dénonceraient des faits sexistes et des violences sexuelles ?

Ces questions ont été au fondement de l’enquête menée en France en 2020 auprès de chanteuses et de chanteurs lyriques professionnel·les (qui forment la moitié des répondant·es) et de tou·tes les autres professionnel·les participant à l’élaboration d’un spectacle d’opéra — par exemple les musicien·nes d’orchestre, le personnel technique, les chef·fes d’orchestre et de choeur ou le personnel administratif. Dans cet article, fondé sur une enquête (voir annexe méthodologique) conduite par questionnaires (336 répondant·es) et par entretiens qualitatifs (18 répondant·es), nous[2] tentons de rendre compte des conditions sociales de production de cet événement exceptionnel et d’en saisir les différentes dimensions sociologiques. Il s’agit en effet de répondre de manière rigoureuse aux interrogations que suscite une telle dénonciation juridique et médiatique d’agressions sexuelles répétées.

L’univers de l’opéra est-il effectivement un univers propice aux violences de genre envers les chanteuses lyriques ? Afin de mieux répondre à cette interrogation, nous avons en effet ouvert le questionnement aux violences de genre en les définissant comme « l’ensemble des violences, qu’elles soient verbales, physiques ou psychologiques, interpersonnelles ou institutionnelles, commises par les hommes en tant qu’hommes contre les femmes en tant que femmes » (Simonetti 2016, 681[3]). Il s’agit certes d’aborder le sujet des violences sexuelles caractérisées de manière juridique comme le viol, les attouchements ou les agressions sexuelles (voir par exemple, Beltzer et collab. 2005 ; Spira et collab. 1992 ; Lhomond 1997 ; Bajos, Bozon. 2008 ; Beck et collab. 2007 ; Cavalin 2007 ; Enveff 2001 ; Brown, Debauche et collab. 2021). Mais nous cherchons aussi à étudier les violences de genre dans leur grande variété « ordinaire » (Trachman 2018) au sein de l’environnement de travail : des remarques sexistes dénigrantes aux blagues sexuelles, en passant par la drague insistante ou les vannes péjoratives sur la sexualité ou le physique. Nous sommes ainsi parties d’une double hypothèse qui s’est révélée probante : d’une part, ces violences de genre rendent difficile la vie des femmes au quotidien en les obligeant à s’en protéger, dans la mesure où elles les transforment en victimes potentielles de ces agissements sexistes ; d’autre part, ces violences de genre participent à construire un contexte favorable à l’émergence des violences sexuelles et sexistes et à encourager une possible « loi du silence ». Les violences de genre sont ainsi envisagées selon un continuum au sens que lui a donné Liz Kelly (2019 [1987]). Comme nous le verrons en conclusion, l’analyse a en effet permis de constater la pertinence de ce continuum non seulement dans la manière dont ces différents agissements sexistes, des plus « ordinaires » aux plus explicites, participent à construire des violences de genre, mais aussi dans la relation qui s’établit entre ces différents faits dans le quotidien des personnes concernées.

Une fois présenté l’opéra comme travail collectif, hiérarchisé et encadré par des hommes, nous décrirons l’omniprésence des agissements sexistes très majoritairement portés par des hommes de pouvoir et subis par les femmes chanteuses. Sera alors révélé le faible niveau de dénonciation de ces agissements malgré leurs lourdes conséquences psychologiques sur les victimes et les témoins en raison des nombreuses craintes suscitées par la dénonciation. On s’intéressera enfin aux fondements structurels de l’omniprésence de ces violences de genre et de leur faible niveau de dénonciation en lien avec un environnement professionnel propice aux violences de genre que constitue le monde de l’opéra.

Encadré méthodologique

Les données quantitatives de cette enquête menée en France ont été obtenues au moyen d’un questionnaire anonyme élaboré en 2020. Il a été diffusé sur la plateforme webquest.fr, puis mis en ligne sur le site de l’association ComposHer dédiée à la promotion des compositrices classiques, et plus largement à la place des femmes dans cet univers musical[4]. Tou·tes les professionnel·les de l’opéra (chanteur·ses, musicien·nes d’orchestre, personnel technique et administratif, chef·fes d’orchestre et de choeur, metteur·ses en scène, agent·es artistiques) ont été appelé·es à répondre à ce questionnaire. Sa diffusion, débutée le 31 mai 2020, a principalement été réalisée via les réseaux sociaux et les messageries électroniques. Sur Facebook, un grand nombre de groupes de professionnel·les de ce milieu artistique ont été approchés afin d’y diffuser le lien. Ce dernier a été largement relayé au sein de groupes d’entraide WhatsApp créés à l’occasion de la première vague d’annulations de spectacles liée à la pandémie de COVID-19. Nous avons successivement relancé les membres de ces réseaux en juillet, en septembre et en novembre 2020, en invitant de façon plus insistante les hommes ainsi que les personnes ne s’estimant pas victimes à y répondre. Instagram et Twitter ont également été mis à contribution. Parallèlement, des délégué·es de choeurs et — dans une moindre mesure — d’orchestres professionnels ont été contacté·es, dont certain·es ont accepté de diffuser le lien auprès de leurs collègues. Enfin, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’Opéra national de Paris a transmis en novembre et décembre 2020 le lien par courriel à l’ensemble du personnel artistique, technique et administratif de cette maison.

Composé d’une cinquantaine de questions, ce formulaire porte sur un large panel de thèmes liés au sexisme dans le monde de l’opéra : les agissements sexistes, l’impact de l’âge et du physique sur la carrière — les hommes étaient également invités à répondre sur ces trois thèmes —, les tenues de scène, l’impact des règles et de la ménopause sur les aptitudes instrumentales et vocales, les problèmes professionnels liés à la grossesse et à la maternité. Dans cet article, nous analyserons les réponses fournies à la première partie de ce questionnaire, consacrée aux seuls agissements sexistes et sexuels, en lien avec les 18 entretiens menés avec des chanteuses et des chanteurs lyriques. En effet, ces entretiens semi-directifs, d’une durée d’une à deux heures, ont été réalisés par téléphone (15) et en face-à-face (3) dès le mois de mai 2020. Trois hommes et quinze femmes ont été interrogé·es, dont huit avaient répondu au questionnaire en ligne. D’âges, de niveaux professionnels et de conditions de carrière variés (artistes intermittent·es et salarié·es des choeurs, solistes débutant·es, confirmé·es ou de réputation internationale, artistes retiré·es des scènes…), les chanteur·ses interrogé·es ont livré leur expérience des violences de genre au travail[5]. Au regard des conditions de passation et des taux de réponse (336 questionnaires reçus), la portée du questionnaire pourrait a priori paraître limitée. La littérature abonde en références traitant des limites des enquêtes en ligne et celles-ci s’accordent sur leur principal désavantage : le caractère non-probabiliste des échantillons en raison de l’impossibilité de contrôler qui répond au questionnaire par rapport à l’ensemble des personnes appelées à répondre au questionnaire (Lindhjem et Navrud 2011, 20 ; Ganassali 2008, 21 ; Bethlehem 2008, 2 ; Dussaix 2009, 152 ; Yeager et collab. 2011, 737 ; Stephenson et Crête 2011, 27). L’échantillon sur lequel nous travaillons n’échappe pas à cette possible lacune. Par ailleurs, ces travaux ont aussi montré que les enquêtes par Internet sont, la plupart du temps, en deçà des taux de réponse obtenus par d’autres moyens de passation et avoisinent les 11 % de ce qu’on pourrait supposer être la population cible (Lozar Manfreda et collab. 2008). Notre échantillon correspond à environ 10 % de l’estimation de la population de référence et se situe donc dans les limites habituelles pour ce type d’enquêtes[6]. S’il est fortement lié au déficit de représentativité statistique des échantillons, ce biais joue cependant un rôle favorable pour la fiabilité des résultats, les répondant·es étant en effet souvent davantage intéressé·es par le sujet que la population générale. Plus « concernées » par les violences sexistes et sexuelles, les femmes sont bien plus nombreuses à répondre à notre enquête et leur diligence est plus affirmée : dans les 15 jours suivant sa mise en ligne, 115 des 252 femmes (46 %) avaient déjà rempli le formulaire et plus de la moitié étaient des chanteuses (38 solistes et 30 chanteuses des choeurs). Si les hommes sont quant à eux moins nombreux à répondre rapidement (30 sur le total de 83 hommes ayant répondu au questionnaire — 36 %), les chanteurs prédominent à nouveau, car ils représentent près des trois quarts de ce groupe de prompts répondants (15 solistes et 7 chanteurs de choeurs). Il appert ainsi qu’en recueillant de manière principale la parole des victimes et des témoins des violences de genre, cette enquête permet de saisir le continuum des violences tel que certaines et certains le vivent et/ou l’observent. On ne peut pas parler d’une représentativité statistique, mais dans l’articulation entre questionnaires et entretiens, on peut en revanche reconnaître à l’enquête sa significativité sociologique. Et ce, d’autant plus que, comme l’expriment Frippiat et Marquis, le fait de répondre par Internet rend les individus moins sensibles au caractère intrusif des questions que lorsqu’ils ou elles répondent par d’autres modes, et que « cela leur permet de déclarer plus de comportements hors normes ou socialement indésirables » (Frippiat et Marquis 2010, 63). Les réponses aux questionnaires, puis aux entretiens, se révèlent ainsi d’une grande richesse sur un sujet qui suscite le plus souvent silence, peur et gêne, comme l’atteste aussi l’analyse que nous avons pu en tirer et qui fait l’objet de cet article.

L’opéra comme travail collectif, hiérarchisé et encadré par des hommes

L’opéra est un genre artistique permettant la rencontre simultanée de plusieurs formes d’art et requiert dans sa réalisation la collaboration d’un nombre important d’artistes et de technicien·nes. En fosse et sur scène, on peut, dans certaines oeuvres et dans certaines maisons, compter jusqu’à 180 artistes ; en coulisse, dans les ateliers et les bureaux, entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines d’autres collaborateurs et collaboratrices peuvent être impliqué·es dans la création d’une oeuvre (par exemple l’Opéra national de Paris compte 1 500 employé·es, toutes catégories confondues [Ndiaye et Rivière 2021, 48]). Comme pour le travail d’orchestre (Ravet 2015), le travail dans un opéra est par nature collectif et répond à une organisation fortement hiérarchisée. Des budgets importants — de 2,5 millions pour l’Opéra de Rennes[7] à 230 millions d’euros pour l’Opéra national de Paris[8] — sont mis entre les mains de directeur·rices puissant·es. La conduite d’un spectacle est confiée à un·e chef·fe d’orchestre, à un·e metteur·se en scène et à un·e directeur·rice technique, secondé·e chacun·e par un·e ou plusieurs assistant·es et régisseur·ses. Les hiérarchies existent également au sein des différents groupes d’artistes : en fosse, les postes de solistes, chef·fes d’attaque et tuttistes structurent l’orchestre, de même que l’ancienneté et le statut (salarié permanent ou intermittent) — facteurs qui dessinent aussi les positions au sein des choeurs. Quant aux hiérarchies entre les solistes, elles s’établissent notamment en fonction de la notoriété, des niveaux de carrière, de l’âge et de l’importance des rôles interprétés dans l’oeuvre représentée. On observe enfin que les postes d’encadrement sont largement occupés par des hommes[9]. Une fois fixé le cadre de travail dans lequel évoluent les chanteuses et les chanteurs lyriques, tournons-nous maintenant vers le repérage spécifique des agissements sexistes dans ce monde professionnel.

L’omniprésence des agissements sexistes : des femmes victimes, des hommes de pouvoir agresseurs

Les agissements sexistes sont nombreux et récurrents. Ils sont également variés, touchent principalement des femmes et sont principalement portés par des hommes de pouvoir agresseurs.

Une grande prégnance des agissements sexistes

Les trois quarts des personnes ayant accepté de remplir le questionnaire le font en tant que victimes d’actes à caractère sexiste (252 sur 336 personnes), alors que 13 % d’entre elles le font en tant que témoins (44 sur 336) et que 12 % éludent la question (40 sur 336) — 10 % des femmes et 17 % des hommes ne répondent pas à la question. Si les témoins (68 %) comme les agresseurs présumés (74 %) sont majoritairement des hommes, les victimes sont majoritairement des femmes (84,5 %).

De plus, ces agissements sexistes sont récurrents : seuls 20,5 % des témoins et 27 % des victimes considèrent que l’agissement sexiste dénoncé est de nature exceptionnelle. La récurrence est en effet constatée par plus des trois quarts des témoins (77 %) et presque tout autant dans le groupe des victimes (72 %). La quasi-permanence est observée par 30 % des témoins et 25 % de victimes. Si l’on s’intéresse aux seul·es chanteurs et chanteuses, solistes ou membres d’un choeur, soit, rappelons-le, la moitié des répondant·es (172/336), les pourcentages sont très proches.

Une grande variété d’agissements sexistes, quelques pratiques récurrentes

Dans la population générale (252 victimes sur 336 personnes ayant répondu au questionnaire), on note une grande variété d’agissements sexistes, de la « remarque, blague sexiste » (pour 84 % des femmes et 56 % des hommes) à « l’acte sexuel non désiré » (5 femmes et 2 hommes) en passant par des « incivilités, comportements désagréables ou grossiers en raison du sexe » (57,5 % des femmes et 23 % des hommes) ou des « propos, plaisanteries obscènes, grivois, et gênants » (57,5 % des femmes et 44 % des hommes).

Si les agissements sexistes sont très fréquents, les actes physiques sexuels ou à connotation sexuelle non désirés sont également dénoncés par des proportions non négligeables de l’échantillon. Or, si on se limite aux seuls chanteurs et chanteuses lyriques, ces proportions sont plus élevées encore, notamment pour les chanteuses, comme le montre le Tableau 1.

Notons tout d’abord que ce sont bien les femmes chanteuses qui sont le plus souvent victimes (115) de tels comportements, comparativement aux hommes chanteurs (24).

Il apparaît ensuite que les remarques, les blagues sexistes, la drague insistante, ou encore les propos, plaisanteries obscènes, grivois, et gênants sont comme « un bruit de fond » pour tou·tes, les hommes et les femmes, et plus encore s’ils et elles sont chanteur·euses. Au moins la moitié des hommes chanteurs victimes et 80 % des femmes chanteuses victimes en ont subi. L’omniprésence des « blagues salaces » durant les répétitions et les moments de convivialité est d’ailleurs mentionnée comme un fait marquant par des chanteuses lyriques interviewées.

Certains agissements semblent encore davantage « réservés » aux femmes, qu’elles soient chanteuses ou non : la moitié au moins des femmes victimes les ont subis, dans des proportions bien supérieures aux hommes. On parle ici du « traitement différencié de la part du chef metteur en scène directeur », d’une « incivilité, comportement désagréable ou grossier en raison du sexe », des « remarques gênantes sur votre physique ou votre tenue vestimentaire » ou des « propos, plaisanteries obscènes, grivois, et gênants ». Les femmes semblent ainsi davantage soumises à des remarques sur leur physique ou à un humour grivois qui les rabaissent soit en les sexualisant, soit en les harcelant par des actes incivils, grossiers, désagréables de nature sexuelle.

D’autres agissements concernent davantage les hommes, qu’ils soient chanteurs ou non, comme les « commentaires désobligeants sur votre éventuelle homosexualité », les « commentaires désobligeants sur votre éventuelle hétérosexualité », un « contact sur une zone sexuelle ou érogène non désiré » ou un « autre contact physique déplacé/non désiré ». Les 24 hommes chanteurs victimes sont ici prioritairement soumis à des remarques dégradantes sur leur sexualité supposée (homosexuelle ou hétérosexuelle) et des contacts sexuels non désirés, actes le plus souvent portés par un autre homme.

Des hommes de pouvoir en position d’agresseurs principaux

À l’origine des agissements, dans l’écrasante majorité, se trouve un homme. Pour tous les agissements évoqués (319 personnes) par des hommes ou des femmes, 74 % des protagonistes sont des hommes (248 cas), 19 % des répondant·es désignent des hommes et des femmes comme auteur·rices de ce type d’agissements (63 cas) ; les femmes ne sont autrices que très minoritairement (4 cas).

Dans le cas des chanteuses victimes (115), la personne qui est à l’origine des agissements sexistes est le plus souvent un homme qui a du pouvoir sur elles de manière directe : un chef d’orchestre (47 cas : 41 %), un chef de choeur (15 cas : 13 %), un metteur en scène (39 cas : 34 %), un professeur de chant (29 cas : 25 %), un agent (9 cas : 8 %) ou un directeur d’une institution lyrique (25 cas : 22 %). Ce constat rejoint un autre résultat du questionnaire. Quand on leur demande si les chef·fes d’orchestre, les chef·fes de choeur ou les metteur·es en scène appliquent des méthodes de travail différenciées selon le sexe, les chanteuses répondent oui à 52 % (69 sur l’ensemble des 132 chanteuses, qu’elles soient victimes ou témoins). Les choristes sont nettement moins nombreuses (36 %, soit 22 sur 61) à l’affirmer que les solistes (66 %, soit 47 sur 71). Mais l’agissement sexiste peut aussi être porté par un homme qui serait plutôt un collègue, comme par exemple un chanteur ou un instrumentiste (80 cas sur 115 : 69,5 %), ou par un membre du personnel technique (25 cas sur 115 : 22 %) ou du personnel administratif (9 cas sur 115 : 8 %). On ne note pas de différences majeures entre les chanteuses selon qu’elles soient solistes ou membres d’un choeur. En revanche, les femmes intermittentes comme les femmes les plus jeunes et les plus âgées semblent encore plus souvent soumises à des agissements sexistes que les autres chanteuses. Les hommes chanteurs, même s’ils sont bien moins nombreux à se déclarer victimes (24 cas sur les 83 hommes ayant répondu : 29 %), sont également le plus souvent victimes d’un homme en position de pouvoir. Et comme déjà indiqué, il s’agit ici davantage de commentaires sur la sexualité, de blagues sexuelles et même de contacts sur une zone sexuelle ou érogène.

Tableau 1

Types de réactions face aux agissements sexistes. Les agissements sexistes rapportés par les chanteurs et les chanteuses victimes (les pourcentages sont à prendre avec précaution lorsqu’ils sont calculés sur des effectifs inférieurs à 30)

Types de réactions face aux agissements sexistes. Les agissements sexistes rapportés par les chanteurs et les chanteuses victimes (les pourcentages sont à prendre avec précaution lorsqu’ils sont calculés sur des effectifs inférieurs à 30)

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Un très faible niveau de dénonciation malgré de lourds coûts psychologiques et professionnels

Le questionnaire confirme le constat établi par Chloé Briot et relayé par les journalistes musicaux, à savoir le faible niveau de dénonciation de ces agissements sexistes, notamment auprès des supérieur·es hiérarchiques et des autorités extérieures. Or, ces agissements se révèlent souvent être connus d’un grand nombre de protagonistes et engendrer des conséquences psychologiques et professionnelles lourdes sur les personnes concernées.

Un faible niveau de dénonciation auprès de la hiérarchie ou d’une autorité extérieure

Notre analyse retient ici 295 personnes parmi les 336 répondant·es de l’échantillon : 251 victimes et 44 témoins[10]. Quarante personnes n’ont pas été victimes ni témoins tandis qu’une personne, qui a déclaré sexe = autre, a malheureusement dû être retirée de l’analyse pour des raisons statistiques[11].

La réaction de chaque intervenant·e est fournie par la question à choix multiples suivante :

Cette question renvoie à l’ensemble des agissements dont la personne a pu être victime ou témoin antérieurement. Elle ne permet pas de préciser la période sur laquelle ces agissements ont eu lieu. Les choix offerts couvrent donc des situations différentes, vécues ou observées plus ou moins récemment, ainsi que des réactions tout aussi diverses. Pour donner un exemple, une personne peut ne pas avoir de réaction particulière face à des blagues sexistes et réagir sur le vif en cas de geste déplacé. Elle sera ainsi comptée à la fois dans l’effectif de ceux ou de celles n’ayant pas eu de réaction et dans celui de ceux ou de celles « ayant réagi sur l’instant ». Aussi, la même personne peut par exemple faire évoluer ses réactions : « ne pas réagir » au début de sa carrière et « réagir sur l’instant » par la suite. Elle sera ainsi prise en compte pour deux choix de réponses apparemment contradictoires.

La formulation de cette question limite son interprétation tout en étant le juste reflet de la complexité des situations. On pourrait sans doute hiérarchiser, selon leur fréquence au sein de la population, les différents types de réactions, mais on n’a pas la possibilité de mesurer les déterminants qui influent sur la prépondérance d’une certaine réaction face à un agissement spécifique, car la question elle-même ne permet pas de relier de manière précise un type de réaction à une catégorie d’agissements. Mais les réponses données n’en indiquent pas moins quelques tendances lourdes qui feront l’objet des prochains paragraphes. Les occurrences des réponses sont présentées dans le Tableau 2.

Le Tableau 2 met en évidence un constat général structurant : lorsque des agissements de nature sexiste se produisent, qu’on soit victime ou témoin, on peut en parler autour de soi, on peut agir sur l’instant, mais on dénonce très peu par voie hiérarchique ou auprès d’une autorité extérieure.

Quelques tendances semblent alors se dessiner — sans qu’on ait ici la possibilité de certifier statistiquement ces résultats.

  1. Ce sont davantage les hommes qui réagissent sur l’instant (49 % contre 37 % pour les femmes) ; parmi les chanteurs ces proportions sont encore plus marquées : 58 % des chanteurs victimes contre 38 % de chanteuses victimes.

  2. Les femmes, quant à elles, parlent principalement à un proche (58 % de femmes contre 46 % d’hommes ; 61 % de chanteuses contre 44 % de chanteurs). Parfois, elles se résolvent plutôt à n’avoir aucune réaction : 48 % de femmes, victimes ou témoins, contre 39 % d’hommes[12].

  3. Les réponses relatives aux dénonciations auprès d’un·e supérieur·e hiérarchique ou d’une autorité extérieure révèlent des proportions bien inférieures : 18 % des répondant·es rapportent parfois à un·e supérieur·e hiérarchique et seulement 6 % l’ont fait à une autorité extérieure. Ces proportions restent relativement comparables, quelles que soient les différentes catégories analysées : hommes, femmes, chanteurs, non chanteurs, etc.

  4. En recoupant les réponses, seulement 43 personnes n’ont eu aucune réaction face aux agissements qu’ils ou elles ont vécus ou observés. Autrement dit, 43 personnes ne cochent aucune réponse : elles n’ont pas réagi sur l’instant, n’ont pas dénoncé ces faits ni ne se sont confiées. Apparemment, ce petit groupe ne se distingue pas en termes de sexe ou d’âge de la composition de l’ensemble du groupe de répondant·es. Il ne se distingue pas non plus en termes de structure d’employeur (théâtre institutionnel, compagnie indépendante, festivals régionaux ou nationaux, etc.) et il n’y a pas de différenciation quant à la fréquence des agissements subis ou observés. Nous reviendrons sur ce groupe et sa logique de constitution dans le prochain paragraphe.

Tableau 2

Types de réactions face aux agissements sexistes

Types de réactions face aux agissements sexistes

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Des conséquences psychologiques lourdes et connues sur les personnes concernées

On aurait pu imaginer que le faible niveau de dénonciation auprès de la hiérarchie ou d’un tiers extérieur, ainsi que la forte occurrence de la non-réaction sur l’instant, tiennent aux faibles conséquences psychologiques des agissements sexistes et sexuels sur les individus concernés. Or, c’est plutôt l’inverse qui se produit, comme permet de le constater l’analyse des ressentis face à ces agissements.

La question à choix multiples suivante renseigne en effet sur ces ressentis. Les réponses sont reportées dans le Tableau 3 :

Les agissements sexistes pèsent sur les femmes… et sur les hommes. Qu’on soit victime ou témoin, l’impact des agissements est important et ce, pour tou·tes ces personnes, même si on observe chez les hommes un certain degré de relativisation. Ils sont moins en colère (54 % des hommes contre 68 % de femmes répondent avoir ressenti de la colère) et affirment davantage ne pas avoir ressenti de malaise particulier (16 % des hommes contre 5 % pour les femmes). Les chanteuses, et tout particulièrement les solistes, sont les plus affectées par les conséquences psychologiques des agissements (à noter, par exemple, que la moitié des solistes victimes d’agissements sexistes affirment avoir perdu confiance en elles après les actes subis ; c’est le pourcentage le plus élevé parmi les catégories analysées). Elles sont les plus nombreuses à mentionner une perte de confiance en soi (68 % des solistes victimes) et aussi à avoir ressenti honte et humiliation face à ces agissements (42 %).

Notons enfin que le petit groupe de ceux et de celles qui ne se délivrent pas par la parole et qui ne dénoncent pas (le groupe des 43), présente un profil particulier au sens où il est composé de personnes plus affectées que les autres par la perte de confiance en soi (52 %) et par la honte (56 %). La non-dénonciation, une action certes minoritaire, ne peut pas, là encore, être associée à une relativisation de ces agissements, mais plutôt à une possible culpabilisation des victimes ou des témoins.

Au coeur d’un faible niveau de dénonciation

Quelles seraient alors les craintes pouvant expliquer le faible niveau de dénonciation auprès de la hiérarchie ou d’une autorité extérieure ? Quels sont les ressorts incitant quelques personnes à dénoncer ces faits « quand même », malgré les risques encourus ?

Les craintes sous-tendant un faible niveau de dénonciation auprès du pouvoir

Il faut ici regarder du côté des craintes qui semblent entraver les dénonciations. Une fois encore, les entretiens corroborent les réponses données au questionnaire (Tableau 4).

La peur est le sentiment impliqué dans 3 des 4 causes de non-dénonciation cochées par plus de 30 % des répondant·es (population générale, victimes ou témoins) : « peur pour la suite de votre carrière » (32 %), « peur de passer pour chiant·e » (34 %) ou « pour ne pas attirer l’attention, faire de vagues » (40 %) — qui suppose implicitement une peur d’être exposé·e. Ces proportions sont plus importantes parmi les femmes, avec respectivement 34 %, 39 % et 45 %.

Et quand on demande aux personnes qui ont effectivement dénoncé les faits, les craintes semblent fondées : même si la plupart ont été prises au sérieux, 35,5 % n’ont pas été crues, alors que pour 63 % d’entre elles aucune action en leur faveur n’a été effectuée. Plus encore, ces répondant·es n’ont pas été cru·es, bien que les agissements des auteur·rices étaient souvent connus, répétés et habituels (pour une large majorité des personnes [60 %] ayant dénoncé les agissements, ceux-ci étaient connus et répétés).

Si on s’intéresse maintenant aux personnes qui considèrent qu’elles ont manqué des opportunités professionnelles en raison du refus d’une avance — soit 83 personnes (33 %) sur les 251 victimes (hommes et femmes) — nous obtenons les résultats suivants.

Tableau 3

Sentiments ressentis en réaction aux agissements subis ou observés

Sentiments ressentis en réaction aux agissements subis ou observés

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Tout d’abord, les proportions sont semblables pour les hommes et pour les femmes : 1/3 — 1/3 — 1/3. Pour les hommes, sur 39 victimes, 13 pensent être passés à côté de quelque chose, 12 disent non et 12 ne se sont pas trouvés dans une telle situation. Pour les femmes (212 victimes) : 70 oui, 67 non, 71 jamais dans cette situation, 4 non-réponses.

Ensuite, c’est parmi les chanteurs et les chanteuses que le phénomène semble le plus fréquent : 39 % des chanteurs et des chanteuses disent avoir raté des opportunités, alors que les non-chanteurs ne sont que 26 % dans cette situation. Sur 139 victimes chanteurs et chanteuses, 54 affirment oui (39 %), 37 non (27 %), 46 jamais dans la situation (33 %), 2 non-réponses (1 %) alors que pour les non-chanteur·ses, on compte 113 victimes, 29 oui (26 %), 42 non (37 %), 40 jamais dans la situation (35 %), 2 non-réponses (2 %).

Enfin, parmi les chanteurs et les chanteuses, ce sont les hommes plus que les femmes qui disent avoir raté des opportunités : 11 hommes sur 24, soit presque la moitié, contre 43 femmes sur 115 (37 %). Pour les chanteurs hommes : sur 24 chanteurs, 11 affirment oui, 6 disent non et 7 déclarent ne jamais avoir été confrontés à ce type de situation. Pour les chanteuses : sur 115 victimes, 43 affirment oui, 31 non, 39 jamais confrontées à la situation et 2 non-réponses.

La colère, principal moteur des rares dénonciations

Quels seraient alors les principaux ressorts d’une dénonciation, même portée par une petite minorité, « malgré » un contexte contraire ? L’analyse des réponses au questionnaire donne une première piste, même si elle ne permet pas d’en expliciter les fondements sociaux, faute des données nécessaires. C’est en effet de loin la colère qui apparaît comme le principal moteur de la dénonciation : 81 % des chanteurs et des chanteuses ayant dénoncé ces agissements donnent la colère comme principale motivation alors que les autres motivations (comme la perte de confiance, la démotivation, la honte ou l’intimidation) sont toujours inférieures à 40 %. Et la dénonciation semble aller de pair avec une dégradation de l’ambiance au travail. Les facteurs incitant une personne à prendre le risque de dénoncer en raison de son haut niveau de colère ne sont cependant pas connus et mériteraient une enquête spécifique, axée sur ces personnes et les conditions sociales de production de la dénonciation interne ou externe au monde de l’opéra.

Un univers professionnel propice aux agissements sexistes et sexuels non dénoncés

Comment expliquer aussi bien la prégnance des agissements sexistes et sexuels que leur faible niveau de dénonciation auprès de la hiérarchie ou d’une autorité extérieure ? Et ce, alors même que ces agissements ont effectivement, selon les déclarations d’une grande majorité des personnes concernées, des conséquences psychologiques et professionnelles négatives sur elles ?

Comme l’ont fait par exemple Armstrong, Hamilton et Sweeney au sujet des viols sur les campus étudiants états-uniens (2006), Dellinger et Williams à propos du harcèlement sexuel dans deux magazines féminins (2002), ou encore Briquet dans son étude sur la banalisation des violences de genre dans les écoles d’ingénieur·es (2019), nous nous sommes interrogées sur l’environnement de travail et sur les normes professionnelles partagées. Comment ces dernières rendent-elles tout à la fois les agissements sexistes et sexuels possibles alors même qu’ils sont plutôt mal vécus, et leur dénonciation particulièrement difficile, notamment auprès de la hiérarchie ou d’un tiers extérieur ? Nous allons cette fois mobiliser les propos tenus lors des entretiens, en lien avec l’analyse déjà effectuée des questionnaires, afin de nourrir notre compréhension de ce milieu de travail et de ses normes sexistes, les entretiens ayant eu pour but d’expliciter les fondements des réponses données au questionnaire dont les résultats restaient à expliquer.

L’hypersexualisation des femmes chanteuses, des « dérives » incontrôlées

La séduction physique est au coeur du métier de chanteuse et de chanteur lyrique (Stephenson 2012), et plus largement de celui des musiciennes classiques (Ravet 2011). Ce phénomène affecte ainsi différents éléments de la vie professionnelle des artistes lyriques, sur scène et hors scène. Mais surtout, comme pour les hôtesses d’accueil (Schütz 2018), les comédiennes états-uniennes (Lechaux 2022), les chanteuses de jazz (Buscatto 2003 ; 2021) ou les professionnelles des industries créatives (Hennekam et Bennett 2017), ce fort accent porté sur la séduction physique bascule le plus souvent vers l’hypersexualisation de ces femmes. Et cette situation rend particulièrement difficile, pour une partie des personnes concernées et notamment des hommes en situation de pouvoir, la construction de frontières « claires » entre les comportements professionnels de séduction attendus — liés à la production des personnages ou à une participation à la promotion des oeuvres et des carrières — et les agissements sexistes ou sexuels dégradants, relevant alors des violences de genre, mal vécues par les femmes ainsi atteintes dans leur intégrité physique et mentale.

Du côté des personnages féminins incarnés par les chanteuses lyriques, on note une forte présence, dans les oeuvres, de femmes séduisantes et amoureuses. Les intrigues proposées dans la plupart des opéras tournent autour de l’amour d’un homme et d’une femme, sentiment contrarié par la présence d’autres hommes. Les personnages féminins, moins nombreux que les personnages masculins, sont en général impliqués exclusivement dans des enjeux amoureux[13], font l’objet de l’amour ou du désir de plusieurs hommes en même temps et sont fréquemment victimes de violence. Certaines oeuvres, comme Don Giovanni, Susannah ou L’Arianna, présentent même des scènes explicites de viol, incitant d’ailleurs les musicologues féministes à envisager différentes manières dont ces oeuvres peuvent (ou non) être enseignées et mises en scène sans pour autant promouvoir une « culture du viol » (Curtis 2000 ; Cusick et Hershberger 2018). Ce lien quasi-systématique de la participation des personnages féminins à l’intrigue amoureuse dans les oeuvres[14] tend ainsi à se répercuter sur l’atmosphère de travail entourant les chanteuses.

Tableau 4

Répartitions des réponses concernant les craintes à l’origine de l’absence de dénonciation

Répartitions des réponses concernant les craintes à l’origine de l’absence de dénonciation

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À la question « Lorsque vous jouez un personnage travesti[15], cela change-t-il le regard que les autres portent sur vous au cours de la production ? », une chanteuse répond :

Oui tout à fait. Car le fait de ne pas être dans un rapport de séduction en scène change le rapport vis-à-vis de ceux qui sont dans la salle de répétition. Il y a une forme de confusion entre ce qui se passe en scène et hors de scène. Les gens peuvent être séduits par ce que tu dégages en scène, par ton personnage. Et pendant [la période de] répétitions, cette séduction peut perdurer hors de scène, autour d’un café, d’un verre. C’est ce qui peut parfois créer le trouble. […] Donc cela se produit moins quand on interprète des hommes

Amanda, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Or, les mises en scène tendent encore à sexualiser ces personnages féminins et à mettre en place des scènes d’amour explicites. La recherche de modernité par les metteurs et metteuses en scène désireux et désireuses de « dépoussiérer » l’opéra passe encore par l’exploitation de l’imaginaire sexuel, avec des personnages sexy et des références explicites à la sexualité. Et ces mises en scène semblent ouvrir potentiellement la porte à des pratiques sexistes, directes ou indirectes, en dehors de tout contrôle social, faute de poser des limites claires entre les exigences effectives du rôle, les interprétations qui en sont données par les hommes metteurs en scène ou chanteurs et l’intégrité physique et psychologique des femmes chanteuses sur scène et hors de scène. En effet, comme l’affirme une répondante :

Les scènes de sexe au théâtre sont chorégraphiées, tout comme les scènes d’épée, pour lesquelles on fait généralement appel à un spécialiste. Pour les scènes de sexe, on n’appelle personne et on fait ça à huis clos, pour ne pas gêner. […] Au cinéma il y a des personnes qui sont appelées sur les plateaux pour gérer les scènes de sexe, protéger les corps, rendre tout ça professionnel. Et là, [à l’opéra,] si je suis gênée par certains mots, gestes, je passe pour une mauvaise artiste

Céline, chanteuse lyrique de 30‑40 ans

Lors des entretiens, les chanteuses mentionnent régulièrement des tenues qui sexualisent leurs corps à outrance : des décolletés plongeants, des shorts très courts ou des minijupes, transparentes ou fendues, qui ne sont souvent en rien nécessités par les rôles incarnés. Ainsi, à une question portant sur ses costumes de scène et leur éventuelle tendance à « mettre son corps, sa féminité en valeur », une chanteuse dans la trentaine répond :

Oui complètement. Sauf si mon personnage est une vieille dame, ou un personnage inspiré du dessin animé, et où ce sont alors d’autres codes vestimentaires qui s’appliquent et qui n’accentuent pas le sex-appeal. Mais ces productions-là se comptent sur les doigts d’une main. Dans de nombreuses autres, on me met un porte-jarretelle, un mini short, alors que rien ne l’impose dans l’histoire !

Amanda, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Le port de ces tenues sexualisées n’est pas sans effets et semble transformer ces femmes en objets de désir disponibles lorsqu’elles rentrent en contact avec leurs collègues. Cette tendance semble d’ailleurs expliquer une propension de certains directeurs de casting à privilégier des chanteuses sexuellement attirantes, des chanteuses qu’on « ait envie de baiser », comme l’attestent, parmi d’autres, les deux citations suivantes.

Une chanteuse raconte avoir assisté un directeur de compagnie lors d’une audition :

Et automatiquement, mais ce n’est même pas conscient, si la fille avait des gros seins, il trouvait qu’elle chantait bien. Heureusement je le connais assez bien pour avoir pu le lui dire. Il ne s’en rendait même pas compte, mais il avait répondu « tu as raison ». C’est grave !

Jade, chanteuse lyrique de 40-50 ans

J’ai entendu des metteurs en scène dire lors du choix d’une chanteuse qu’il fallait quand même qu’on ait envie de la baiser

Céline, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Certains metteurs en scène, chanteurs ou responsables de production peuvent alors poursuivre ces femmes de leurs assiduités à toute heure du jour ou de la nuit, leur « voler » des baisers en dehors des heures de travail, toucher les parties intimes de leur corps pendant les répétitions et en dehors de toute nécessité artistique, ou encore émettre des remarques dégradantes sur leur physique. Sont également mentionnées des répétitions de scènes, notamment amoureuses, donnant lieu à des attouchements des seins ou des parties intimes par les hommes chanteurs ou les metteurs en scène, sans lien avec les besoins de la mise en scène. Une chanteuse indique ainsi porter des pulls enfoncés dans son pantalon afin d’éviter les mains baladeuses, quand une autre explique : « il m’est arrivé plusieurs fois de réfléchir à ce que j’allais me mettre sur le dos avant d’aller en répétition ».

Comme l’indique ce dernier exemple, les femmes chanteuses lyriques apprennent ainsi à « fermer la séduction » (Buscatto 2003 ; 2021) afin d’éviter au mieux les violences sexuelles — harcèlement, drague insistante, tentative de viol ou viol, attouchements — et les agissements sexistes verbaux ou physiques. Sauf quand le rôle l’impose, certaines choisissent des tenues peu suggestives, des comportements distants : ne pas répondre aux SMS, ne pas boire en compagnie de ces hommes, mettre des pulls dans les pantalons lors des répétitions, éviter les gestes embarrassants, mettre en avant une relation stable avec un homme musicien ou producteur, sa maternité ou son rôle de mère… L’une des chanteuses interviewées, Caroline, âgée d’une cinquantaine d’années, raconte avoir « mis un rideau de fer » pour se protéger. Le fait même qu’elles doivent faire attention prouve en retour le poids de ces violences de genre sur leur quotidien, tout comme leur caractère éminemment « ordinaire » (Trachman 2018).

Et la présence d’agissements sexistes ne s’arrête pas là. En effet, la capacité de séduction des femmes chanteuses est sans cesse mobilisée pour assurer la promotion des oeuvres dans lesquelles elles paraissent, ainsi que celle de leurs carrières, fragilisant en retour, là encore, leur capacité de protéger leur intégrité physique et mentale. Les chanteuses doivent participer aux événements de promotion et il leur est demandé de séduire les critiques, les financeurs, les programmateurs ou leur public, induisant potentiellement des risques de comportements sexuels non désirés :

S’il y a quelques jolies filles sur le plateau, le directeur du protocole va lourdement insister pour qu’elles viennent au dîner ou au cocktail après le spectacle, [...] on attend ces chanteuses devant leurs loges

Mylène, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Un dernier point montre enfin le caractère circulaire du sexisme à l’oeuvre dans ce monde professionnel, dû à cette image hypersexualisée des femmes chanteuses. Lorsque les femmes décident de dénoncer une violence sexuelle subie, elles se trouvent soumises à un paradoxe. Ayant été transformées en objets sexuels, elles ne peuvent qu’être la cause des violences subies, sauf preuves contraires. Elles doivent justifier un comportement exemplaire et le moindre écart ou maladresse est interprété comme la cause du comportement répréhensible de l’agresseur. Voici ce qu’en dit cette femme victime d’une violence sexuelle — embrassée de force à plusieurs reprises et harcelée par messages et devant témoins par son metteur en scène — qui a décidé de ne pas le dénoncer après avoir observé les remarques dénigrantes et les difficultés subies par une collègue qui avait, elle, dénoncé une agression sexuelle :

À notre question, « Vous avez indiqué ne pas avoir parlé des choses que vous aviez subies par peur que l’on vous renvoie la faute », cette chanteuse de 20-30 ans répond :

C’est pour les femmes en général. X a porté plainte, et je sais comment ça se passe. On analyse tes faits et gestes pour savoir si tu n’as pas provoqué la situation. C’est toujours pareil… des messages décalés des directeurs, parfois à une heure du matin. Au début, tu es toute jeune, tu te demandes ce qui va se passer si tu ne réponds pas, s’il ne va pas annuler ton contrat. Donc tu réponds. Et après on va te dire « si tu as répondu à minuit, il ne faut pas t’étonner qu’après… » A cause de ça, je n’ai jamais eu envie de me retrouver sous les feux de ce genre d’enquête !

Pour cette chanteuse, ces violences sexuelles sont d’ailleurs liées au contexte sexiste subi de manière permanente — drague insistante, remarques sexistes dégradantes… — :

Il y a des dérives qui sont sans doute liées au fait que cela se passe depuis si longtemps que c’est considéré comme normal

Coline, chanteuse lyrique, 20-30 ans

Un univers très concurrentiel, incertain et angoissant

Les mondes du spectacle — théâtre, musique, danse — sont des mondes saturés, concurrentiels et précaires (Menger 2005). Le nombre de personnes qui aspirent à la vie d’artiste est bien supérieur au nombre d’artistes que le milieu professionnel peut accueillir. Et, comme dans les industries créatives étudiées par Hennekam et Bennett aux Pays-Bas (2017), cela semble jouer en défaveur des femmes à plusieurs niveaux.

Tout d’abord pour les jeunes femmes, solistes ou choristes, le risque est grand de ne pas être embauchées à nouveau si elles dénoncent des faits, ce qui favorise en retour les comportements prédateurs. Chaque production à laquelle elles participent peut être la dernière. Si elles dénoncent ces faits, ces femmes risquent d’être catégorisées comme « chiantes », comme « casseuses d’ambiance », comme créatrices de conflits. Cette peur est au coeur de la difficulté à dénoncer, comme cela a déjà été montré par l’analyse des réponses aux questionnaires. Et cela concerne non seulement les chanteuses solistes, mais également les jeunes femmes choristes. En effet, autant les femmes choristes titulaires de leur poste âgées de plus de 30 ans peuvent bénéficier d’une relative protection de la part de la direction du choeur, autant les femmes choristes plus jeunes, embauchées comme « supplémentaires » — et donc précaires — semblent plus souvent soumises aux violences de genre :

En fait, dans un choeur, tu es toujours avec les mêmes collègues, il y a quelques lourdingues, mais il y a une forme de protection qui s’installe. Dans le groupe, si un homme est vraiment trop lourd, il pourrait être mis à l’écart, comme dans une meute. Mais ce qui peut arriver, c’est que ces gros lourds s’attaquent aux supplémentaires parce que leur position est plus fragile. Cela m’est arrivé à l’époque où je l’étais. A ce moment-là, la « meute » ne joue plus trop son rôle de protection.

Cécile, chanteuse, 40-50 ans

Dans le même ordre d’idées, les femmes déjà présentes dans les mondes de l’art et plutôt bien installées dans leur position (par exemple de chanteuse), si elles risquent moins de ne plus être recrutées, cherchent souvent à améliorer leur sort artistique, au moins jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’âge de 35 ou 40 ans : accéder aux positions et aux rôles « intéressants » leur permet justement d’exercer la carrière désirée et de ne pas s’enfermer dans une position d’artiste « modeste » (Buscatto 2019). Les jeunes choristes, même stables, peuvent aspirer ainsi à devenir des solistes, alors que les solistes cherchent à progresser pour décrocher des rôles qui correspondent davantage à leurs goûts (et à leur voix). Dans ces circonstances, on peut éviter de dénoncer pour ne pas être « blacklistée » (mise sur une liste noire). Par ailleurs, si les solidarités entre femmes ou entre collègues sont très affaiblies, les comportements sexistes observés ou subis peuvent ne pas faire l’objet de dénonciations afin d’éviter de risquer sa réputation et sa carrière. Cela peut expliquer que les femmes de 30-40 ans soient à la fois celles qui ont le plus répondu à notre questionnaire et celles qui tendent le moins à dénoncer ces agissements subis ou observés : si elles sont 105 (tous métiers confondus) à appartenir à cette tranche d’âge et à avoir répondu au questionnaire — de loin le groupe d’âge le plus représenté (46 %) —, elles ne sont que 18 (ce qui représente à peine 17 % de l’ensemble) à avoir dénoncé des agissements répréhensibles. Ce pourcentage tombe à 8 % (4 femmes sur 48) si l’on se réfère à la tranche d’âge qui suit, soit 40-50 ans. Ces deux indicateurs semblent aller dans le sens d’une vulnérabilité professionnelle accrue qu’éprouvent les femmes dans ce milieu autour de la quarantaine. A titre de comparaison, les femmes ayant dénoncé des agissements inappropriés représentent 20 % au sein du groupe d’âge des moins de 30 ans (12 sur 61) et 26 % dans celui des âges compris entre 50 et 60 ans (9 sur 34) :

Lorsqu’on travaille sur une même production, bien sûr, on s’entend bien et il y a de l’entraide. Mais étant donné que le métier est très fortement concurrentiel, cela rend difficile le fait d’être vraiment solidaires. Chacune fait ce qu’elle peut pour mener sa carrière

Alice, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Une autre répondante ajoute :

La solidarité entre femmes s’arrête au moment où il faut parler. Quand on en parle entre nous, tout le monde est d’accord, mais je suis toujours la seule à l’ouvrir. […] Quand certaines copines me parlent de ce qui leur est arrivé et que je leur dis d’en parler, elles me répondent qu’elles vont plutôt changer de métier. On sait bien qu’on va être blacklistées.

Céline, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Le succès artistique et le talent excuseraient les comportements répréhensibles

Comme le montre l’analyse des réponses données au questionnaire dans la première partie de l’article, une partie des victimes ou des témoins justifient leur absence de dénonciation des violences de genre en se référant au « talent » de l’agresseur, à ses capacités créatives, à sa grandeur artistique. Tout se passe comme si ceux qui ont du pouvoir sont aussi ceux dont le talent artistique est reconnu. Et, à l’image des spectateurs, des spectatrices et des des grands chefs d’orchestre de musique classique (Shaver-Gleason 2018), le grand talent artistique de ces acteurs justifierait d’accepter les « dérives » comportementales qui existent, notamment les pratiques sexistes et sexuelles pourtant jugées comme déplacées ou répréhensibles par ces mêmes personnes :

Il y a une omerta très forte dans ce milieu. Ces chefs sont très talentueux, et peuvent être charmants et sains dans le travail, cela les protège aussi, et fait qu’on passe au-delà de leurs comportements malsains

Mylène, chanteuse lyrique, 30-40 ans

Parlant d’un chef très légitime dans le monde de la musique, un homme instrumentiste mentionne de nombreux comportements répréhensibles — dont un viol présumé pour lequel une plainte a été déposée — connus de tous et de toutes et jamais dénoncés, ni dans le monde de l’opéra ni en justice. Il donne ainsi pour exemple une pratique, que beaucoup détestent et tentent parfois d’éviter en tournant la tête quand le chef arrive, au risque d’un comportement désagréable de ce dernier lors de la répétition ou du concert suivant :

Il s’est passé des choses dans cet ensemble dont on n’a pas idée. Quand on pense que quand il arrivait en répétition il embrassait tout le monde sur la bouche ! Mais personne n’en parlait, il y avait une forme d’acceptation car c’était le chef, il avait une certaine autorité

Henri, instrumentiste de 50-60 ans

Ah oui, X — un metteur en scène reconnu —, c’était minitel rose[16], il sautait l’administratrice. À l’époque, ce n’est pas que tu n’étais pas libre de dire non, moi je l’ai fait, voilà, mais tu avais les emmerdes afférentes. C’est ce que j’ai dit au sujet de l’affaire Domingo[17] […] tout le monde savait que son premier prix à son concours c’était la nana qu’il avait réussi à sauter. Tout le monde le défendait en disant : « mais un homme aussi séduisant, il n’avait pas besoin de ça ». Bien sûr que si, c’était sa façon de faire, d’agir. X et Domingo, c’est pareil, c’est des mecs qui pissaient autour de leur lit le soir, qui marquaient leur territoire.

À notre question, « Vous voulez dire qu’ils confondaient totalement la séduction sexuelle avec le fait d’engager des gens ? », la même chanteuse répond :

Mais oui, et personne ne leur a jamais dit. Par exemple j’ai repris des gens là-dessus dans des dîners qui disaient « quand même, attaquer un si grand artiste, qui n’a rien fait... ». Non. Rien fait, vous ne savez pas. En fait je sais, mais on va dire qu’on ne sait pas !

Amélie, chanteuse lyrique, 50-60 ans

Tandis qu’une autre chanteuse ajoute :

Il y avait un prof de chant qui me caressait les seins, enfin, un petit contact furtif, mais c’était tous les cours, tout le temps. Soi-disant pour montrer le souffle, mais le souffle… c’est pas là… ! je n’en pouvais plus. Je suis restée deux ans, je me tortillais pour ne pas qu’il me touche. Mais c’était un prof sympa et qui donnait de bons cours à l’époque, c’était intéressant, il me faisait progresser

Caroline, chanteuse lyrique, 50-60 ans

Un autre élément qui relève encore des spécificités du monde de l’opéra tient au fait que les violences de genre, même si elles gênent véritablement une majorité des personnes concernées sur un plan individuel, sont considérées comme « normales » et constituent ainsi des « dérives » impossibles à limiter au regard du caractère créatif de l’activité :

Je pense que dans notre métier il y a une part de séduction, que ce soit avec le public ou entre collègues, qui peut générer une ambiguïté, mais il y a des dérives. […] On est dans un monde très libéré, et la libération peut aller jusqu’à des comportements non désirés

Coline, chanteuse lyrique, 20-30 ans

Enfin, ces mêmes personnes qui ont du pouvoir sur les autres sont des personnes adulées par le public, par les médias, par les collègues ; dans certains cas, ce « succès leur monte à la tête » et les amènerait à penser que « tout est permis » du fait de leur talent reconnu. Or, les faibles niveaux de dénonciation peuvent les convaincre de cette possibilité :

La frontière est mince aussi, entre le jeu et le « pas jeu ». C’est bête à dire mais il y a des collègues, le succès leur monte à la tête et parce que tu as une voix, tout est permis. J’ai travaillé dans des maisons importantes, des plus petits rôles au début avec des superstars, et il y en a qui se croient tout permis. J’étais totalement asexuée dans ma façon de m’habiller, en col roulé, trop grand, il y a quand même un ténor qui a réussi à tirer sur le col de mon pull pour voir mes seins au lieu de dire bonjour

Jade, chanteuse lyrique, 40-50 ans

Conclusion

Le monde de l’opéra est un monde professionnel propice à la mise en oeuvre de violences de genre, commises principalement par des hommes puissants envers des femmes chanteuses lyriques. Il favorise, encore de nos jours, un faible niveau de dénonciation auprès de la hiérarchie ou d’une autorité extérieure, tant par ces dernières que par leurs collègues qui en sont témoins. Nombreux sont les éléments structurels qui contribuent à produire et à légitimer des violences de genre récurrentes : blagues salaces, remarques dénigrantes sur le physique, drague insistante, attouchements et agressions physiques ou sexuelles, voire viols. Il s’agit notamment de l’hypersexualisation des personnages féminins sur la scène de l’opéra, de la mise en exergue des capacités de séduction physique des chanteuses pour être recrutées, de la forte incertitude affectant l’emploi et la carrière de ces femmes artistes, ou de la tolérance des personnels de l’opéra envers les « dérives » et les agissements sexistes des grands noms de l’opéra en vertu de leur « génie » et de la liberté artistique.

Les violences de genre peuvent alors être pensées comme un continuum tel que défini par Liz Kelly (1987), allant des agissements sexistes les plus quotidiens aux violences sexuelles légalement répréhensibles. Ces agissements sexistes et sexuels sont la cause de lourds coûts psychologiques pour une partie importante des victimes. Mais la peur pour la carrière, la réputation et l’avenir domine lorsqu’il s’agit de dénoncer ces faits auprès d’une autorité hiérarchique ou extérieure, et ce même quand ces agissements sont légalement répréhensibles, nourrissant ainsi un sentiment d’impunité.

Si la grande majorité des victimes ayant répondu au questionnaire sont des femmes chanteuses, nous ne devons pas oublier les violences de genre exercées sur des hommes par d’autres hommes. Si peu d’hommes ont répondu au questionnaire, rendant impossible un traitement rigoureux de leurs réponses, au moins deux éléments indiquent cette réalité. D’une part, les hommes qui répondent sont souvent victimes et le sont d’autres hommes. D’autre part, les violences vécues par les hommes sont le plus souvent le fait d’autres hommes homosexuels en situation de pouvoir. Les faits rapportés vont de remarques portant sur leur sexualité aux viols caractérisés, en passant par la drague insistante ou les chantages à l’emploi en échange de faveurs sexuelles. La fréquence de l’homosexualité masculine dans le monde de l’opéra légitimerait une enquête spécifique permettant d’étudier ce phénomène de manière systématique.

Par leur prégnance, les violences de genre affectent négativement la carrière des femmes qui les subissent car elles génèrent un manque de confiance, un sentiment de honte ou de la colère ; de l’exclusion si elles dénoncent ces faits, voire leur auto-exclusion, si elles se voient affecter personnellement par ces violences. Mais elles influencent également potentiellement négativement leurs carrières, dans la mesure où ces femmes se voient contraintes de développer des stratégies contraires à leur insertion professionnelle pour se protéger, de « fermer la séduction » et donc, de manière incidente, de limiter les interactions avec les hommes de pouvoir qui détiennent pourtant les ressources pour les faire travailler et les faire reconnaître. Les violences de genre ne sont ainsi pas sans conséquences sur la lente féminisation du travail artistique (Buscatto 2018).

À travers le cas précis du milieu français de l’opéra, nous avons ainsi démontré la prégnance des violences de genre dans cet environnement professionnel, et les ressorts de leur production comme de leur déni. Il s’agissait également de nourrir une réflexion plus large sur les violences de genre dans les mondes de l’art au xxie siècle : les fondements structurels de la production et de la non-dénonciation des violences de genre dévoilées par le mouvement #MeToo se trouvent bien dans le fonctionnement même des univers artistiques — carrières précaires, hyper-concurrence, idéologie du talent, hypersexualisation des femmes. Ces fondements doivent être identifiés et expliqués à partir de leurs modes spécifiques de fonctionnement, si l’on veut mieux saisir les différentes manières dont ils affectent négativement les trajectoires professionnelles des artistes.