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Que l’on songe au succès des pièces à machine et des spectacles forains ou encore à celui de l’opéra, la comédie fin de règne et la passion du spectacle et du spectaculaire qui la caractérise dérangent. Si cette dynamique dramaturgique fascine le public et représente par conséquent une véritable menace pour les autorités en charge de le discipliner, elle établit aussi, dans la mesure où elle se développe en marge de la démarche classique, un véritable « travail de sape » (Christian Biet, préface, p. 14) d’un Ordre « homologue à celui que l’absolutisme cherchait à instaurer à l’ensemble de la société » (p. 48). Au souci manifeste de restituer à la comédie fin de règne l’éclat et le mérite qui lui revient de droit répond un ouvrage récent de Guy Spielmann, qui brave une tradition que préfèrent reconduire la majorité des critiques au risque d’entraver « cette vision du classicisme comme ombilic temporel et culturel » (p. 30).

Dans le treizième volume de leur Histoire du théâtre françois qui couvre les dernières décennies du règne de Louis XIV, les frères Parfaict dénoncent à demi-mot ceux qui, après Molière, sont incapables de suivre les traces de cet unique « modèle de la bonne Comédie » et introduisent un nouveau genre comique exempt de bon sens et étranger au bon goût dicté par l’observation des règles. « Mais enfin, ajoutent les frères Parfaict, depuis quelques années, le public avoit goûté ce nouveau genre, & le préféroit à des imitations froides si fort au-dessous des originaux » (François et Claude Parfaict, 1745-1749, p. 187). Un demi-siècle plus tard, Jean-François La Harpe juge peu ou prou de la même façon ces « comiques d’un ordre inférieur » (Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, 1799, t. 6, p. 1) et cristallise par le fait même une tradition appelée à perdurer jusqu’à nos jours. C’est précisément cette « tradition encore très vivace » et suivant laquelle la comédie « atteint son apogée avec Molière et entre en déclin immédiatement après sa mort » (p. 34) que ce projet entend prendre à revers.

Cet ouvrage audacieux, qui refuse de sacrifier aux poncifs, guide le lecteur de façon originale dans « cette zone incertaine [et] malaisée » dont parlait Paul Hazard (La crise de la conscience européenne, 1680-1715, 1935) et qu’il évoque d’emblée dans une « toile de fond » qui retrace la situation politique et économique prévalant au cours de la période fin de règne. Ce premier tableau permet alors de discerner les principaux ressorts « d’un théâtre de critique, sinon de combat à une époque de sensible durcissement du pouvoir politico-religieux » (p. 109) et de mesurer le danger que représente le succès d’un nouveau genre de comédie qui « joue sur le mode burlesque la réorganisation sociale qui s’est amorcée » (p. 93).

C’est à travers le prisme de cette « crise de conscience » communément associée par l’histoire littéraire à une phase de décadence que la comédie fin de règne, pâle charnière entre deux époques signifiantes, est appréciée. Afin de renverser « la perspective habituelle pour affirmer qu’il a bien existé une comédie fin de règne qui ne s’est pas contentée d’être post-molièresque » (p. 197), le deuxième chapitre dresse le portrait d’un théâtre qui n’existe « qu’en relation avec les autres domaines dramatiques » et dont la spécificité, renforcée par l’ambivalence des interventions du mécénat royal, se fonde avant tout « sur la modification profonde des conditions de la représentation » (p. 133). Ces bouleversements n’intensifient pas seulement la concurrence entre les troupes, ils éclipsent aussi l’auteur et accroissent de façon notoire le rôle du public. Au reste, on rappellera avec plaisir certaines pages (p. 173-197) regroupées sous le titre « L’enfer de la critique » et qui retracent l’historique des travaux condamnant ou ignorant invariablement la production dramatique de cette époque — et cette recension ne contribue pas peu à mettre en évidence la pertinence et l’importance de la contribution de Spielmann. On évoquera notamment Ferdinand Brunetière, qui consacre à cette production dix pages sur les six cents que compte le volume III de son Histoire de la littérature française classique (1912, vol. III, p. 18-28), mais aussi Antoine Adam qui, dans Histoire de la littérature française du xviie siècle (1968), adopte un « jugement dédaigneux, même lorsqu’il cherche à le tempérer par des louanges » (p. 185). Au terme de ce panorama surprenant qui se déploie sur plusieurs siècles depuis La Harpe jusqu’à Gilot et Serroy (La comédie à l’âge classique, 1997) afin de mettre en lumière le « consensus presque unanime sur le peu de valeur de la comédie entre Molière et Marivaux » (p. 187), l’intérêt d’un ouvrage se proposant d’interroger certitudes prétendues et lieux communs de la critique n’est plus à démontrer.

Dans les deux chapitres suivants, l’analyse s’intéresse à l’examen proprement dit des caractéristiques de la comédie fin de règne et ne néglige ni son contenu ni sa forme. Dans un premier temps, elle se concentre sur un jeu compliqué par la « coexistence du modèle classique qui n’est pas entièrement rejeté et de pratiques contradictoires » (p. 200) qui mêlent des éléments « tirés du réel » et la « fantasmagorie la plus pure » (p. 203). Ce panachage participe aussi de l’irrégularité de la structure des pièces décriées par la critique dont les principaux arguments, à la lumière de la démonstration, apparaissent vains et illusoires, puisque ce théâtre s’exprimait précisément « dans des formes de spectacle qui se situent en marge de l’idéal littéraire » de la dramaturgie réglée (p. 295). Dans un deuxième temps, c’est justement à l’exploration de ces formes les moins étudiées que le lecteur est convié pour (re)découvrir non seulement la Comédie-Italienne, dont l’importance en France « a été longtemps minimisée par le double effet de l’ignorance et du nationalisme » (p. 298), et le théâtre forain, « sorte de négation du théâtre classique » (p. 382) et espace de résistance par excellence « à l’encontre de l’Ordre établi et du projet de monarchie absolue » (p. 410), mais aussi le théâtre lyrique trop longtemps exclu de l’art dramatique.

Enfin, dans le cinquième chapitre, parmi les thèmes le plus souvent mis en scène par la comédie fin de règne, l’examen que l’on propose de celui du mariage, qui « semble offrir l’image la plus significative de la dislocation des structures sociales » (p. 417), clôt brillamment cette étude des rapports entre spectacle et pouvoir. En effet, à travers le traitement du mariage et de la femme au pouvoir qui lui est associé, s’établit une véritable remise en question du « système monarchique, phallocratique et patriarcal » (p. 417).

Il convient donc de souligner non seulement l’efficacité de cette démonstration, qui fait oublier certaines inadvertances susceptibles de la déparer [« le rôle de l’auteur dans les productions de la Comédie-Italienne des années 1681-1987 [sic] » (p. 305), etc.], mais aussi la richesse des documents qui s’ajoutent à la bibliographie et au répertoire alphabétique de toutes les pièces fin de règne proposés en annexe de cette synthèse audacieuse destinée à devenir un véritable ouvrage de référence. Enfin, outre les nombreux articles que Spielmann a consacrés à ce sujet dans des revues savantes et dans divers recueils collectifs, on soulignera l’intérêt éminent que représente un centre virtuel consacré aux Spectacles du Grand Siècle : voir le site http://www.georgetown.edu/spielmann/opsis.htm, dont les ressources sont particulièrement riches et auquel chercheurs et étudiants pourront se référer avec profit.