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« Pourquoi lire Maria Chapdelaine. Récit du Canada français à l’aube du troisième millénaire[1] ? », s’interroge Chantal Bouchard dans sa préface d’une édition scolaire du roman de Louis Hémon. Les termes de « chef-d’oeuvre », « best-seller » ou encore « classique », abondamment utilisés par la critique depuis un siècle pour évoquer cette oeuvre, n’offrent-ils plus une réponse évidente et suffisante ? Plusieurs travaux récents signalent effectivement que les relais de la transmission intergénérationnelle sont parfois déficients et que les oeuvres du passé suscitent souvent l’indifférence des jeunes lecteurs[2]. N’est-il pas alors permis de penser que la question de Bouchard procède du désir de justifier la pertinence de cette oeuvre aujourd’hui ?

Cette question m’amène à m’interroger sur la valeur et le sens que l’école attribue à Maria Chapdelaine. L’institution scolaire assume un rôle essentiel en consacrant la légitimité d’une oeuvre et en assurant sa transmission, mais aussi en l’inscrivant dans un horizon interprétatif sur la base d’éléments qui demeurent le plus souvent implicites. L’un de ces éléments est la « classicité[3] » des oeuvres prescrites. Or, la valeur et le statut des oeuvres légitimées par l’école sont toujours déterminés en amont des discours dans lesquels cette valeur et ce statut sont posés. Sans doute faut-il y voir l’une des raisons du clivage grandissant entre les attentes de l’école et celles des élèves : la lecture scolaire apparaît aux adolescents comme « une pratique sans croyance[4] », une tâche dont les finalités leur échappent et qu’ils accomplissent dans l’unique but de satisfaire aux exigences de l’école.

Fort de ce constat, j’amorcerai ma réflexion en examinant la définition du « classique littéraire » que l’on retrouve dans les programmes de français des niveaux secondaire et collégial[5], afin de mettre au jour les critères scolaires de la classicité d’une oeuvre telle que Maria Chapdelaine. Ces critères n’étant ni très précis, ni très utiles pour justifier la pertinence de faire lire aujourd’hui ce roman, j’aurai recours à la notion d’« objets discursifs secondaires[6] » pour montrer que si Maria Chapdelaine peut être considéré comme un classique, c’est bien parce qu’il continue d’avoir des résonances dans la littérature et la culture contemporaines. Je poursuivrai en analysant le dispositif de médiations que le discours des manuels scolaires déploie à l’attention des étudiants du niveau collégial, avant de conclure en évoquant deux pistes didactiques pour (re)lire le roman de Hémon.

Maria Chapdelaine : « classique littéraire » ou « classique scolaire » ?

Dans une réédition récente de Maria Chapdelaine, Aurélien Boivin affirme que ce roman « est devenu un classique de la littérature québécoise de même qu’un classique de la littérature française et de la littérature universelle[7] ». En somme, en plus de faire partie d’une culture commune et de posséder une valeur patrimoniale, le roman de Hémon occupe une place de choix dans la hiérarchie des classiques. En effet, « la catégorie de classique se décline […] entre classiques (sans complément) – ceux qui disposent d’une aura extrascolaire et que l’on nomme parfois classiques culturels –, classiques d’un genre ou d’une époque, classiques d’un sous-genre ou d’une catégorie esthétique circonscrite dans le temps[8] ». Annie Rouxel précise que « [p]lus les spécifications sont nombreuses, plus l’objet classicisé s’éloigne du canon qui fait le classique[9] ». Pourtant, les spécifications ajoutées par Boivin visent l’effet inverse : l’énumération a valeur de gradation et permet bel et bien à Maria Chapdelaine de se voir hissé parmi les classiques qui transcendent les catégories de genres ou d’époques.

Cet exemple montre que la notion de classique est chargée de connotations qu’il convient d’expliciter. Dans « Qu’est-ce qu’un classique ? », Alain Viala rappelle que ce terme a revêtu diverses acceptions au cours de sa longue histoire. Je me contenterai de souligner qu’à l’origine, le classique est ce qui peut servir de modèle et doit être admiré. Conséquemment, le « classique », c’est ce qui mérite d’être enseigné. Si, historiquement, l’école a joué un rôle crucial dans le processus de classicisation, aujourd’hui encore elle « apporte la pérennisation par la divulgation[10] ». Il est donc permis de se demander si une oeuvre comme Maria Chapdelaine est enseignée en raison de sa classicité ou, au contraire, si elle demeure classique parce qu’on l’enseigne encore. La question met en lumière les relations complexes entre les processus et les stratégies de consécration, de médiation et de transmission de l’oeuvre.

Puisque l’école est partie prenante de la classicisation d’une oeuvre littéraire, il est intéressant d’examiner quelle acception du terme « classique » est privilégiée dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS). La définition proposée dans le Programme de formation de l’école québécoise révèle, d’emblée, la polysémie du terme « classique ». Celui-ci, en effet, est défini comme :

  • un texte qu’une société juge digne d’être considéré comme un élément du patrimoine culturel de l’élève en raison de sa qualité et de son caractère marquant (ex. : […], les poèmes d’Émile Nelligan)

  • de manière générale, un texte du passé réédité aujourd’hui et considéré comme une oeuvre phare ou toujours d’actualité (ex. : […], Roméo et Juliette de William Shakespeare)

  • en littérature française, un texte d’un auteur reconnu de la deuxième moitié du xviie siècle (ex. : Corneille, Molière, La Fontaine)[11].

Ces définitions contribuent à entretenir le flou conceptuel : si Maria Chapdelaine peut être considéré comme un classique parce qu’il répond aux deux premiers critères, en revanche, il ne correspond pas au troisième. Pourtant, ces critères ne sont pas, a priori, exclusifs les uns des autres : les fables de La Fontaine, classiques parce qu’écrites pendant le Grand Siècle, le sont tout autant dans la mesure où elles peuvent légitimement être reconnues comme devant faire partie du patrimoine culturel d’un élève, et aussi parce qu’elles sont toujours rééditées, lues et commentées aujourd’hui.

Comme c’est au niveau collégial que l’étude de la littérature devient l’objet central du cours de français, on peut espérer que les devis ministériels[12] consacrés à cet ordre d’enseignement se montrent plus précis. Étonnamment, toutefois, la notion de « classique » est absente des textes officiels. Un examen minutieux révèle qu’elle apparaît en filigrane lorsqu’il est question de la sélection des oeuvres à faire étudier. Bien que le MELS n’impose ni même ne suggère aucun corpus (sauf dans le cours intitulé « Littérature québécoise »), il recommande la lecture des oeuvres et des textes « qui ont marqué l’histoire de la littérature de langue française » afin de permettre aux étudiants de « rendre compte […] de l’héritage culturel vivant et de ses résonances dans le monde actuel[13] ». En d’autres mots, il est suggéré de faire lire des oeuvres patrimoniales marquantes dont l’héritage se manifeste dans la culture contemporaine.

L’actualité d’un classique

Si l’on s’en tient à cette conception, tout semble qualifier un roman comme Maria Chapdelaine pour entrer dans le corpus canonique scolaire. Cependant, « [l]a canonisation de l’oeuvre, c’est-à-dire les lectures passées que les générations antérieures ont effectuées, ne suffit pas […] à générer efficacement un potentiel de valeur actuelle[14] ». Le défi consiste à amener les étudiants à prendre conscience qu’une oeuvre comme Maria Chapdelaine est « tout à la fois production passée et réception présente[15] ». Pour ce faire, Brigitte Louichon propose d’examiner les traces de cette réception présente en s’intéressant aux « objets discursifs secondaires[16] » engendrés par l’oeuvre, qu’elle classe en quatre catégories en s’inspirant de la typologie des relations transtextuelles établie par Gérard Genette [17]: les adaptations, les hypertextes, les métatextes et les allusions. Comme on va le voir, la prise en compte du nombre et de la variété des objets discursifs secondaires suscités par Maria Chapdelaine offre une manière efficace d’en mesurer la classicité et d’en actualiser la valeur.

1. Les adaptations

Le succès phénoménal de Maria Chapdelaine se mesure notamment au nombre des rééditions, des traductions et des exemplaires vendus dans le monde. Adapté dans différents formats (parmi lesquels le livre illustré, le roman jeunesse, l’édition scolaire), le roman a aussi fait l’objet de multiples transpositions génériques (cinéma, théâtre, radio, bande dessinée[18]). À cet égard, on peut dire que l’attrait exercé par l’oeuvre demeure intact auprès de nombreux créateurs qui témoignent, en retour, de la « pertinence » de ce roman.

2. Les hypertextes

De ce point de vue, la réception de Maria Chapdelaine est particulièrement intéressante. Adulé par les uns, décrié par les autres, le roman de Hémon s’est finalement imposé comme une oeuvre majeure et continue de marquer profondément l’imaginaire collectif. Il a engendré plusieurs excroissances narratives, dont certaines récentes[19], qui attestent de l’influence qu’il continue d’exercer au-delà du cercle des lettrés.

3. Les métatextes

Le roman de Louis Hémon alimente encore une abondante critique, de la plus triviale à la plus érudite. Les exemples sont beaucoup trop nombreux pour être passés en revue, aussi me contenterai-je de signaler que Maria Chapdelaine ne laisse pas indifférents ses commentateurs. Le titre romanesque de l’essai de Louvigny de Montigny, La revanche de Maria Chapdelaine[20], révèle notamment l’ampleur de l’engagement affectif de son auteur. Le romanesque fait également irruption dans un récit biographique récent consacré à Louis Hémon : Louis Hémon. Le fou du lac[21]. Cet essai hybride témoigne des résonances de la vie de Hémon et de son roman le plus connu dans l’imaginaire contemporain.

4. Les allusions

Selon Louichon, l’une des propriétés du classique est de faire partie, même sous une forme partielle, de l’encyclopédie d’une vaste communauté de lecteurs. L’allusion repose sur une connivence culturelle, sur l’existence d’un relais intergénérationnel qui assure la reconnaissance du passé dans le présent dans ses formes les plus variées. Compte tenu du retentissement immense de Maria Chapdelaine dans la littérature et la culture québécoises, il n’y a rien d’étonnant à ce que les allusions à ce roman soient multiples. La plus saisissante, cependant, est peut-être l’inscription de Claude Péloquin sur la grande murale du théâtre de Québec (« Vous êtes pas écoeurés de mourir, bande de caves ! C’est assez[22] ! »), qui témoigne du rapport ambivalent qu’entretiennent bien des Québécois avec le roman de Hémon.

Le nombre et la diversité des objets discursifs secondaires engendrés par le roman de Hémon confirment que cette oeuvre existe bien ici et maintenant. Ils ne garantissent pas pour autant la pérennité du processus de transmission. Aussi, puisque l’école constitue le principal agent de cette transmission, il m’apparaît pertinent d’examiner quels dispositifs de médiation apparaissent dans le discours qu’elle tient sur Maria Chapdelaine.

Le discours des manuels scolaires

Lorsqu’elle s’exerce dans un cadre scolaire, la lecture d’une oeuvre littéraire est déterminée par des mandats spécifiques qui s’incarnent dans des stratégies didactiques. Or, lire un roman comme Maria Chapdelaine confronte à un premier défi : celui de la distance, à la fois temporelle et culturelle, qui sépare le roman de ses lecteurs actuels. Doit-on, comme le préconise Hans Robert Jauss, « lire à rebours de nos habitudes[23] » pour éprouver la rupture esthétique établie par Maria Chapdelaine dans l’horizon d’attente de ses premiers lecteurs ? Est-il préférable de pratiquer une lecture actualisante[24] ? Ou bien encore le texte doit-il avant tout être considéré comme le support d’apprentissages scolaires, qu’on identifie aujourd’hui en termes de compétences ? Une chose est certaine : chacune de ces approches génère des reconfigurations du texte, de sorte qu’on peut se demander si c’est vraiment la même oeuvre qui est lue à chaque fois.

La Réforme Robillard (1993)[25] a favorisé le retour des anthologies littéraires dans de nombreuses classes de français. L’examen du discours des six principaux manuels scolaires parus au Québec depuis cette réforme[26] offre l’occasion d’analyser comment ils présentent Maria Chapdelaine à ses nouveaux lecteurs. D’emblée, un constat s’impose : en dépit de stratégies éditoriales différentes, le traitement réservé au roman de Louis Hémon présente de nombreuses similitudes d’un manuel à l’autre. L’une d’elles est la présence du même extrait dans la quasi-totalité des ouvrages. Il s’agit, on l’aura peut-être deviné, de la scène finale du roman. La mise en contexte est souvent réduite à l’essentiel, en ce sens que cet unique extrait est toujours introduit par un bref paragraphe très factuel délivrant quelques éléments biographiques et mettant l’accent sur le succès du roman.

Un autre aspect commun à tous les manuels est la manière de présenter Louis Hémon comme l’auteur d’un seul roman : Maria Chapdelaine. Michel Laurin mentionne bien Monsieur Ripois et la Némésis, Récits sportifs et Écrits sur le Québec, mais ces trois titres figurent dans un coin au verso de la pleine page consacrée à l’extrait de Maria Chapdelaine (ALQ, p. 50). Certes, Louis Hémon n’est pas le seul écrivain à voir son oeuvre réduite à un seul roman, dont le succès écrasant a éclipsé tous les autres. Il est vrai, de plus, que le destin tragique de l’auteur a auréolé Maria Chapdelaine d’une aura mythique. Toutefois, une autre raison mérite peut-être d’être prise en considération. Dans tous les manuels, en effet, Maria Chapdelaine est implicitement présenté comme le fruit, aussi prodigieux qu’inattendu, de la rencontre entre un homme qui a tourné le dos à son passé et le « pays de Québec ». Pour Weinmann et Chamberland, par exemple, « Hémon, auteur français, a écrit le roman canadien-français le plus vendu de son époque[27] ». Cela s’accorde parfaitement avec la volonté d’attribuer à cette oeuvre le statut de texte fondateur, de modèle pour les autres « romans de la terre » écrits au Québec dans les années subséquentes. En ce sens, c’est moins au regard des textes qui l’ont précédé que de ceux qu’il va inspirer que ce roman acquiert une valeur et un sens particuliers. Élevé au rang d’oeuvre matricielle, il est surtout lu et interprété à l’aune de sa filiation littéraire : Menaud, maître-draveur, Trente arpents et Le Survenant. Tous ces textes deviennent les composantes d’une configuration discursive, esthétique et idéologique présentée comme homogène.

Cela n’empêche cependant pas les auteurs des manuels d’adopter des attitudes contrastées à l’égard de ces romans, et de celui de Hémon en particulier. Turcotte et ses collaborateurs, par exemple, suggèrent une approche plus psychologique que sociologique de Maria Chapdelaine : « Dans ce roman, bien que l’auteur cède à la morale du temps en amenant Maria à opter pour la tradition en mariant son voisin, il nous fait aussi pénétrer dans le monde intérieur de la jeune femme, nous transforme en témoins des élans et des hésitations de son coeur[28]. » Serge Provencher, pour sa part, privilégie une position distanciée et livre un discours assez lacunaire. L’extrait de Maria Chapdelaine apparaît dans une section de son anthologie intitulée sobrement « Les romans de la terre ». Un bref paragraphe signale simplement que les romans précités de Félix-Antoine Savard, de Claude-Henri Grignon et de Ringuet « sont de la même encre et [qu’ils] méritent aussi d’être lus[29] ». Le roman de Hémon n’échappe pas à ce traitement sommaire, puisqu’il est présenté comme « le roman de la terre le plus célèbre à l’époque[30] », sans que rien n’explique les raisons de son succès. Contrairement à Bouvier et Roy ou Weinmann et Chamberland, qui relatent les principales étapes du destin de Maria Chapdelaine, Provencher demeure fidèle à son style elliptique : « La critique française parle de chef-d’oeuvre, et l’ouvrage est traduit dans une vingtaine de langues. La survivance a trouvé son symbole[31]. » Comment interpréter ces propos en l’absence des éléments contextuels passés sous silence ? Comment comprendre qu’un roman soit devenu emblématique de l’idéologie « terroiriste » sans savoir quelle a été sa réception au Québec ? Ironiquement, le discours du manuel peut même laisser croire que c’est la consécration internationale de Maria Chapdelaine qui va en faire « le symbole de la survivance »…

Contrairement à Serge Provencher, Michel Laurin n’hésite pas à proposer un discours d’encadrement qui oriente nettement la lecture des extraits proposés. Après avoir dénoncé la tentative de faire du roman de Hémon « le catéchisme de la survivance nationale », il déclare : « Maria Chapdelaine est bien plutôt une description sainement réaliste de la misère morale et physique des colons » (ALQ, p. 49). Dès lors, l’épisode des voix entendues par Maria est l’occasion de montrer comment ce passage, « sorti de son contexte, a pu donner prise à la récupération idéologique » (ALQ, p. 49). Toutefois, Laurin ne propose aucune piste interprétative permettant d’amorcer une autre lecture de l’extrait cité.

Laurin ne se contente pas non plus de nommer les romans de Savard, de Ringuet et de Germaine Guèvremont. Il intègre un extrait de chacun d’eux qu’il introduit par un court paragraphe visant à inscrire toutes ces oeuvres dans un même paradigme : celui de la liquidation de l’idéologie du terroir. En marge de Trente arpents, on peut lire : « Pour illustrer ce roman de l’exode rural, nous retenons une page qui annonce la déchéance finale. » (ALQ, p. 53) L’extrait du Survenant, quant à lui, montre que « Germaine Guèvremont signe définitivement la fin du courant du terroir » (ALQ, p. 54).

En somme, le discours des manuels offre une perspective partielle et, à certains égards, partiale, sur Maria Chapdelaine. Le choix consensuel du passage le plus controversé du roman semble moins motivé par le désir d’amener les élèves à adopter une position critique qu’à les conforter dans l’idée que le roman incarne parfaitement l’idéologie des romans du terroir. De ce point de vue, le texte est convoqué essentiellement pour sa valeur exemplaire. S’il mérite d’être lu, c’est parce qu’il est à la fois un monument et un évènement. Toutefois, les élèves sont clairement invités à les considérer l’un et l’autre comme appartenant à un passé révolu. Rien ne permet d’évaluer la portée actuelle du roman ni de le confronter à ses « relectures » contemporaines.

Propositions pour relire un classique

Cela m’amène à proposer deux pistes de réflexion sur la manière de problématiser la « classicité » de Maria Chapdelaine. Parmi les multiples objets discursifs secondaires générés par ce roman, les hypertextes révèlent le besoin de plusieurs lecteurs de s’immiscer dans sa trame narrative, le plus souvent pour infléchir le destin de Maria. Ces expansions narratives nous rappellent que « [c’]est le lecteur qui vient achever l’oeuvre et refermer le monde qu’elle ouvre, et [qu’]il le fait à chaque fois de façon différente[32] ». À ce titre, ces récits fictionnels dérivés de Maria Chapdelaine constituent des « textes de lecteurs[33] » qu’il peut être intéressant de présenter aux étudiants afin d’analyser avec eux les ajouts, suppressions, digressions et autres changements de repères spatiotemporels qui constituent autant d’occasions de confronter la lecture des étudiants à celle des auteurs des réécritures de Maria Chapdelaine. Ce travail leur permet de prendre conscience de la dimension intersubjective de la lecture et de susciter leur propre investissement affectif, cognitif et imaginaire en « favoris[ant] chez eux la découverte d’enjeux personnels à la lecture[34] ».

Dans le même ordre d’idées, le constat que le roman de Hémon a inspiré de nombreuses suites, adaptations et autres transpositions peut amener à se demander ce qui interpelle tant dans le personnage de Maria. À cet égard, Isabelle Daunais propose une hypothèse stimulante. S’interrogeant sur les caractéristiques qui confèrent à certains personnages de fiction « un fort potentiel transfictionnel[35] », Daunais avance que « la transfictionnalité serait toujours plus ou moins la suite ou le prolongement d’une étrangeté première[36] » :

Entre ces personnages et la « réalité » qu’ils découvrent, l’écart serait si grand qu’il se donnerait à lire lui-même comme la distance entre deux mondes. Il permettrait surtout à ces personnages de ne jamais appartenir entièrement au monde où se déroule leur histoire, d’être intrinsèquement ou originellement « mobiles », et par là mémorables[37].

Qu’implique, au plan interprétatif, de considérer Maria comme un personnage en rupture avec le monde où se déroule son histoire ? Cette question nous conduit à réévaluer ce personnage, à considérer Maria non plus seulement comme une femme mystique, mais plutôt comme un être complexe, problématique, bref comme un sujet. À cet égard, la disparition de François Paradis creuse en elle un gouffre, une béance existentielle que rien ne pourra plus combler et qui rendra dérisoire le choix entre Eutrope et Lorenzo. Ce drame, en effet, amène Maria à porter un regard neuf sur la réalité qui l’entoure. Le monde, auquel elle semblait organiquement liée, a perdu son innocence et rien ne sera jamais plus pareil, quoi qu’en dise la dernière voix dans la scène finale. À sa manière, Maria aussi s’est « écartée ». En ce sens, le drame intérieur qu’elle vit ne se réduit pas à un deuil amoureux. Il résulte de la prise de conscience qu’elle ne pourra plus jamais appartenir pleinement à ce monde. Le besoin de plusieurs lecteurs du roman de Hémon de lui créer des suites serait alors peut-être justement une manière de ne pas se résoudre à la résignation finale de Maria.

Examiner cette question en classe revient à inviter les lecteurs contemporains de l’oeuvre à s’affranchir d’un discours métatextuel qui s’est sédimenté au point de se surimposer au texte lui-même. Cela permet également de contribuer à la formation du jugement critique de jeunes lecteurs en leur permettant de mettre à l’épreuve des hypothèses interprétatives, de les valider en les confrontant au texte, et de prendre conscience de leur caractère relatif. Enfin, une telle démarche actualise un classique en faisant apparaître Maria comme un personnage tiraillé entre désir de changement et volonté de permanence, identité et altérité, en somme comme une femme qui partage plusieurs de nos préoccupations actuelles…

Résonances actuelles ?

Notion polysémique, ambiguë, contestée, mais toujours en vigueur, « le classique » répond ainsi à la nécessité de classer et de hiérarchiser les oeuvres : « [I]l y a permanence d’un désir ou d’un besoin de classiques[38]. » Néanmoins, le statut de classique, s’il assure la gloire à l’oeuvre qui peut s’en prévaloir, peut parfois se révéler un lourd fardeau.

Le cas de Maria Chapdelaine est révélateur à cet égard. Si les étudiants québécois connaissent beaucoup mieux ce roman que leurs homologues français, c’est en grande partie parce que l’oeuvre est, sinon enseignée intégralement, du moins lue sous forme d’extraits dans de nombreuses classes de français. L’école assure pleinement, de ce point de vue, sa fonction de consécration et de transmission d’un roman considéré comme une oeuvre majeure. En contrepartie, l’accent mis sur l’acquisition de savoirs et de savoir-faire qui pourront être réinvestis lors des épreuves certificatives conduit à privilégier une vision séquentielle de l’Histoire littéraire et un usage essentiellement illustratif des textes. Il s’ensuit qu’au lieu de favoriser une réelle appropriation d’une oeuvre comme Maria Chapdelaine, autrement dit de mettre en lumière ce qui confère à ce roman un caractère actuel, les manuels scolaires le présentent principalement comme l’émanation d’une époque et d’une idéologie révolues. Or, « la transmission [n’est] pas simple conservation, simple passage de témoin, mais […] elle porte en elle, nécessairement, une dimension de transformation, voire de risque qui, parfois, est perçue comme trahison des ancêtres[39] ».

Les nombreux objets discursifs secondaires engendrés par Maria Chapdelaine témoignent justement des résonances actuelles de cette oeuvre dans l’imaginaire collectif. Ils révèlent aussi la fascination exercée par le personnage éponyme et le besoin de lui prêter d’autres vies. Aussi, se demander pourquoi lire Maria Chapdelaine est une question inactuelle : si ce roman est un classique, c’est précisément parce qu’il ne cesse d’être réécrit par ses lecteurs.