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NON est mon nom
NON NON le nom
NON NON LE NON

René Daumal[1]

Un non-nombre est à l’origine de tous les nombres : Zéro est notre premier chiffre — même si sa découverte fut plutôt tardive —, le premier que l’on compte, bien qu’il ne compte rien, ne compte pour rien. De même le Non est l’ombilic des mots, le nombril de tous les noms, qu’il rattache au non-nom d’où ils furent tirés, d’où ils furent poussés, poussés à être, à devenir, d’où ils ont été créés, d’où ils sont nés. Le poème ? Les mots qui comptent, mais pour rien : qui comptent ce rien, d’où le nom vient. Rappelons que le mot zéro est une contraction du latin médiéval zefiro, issu de l’arabe sifr, signifiant « vide » : il a donné le mot chiffre. Ce qu’on appelle aujourd’hui un chiffre est un zéro déguisé, un vide masqué, la négation de tout nombre changée en son affirmation, de la même façon que le mot latin res, qui veut dire « chose », a donné en français le mot rien, qui désigne aussi la « petite chose », le « peu de chose » — un rien —, une chose qui ne compte pas, quelque chose comme un poème, qui pèse l’impondérable, calcule l’incalculable, le chiffre d’une absence, le nombre du non-sens, le zefiro du Non. Non vient quant à lui d’une agglutination de l’expression latine ne unus : « pas un, non-un »… Le mot propre au poème ? Celui qui n’est pas un, qui n’en est pas un : le non-mot équivalent au sifr d’où vient le chiffre.

Le poème compte et raconte depuis la nuit des temps, comme le montre à sa façon la clavicule de Daumal, ce que tout nombre doit au Zéro, ce que tout nom doit au Non. Il n’en va pas autrement à notre époque, qu’on qualifie de posthistorique, de posthumaine, de postpoétique. La fin à laquelle le poème s’affronte le ramène à tout moment à ce rien d’où il vient, que sa finalité est de rappeler, disant haut et fort le Non originel, telle la faute du même nom, comme s’il était immortel, impérissable, incorruptible, à l’instar du zéro absolu que les autres chiffres, tous relatifs, ne peuvent altérer : il est l’Altération même, l’Autre intégral, l’Incommensurable. Le Non au poème, c’est le Nom du poème : son verbe réside dans cet adverbe, son vers dans cet avers, cette ad-versité à soi où il se projette, comme s’il se jetait dans son propre vide. Le Non est la particule ou la clavicule du grand jeu poétique, comme dit Daumal, autour de quoi tous les noms tournent dans le poème, retournent au non premier comme tous les nombres au premier chiffre, le zefiro. Le poème n’existe qu’à sa limite : il ne se déploie que sur ses bords… et au-delà, où il déborde, transgressant ses contours, ses frontières, ses bornes. Il ne croît qu’à contrecourant de son être, dans le dépassement et le détournement de son sens, dans le reniement à soi qui fait qu’il est toujours au-delà de lui, là où on ne l’attend pas, où il nous surprend par son brusque surgissement.

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« La poésie s’écrit contre elle-même », « la poésie existe malgré elle », voilà des énoncés dont nos Arts poétiques semblent truffés depuis des décennies. De La haine de la poésie de Georges Bataille jusqu’à La langue et ses monstres de Christian Prigent, en passant par les « Proèmes » de Ponge, les « Apoèmes » de Pichette, le « non-poème » de Miron et Le mécrit de Denis Roche, où il est dit que « la poésie est inadmissible » et qu’« elle n’existe pas », les poétiques du xxe siècle ont très souvent placé la poésie « hors d’elle », dans tous les sens du terme, comme si elle ne pouvait exister que dans ses marges, dans l’impossible, l’inadmissible, l’inexistence même, hors de toute loi, et qu’elle ne pouvait se faire qu’à son encontre, se prenant elle-même pour cible ou adversaire, contre-modèle ou bouc émissaire, n’exultant que dans la colère qui la soulève contre son être, auquel elle oppose quelque chose de plus qu’être, soit une forme de « néantisation » de soi semblable à ce que la mystique rhénane cherchait dans la « théologie négative » ou Bataille même dans l’« athéologie » pour mieux mettre en oeuvre les exigences les plus radicales de l’« expérience intérieure »… qui est toujours épreuve des limites et de leur au-delà.

Ce qui s’écrit sous le nom de poésie — on a envie de dire : sous le « non » du poème —, en quoi un « art poétique » implicite s’exprime en chaque vers, chaque laisse, chaque strophe, même à son corps défendant, dépend de cet héritage apoétique… mais le dépasse en une « an-apoétique », une « négation de la négation », dirais-je, qui est une « an-amnèse » dans laquelle le désoubli croissant de sa naissance et de son enfance l’amène à se situer « après » La fin du poème, comme dit Giorgio Agamben, c’est-à-dire dans le sillon que la négativité creuse dans la poésie passée pour que celle qui la dé-passe y prenne son élan sans déraper. Dé-passer ne veut pas dire sur-passer, mais défaire le passé de ce qui fait qu’il ne passe plus, ne re-passe pas par sa naissance, son enfance, sa croissance, son devenir, son a-venir. L’Histoire qui se crée, grâce au poème qui est creare au sens originaire de crescere  « croître, faire pousser, faire naître, faire grandir », au plus près de la Nature, qui tire du non-être tout ce qui est et devient —, n’est pas tant l’histoire du passé, du factuel, de ce qui est fait, mais de ce qui est à faire, encore virtuel, toujours possible, en puissance dans ce qui paraît être, dans l’énorme potentiel dont la fiction poétique relève par son pouvoir de dépassement, sa capacité de défaire le passé pour lui faire un avenir, son aptitude à dénouer l’impasse dans laquelle il s’enferme pour que s’ouvre la faille, la brèche, la béance plus ou moins grande dans laquelle son devenir pourra s’engouffrer et retrouver son chemin de l’autre côté… « de-venir » n’étant pas seulement « venir de », comme on vient au monde en venant du néant, comme on vient au jour en venant de la nuit, mais a-venir ou ad-venir, comme on parle d’a-poésie pour dire qu’elle nie ou renie ce qui est déjà-venu — déjà vu, déjà dit, déjà lu —, pour que s’affirme ce qui est encore in-venu, non avenu, non vu, ce non étant le nom dont Daumal baptise le poème, qui crée le rien à partir de quoi toute création est rendue possible, elle qui ne fait rien naître qu’à partir du néant, à compter de zéro, ne fait rien pousser sans le tirer du vide.

Voici ce que dit l’auteur du Contre-ciel — auquel appartiennent les Clavicules du grand jeu poétique citées en exergue — :

L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives ; je suis ce qui pense [qui est encore im-pensée, peut-être non-pensable] et non ce qui est pensée [qui n’est plus à penser, sinon comme a-pensée] ; le sujet ne se conçoit que comme limite d’une négation perpétuelle. L’idée même de négation est pensée ; elle n’est pas « je ». Une négation qui se nie s’affirme elle-même du même coup ; négation n’est pas simple privation, mais ACTE positif. Cette négation, c’est la « théologie négative » dans son application pratique à l’ascèse individuelle[2].

Le Contre-poème ou le Contre-ciel ne fait pas le jeu du nihilisme ou du cynisme, qui se déguise en Chiens noirs de la prose, comme dit Jean-Marie Gleize[3], lancés dans la curée du vers et de la strophe devenus la proie des chasseurs d’âmes, ennemis du souffle et de l’esprit, grands adversaires de l’air et du respir, du rythme ou du lyrisme, même dur, rude, critique, qu’ils attribuent à l’animal poésie, ce grand fauve jeté aux chiens d’une prose domestiquée, dressée à ronger l’os du poème réduit à rien, annihilé, annulé. Le « nul » n’intéresse pas le « Non », qui lui préfère la « bulle », comme dit Daumal : « L’objet nié surgit sans cesse, multiple et divers, comme ce qui n’est pas moi, ce qui n’est pas fait de ma réalité substantielle, comme un vide, une bulle dans la substance absolue[4] ». L’apoème ? Bulle d’air, bulle d’âme surgie du non-moi ou du contre-ciel qu’est le grand dehors où le multiple et le divers se déploient, seul lieu où la poésie arrive, seul monde où la création se peut, elle qui se voue au possible — jusqu’à l’impossible —, dans la naissance ou la mise bas de ce qui n’est pas, de ce qui ne peut être, à quoi le NON qu’elle porte comme son vrai nom, à l’écart de tout « je » qui s’affirme, nous donne accès en nous y poussant, en une nouvelle parturition, un ré-enfantement, comme celui qui a donné le jour à la littérature québécoise sous le nom de Refus global, manifeste inaugural signé entre autres par Borduas et Gauvreau comme l’« acte de naissance », par la négative, d’une parole qui s’est affirmée en faisant place nette, et dont le premier mot est « Rejetons » et l’un des maîtres-mots est « Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! », art poétique où s’exprime ce que les mêmes appelleront plus tard des Projections libérantes[5] : des bulles d’« air libre » projetées à la face du passé pour que ce dernier se mue en pro-jet, en à-venir, en ce qui n’est pas encore, en ce qui est toujours en puissance, force vive, énergie vierge, au potentiel virtuellement in-fini.

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La poésie française s’est affirmée en rejetant la poésie latine, la Pléiade a vu le jour en refusant la poésie religieuse, le Romantisme est né en niant et reniant la poésie didactique, la modernité poétique s’est affirmée en déconstruisant le vers régulier, l’après-modernisme — pour ne pas dire la postmodernité — est apparu avec la contestation du vers libre et des avant-gardes formalistes. Bref, le « poème à faire » se manifeste toujours en manifestant contre le « poème fait », et ce n’est pas seulement l’affaire de la dialectique, où la négativité joue le rôle d’Aufhebung, de Relève, de Sursomption : il y a plus qu’une question d’histoire dans le travail incessant du NON, comme le suggère René Daumal, qui en fait le principe de sa métaphysique expérimentale ou de sa poétique transcendantale, de ce Verbe qui se vit négativement, en creux, à l’envers, de cette Chair qui se dit spirituellement, en se tournant et se retournant comme un gant, s’invaginant, dont il affirme qu’elle appartient de plein droit à la nature à l’état naissant, à ce qui est perpétuellement à naître, parce que non-né encore, ce NON étant le lieu d’où ça naît comme tous les nombres sortent du zéro.

Poésie et Nature partagent une famille lexicale qui permet de comprendre pourquoi et comment la négativité créatrice va bien au-delà d’une simple joute dialectique : l’une et l’autre relèvent de tropes, du verbe grec tropein, qui veut dire « tourner » ou « se tourner », la première étant constituée de tournures et de figures que la rhétorique étudie sous le nom de théorie des tropes, justement, et la seconde consistant en forces ou énergies qu’on appelle entropie ou néguentropie selon le deuxième principe de la thermodynamique — toutes deux étant redevables aux tropismes qui font qu’une plante ne croît qu’en direction de la lumière qui l’attire et que tout être vivant ne se développe qu’en direction d’une fin, d’un but, d’une finalité. Or, l’entropie simple, comme les physiciens l’ont montré, se dégrade, s’atténue ou se dénature si elle n’est contrecarrée par la néguentropie : le fait d’aller dans le même sens, toujours, entraîne une perte inévitable de Sens, que le contresens qu’on y introduit peut seul raviver ou régénérer, en le niant ou le renversant. L’information liée à une énergie constante perd son contenu informatif, qui doit être rare, inédit, original, quand il devient en se perpétuant répétitif, redondant, non pertinent : seul le bruit qu’y fait entrer la néguentropie — ce qui n’est plus « tourné en dedans » (l’en-tropie) mais « retourné vers le dehors », le divers, le multiple, qui n’advient que dans l’altérité, l’étrangeté à soi, l’extériorité au même, la négation ou le refus du propre (la neg-en-tropie) —, peut lui redonner sa valeur originaire, originante même, qui en fait une authentique in-formation, une forme « tournée vers » son devenir, sa re-naissance, qui passe par sa négation pour se déployer au-delà d’elle-même, pour se produire, non pas se reproduire, pour créer et se recréer, non pas pour persister dans son être, qui serait ne plus être, se contentant de « venir de », sans plus vouloir « de-venir ».

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Le premier mot que l’enfant prononce, c’est non. On entre dans la langue par ce qui permet d’en sortir : le refus de répondre, d’obtempérer, de prendre la parole autrement que pour lui opposer une fin de non-recevoir. On pénètre le dit par l’interdit : on adopte l’énorme affirmation de soi, des autres, du monde qu’est le langage, le verbe, la parole, en prononçant de manière obsessionnelle un Non catégorique… grâce à quoi on a l’impression d’avoir tout dit… en ne disant précisément rien. Voilà le prime Poème de l’infans, la première antiphrase ou la première antithèse qui lui permet de s’affirmer en niant. L’infans ? Celui qui ne parle pas, autiste ou aphasique, en retrait de la langue, retiré en elle comme s’il la retirait à elle-même, définition générique du poème en sa plus simple expression : le retrait du langage, qui en fait autre chose qu’un outil de communication, un moyen d’expression ou l’instrument d’une pure représentation… soit l’incarnation de notre autisme le plus profond, de notre aphasie généralisée, de notre in-phasie, devrait-on dire, pour être fidèle à l’étymologie d’in-fans, où il n’y a pas qu’une valeur privative ou négative comme dans le a- d’a-phasie, mais une dimension locative et directionnelle, comme dans in-itiation (in-itere : « aller dans », « aller vers », s’« in-itier ») : l’« entrée dans la langue » relève d’un sacrement ou d’un sacrifice, d’un rite par lequel on se défait de quelque chose, renonce au silence premier dont sort ou ressort la parole, dans laquelle on ne pénètre pas tout à fait sans atteindre cette zone silencieuse originelle d’où elle vient, comme nous venons des entrailles muettes mais bruyantes du monde utérin.

Je ne suis pas en train de dire, suivant une espèce de rousseauisme naïf, que le poème serait l’écho de quelque cri primaire qui ferait durer le bruit du silence originaire jusque dans la langue la plus complexe, mais que la naissance du poème, qui fait de lui une « création » comme dit le verbe poïen, est une ré-initiation à la langue, une ré-initialisation de la parole, qui la fait passer et sans cesse repasser par une phase initiale d’in-phasie, d’in-fansis, d’in-poésie, pourrait-on dire, d’in-poïèsis dans laquelle entrer en poésie signifie la sacrifier à elle-même, en faire le sacrifice au profit de ce qui ne parle pas en elle, ne se dit pas, ne s’énonce ni clairement ni même obscurément, se dénonce en fait… renonçant à elle-même : l’art poétique véritable ne parle pas tant du poème que de l’impoème dans lequel il prend naissance, comme la langue dans le bruit et le silence, dans l’insensé d’où son sens émerge. Il est la mémoire de l’impoème dans le poème, de l’in-fans dans la fantasia qu’est toute langue, le fantasme qu’est toute parole, la fantasmagorie propre au dire, le phans- initial de ces trois mots renvoyant au sens premier de tout parler qui est « apparition » (phansis, phasis, en grec ancien), épiphanie, apparaissance, disait-on jadis pour évoquer des « visions » qui sont réminiscences, rémanences, re-voyances… comme de spectres ou de fantômes venus de la nuit des temps, de la nuit des langues.

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Le dernier « Art poétique » que j’ai lu s’intitule Contre un Boileau, précisément sous-titré Un art poétique : il est de Philippe Beck[6]. Paru en 2015, il est encore tout frais, au plus près de sa naissance, comme de la naissance du poème, de la naissance du langage, de la nature en tant que « naître en devenir », comme l’était Dans de la nature, le livre de poèmes qui l’a précédé de quelques années[7]. Son titre s’ouvre sur le mot Contre, avec majuscule, comme s’il s’agissait d’un nom propre, d’un personnage ou d’une personne morale, comme dans la prosopopée, apposé ou opposé qu’il est à un autre nom propre, celui de Boileau, poète par excellence de l’art poétique classique, essentiellement mimétique, où ce qui s’énonce va de pair avec ce qui se conçoit… comme le veut le principe cartésien de l’adequatio entre la res cogitans et la res extensa : la langue n’a qu’à s’étendre sur l’étendue, y reposer, s’y reposer, couche de mots sur la couche des choses, dont elle épouse les courbes et les contours, pour être à jamais fondée, en droit, en fait, en vérité, en Réalité. Pas d’écart, de distance, de distorsion entre les choses de l’esprit, la cogitance, langue ou pensée, poème ou entendement, et celles qui s’étendent sous elles, l’existance, le Réel, la Res dans toute son extension, dont l’intention imaginative ou intellective n’est que la doublure dans la conscience. Si Étienne Durand (1586-1618), un peu avant Boileau, écrivit ses Stances à l’inconstance à l’encontre de cette belle stabilité du monde, de sa langue et de sa pensée, on peut dire que l’auteur de l’Art poétique a été celui qui fit de la stance une véritable stase, qu’il fixa, figea, solidifia, consolida, contre toute forme d’ex-stase qu’elle pourrait connaître, advenant que la couche des choses se mette à trembler, bouger, sous l’effet de quelque force sismique ou tellurique, emportant l’existence ou la res extensa en une sorte d’ex-stanse où plus rien ne reste au repos.

Rappelons que le mot stance vient de l’italien stanza qui veut dire « demeure, séjour, repos », « chambre où l’on s’étend et dort d’un sommeil profond », et qu’il a supplanté à la Renaissance le mot strophe pour désigner une « suite de vers avec pause », alors que le verbe grec strophein, dont on se souvient dans le mot catastrophe, désigne au contraire un mouvement incessant d’aller et venue, l’acte perpétuel de tourner et de se retourner (proche en cela du verbe tropein, qui a donné les mots « trope », « tropisme », « entropie »), et renvoie originellement aux déplacements du choeur sur la scène du théâtre puis, par analogie, à ceux du vers dans le poème lyrique. Les Grecs voyaient ce dernier comme un mouvement perpétuel, une révolution permanente où tout tourne et se retourne sans repos, tournures et tournis indémêlés, quand l’âge classique, qui ne revint à l’Antiquité que pour en arrêter les « lois » — de logos devenues doxa —, ne chercha plus qu’à faire reposer la langue et la pensée dans la demeure ou le séjour du réel le plus stable, le plus stagnant, dans son étendue ou son extension la plus plate, qui en devint l’essence, l’être ou l’étant se réduisant à ce qui tient et se tient, se retient, se contient, se maintient. Le poème ? La pensée ? L’entretien du monde, la maintenance du réel, l’employé de soutien qui fait de l’être ce qui nous soutient et de nous-mêmes ceux qui le soutiennent. Soutènement du monde, soutenance de la langue, la pensée comme le poème se voue dès lors à fonder, asseoir, poser les bases d’une coexistence parfaite du réel et de la conscience, de la « cogitance » et de l’« existance », qui participeraient d’une même essence : le repos, la demeure, le séjour où toute chose repose sur elle-même de toute éternité. Le poème ? La « demeure de l’Homme », le « séjour de l’Être », diront tour à tour Hölderlin et Heidegger, avant que ce dernier ne fasse du poète le « berger de l’Être ou du Dasein » comme on parle de la fée du logis ou du maître de céans, qui nous invite à faire le tour du propriétaire en quelques vers ou stances, dont il nous dresse la carte ou le plan, identiques à eux-mêmes à travers les siècles, beau temps mauvais temps.

Or, on le sait depuis longtemps : notre monde est secoué. Nous sommes l’effet d’une catastrophe, comme nous le rappelle la théorie du Big bang : nous sommes nés d’un énorme bruit, d’un puissant Bang qui ne cesse de résonner dans nos têtes comme un écho sans fin des Commencements, dont le poème comme la pensée — à l’instar de la matière, qui est du temps fossilisé, pétrifié, où l’on sent partout la trace de l’explosion première — ne peuvent qu’enregistrer les coups et les contrecoups, les chocs et les secousses, les convulsions et les oscillations, le grand Tohu-Bohu. Nous sommes dans l’Inconstance, dans la Contre-stance, dans la Strophe ou la Cata-strophe, où tout bouge sans qu’on puisse jamais rester au repos dans une chambre, comme le souhaitait Pascal, sans qu’on puisse reposer sur quoi que ce soit de stable telle une stance, en une existence ferme, parfaite, une res extensa qui se tienne et nous tienne. Notre demeure est une contrée au sens étymologique du terme — du latin contrata, dérivé de contra, qui désigne l’en-face, l’au-delà, le côté opposé à celui où l’on se trouve, la face contraire de celle où l’on est, l’autre rive, l’autre bord, vers lesquels on doit se tourner en une strophe ou un trope pour l’apercevoir — structure d’horizon, dirait Merleau-Ponty, arrière-pays, dirait Bonnefoy, qui ne se situe pas derrière soi ni même en soi mais bien devant et par-delà, par monts et vaux, dans ce que Jacques Abeille appelle le Cycle des contrées en évoquant les régions les plus étranges et les plus lointaines qu’on puisse imaginer. Nous ne vivons pas sur terre, mais contre le ciel, contre l’orée, la lisière, l’horizon qui nous sépare de l’air libre, autre nom du « sans-nom » qui s’étend au-delà… qui ne s’étend pas tant qu’il ne tombe en chute libre dans un en-deçà illimité, qu’on préfère appeler un « ailleurs » avec Rimbaud ou un « Outland » avec Melville. Poème/Contre-poème, comme on dit Champ/Contrechamp, Pays/Contre-pays, comme on dit Temps/Contre-temps : rien ne se pose ni ne repose qu’un mouvement n’emporte à son encontre, en son au-delà, dans le contretemps ou le contrecoup dont la poésie seule marque le temps, marque le coup, dans la langue grevée de NON qu’elle parle ou qu’elle imparle.

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Contre un Boileau, non pas comme on s’appuie contre un mur pour trouver un nouveau soutien, autre façon de poser et de se poser, quand la valeur du mot contra est « op-positive », contraire à toute forme de positivisme qui vise une fondation ou un fondement : ce dont on parle surgit du sans-fond, du gouffre des commencements, du grand bruit blanc que l’explosion originaire continue de faire entendre en un gigantesque NON jusque dans la langue pleine d’à-coups et de contrecoups, toute en strophes et catastrophes, que le poème parle en déparlant, en une aphasie continuée jusque dans la phrase ou le vers les plus articulés, dont l’ordre épouse les plus grands désordres d’où il émerge. Philippe Beck cite Valéry : « Les oeuvres de l’esprit, poèmes ou autres, ne se rapportent qu’à ce qui fait naître ce qui les fit naître elles-mêmes, et absolument rien d’autre », raison pour laquelle l’auteur de Monsieur Teste ajoute : « Plus me chaut le faire que l’objet[8] », le faire étant la vraie nature du poème, qui n’est pas un être (esse) mais un naître (nascere), soit un surgissement, un apparaître, un « apparaissance », ai-je dit plus haut, bien plus qu’une quelconque adequatio avec une pré-existence plus ou moins étendue dans le temps ou dans l’espace. Le poème est à la naissance du temps et de l’espace, toujours en puissance, étant ce qui fait naître ce qui le fait naître, dans la virtualité des mondes possibles bien plus que dans l’actualité d’un monde réel, positif, quand il se tourne et se retourne dans l’op-position qui est la sienne, d’ob-ponere : « placer devant » et « placer contre »… la valeur du préfixe ob- étant liée à la fois à ce qui est en vue, en face, au-devant et à ce qui fait obstacle ou objection, comme si le naître, l’à-venir ou le devenir ne pouvait s’ouvrir que par le skandalon, la « pierre d’achoppement », l’« obstacle », le « scandale » au sens étymologique du terme, cette forme concrète du Non grâce à laquelle le poème donne et prend naissance d’un même souffle, répondant du prime élan que la nature naturante ne cesse de lui conférer en ne lui offrant pas tant un monde où reposer, une stance, une chambre, une demeure stable, un monde positif, empirique, mais le lit d’obstacles, la couche de scandales, l’achoppement permanent en quoi consiste son existence rythmique, ex-statique, qui le fait sauter et sursauter à tout bout de champ en Sprung Rhythm, comme dit Gerard Manley Hopkins, en ressort printanier, en bondissements et rebondissements plus proches, par leur tonalité et leur tonicité, de la violence brute des commencements que ce « ruisseau, qui sur la molle arène, / En un pré plein de fleurs lentement se promène », si cher à Boileau, horrifié par le « torrent débordé qui, d’un cours orageux, / Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux[9] ».

Cette ex-stase, cette ex-stance, où le poème nie toute place qui lui serait propre et lui servirait d’arrière ou de soutien, en se plaçant toujours contre et devant, là où il n’y a encore rien, sinon la puissance de ce qui est toujours à naître dans la nature — y compris dans la sienne —, fait qu’il réside davantage dans son insistance et sa résistance en tant que force que dans son existence en tant que forme ou sens. Ce qui conduit Valéry à dire que tout ars poetica est un « art de faire et de défaire » bien plus qu’une « manière d’être » ou de « ne-pas-être » du poème. Philippe Beck confirme :

Chaque être vivant, persistant dans son être, est un être tendu, rythmé, croissant, un être de fabrication, un être technique [tekhnè : ars] qui se sent un être de création […] : c’est un créé créant plutôt qu’un créant créé — un être de croissance neuve et indéfinie, une puissance, une informité appelée à former des formules pour être […] ou pour le faire (poésie)[10].

On ne rencontre le monde qu’en s’affrontant à lui, lui faisant front… comme dit le mot contre dans le radical du verbe rencontrer, qui garde souvenir de son sens original : « trouver sur son chemin », qui voulait dire « affronter en combat », ce qu’on y trouvait étant l’ennemi, l’obstacle. Rencontrer la barre, dans le langage de la navigation, c’est « tourner le gouvernail du bord opposé à celui qu’il occupait d’abord » : le poème « rencontre » la barre à chaque tournant de vers ou de strophe ; l’ars poetica est l’art de gouverner la langue en eau trouble en en tournant et retournant les sens et les formes, les tournures et les figures pour « contrer » toute stase qui pourrait lui être fatal et « encontrer » le mouvement inconnu des vagues qui se dressent devant lui à seule fin qu’il les saute comme autant d’obstacles et y sursaute devant autant de « scandales », seule façon de le tenir en éveil devant cette mer d’intranquillité dont notre monde est fait… et en quoi il se défait.

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Contre un Boileau rappelle bien sûr Pour un Malherbe, de Francis Ponge, qui nous a appris à voir qu’il y a plus d’une personne, plus qu’un poète, derrière l’auteur des « Stances à Du Perrier », comme on apprend ici qu’il y a plus qu’un poéticien dans la peau de l’auteur des Satires et du Lutrin. Les derniers mots de la quatrième de couverture, qui sont de Beck lui-même, disent ceci, où Boileau est d’abord cité : « “Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire viennent aisément.” La danse du poème serait esclave de la marche de l’idée avant l’expression. Mais l’oreille dit Non, et la gorge avec elle. Et le poème peut marcher : l’intention est dehors[11] ». L’oreille et la gorge disent Non à l’unisson, l’ouïe et la voix nient : l’intention du poème n’est pas dans l’Idée, comme volonté et représentation, mais dehors, comme tensions, attention, rétention, protention, au sens fort d’in-tendere… « tendre vers » en une in-itiation, une « entrée dedans », dans la langue, la parole, le poème, depuis le dehors infini d’où ils surgissent ou apparaissent, loin de l’idée, dans l’impensé ou l’imparlé qui est leur terreau, leur sol le plus meuble, le plus fertile, le plus fécond, cette chair vivante du monde où ils marchent par eux-mêmes sans le secours d’aucun maître, qu’on identifie toujours au « concept », le détachant de toute expérience de conception, de fécondation, de gestation et de parturition grâce à laquelle le poème voit le jour et vient au monde, dans l’épreuve du silence et du cri réunis, dans l’in-phasie première où il prend sens et naissance d’un même élan, qui n’est pas marche mais danse, raison pour laquelle Philippe Beck dit qu’il relève moins de l’idée que d’un « intellect rythmique[12] ».

Yves Bonnefoy a écrit son Anti-Platon[13] à l’orée de son oeuvre pour montrer qu’il n’y a pas de Formes pures, mélangées qu’elles sont aux Images, pas d’Eidos sans Eidola, pas d’idées sans idoles, icônes ou autres incarnations dans l’apparaître, comme quoi il n’y a que des réalités mixtes, passées par la métèxè, la mixture de l’être et de l’apparaître dans un monde essentiellement métèque, impur, mêlant l’être au non-être, le factuel au fictif, le oui au non, l’assertif au négatif, en un clinamen permanent, comme dit Lucrèce, une déclinaison sans fin, la nature étant un ensemble de cas bien plus que de choses ou de faits, le mot casus désignant « ce qui tombe », « ce qui arrive », « ce qui survient » comme un accident, un lapsus, un kairos, un hapax, et non pas comme « ce qui est », essence, substance, état de chose ou état de fait plus ou moins pérenne, stance, stase, existence. Le cas, du verbe latin cadere, est plus proche du tournoiement ou de la tournure, que disent les mots grecs tropein et strophein, chers à Démocrite et à Empédocle, qu’il ne l’est du to on de l’ontologie aristotélicienne. Le monde se décline comme le poème, qui est sa langue la plus juste, au sens musical du terme, comme l’illustre à chaque page le De natura rerum, Art poétique de la Nature, Art naturel du Poème, où Phusis et Poïésis obéissent à la même inclinaison, au même clinamen, à l’écart si infime soit-il grâce auquel toute chose se crée ou se produit.

Le poème ? La langue de l’écart, la langue à l’écart, par quoi on définissait le style, jadis, et l’essentiel de la rhétorique, soit le cours sinueux, tortueux, des choses et des mots (de rheien : « couler », « s’écouler », non tant comme un long fleuve tranquille, mais comme une cataracte, une cascade, un « torrent débordé qui, d’un cours orageux, / Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux ») et qui se révèle bientôt dé-cours, dis-cours au sens fort, par l’écart qu’il prend par rapport à la course normale du monde et de la langue, grâce au tour singulier qu’il donne à leurs tournures ou à leurs figures, à leurs tropes, à leurs tropismes, à leur entropie, que le clinamen, l’inclinaison et la déclinaison, que toute création introduit dans ce qui est pour qu’il naisse et renaisse en n’étant plus qu’un simple étant, transforment ou transfigurent en les tournant et retournant dans tous les sens, en les tordant et distordant comme seule la poésie peut le faire, étant le modèle du cas ou de la cadence selon lesquels toute chose et tout mot se déclinent en ce bas monde en une variation et en une différentiation où rien n’est identique à soi, pas même le poème créé, qui est a-poème de part en part, comme l’être croît dans le non-être, le plein dans le vide, le Nom dans le NON, tel que Daumal le clame :

La négation est un acte simple, immédiat et procréateur […]. Ce qui est nié, pris en général et a priori, peut être considéré comme le principe commun à toutes les apparences […]. L’objet nié surgit sans cesse, multiple et divers, comme ce qui n’est pas moi, ce qui n’est pas fait de ma réalité substantielle, comme, selon la Kabbale, un vide, une bulle dans la substance absolue[14].

Le poème ? Une « bulle » dans l’opacité du monde, grâce à quoi tout coule et s’écoule en cas d’espèce plutôt qu’il ne se fige en stases ou en règles, tout s’articule comme les clavicules d’un grand jeu poétique que Lucrèce et Daumal rapportent à la Nature des choses et des mots, du NON et du NOM, soit en une cataracte ou une cascade d’écarts et de détours où tout tourne et se retourne en son contraire, tout se verse et se renverse en versions et inversions indénombrables, au sein d’un monde réversible comme l’est le vers, revenant sur lui en une strophe, survenant ailleurs qu’en lui en un trope… cataractes et cascades au sens originaire — kata : « de haut en bas », rhêgnunai : « briser, faire éclater », et cascare : « tomber, chuter », du mot casus, « chute ». Bulles en chute libre, qui se brisent ou éclatent de haut en bas, de vers en vers, de strophe en strophe, voilà le poème tel qu’en lui-même l’éternité le change, drôle de « faire » qui se fait en se défaisant, dans un éclatement et un écartement permanents où il n’est jamais lui-même, se niant et se reniant pour naître au-delà de son être — ce que tout art poétique depuis le De natura rerum jusqu’aux livres de Philippe Beck, Contre un Boileau ou Dans de la nature, en passant par le Contre-ciel de René Daumal, ne cesse de dire ou d’incarner, soit que le poème ne réside pas en lui-même, mais résiste à lui dans l’écart et l’éclat de sa bulle, le souffle du Non dans le Nom grâce auquel il s’élance dans un contre-ciel ou un contre-sens où il chute sans s’écraser, dans un contretemps et un contre-champ où il se projette sans se fracasser, naissant et renaissant de ses écarts et de ses éclats qui ne sont jamais cendres, comme celles d’où le Phénix ressuscite, mais germes et semences, graines et ferments, spores et bacilles, ce presque rien, ce sifr, ce zefiro avoisinant le zéro, où ce qui croît prend sa source, ce qui se crée prend son sens. La poésie contre elle-même, c’est la poésie pour autre chose : le tout autre, l’autre homme, l’autre temps, on ne sait plus trop, mais l’autre poème sans aucun doute, au-delà du poème même… à quoi jamais il ne se réduit, ne se résout, ne se limite, son chiffre étant l’infini, son Non illimité.