Article body

Il y a des mémoires pour creuser les mots sans souiller les tombes. Je ne peux tutoyer personne. Il n’y a pas d’altérité, seulement une alternance dans l’apparence. J’ai besoin de souplesse et de tension. Il ne faut pas qu’Albuquerque explose dans ma tête.

Nicole Brossard, Le Désert mauve

Le présent texte est un raboutage franc et assumé d’éléments de réflexion, de pistes d’analyse de mon travail et de bribes de réseaux d’influences en lien avec deux oeuvres que j’ai créées récemment, soit L’amour des oiseaux moches (2020) et Le Désert mauve — un livre à traduire (2021). J’ai eu le bonheur de donner plusieurs conférences autour de ces projets ; les paragraphes ci-dessous sont une transcription infidèle et ornementée de celle donnée dans le cadre du projet DIG[2] !

En ouverture visuelle — pour stimuler l’imaginaire et marquer un premier effort de désinvisibilisation — j’aimerais offrir à votre regard un portrait d’Anya Kneez, célèbre drag queen libanaise issue d’une scène moyen-orientale particulièrement foisonnante (Perrin 2018).

Illustration 1

Photo d’Anya Kneez[3] par Mohamad Abdouni[4]

-> See the list of figures

Ensuite, de ma perspective, une discussion autour de la musique se doit de commencer par de la musique. Je vous invite donc à écouter un extrait[5] d’une pièce que j’ai co-composée avec Yannick Plamondon en 2016, intitulée voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire. Cette dernière a été enregistrée lors de sa création[6] — célébrant l’inauguration du nouveau Pavillon Pierre Lassonde du Musée national des Beaux-Arts de Québec — par l’Orchestre symphonique de Québec (OSQ), sous la direction de Fabien Gabel, avec Anne-Julie Caron au marimba[7].

Illustration 2

Création de voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire, le 18 septembre 2016. Photo par Idra Labrie/Musée national des beaux-arts du Québec.

-> See the list of figures

voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire est atypique d’un bout à l’autre : une très rare co-composition de 40 minutes constitue l’unique oeuvre au programme d’un concert par un orchestre symphonique majeur ; elle est commandée par un musée (une première au Canada) et sa production est entièrement pilotée par des créateurs. En outre, elle implique le passage constant et simultané entre une notation classique affectée d’électronique[8] (celle de Yannick) et une écriture exclusivement graphique (la mienne).

Autant vous dire que c’était la toute première fois que ces musicien·nes fabuleux·ses — faut-il rappeler que l’OSQ est le doyen des orchestres au Canada[9] ? — avaient à interpréter une partition graphique. Il me faut ici urgemment questionner le retard monumental de cette première rencontre, des centaines de partitions incontournables de ce type ayant pourtant été composées ne serait-ce que dans les 50 dernières années.

Cette oeuvre correspondait aussi pour moi au début d’un cycle de projets à grand déploiement initié en 2015 et qui, n’eût été de la pandémie, devait se clore en 2022 avec L’amour des oiseaux moches et Le Désert mauve.

Extrait de partition 1

S. Henry et Y. Plamondon, voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire, 2016. Éléments de partition graphique de S. Henry, mes. 533-540.

-> See the list of figures

Extrait de partition 2

S. Henry et Y. Plamondon, voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire, 2016. Les mêmes éléments que dans l’extrait de partition 1, mis en relation avec ceux de Y. Plamondon, incluant des repères d’interprétation adaptés pour l’OSQ.

-> See the list of figures

Extrait de partition 3

S. Henry, L’amour des oiseaux moches, 2020, mes. 41-42.

-> See the list of figures

Extrait de partition 4

S. Henry, Le Désert mauve — un livre à traduire, 2021, dans mon atelier de composition pandémique temporaire.

-> See the list of figures

Aborder l’altérité par l’effusion d’idées

Comme vous l’aurez probablement compris à ce point-ci, j’aborderai l’altérité et la création non pas de manière directionnelle ou démonstrative, ni avec l’objectif de prouver, démontrer ou expliquer quelque présupposé théorique, mais plutôt en adoptant une forme queer épousant le contenu que j’ai à vous offrir. Le fil conducteur sera la digression, et je vous invite à attraper au vol les idées qui vous interpelleront. Je traiterai de posture, de processus, de désinvisibilisation. Je flirterai avec l’intersectionnalité et aborderai deux concepts qui éclairent tout particulièrement ma façon de penser la création, soit la musique comme situation et le tiers-espace.

Extrait de partition 5

Partition copte du début du millénaire (reproduit dans Sauer 2009).

-> See the list of figures

Apparaît ci-haut un extrait de partition copte du début du millénaire[10] ayant grandement influencé le père déshérité de la musique concrète Halim El Dabh (Mof 2018). Une belle démonstration, selon moi, des racines complexes et souvent ignorées de l’art que je pratique. Une preuve bien tangible, puisqu’il en faut souvent pour s’auto-valider, que tout n’est pas occidental dans le merveilleux monde de la partition graphique et des musiques dites contemporaines.

D’où je parle

Je suis un·e artiste transdisciplinaire s’appropriant et explorant des outils conceptuels et des pratiques en lien avec les musiques de création[11], les arts visuels et la poésie. Mes oeuvres sont généralement tentaculaires, aboutissant parfois sur des scènes plus ou moins traditionnelles, parfois sur les murs extérieurs d’écoles abandonnées, ou encore dans des musées, des bibliothèques : j’essaie d’adapter le lieu à la spécificité du projet. Un des fondements de ma démarche — une évidence, dirait-on, même si au cours de l’essentiel de mon cursus d’études cela ne m’a pas été présenté comme tel — c’est l’idée qu’une oeuvre n’est jamais autonome, qu’elle découle et dépend de son contexte. Prétendre le contraire sous-entend un universalisme des contextes et des codes, et l’universalisme est pour moi un leurre persistant, un outil théorique puissant de colonisation et d’homogénéisation. Lire les mots suivants de Paul B. Preciado — prononcés lors d’une conférence devant une assemblée de psychanalystes — me conforte dans l’idée que je ne suis pas seul·e à considérer que le combat contre l’universalisme est loin d’être terminé :

Mais pourquoi êtes-vous convaincus, chers amis binaires, que seuls les subalternes ont une identité ? Pourquoi êtes-vous convaincus que seuls les musulmans, les juifs, les pédés, les lesbiennes et les trans, les habitants de la banlieue, les migrants et les Noirs ont une identité ? Et vous, êtes-vous les normaux, les hégémoniques, les psychanalystes blancs de la bourgeoisie, les binaires, les patriarches-coloniaux, sans identité ? Il n’y a pas d’identité plus sclérosée et plus rigide que votre identité invisible. Que votre universalité républicaine. Votre identité légère et anonyme est le privilège de la norme sexuelle, raciale et de genre. Ou bien nous avons tous une identité. Ou alors il n’y a pas d’identité. […] Être marqué d’une identité signifie simplement ne pas avoir le pouvoir de nommer sa position identitaire comme étant universelle. Il n’y a pas d’universalité […]. Les récits mythiques-psychologiques repris par Freud et élevés au rang de science par Lacan ne sont que des histoires locales, des histoires de l’esprit patriarcal-colonial européen, des histoires qui permettent de légitimer la position encore souveraine du père blanc sur tout autre corps

Preciado 2020, 41-42

Ainsi, il m’importe de parler de ma posture, de nommer d’où je parle, à travers le prisme de l’intersectionnalité. Je suis une personne trans genderqueer neurodivergente d’origine égypto-québécoise : ces éléments sont très présents dans ma démarche, tout particulièrement dans les deux oeuvres dont il est question ici. Je travaille à me réapproprier les aspects positifs de ces identités-là, parce qu’elles m’ont essentiellement été présentées pendant mes études comme des attributs au mieux superficiels, au pire négatifs. On me reflétait que l’altérité de mon oreille m’empêchait d’avoir un accès viscéral, sur le plan de la création ou de l’interprétation, à « la » musique « universelle » — lire européenne et étatsunienne — plutôt que de célébrer et de nourrir le potentiel spécifique de mon bagage identitaire.

On m’a beaucoup parlé de dysphorie, aussi, par rapport à mon identité de genre. Ce qui est très dommage parce que je n’ai commencé à la penser que très récemment en termes positifs, joyeux, en termes de superpouvoir[12] plutôt qu’en tant que maladie mentale. J’aimerais particulièrement remercier Kama La Mackerel, un·e artiste transdisciplinaire (performances, poésie, etc.) que j’admire énormément, qui m’a aidé·e à creuser cette idée de revaloriser, dans une perspective décoloniale, le fait d’être non-binaire, zom-fam, two spirit, etc. :

Alors que j’étais déjà installé·e à Montréal, j’ai commencé à explorer ma transidentité. Ça m’a pris beaucoup de temps pour arriver à la nommer en ces termes : mais le fait de vivre en Amérique du Nord, où un discours occidental et médical sur la transidentité est dominant, a énormément marqué mon expérience. Mon intérêt pour l’histoire du genre est devenu une quête personnelle, parce que je n’arrivais pas à me reconnaître dans ce discours dominant qui affirmait qu’une personne trans est « pris·e dans le mauvais corps », et qu’elle devait rectifier cela à travers l’intervention médicale, psychiatrique, hormonale, etc. Ce discours présente l’identité de genre comme étant un point fixe : tu passes du point A au point B, et tu y demeures pour le reste de ta vie. En fait, je vois le genre comme étant beaucoup plus fluide.

Je me suis mis·e à réfléchir aux modèles de compréhension de genre et de sexualité qui existent quand, par exemple, je vivais à l’île Maurice. J’ai grandi dans un contexte où il y avait toujours des personnes trans, même si, en Amérique du Nord, ces personnes ne sont pas nécessairement considérées comme telles. J’ai effectué une recherche afin de trouver le langage pour être en mesure de nommer mon identité de genre, comme je la vivais, comme je la ressentais. J’ai alors compris que dans les contextes ancestraux et culturels d’où je venais, la transidentité relevait d’une pratique beaucoup plus spirituelle et sociale que médicale ; c’est là que j’ai pris une distance critique face au discours sur le genre en Amérique du Nord, qui tendait à écarter tous les discours alternatifs et décoloniaux qui existaient

La Mackerel dans Robert 2020

Mon intersectionnalité inclut aussi d’autres facettes essentielles de mon expérience humaine : modèle relationnel et attirances/pratiques sexuelles minoritaires, troubles de santé mentale, contexte socio-économique complexe. Ce qui m’importe, en les nommant, c’est de parvenir à mieux articuler mon cadre de pensée, mes réflexes, mes privilèges, mes faux universaux inconscients. Une fois ces fils et leurs enchevêtrements mieux compris, il m’appartient en propre de les célébrer, ou de les retisser d’une manière qui me convient mieux dans l’instant présent. Je ne parle pas d’essentialisme, mais plutôt de socialisation, de rapport à l’oppression. Vivre des oppressions liées au genre, être minoritaire dans mes rapports amoureux, être neurodivergent·e m’a mené·e à cristalliser des priorités et des processus, lesquels affectent ma musique et mon art à tous les niveaux.

À ceci s’ajoutent aussi mes privilèges. Le plus important, je crois, étant de pouvoir « passer pour » une personne qui n’a pas, justement, cette liste d’intersectionnalités. Ma peau est pâle, mes problèmes de santé mentale peuvent être masqués lors de rapports sociaux superficiels, mes attirances et pratiques sexuelles ne sont connues que si je les rends audibles et visibles. J’ai appris à naviguer les codes de la majorité grâce à une éducation privilégiée. C’est probablement ce qui explique l’accident de la petite histoire qui fait que j’ai aujourd’hui la langue déliée et la posture privilégiée de pouvoir m’exprimer ici.

Aparté : principes de base de lecture des partitions

Extrait de partition 6

S. Henry, Prologue au Désert mauve, 2019, mes. 31.

-> See the list of figures

Avant de poursuivre, voici les principes de base pour aborder la lecture de mes partitions. Ces codes, assez intuitifs, prennent racine dans mon ancienne pratique de pianiste improvisataire[13]. Les partitions se lisent globalement de gauche à droite ; plus les éléments sont en haut du dessin, plus ils sont aigus, plus ils sont en bas plus ils sont graves ; plus ils sont foncés plus ils sont forts —, inversement lorsqu’ils sont pâles, etc.

Quand les interprètes reçoivent les partitions pour la première fois et qu’ielles n’ont jamais vu mon type de notation, ça les déboussole souvent. Mais après quelques minutes, ça se place assez bien, une habituation se crée, notamment parce que ce sont des codes basés sur la pratique, et que ces codes ont évolué en dialogue avec de multiples interprètes qui m’ont proposé des modulations et évolutions fondamentales : Benjamin Tremblay-Carpentier, Sarah Albu, Gabriel Dharmoo, Véronique Lacroix, Benoît Fortier, Émilie Payeur, Rémy Bélanger de Beauport, Danielle Palardy Roger, etc.

Afin de rendre mes projets plus viables, je travaille souvent avec un noyau d’interprètes qui ont suivi l’évolution de mon travail depuis 2008. À ce coeur battant, j’ajoute de nouveaux interprètes ou collaborateur·rices qui insufflent une vie nouvelle à ma pratique en me bousculant avec leurs altérités magnifiques.

Le Désert mauve — un livre à traduire

Le Désert mauve est un projet que je porte depuis très longtemps. J’étale d’ailleurs la plupart de mes processus créatifs sur de nombreuses années, voire des décennies, en les ponctuant de réalisations que je conçois comme des moments d’art aboutis et autonomes, tout autant que comme des étapes intermédiaires vers une réalisation plus complète ou ambitieuse des projets donnés : présentation publique d’une portion de l’oeuvre, exposition de partitions, publication de texte, etc. Celui-ci m’habite depuis 2011 et il est loin d’être parvenu à son aboutissement. Ces longues gestations ont à voir avec mon intersectionnalité — besoin de prendre le temps de construire des bases solides et réellement en phase avec mon identité et avec le projet créatif, mais aussi de m’inscrire à l’intérieur de systèmes culturels toujours pétris de machisme et de colonialisme où des projets comme les miens ont eu du mal à trouver leur place d’emblée. À nouveau, il n’y a pas d’essentialisme dans cette intersectionnalité ; plutôt une réalité complexe à l’intérieur de laquelle je me suis construit·e et qui a informé mon oreille, ma manière de concevoir l’art, le réel et l’expérience humaine.

J’ai découvert le roman à la base du projet en 2011, et suis maintenant tombé·e en amour avec l’univers du Désert mauve de Nicole Brossard (Brossard 2010 [1987]). En le lisant, j’ai eu le « flash » que je serais un jour suffisamment « adulte » pour pouvoir mettre au monde un opéra à partir de ces mots. Tout de suite, les sonorités liées aux lieux, concepts et personnages se sont mises à exister dans mon esprit : textures harmoniques irisées de leurs environnements sonores, aux couleurs complexes, modulant constamment entre consonance et riche rugosité, à l’image des couleurs du désert, toujours semblables, toujours différentes dans l’infinie complexité des détails. J’imaginais bien le défi absolument sublime de détourner la forme opératique afin de rendre audibles les voix de Mélanie, de Maude, de Kathy ou encore de Lorna. Les rendre audibles non pas par l’emploi convenu de voix lyriques, mais plutôt en révélant pour chacune d’entre elles une façon d’être sonorement au monde qui leur soit propre. Ça m’a ensuite pris cinq ans avant d’oser demander à Mme Brossard l’autorisation d’investir son oeuvre, puis encore quelques années avant de m’y plonger concrètement. Syndrome de l’impostaire, bien évidemment.

Dans Le Désert mauve — à la fois roman d’aventures, prose poétique et essai — Brossard pose un regard d’une acuité et d’une actualité troublantes sur la réalité, la fiction, la beauté et l’idée de civilisation. Au fil des réflexions et des vécus de Mélanie, une adolescente avide d’intensité dans le désert de l’Arizona, Brossard nous emmène à déconstruire l’idée que le réel correspond au tangible : « La réalité n’est toujours que le possible accompli et c’est en quoi elle fascine comme un désastre ou offense le désir qui voudrait que tout existe en sa dimension » (Brossard 2010, 59).

Ce livre est aussi l’incarnation du regard amoureux d’une traductrice pour un livre trouvé dans une bouquinerie montréalaise et de son obsession à le traduire. Ainsi, au fil du roman, lae lecteur·rice découvre d’abord Le Désert mauve de l’autrice fictive Laure Angstelle, les réflexions de Maude Laures quant à sa traduction (Un livre à traduire), puis sa traduction du récit, Mauve, l’horizon. Cette troisième partie est en effet une traduction de la première partie, dans la même langue, avec tout le travail habituel de reformulation, de précision, d’appropriation et d’infidélité qu’un·e traducteur·rice aurait fait pour traduire ce texte vers une autre langue.

J’ai plongé à corps perdu dans ce roman alors que mon processus de réappropriation identitaire n’en était qu’à ses balbutiements. Une intuition forte m’a guidé·e, en premier lieu, une voix intérieure qui respirait enfin, se reconnaissant dans les mots de Brossard, dans les interactions entre ses personnages et dans son rapport magnifique entre sensualité et réflexions poético-métaphysiques. Je me retrouvais dans l’écoute sensible du monde dont faisait preuve Mélanie, par sa soif de vivre et son intensité. Dans la chaleur et le froid qui s’inscrivaient dans son corps alors qu’elle traversait le désert. Dans son rapport au réel — réels de l’imaginaire en relation complexe avec l’incarnation unique de ces réels possibles dans le tangible.

Je me suis senti·e exister dans la fiction de l’univers lesbien normalisé en plein Arizona des années 1980. Je ne le comprenais pas encore à ce moment-là, mais j’y trouvais enfin des modèles d’être au monde dans la construction de genre magnifique des femmes de cet univers élaboré avec soin, sensualité et intelligence par une plume fièrement lesbienne. Aujourd’hui, je m’identifie comme une personne genderqueer pansexuelle, mais un fort sentiment d’appartenance et de compréhension sensible me lie plus qu’à tout autre corpus à ces univers littéraires et sonores lesbiens (Brossard, Alonzo, Oliveiros, etc.) rencontrés en cours de route. Luttes communes ? Rapports communs au monde ? Envies communes de réalisation d’un tiers-espace par la création ? Ou peut-être suis-je bien plus femme lesbienne que je ne le réalise encore…

Toujours est-il que, suivant les traces de Maude Laures, j’ai créé un objet scénique où j’ai traduit en musique les moments forts du livre dans une partition graphique, qui est à la fois guide d’interprétation musicale et élément scénographique. Un Prologue au Désert mauve a vu le jour en 2019 à Québec (Festival Erreur de type 27), puis en reprise à Jonquière (Festival des musiques de création). Il s’agissait alors d’une partition vidéo graphique de 20 minutes interprétée par une chanteuse (Sarah Albu) et trois instrumentistes (Émilie Payeur, électronique ; Rémy Bélanger de Beauport, violoncelle ; Benoît Fortier, cor). Elle présentait plusieurs éléments visuels et sonores de l’oeuvre complète à venir : sensations du désert tel que décrit par l’adolescente, impressions physiques et textuelles du fil de pensée de la traductrice, premières instances de la mystérieuse explosion — ombre portée par la figure inquiétante de l’Homme long sur le récit principal.

Une version de 60 minutes (Le Désert mauve — un livre à traduire) a été créée, encore à Québec, en mai 2021 (Festival Mois Multi). Elle était enrichie par la présence de deux nouvelles voix — à Sarah Albu (Mélanie 1) se sont jointes Talia Fuchs (Mélanie 2) et Catherine Debard (Narratrice). Une présence essentielle s’est aussi ajoutée à l’équipe, soit celle de l’artiste transdisciplinaire, chorégraphe et danseuse Line Nault qui a assumé la co-direction artistique du spectacle. En voici quelques extraits (voir illustration 3)[14].

Ce « possible accompli » du projet intégrait un nouvel outil de lutherie numérique créé sur mesure par Alexandre Burton, du studio Artificiel[15], en accord avec mes recherches du côté de l’éclatement de la forme. En effet, si la première phase du projet s’appuyait sur une partition fixe au déroulement linéaire, la suite a été visuellement et scéniquement plus ouverte. Le Désert mauve — un livre à traduire intègre un outil numérique dénommé « macérateur médiatique » par son concepteur. Ce macérateur permet de faire passer l’oeuvre d’un déroulement linéaire à durée fixe vers une présentation de type plus performatif et modulable en fonction des réalités d’interprétation rendues possibles par l’instrument. Ainsi, l’ensemble des segments de partition graphique pouvait être remixé (superpositions, réordonnement, variations de vitesse de défilement et de zoom, etc.) via des interfaces graphiques sur deux iPads, en direct, par mes soins, en réaction à l’interprétation qu’en faisaient les musicien·nes.

Illustration 3

Le Désert mauve — un livre à traduire au Festival Mois Multi

-> See the list of figures

Cinq mouvements furent présentés à Québec :

  1. « Prologue » : basé sur le tout début du livre et on y voit Mélanie foncer vers le désert ; la partition fixe est composée de bandes défilantes (lecture de gauche à droite) et d’images relativement immobiles (lecture globale), correspondant aux six premières minutes de la version de 2019.

  2. L’« homme long » : une seule grande partition défile globalement de bas en haut, de manière régulière, correspondant à la première apparition de ce personnage, superposant le texte « original » de Laure Angstelle/Nicole Brossard et sa traduction du français vers le français par Maude Laures/Nicole Brossard. Les extraits du texte sont présentés dans l’ordre du livre.

  3. « Angela » : remix en temps réel, grâce au macérateur médiatique, d’éléments de partitions précomposés pour les instrumentistes ; les trois voix pigent dans un répertoire de phrases musicales précomposées, se rapportant au personnage d’Angela Parkins (géomètre de qui Mélanie tombe amoureuse), afin d’interagir avec les instrumentistes. La durée de ce mouvement est déterminée en direct, lors de la représentation, par la personne manipulant le macérateur.

  4. « Mind Map — Scène iv, l’auteure et la traductrice » : la « caméra » de la partition graphique balaie un très grand dessin où des extraits désordonnés du passage éponyme du livre sont livrés à l’interprétation des trois voix.

  5. « La réalité (trio) » : des extraits du livre se rapportant à la réalité sont interprétés en trio linéaire (partition graphique contrapuntique défilante) par Mélanie 1, Mélanie 2 et la narratrice tandis que l’accompagnement instrumental est recomposé en temps réel via le « macérateur médiatique ».

L’expérience donnée à vivre, lors de la création, était encore plus portée vers l’intensité brute que je ne l’aurais imaginé. Les dédales pandémiques nous ayant mené·es à créer la pièce dans une église — la Chapelle du Séminaire de Québec —, les sons augmentés de l’ensemble, les voix brillantes des deux Mélanies, la présence à la fois engagée et distanciée de la narratrice : tout cela explosait de vie dans l’espace réverbérant et en étrange cohérence avec le projet qu’était cette chapelle aux accents architecturaux surchargés et magistraux. Alors que le couvre-feu avait cours dans la ville de Québec en confinement — à l’apogée des premières vagues de la pandémie —, Mélanie et Angela nous faisaient vivre un réel possible, une soif de vie artistique immense, par les voix des chanteuses, bien sûr, mais aussi par les sonorités hyper-expressives d’Émilie Mouchous aux claviers de ses deux Korgs, de Benoît Fortier au cor ou encore de Rémy Bélanger de Beauport au violoncelle amplifié. Ce dernier vivait aussi son retour sur scène après six mois de convalescence, ayant été l’une des victimes survivantes de l’attentat de Québec du 31 octobre 2020[16].

Cette expérience de vie rare et puissante me mène à présent vers la phase trois du projet, soit Le Désert mauve — mauve, l’horizon, une version qui prendra toute l’expansion temporelle et tous les effectifs nécessaires à la réalisation du plein potentiel de ce projet. L’idée n’est rien de moins que d’en faire une installation sonore déambulatoire s’étendant sur plusieurs jours…

Réappropriation culturelle et désinvisibilisation

Espace d’autonomie éphémère : tiers-espace

Je prends un détour pour pour aborder la question du tiers-espace qui est fondamentale dans ma pratique. C’est à Maël Maréchal que je dois l’introduction à cette notion :

Il arrive que des savoirs se forment dans ces chocs et ces fragmentations, dans cette apparente perte du sujet et de l’hégémonie des discours. Ils tracent les contours de nouveaux lieux, de tiers-espaces. Le concept de tiers-espace a émergé depuis les études postcoloniales […], géographiques […] et queer of color […][17] pour rendre compte de la création de lieux où la tension entre deux éléments, est reconfigurée en autre chose. Les tiers-espaces émergent de confrontations entre différents systèmes culturels. Ils se déploient dans la réalité en s’y superposant. […] Ce sont des espaces d’autonomie : ils ne nécessitent pas de validation extérieure pour exister. Les tiers-espaces se forment selon leur propre logique

Maréchal 2018

Toute ma démarche compositionnelle s’est formée selon cette logique — comme je l’ai réalisé par l’analyse même de Maréchal en assistant à l’une de ses conférences… qui prenait justement mon travail comme exemple de tiers-espace[18]. J’ai toujours instinctivement refusé les cadres de pensée dialectiques : mon travail va chercher ses briques et son mortier à gauche et à droite, et je finis par créer mes projets en flottant entre les milieux, les théories et les identités, sans être en opposition avec ces milieux — plus traditionnels ou plus cloisonnés —, mais simplement en existant par moi-même, en pigeant des idées et en naviguant des réseaux de pensée a priori fortement disciplinaires et en les réagençant ou en les réinterprétant au gré des impératifs de mes créations. Et au-delà des éléments de pensée, j’ai gagné à me rattacher à certains corpus minoritaires et à revisibiliser des historiographies qui m’aident à valider l’altérité et la complexité de mon parcours. En effet, j’ai longtemps pensé, en adéquation avec mon éducation musicale, en termes linéaires de filiations — au Québec, par exemple, on pense généralement en termes de filiation à Gilles Tremblay ou Serge Garant —, mais Gilles Tremblay lui-même m’a aidé·e à voir que cette linéarité était une vision bien étroite et simpliste des constellations d’influences en jeu.

Ainsi, les corpus qui m’ont beaucoup inspiré·e, qui m’ont parlé·e et qui m’ont aidé·e dans ma démarche à ses balbutiements, comme il a été nommé plus haut, ont été les corpus créatifs lesbiens, queer : Nicole Brossard, bien sûr, Micheline Coulombe Saint-Marcoux, Anne Marie Alonzo, Pauline Oliveros, Audre Lorde, etc. Puis Backxwash, SOPHIE, Arca, Dorian Electra, Anohni, Kama La Mackerel ou Mykki Blanco, plus récemment.

Penser en termes de désinvisibilisation, de déblanchiment et de dé-straightisation me permet ainsi de me raccrocher à des manières d’entendre le son qui sont autres — comme le deep listening de Pauline Oliveros (Swed 2020), par exemple, qui présente un rapport au temps et à l’écoute complètement hors des chapelles pop ou classiques occidentales — ou de réenvisager le rapport entre les mots, les identités, les sens à la manière de Nicole Brossard :

Dans mon écriture, il y a toujours eu une recherche. Je m’ennuie dans la construction sujet-verbe-complément, il faut qu’il arrive quelque chose dans la phrase elle-même. Mon inscription dans le romanesque, c’est une pensée qui questionne, qui cherche à découvrir le monde. Raconter n’est pas mon affaire et je ne me vois pas comme un témoin de mon temps. Mon rôle est d’explorer et mon moteur est le désir de projeter vers l’avant

Brossard citée dans Lapointe 2010

‘Om-e Kalsūm

Ce qui m’amène à parler d’‘Om-e Kalsūm[19] (1898-1975), en termes de réappropriation culturelle et de « dé-straightisation » tout particulièrement. ‘Om-e Kalsūm est une diva égyptienne toujours absolument incontournable dans l’univers culturel arabophone, près de 50 ans après sa mort. En Amérique du Nord ou en Europe de l’Ouest, on nous bassine les oreilles avec quelques groupes anglais ou étatsuniens en boucle de telle manière qu’une part de notre subconscient a l’impression que des hits comme « Dancing Queen» » (1976) ou des groupes comme les Beatles sont des incontournables — ou les seuls incontournables — partout dans le monde, alors qu’en Égypte et dans une large portion du Moyen-Orient, par exemple, « Enta Omry » (1964) ou « Alf Leila We Leila » (1969) sont bien plus mythiques que « Hey Jude » (1968). Mais plutôt qu’à une lutte entre mythes, c’est à une déconstruction de nos relents d’universalismes que j’appelle les lecteur·rices de cet article… à nouveau ! Conséquemment à cette déconstruction, surtout, une quête de spécificités et de différenciation me semble du plus grand intérêt. Qu’est-ce que la musique d’‘Om-e Kalsūm a de particulier ? Quelles révolutions et quelles philosophies la sous-tendent ? Rien de mieux pour amorcer cette réflexion que de vous faire écouter un peu de cette musique[20], soit la pièce « Al atlal » (1966) :

Illustration 4

La chanteuse et actrice égyptienne ‘Om-e Kalsūm (Umm Kulthum) en concert à l’Olympia (Paris), le 14 novembre 1967.

Crédits : Jean-Claude Deutsch/Paris Match via Getty Images

-> See the list of figures

Je retiens tout d’abord de cette musique un rapport décomplexé à la temporalité longue, tel que rapporté par Tom Faber : « Une performance d’‘Om-e Kalsūm durait généralement environ cinq heures et se composait de trois chansons dans des versions prolongées. Son objectif était d’induire chez ses auditeurs le tarab, soit un état d’enchantement ravissant, où le temps et le moi se dissolvent dans la musique » (Faber 2020[21]).

Sans me rapporter directement au tarab, c’est à un état du même type que j’aspire de manière instinctive dans ma musique. En effet, une des bases fondamentales de la construction de mon oreille a consisté en l’écoute de cassettes d’‘Om-e Kalsūm, dans la voiture de mon père, alors que j’étais enfant et que nous roulions de Montréal à Val-David, semaine après semaine, pour rejoindre le chalet familial. Écouter ‘Om-e Kalsūm dans la voiture, c’était un état d’esprit, une « musique comme situation ». Non pas un temps suspendu, mais plutôt un temps si profondément investi qu’il devient temporalité principale. Ce basculement, je n’ai de cesse de chercher à le provoquer par ma musique. J’aspire à un état d’esprit où l’on ressent qu’être dans l’oeuvre musicale est la temporalité du réel, la temporalité du vécu, et que la vie autour, celle des inégalités sociales, des luttes et de la course effrénée, cette vie n’est qu’une temporalité temporaire entre les moments de beauté musicale investie.

Je retiens aussi de cette musique une expressivité débordante, un « too much » qu’il m’a fallu longtemps tempérer, histoire que ma musique bourgeonnante puisse se tailler une place dans les milieux homogènes de musique contemporaine où je me suis d’abord inscrit·e. ‘Om-e Kalsūm chante le départ de l’amoureux·se (une ambiguïté de genre intéressante existe dans les textes qu’elle interprète[22]) avec un épanchement, une lancinance et un désespoir intense qui n’a pas de comparatif, à ma connaissance, dans la musique québécoise.

Digression : rappeler le politique à l’oeuvre dans les partitions graphiques

Il m’importe de relever que les partitions graphiques du xxe siècle sont foncièrement liées à des mouvements politiques progressistes, et que j’inscris mon travail dans cette tradition.

Je déposerai ici que le compositeur britannique Cornelius Cardew (1936-1981) — dont l’oeuvre Treatise (1963-1967) est l’une des partitions graphiques les plus emblématiques du siècle précédent — a été l’un des membres fondateurs du Revolutionary Communist Party of Britain (marxiste-léniniste) en 1979[23], et est l’auteur du recueil de textes Stockhausen Serves Imperialism (1974), dont le titre constitue en soi une thèse fondamentale de la pensée artistico-politique de Cardew.

Mentionnons aussi que le free jazz et les partitions graphiques de Cecil Taylor (1929-2018) ou d’Anthony Braxton (né en 1945[24]) sont indissociables des mouvements de défense des droits civiques noirs étatsuniens, et que la décontextualisation du jazz est probablement l’une des plus grandes et tristes marques des victoires capitalistes, coloniales et homogénéisantes[25].

Plus près de chez nous, les bases philosophiques de l’Ensemble SuperMusique sont profondément anti-élitistes et anti-bourgeoises :

[Dans le ventre de la musique actuelle], il y a de l’incertitude et beaucoup de pauvreté. Très peu de moyens. Pas beaucoup de reconnaissance. Il y a beaucoup d’autodidactes et de défroqués. Il y a des hommes surtout, mais des femmes aussi.

Rares sont ceux qui enseignent. Parce qu’ils ont dit non. Non aux écoles, non aux commerces. Dans le ventre de cette musique, il y a une planète entière blanche, rouge, noire, jaune et métissée qui dit non à l’engourdissant dogme de l’obéissance historique

Palardy Roger 1995, 12

On se permet souvent d’oublier — ou de nier — que les musiques sont toujours et fondamentalement politiques. Et il faut bien l’oublier de temps à autres, effectivement, question de garder une diversité de rapports à l’art. Mais affirmer que la musique n’est pas politique est l’apanage de celleux qui peuvent se permettre d’ignorer le politique. Financer et programmer de la musique symphonique européenne du xviiie siècle est aussi politiquement proactif que de créer un nouveau pavillon au Musée national des Beaux-Arts de Québec et le dédier à l’oeuvre de Jean-Paul Riopelle. La manière dont les sons — et quels types de sons ! — s’agencent et coexistent, la manière avec laquelle nous interagissons entre artistes, l’est tout autant. Il importe d’être conscient·es des contradictions de nos créations, de nos habitudes et préférences culturelles. Il faut révéler ces forces en jeu pour pouvoir les assumer ou les ignorer délibérément ; se souvenir des racines de notre art pour les honorer ou leur faire un pied de nez volontaire, afin de faire progresser la société dont elles constituent à la fois un socle et un produit magnifié.

L’amour des oiseaux moches

L’amour des oiseaux moches est un projet encore une fois tentaculaire né d’une suite de textes poétiques que m’a commandée Véronique Lacroix, cheffe d’orchestre et directrice artistique de l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+). En effet, à la suite d’une première collaboration en 2016 (Projet Génération), cette dernière m’a demandé d’écrire une oeuvre pour voix, scie musicale, accordéon et orchestre — une instrumentation inusitée qu’elle m’a proposée en résonance personnelle avec le personnage du Vieux clown, présent dans mon premier recueil de poésie[26], et qui l’interpelait beaucoup. Fascinée par l’idée d’art total, elle m’a demandé d’écrire le texte de cette oeuvre, à la fois sonore et visuelle grâce à mes partitions graphiques.

J’ai basé mon conte poétique et ma musique sur les éléments nouveaux que j’ai conscientisés et célébrés par rapport à mon identité que je considère comme l’incarnation concrète de mon intersectionnalité dans mon travail. Ainsi, autant les éléments visuels que le texte ou la musique ont été pétris par l’idée du foisonnement, de l’exubérance, ou le « too much » que j’apprécie tant. Dans les universalismes que je réfute, il y a en effet le fameux diktat esthétique « simple is beautiful » ou « less is more » ; ça peut être vrai dans plusieurs oeuvres, mais ce ne l’est pas universellement. J’ai aussi travaillé avec l’idée de composer une musique comme situation et avec des durées longues à l’intérieur desquelles j’ai pu avoir le temps d’établir un univers sonore cohérent. À l’intérieur de formats plus courts — comme le 12 minutes généralement demandé de la musique contemporaine ou le trois à cinq minutes de la musique pop — il n’y a pas vraiment la place pour que je puisse exprimer le type de sonorités que j’ai à mettre au monde. Dans ce projet, ces éléments ont gagné en validité et en expression, bien que la durée totale de ma création, 30 minutes, demeure courte par rapport aux besoins d’expression de mon travail. Voici un montage d’extraits[27] :

Extrait de partition 7

Extrait de la partition vidéo pour les interprètes de L’amour des oiseaux moches (2020), mouvement 2, mes. 10.

-> See the list of figures

La pièce était une composante de L’Outre-rêve, un spectacle multidisciplinaire (2021) regroupant créations orchestrales et électroacoustiques, poésie, vidéo, et jeu scénique dont Mme Lacroix m’a invité·e à assumer la codirection artistique[28]. Présenté en un seul fil continu, il prend la forme d’un récit initiatique explorant la mise en relation des corps et des identités, les mémoires et leurs mises en récit, ainsi que l’inscription dans le réel d’imaginaires du rêve.

Ces thèmes sont portés par quatre personnages non-binaires issus de mon imaginaire transculturel et queer : Vieux clown, corps-mémoire ; Nour d’Outre-rêve, corps-aspiration ; Louve que j’aime, corps-continent et Djinn l’éphémère, corps-emportement. Ce récit se déploie dans une atmosphère imprégnée de réalisme magique. Dans le cadre de cet événement, trois solistes et 10 musiciens de l’ECM+, dirigés par Mme Lacroix, ont interprété ma nouvelle oeuvre ainsi que des créations d’Annesley Black (All./CA), Myriam Boucher (CA), et Snežana Nešić (All./RS) — oeuvres conçues sous forme de partitions traditionnelles, graphiques ou électroacoustiques.

« Clés d’émancipation » ou comment les boulets sont devenus des montgolfières

Musique comme situation : les jardins de Suzhou

Je poursuis en intégrant une question fort pertinente posée par une participante à la suite de ma conférence du 21 mai 2021 dans le cadre du projet DIG ! :

Line Grenier[29] : Merci, merci beaucoup pour la présentation absolument passionnante. J’ai deux questions puis un premier commentaire. Je travaille […] depuis quelques années avec des personnes sourdes qui font de la musique. Et donc la composante visuelle est absolument centrale dans les pratiques sourdes et ça me faisait penser qu’effectivement, quand vous présentiez tantôt la partition en disant « il n’y aura pas de musique », bien pour plein de gens il y aurait eu de la musique, la partition était musique, le mouvement était musique. Donc je pense que c’est encore un autre élément qui m’amène à dire : on peut encore déconstruire davantage. Ça, c’était le commentaire d’ouverture.

J’aimerais beaucoup vous entendre davantage sur la musique comme situation. En lien avec le tiers-espace, on a l’habitude d’imaginer justement des dimensions spatiales, à l’intérieur desquelles les aspects de durée et de temporalités ne sont pas toujours aussi clairement explorés, et souvent de manière très volontaire dans la mesure où on essaie d’imaginer des croisées de trajectoires plutôt que d’imaginer une chronologie fixe, un espace fixe. Mais je me demande comment, et là c’est le cas de le dire, vous composez entre le tiers-espace et ces dimensions de situation qui m’ont beaucoup parlée comme termes, parce que les connaissances situées, les travaux-savoir situés, ça, ça va, mais de poser la musique comme situation, je trouve que c’est vraiment — moi ça m’a fait « wow », c’est « cool », je voudrais en entendre davantage.

Symon : Avec grand plaisir ! Par rapport à votre commentaire d’ouverture, je suis on ne peut plus d’accord. Je m’emploie à déconstruire mes ornières, effectivement ; c’est un travail en cours. La réalité que vous nommez est infiniment valide et il m’appartient de me renseigner à ce sujet aussi rapidement que possible. Merci pour ce reflet !

Par rapport à la question de la musique comme situation, la découverte de cette notion a été mon premier choc compositionnel majeur. L’idée de musique comme situation a été théorisée entre autres par Helmut Lachenmann[30] (né en 1935), un compositeur dont la pensée, la musique et les écrits m’ont beaucoup influencé·e. Mais ce n’est pas de lui que j’aimerais parler avant tout, c’est plus d’un choc culturel que j’ai vécu et qui m’habite depuis. En effet, je suis allé·e en Chine en 2011 et, à l’époque, j’ignorais à peu près tout de ce qui concernait mon intersectionnalité, je passais pour un homme blanc hétérosexuel et je cachais involontairement le plus possible tout ce qui avait rapport avec le reste de mon identité.

Je suis arrivé·e en Chine pour présenter une de mes oeuvres — un quatuor à cordes — au Shanghai New Music Week. Puis j’ai visité une ville qui s’appelle Suzhou, une petite banlieue de 7,4 millions d’habitants. Suzhou est renommée entre autres parce qu’il y a là neuf sites de patrimoine mondial de l’UNESCO[31], tous des jardins chinois classiques. Ces jardins-là m’ont absolument fasciné·e. On m’y a expliqué qu’en Chine, l’art qui est au-dessus de tous les arts, c’est le jardin, là où ce serait plutôt la littérature en France ou la musique en Allemagne, par exemple. Et, à la base de la conceptualisation de ces jardins, il y aurait l’idée que les artistes ne sont pas des créateurs, des créatrices, mais sont plutôt des découvreurs, des découvreuses. Ces artistes-là vont trouver dans la nature toute sorte de pierres, d’artéfacts, vont prendre soin de sculpter des végétaux, rassembler objets et calligraphies, puis de les disposer sur des socles, dans des pavillons, à des endroits très précis, et les mettre en relation afin de recréer le monde en miniature.

Illustration 5

Photo de jardin dans la ville de Suzhou, par Symon Henry (2011).

-> See the list of figures

Illustration 6

Photo de jardin dans la ville de Suzhou, par Symon Henry (2011).

-> See the list of figures

Illustration 7

Photo de jardin dans la ville de Suzhou, par Symon Henry (2011).

-> See the list of figures

C’est donc leur rôle en tant qu’artistes d’articuler ces situations. En réaction, je me suis d’abord approprié cette idée-là de manière très directe ; en pensant mes oeuvres sonores comme des lieux plutôt que de les penser en termes de direction dramaturgique. 50 minutes de musique, par exemple, comme espace à l’intérieur duquel je dispose des personnages sonores. Puis, avec le temps est venue cette idée que non seulement la musique est un lieu et une situation, mais tout ce qui l’englobe est partie prenante de ladite situation : le public à qui je m’adresse, qui est dans la salle, qui a accès financièrement aux billets de mon spectacle, qui sont les producteurs, d’où vient l’argent pour payer tout ce beau monde-là, comment je travaille avec mes interprètes… Et ça a vraiment changé fondamentalement ma façon de composer. À titre d’exemple, j’aimerais vous inviter à écouter cet extrait[32] de ma pièce Le Désert mauve — un livre à traduire, soit le tableau « Scène IV — L’auteure et la traductrice » :

Extrait de partition 8

Image tirée de la captation en temps réel de Le Désert mauve — un livre à traduire (2021), 22 mai 2021 enregistrée à la Chapelle du Séminaire (Québec) dans le cadre du Mois Multi.

-> See the list of figures

Quelle communication vers l’Autre ?

En tant qu’enfant d’un immigrant ayant échappé à un nettoyage ethnique, j’ai vite accepté qu’il y a des choses que je ne pourrai jamais comprendre profondément de l’expérience de vie de mon père ; de ses réactions, rêves et envies. De même, il est attendu qu’il y a des choses que des gens n’ayant pas cette histoire familiale ne pourront jamais comprendre intimement, à propos de moi. Il en va de même de ma compréhension du vécu de personnes autochtones, noires, ou en situation de handicap. On peut être empathique — il le faut ! —, mais je crois qu’il est sain d’accepter d’emblée une large part d’incompréhension, et de la faire vivre et se déployer malgré l’inconfort. Cette zone toute particulière de l’altérité est ce qui m’intéresse le plus dans mon processus créatif. Une énergie très belle et positive a nourri — et continue de nourrir — moult projets explorant ce qui « nous » rassemble, mais en tentant souvent d’amoindrir ce qui nous différencie. Bien sûr, l’accent ne peut pas toujours être mis sur ces zones d’incompréhension, mais elles doivent pourtant émerger afin qu’une résonance empathique réelle laisse place à une acceptation du mystère de l’autre.

C’est dans ce but que j’ai choisi la diversité des tactiques, dans mon art-situation. La transdisciplinarité, d’abord et avant tout : faire vivre la même essence de projet, de mon expression, avec des outils de pensée créative issus de différentes cultures artistiques. L’idée de projet tentaculaire, ensuite — que mes oeuvres soient autant leurs incarnations scéniques que leur incarnation sous forme de livre, d’enregistrement ou d’exposition, voire d’autres avenues que j’espère découvrir dans les années à venir.

L’éducation et la médiation, aussi. Si je me permets de plus en plus d’être en phase complète avec mon altérité sur scène, de minimiser les compromis au risque de perdre une connexion précieuse avec mon public en raison de l’absence de codes communs, je compense activement en me prêtant à fond aux exercices de communication (présence active sur les réseaux sociaux, entrevues, documentaires, etc.), de médiation (ateliers de composition, d’écriture, activités originales proposées par les diffuseurs, etc.) et d’éducation (classes de « maître », ateliers et conférences, activités offertes de la maternelle au doctorat). Le prix à payer, pour une personne souffrant d’une importante anxiété sociale, est lourd, mais le lien qui se crée entre mon altérité profonde et les participant·es à mes activités — notamment d’enseignement — compense amplement.

Finalement, je cherche toujours à favoriser le « sur mesure » en évitant les contraintes extérieures et, surtout, en prenant conscience de leur existence. Il y a une violence homogénéisante dans tout concert demandant des pièces de durée et d’effectif similaires — c’est encore pire quand un thème générique est imposé — à une brochette de compositeur·rices, spécialement dans des contextes où une certaine diversité est recherchée. Il ne s’agit pas d’y aller en tout temps avec des cartes blanches… Tout simplement, encore et toujours, il importe de diversifier les possibilités, les contextes, de conscientiser les attentes esthétiques (par exemple écrire pour un grand orchestre[33] en tant que première personne non-binaire d’origine égypto-québécoise vient avec son lot d’attentes esthétiques intrinsèques ou extrinsèques) et, surtout — parce qu’on oublie souvent que c’est le nerf de la guerre pour faire vivre des paroles marginalisées — , s’assurer qu’une rémunération soutenante soit au rendez-vous.

Illustration 8

Exposition de la partition graphique complète de voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire (l’un·e sans l’autre), à la Chapelle historique du Bon-Pasteur à l’automne 2018.

Crédit photo : Maxime Boisvert[34]

-> See the list of figures

Transmission et universalisme

Deux dernières questions fort pertinentes me furent posées par des personnes ayant assisté à ma conférence du 21 mai 2021 dans le cadre du projet DIG ! :

Vicky Tremblay[35] : Oui merci beaucoup pour la présentation, c’était vraiment intéressant. En fait j’aimerais vous entendre peut-être plus par rapport à l’écriture de vos oeuvres, la composition en tant que telle, et la durée de vos performances par rapport à l’avenir. […] Est-ce que vous avez des écrits, des préambules, peut-être déjà dans les partitions pour de futures performances pour que vos oeuvres durent dans le temps ? J’ai cru comprendre que vous êtes très présent·e avec les interprètes, vous collaborez beaucoup avec eux lorsque vous créez les oeuvres — mais qu’en est-il du répertoire, pour qu’on ait une durée dans tout ça ?

Symon : C’était quelque chose qui me préoccupait beaucoup avant et, comme toujours, les réponses sont multiples. Déjà, mes partitions sont plus codées qu’elles en ont l’air, c’est d’ailleurs une ambiguïté que j’aime. Il y a trois pages d’indications d’interprétation qui viennent avec mes partitions vidéo, en plus d’un document de notes contenant plus ou moins d’indications d’interprétations […] selon les projets — de très nombreuses indications pour L’amour des oiseaux moches, en écho avec les forces et envies de l’ECM+, et de beaucoup plus rares indications pour Le Désert mauve — un livre à traduire en lien avec le type de répétitions que je dirige moi-même — qui font que si on veut vraiment lire la partition telle que je l’ai entendue, telle que je l’entends dans ma tête, il y a vraiment moyen exclusivement avec le document, sans ma présence, de le faire.

Je pense néanmoins que la tradition orale que je développe depuis 15 ans est plus porteuse encore. J’aime travailler avec des interprètes avec qui j’ai développé une relation de fidélité, avec qui j’ai bâti mon système, un polycule artistique stable, si on veut. Je pense au multi-instrumentiste Benjamin Tremblay Carpentier avec qui je collabore depuis 2004 et qui a vu toutes les étapes de mon parcours et qui pourrait parler de ma musique presque mieux que moi tellement il la connaît. Je pense à l’artiste vocal Gabriel Dharmoo qui a été parmi les premières personnes à interpréter ma musique vocale graphique, en 2014. À l’électroacousticienne Émilie Payeur avec et pour qui j’ai développé mon écriture pour électronique. Puis à elleux, s’ajoutent toujours de nouvelles personnes. Avec le temps, ça crée une tradition orale par rapport à l’interprétation de ma musique et ça fait partie aussi de mon idée de musique comme situation, de laisser beaucoup, beaucoup de traces de médiation, de traces écrites ; j’écris beaucoup sur mon travail, je fais beaucoup de conférences, j’en parle beaucoup. C’est important pour pouvoir réfléchir et faire avancer ma réflexion, mais aussi pour laisser des traces à gauche et à droite, afin qu’il y ait un certain savoir qui évolue, se raffine et se transmette d’interprète en interprète, de public en public.

Danick Trottier[36] : Merci Symon ! Je suis toujours fasciné de t’entendre sur ton univers et tu le sais puisqu’on a souvent échangé ensemble, en plus de ta participation à la journée d’étude du 12 novembre 2020 dans le cadre de la diffusion des résultats du sondage « Vivre de la création musicale au Québec ». Je suis un peu surpris ce matin par rapport à ton besoin d’en découdre avec l’autonomie et l’universalisme. Pour moi, dans ma position de musicologue déconstructionniste, ça fait longtemps que ce débat-là est passé. Mais l’enjeu est peut-être propre aux musiques contemporaines ou ce qu’on appelle maintenant les musiques de création. C’est vrai que dans la formation que tu as reçue — si je m’en remets à d’autres interventions de ta part — les professeur·es ont beaucoup insisté sur l’autonomie de l’oeuvre et sur les universaux. Tu peux nous en parler un peu ? Je veux dire à quel point cela a été important ; tu l’as par exemple souligné en ce qui concerne l’héritage du xixe siècle, soit la fameuse autonomie de l’oeuvre. Mais au-delà de ça, en quoi les universaux t’ont été imposés dans ta formation ? En quoi les notions relatées ici, tu as senti que c’était un étouffoir quand tu étudiais en musique, en écriture musicale ? Parce que, pour moi, ces deux enjeux-là sont un peu dépassés.

Symon : Merci pour ta question, toujours un plaisir. J’aimerais tellement ça qu’on en ait fini avec l’universalisme [rires] ! Dans certains milieux, dans certains discours, c’est quelque chose qui est acquis et acté et qui a des conséquences réelles et positives sur les agissements. Mais, dans la réalité concrète des milieux, des diffuseurs, des réalités du spectacle, des réalités des éditeurs et éditrices, la théorie existe, mais le concret dit le contraire, comme quand on programme encore et encore les fameux concerts pizza où l’on accorde 15 minutes pour chaque oeuvre, où tout le monde doit rentrer dans la case. Peu importe ton identité, ton orientation esthétique, peu importe ton bagage, tu dois rentrer dans la case, le même type d’horaire. Il n’y a aucune adaptation au fait que certaines musiques prennent vraiment moins de temps pour exister et s’exprimer, certaines musiques prennent vraiment plus de temps, certaines ont besoin d’explications, certaines s’en passent totalement ; ça, ce sont des choses très concrètes qui ne sont toujours pas démontées, quant à moi. Je le vois dans ma vie de tous les jours quand je travaille à présenter des spectacles dans différents milieux — j’évolue vraiment entre trois milieux — et, pour moi, tant qu’on ne sera pas rendus à l’incarnation concrète de ces idées, ce ne sera pas gagné.

Du côté de l’éducation musicale, j’espère qu’il y a eu des avancées qui ont été faites à ce sujet-là, mais c’est sûr que dans mon éducation — j’ai fini mes études en 2013 — la déconstruction de l’idée d’universalisme ou de celle de l’autonomie politique de la musique n’était absolument pas terminée (souvent à peine entamée, quand elle n’était pas carrément refusée !) dans les différentes institutions, dans les corpus, dans la manière d’enseigner ou d’encourager tel ou tel projet de création, et j’ai quand même étudié dans quatre institutions universitaires sur deux continents. L’autrice et éditrice Stéphanie Roussel, avec qui j’ai eu de belles discussions sur le sujet[37] parlait, dans un contexte littéraire, de tourisme littéraire —et je crois que ça s’applique aussi à la musique. En littérature, il y a cette ouverture, cette volonté d’aller chercher des vécus, mais souvent on va aller explorer, on va par exemple valoriser pendant quelques mois les écrits d’une femme lesbienne noire et ensuite on va passer à autre chose. On va passer, je ne sais pas, aux écritures d’une personne autochtone survivante des pensionnats pendant quelques mois encore, le temps de la promotion d’un livre. En musique je trouve qu’il y a la même chose. Il y a cet exotisme, ce tourisme qui a la vie longue. Ça se ressent beaucoup, je trouve, dans les programmations des concerts. Je prends aussi le côté positif […] de la chose, malgré qu’elle soit très malaisante par moments, que je pense qu’il y a un certain momentum par rapport à l’identité de genre qui fait que je sens — c’est quelque chose que je trouve important de nommer — qu’il y a une écoute particulière par rapport à ce que je fais en ce moment, et je me demande combien de temps ça va durer. Est-ce que ça va disparaître comme les autres modes ou est-ce que c’est une conversation qui va se poursuivre ? Ce serait ma réponse « courte », cher Danick [rires].

En guise de conclusion,

J’aimerais vous offrir un dernier extrait[38] de L’amour des oiseaux moches, soit le mouvement « Murmurations ».

Merci !

Extrait de partition 9

Élément de la partition graphique de L’amour des oiseaux moches (2020), mouvement 5 mes. 2-5.

-> See the list of figures