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La diversité des points de vue et l’hétérogénéité des objets étudiés dans le cadre de ce dossier, exclusivement consacré à des archives littéraires québécoises, témoigne à la fois de la difficulté liée à la délimitation d’un territoire précis d’analyse et de la fécondité qui résulte, somme toute, de cette apparente et paradoxale dispersion. Depuis plus d’une vingtaine d’années, dans le cadre de divers projets [1], des chercheurs oeuvrant dans plusieurs domaines de spécialisation, depuis l’histoire littéraire et la sociocritique jusqu’à la génétique ou encore l’édition, s’intéressent à des époques et à des objets aussi variés que méconnus et jusque-là presque totalement négligés par la critique ; il s’agissait donc ici de donner un aperçu de quelques-uns des sentiers qu’ils empruntent dans ce domaine singulier des études littéraires que constituent les archives. S’il nécessite le plus souvent la conquête d’un corpus et de son statut littéraire, voire l’invention d’un site, le travail en archives repose par ailleurs, quel que soit l’objet qu’il privilégie, sur la localisation patiente et la recension minutieuse de nombreux fonds (formés de manuscrits ou d’imprimés) qui correspondent à la première phase d’un travail acharné qui permettra ensuite de questionner, au fil du temps et selon des configurations diverses, les traces et tracés qui fondent la mémoire de l’invention.

S’il clôt les activités du projet de recherche « L’archive littéraire : matière et mémoire de l’invention [2] », ce dossier permet surtout d’en prolonger les travaux de deux façons, car il déborde largement le cadre de ses seuls centres d’intérêt et fait appel à des collaborateurs avec qui nous avons progressivement partagé un même « goût de l’archive [3] ». Plutôt qu’un bilan ou une synthèse, il a semblé plus heureux et plus judicieux de miser sur l’hétérogénéité chronologique, générique et critique, et de rassembler ici des études qui, en s’ouvrant à quelques « perspectives imprévues [4] », sont traversées par deux avenues complémentaires. En effet, tout en prenant appui sur de solides assises théoriques, qui permettent d’appréhender la nature et la fonction des archives littéraires selon des angles variés, les contributions réunies dans ce dossier proposent des réflexions fouillées et des analyses minutieuses de divers types de documents provenant de sources et d’époques diverses allant du xviiie au xxe siècle : archives romanesques, historiques ou poétiques, correspondance, écrits de soi. Il a donc semblé plus opportun, malgré le risque d’aboutir à un ensemble d’aspect linéaire, de répartir les textes en fonction des corpus étudiés et, par conséquent, d’adopter un classement chronologique. Or loin d’être statique, cette répartition a permis de mettre en évidence les chemins de traverse qui relient entre elles les études ainsi rassemblées et le caractère dynamique des questionnements qui les sous-tendent. C’est en effet par le biais d’une série de recoupements (théoriques, méthodologiques, génériques) que ces textes se répondent comme en écho.

Ce numéro s’ouvre sur deux études prenant pour objet de réflexion des archives du xviiie siècle. Bernard Andrès se questionne d’abord sur les conditions de possibilité d’une histoire littéraire des Canadiens et met en relief la difficile saisie du littéraire. Il propose, en effet, de mesurer et d’identifier les enjeux (méthodologiques et théoriques) propres à une entreprise qui consisterait à revisiter des archives auxquelles l’institution s’est fort peu attardée et qui sont issues d’une période qu’il décrit comme un ensemble hétérogène de phénomènes et d’événements. En cherchant à identifier les sources et les modalités de la mise en fiction de l’invasion américaine de 1775, Nathalie Ducharme analyse sept récits (nouvelles et romans) parus entre 1893 (Les Bastonnais, de John Lesperance) et 1995 (Trésor d’Arnold, d’André Mathieu), et montre comment les stratégies mises en oeuvre pour la réécriture des documents d’archives rendent compte de l’évolution des idéologies, notamment en ce qui a trait à l’identité canadienne et à sa représentation par les Américains.

Les contributions de Jacques Cotnam et de Michel Lacroix mettent notamment en évidence la double nécessité d’une identification précise des documents et d’une connaissance approfondie des réseaux sociaux (personnels ou institutionnels, littéraires et intellectuels) pour l’étude de certaines pièces d’archives. La correspondance échangée entre Henri Brochet, directeur de la revue française Jeux, tréteaux et personnages, et le R. P. Émile Legault contient entre autres de précieuses informations relatives au développement du théâtre chrétien en général et à la création des Compagnons de Saint-Laurent en particulier. Les seize lettres échangées entre 1938 et 1946, dont Jacques Cotnam propose l’édition, permettent également de comprendre la nature des liens qui se sont établis entre le R. P. Émile Legault et l’auteur de théâtre Henri Ghéon. Selon une approche sociogénétique [5], Michel Lacroix propose une analyse de l’itinéraire emprunté par le manuscrit des Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers publié chez Gallimard en 1938 ; il met en évidence les divers phénomènes par lesquels le « social infléchit le tracé d’un texte » et montre comment l’écriture s’est faite à plusieurs mains. Les archives littéraires révèlent en effet que les réseaux influencent à la fois la production et la circulation des textes.

C’est dans une visée différente, mais avec des préoccupations en partie semblables, que Marie-Andrée Beaudet aborde les archives de Gaston Miron. À partir d’un corpus inédit appartenant aux écrits de jeunesse du poète (1947-1953), elle montre comment ces documents brossent « un portrait singulier de sa pensée et de la genèse de son oeuvre ». Les différentes formes d’écriture du moi qui traversent ces écrits (fragments de journal intime, notes, amorces de romans autobiographiques, lettres) témoignent d’une « longue et douloureuse » activité d’introspection qui « fonde et irrigue » l’écriture poétique, dont le projet s’élabore alors avec peine, et qui constituera plus tard un important réservoir. Les archives des poètes sont, à plus d’un titre, des objets complexes, mais que Kundera se rassure, il ne s’agit pas ici de livrer la Vérité ou d’ « embrasser le Tout […], à savoir […] une montagne de brouillons [6] ». C’est au contraire en privilégiant quelques pièces appartenant aux archives d’Au bras des ombres, de Jacques Brault, que l’analyse génétique qui clôt ce numéro s’attarde à l’écriture du poème et à la composition du recueil afin d’en saisir les principaux enjeux esthétiques.

Rares sont encore, en ce qui a trait au corpus québécois ou canadien-français, les ouvrages et les collectifs consacrés à la problématique des archives ; par ailleurs, ces travaux ont parfois tendance à privilégier des archives françaises ou étrangères considérées sous l’angle quasi exclusif de la génétique littéraire. Or en abordant les archives littéraires québécoises selon des perspectives fort différentes et en soulevant des questions de divers ordres (historique, esthétique, formel, génétique, etc.), ce dossier espère piquer un peu plus la curiosité des chercheurs et des étudiants pour ces magnifiques objets d’étude, mettre en valeur le patrimoine québécois et, ainsi, rendre compte de l’extraordinaire fécondité des archives littéraires et des manuscrits d’écrivains [7].