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Qu’elles soient empoisonneuses d’enfants ou de maris, vitrioleuses ou prostituées, les femmes criminelles n’ont eu de cesse de fasciner les publics et les journalistes par la violence et la transgression qu’elles incarnent, et ce, en dépit de la place relativement restreinte qu’elles occupent au sein de l’ensemble de la population criminelle[1]. On n’a qu’à penser à l’exemple récent d’Anna Sorokin, alias Anna Delvey, jeune fraudeuse russe immiscée dans la haute société new-yorkaise, qui a subi, en 2018, un procès pour diverses escroqueries. En parallèle du procès, son histoire était racontée dans la presse[2] puis fut rapidement adaptée à l’écran de manière romancée, dans une intrigue reposant sur le travail d’une journaliste en quête de sa véritable identité[3]. La fiction télévisuelle met ici remarquablement en lumière la fascination journalistique pour la criminelle, tout comme elle la prolonge et la redouble.

Les chercheur·euse·s partagent cet intérêt des médias journalistiques et des productions culturelles grand public : les historien·ne·s ont récemment contribué à tracer le parcours des criminelles à travers les époques, que ce soit par l’examen des représentations de figures réelles et fictionnelles[4] ou par l’histoire de l’institution judiciaire à partir de ses archives[5]. En outre, l’étude de la « violence des femmes » constitue un champ de recherche à part entière du côté de la sociologie, de l’anthropologie et de la criminologie, comme en fait état une riche bibliographie[6]. Enfin, s’ils ne portent pas spécifiquement sur les représentations de femmes criminelles mais plutôt sur la construction des récits de crime[7] et de l’imaginaire social des bas-fonds urbains[8], les travaux de Dominique Kalifa ont constitué un apport essentiel dans la genèse de notre intérêt pour les représentations médiatiques et les imaginaires qu’elles véhiculent, dont celui de la criminalité au féminin. L’idée initiale de ce dossier, nous tenons à le souligner, s’est formée dans le deuil ainsi que dans le désir de rendre hommage à Dominique Kalifa, décédé subitement en septembre 2020, et de fréquenter ce qu’il nous a légué, en revisitant à notre manière des objets de recherche qui étaient les siens.

Si elles ont été au coeur de travaux historiques, sociologiques, criminologiques et littéraires, les criminelles n’ont été que rarement envisagées par le prisme de leurs représentations médiatiques[9]. Or, l’avènement de la culture médiatique au xixe siècle, avec l’explosion des tirages, le développement de la presse populaire, du roman-feuilleton, des faits divers, du reportage, de la chronique judiciaire, de la caricature et de la photographie, ainsi que la diversification des périodiques et des lectorats (notamment féminins)[10], a contribué à modifier en profondeur les modalités de représentation des criminelles et leur portée sociale, comme le montrent les contributions réunies dans ce dossier. En effet, les discours et représentations médiatiques ont induit diverses formes d’instrumentalisation et d’appropriation des figures de criminelles, par les hommes mais aussi par les femmes et les féministes elles-mêmes, qui, à partir de la fin du xixe siècle, ont de plus en plus investi le champ journalistique. La culture médiatique moderne a ainsi contribué à donner une visibilité et de multiples visages à la criminalité féminine, dont la représentation visuelle a longtemps été occultée[11].

S’appuyant sur ces constats, ce dossier considère les figures de femmes criminelles de façon originale et résolument interdisciplinaire, en jumelant la perspective féministe à l’étude littéraire et culturelle des médias journalistiques de la fin du xixe siècle à nos jours. Il s’agit de prendre pour point de départ le moment où la culture de masse comme les mouvements et la presse féministes sont bien implantés, en France et au Québec. Ce faisant, il s’agit d’interroger autant la presse et les productions de masse (diffusées par l’entremise de quotidiens nationaux et de supports populaires comme les « journaux jaunes ») que la presse féministe (du quotidien parisien La Fronde au magazine québécois La Vie en rose), afin de croiser les éclairages médiatiques portés sur les criminelles. Les études de cas ici réunies se montrent attentives, d’une part, aux représentations elles-mêmes, qu’elles soient fictionnelles ou factuelles, à leur effet et à leur performativité (la femme criminelle est susceptible de devenir, comme on le verra, le support de plusieurs revendications) et, d’autre part, à la fabrique de ces représentations, c’est-à-dire aux poétiques médiatiques et aux contraintes de diverses natures qui contribuent à les configurer.

Les discours médiatiques portant sur les femmes criminelles sont interrogés en favorisant une perspective féministe. Quels sont les stéréotypes de genre qui reconduisent une certaine idée de la criminalité féminine, encore au xxie siècle ? Que se passe-t-il à partir du moment où apparaissent des représentations et discours féministes, ces derniers travaillant à partir de et par les médias journalistiques ? La criminelle représentée en contexte médiatique devient-elle l’embrayeur d’une forme de performativité des discours féministes ? L’intérêt des femmes journalistes pour les criminelles a-t-il mené à une évolution, aussi bien dans les représentations que dans les formes journalistiques ? Quel regard les femmes journalistes (étudiées récemment en France par Marie-Ève Thérenty[12]) posent-elles sur les criminelles, et en quoi ce regard diffère-t-il de celui de leurs collègues masculins, largement dominants dans le champ journalistique ? En quoi ce regard conduit-il, par exemple, à renverser les normes de genre structurant le discours journalistique, ou à féminiser les imaginaires criminels traditionnellement masculins ? Ce sont là quelques-unes des interrogations auxquelles les contributions rassemblées tentent de répondre, en se penchant sur la presse française et la presse québécoise.

Croisant les perspectives nationales et les approches, les articles interrogent notamment l’influence de la poétique de genres journalistiques (reportage, interview, fait divers, chronique judiciaire) et des contraintes des supports de presse sur les représentations. En effet, les journaux à la ligne éditoriale féministe (La Fronde, La Vie en rose) et les reportages féminins publiés directement en volume offrent une vision différente des représentations sensationnalistes de la grande presse ou des magazines spécialisés comme les « journaux jaunes ». Centrés sur l’humain, ces articles se font aussi l’écho de criminologues féministes qui très tôt ont contesté la définition essentialiste des criminelles. L’une d’entre elles, Louise L. Biron, dont les travaux portent sur l’incarcération des femmes, apparaît d’ailleurs en filigrane dans l’article de sa petite-fille, qui collabore à ce numéro.

Afin de mettre en relief cette perspective distincte sur les femmes criminelles relayée par le journalisme au féminin, le dossier se structure en deux parties : la première rassemble les contributions qui éclairent la façon dont criminalité et genre s’entrechoquent ou se repoussent, les représentations dominantes – largement masculines – tendant à exclure les femmes, criminelles ou journalistes, du domaine du crime et du discours sur le crime ; la seconde place côte à côte trois études qui montrent comment le regard des femmes journalistes, à différentes époques, s’est néanmoins emparé de la criminalité et a travaillé à déconstruire les stéréotypes médiatiques portant sur les femmes criminelles, tout en associant celles-ci à des luttes sociales et féministes.

L’impossible voix des femmes au chapitre du crime ?

Traditionnellement, la vision dominante sur les femmes criminelles dans les médias est essentialiste. La criminelle-née possède certaines caractéristiques découlant de sa soi-disant nature féminine et issues des représentations collectives (médiatiques, judiciaires, médico-légales, etc.). Ce constat est valide à la fois dans le temps et dans les deux espaces géographiques étudiés, aussi bien dans la grande presse que dans la presse spécialisée, comme le confirment les articles rassemblés dans ce numéro. Ainsi, en 1903, le journaliste Jean Frollo, du quotidien français Le Petit Parisien, parle de « terrible duplicité », de « cruauté […] “diabolique[13]” » ou encore de « génie de la perversité » et de « prodigieuse aisance dans le mensonge », autant de formules qui reprennent et synthétisent les stigmates qui apparaissent systématiquement dès qu’un article comporte un portrait de femme criminelle à la cour. De façon semblable, quand il est question de prostitution au xxe siècle, alors même que la législation évolue en fonction des pays et des régimes politiques, c’est l’ancienne métaphore de « l’épidémie », chère à Parent-Duchâtelet dans son rapport de 1836[14], qui réapparaît. Comme le montre l’article de Will Straw, le magazine de faits divers québécois Police Journal, que l’on peut ranger au sein de la presse bon marché à caractère sensationnaliste, réactive cette métaphore pour critiquer la libéralisation des moeurs sexuelles à Montréal, dans les années 1940. La crainte de la contagion s’accompagne d’ailleurs d’une confiscation de la parole des prostituées, dont l’expérience est reformulée par l’entremise d’énonciateurs masculins, dans un dispositif qui, ainsi que l’explique Straw, « enfouit généralement la voix des femmes dans des structures complexes de discours rapportés ».

Ces stéréotypes et dispositifs énonciatifs participent d’une mainmise masculine sur les criminelles quand elles intègrent la machine judiciaire et médiatique, à l’image du corps de la prostituée constamment contrôlé par les médecins lors des « visites sanitaires » obligatoires, selon le protocole réglementariste de la Troisième République. Le voyeurisme de ces scènes intimes et le droit de regard accordé aux lecteurs s’accompagnent aussi d’une érotisation de la criminelle qui semble réécrire constamment le mythe de Phryné et de toutes les femmes belles et dangereuses, fatales, comme on le voit pour Gabrielle Bompard (1889) ou Violette Nozière (1933). Si leur corps est en proie aux fantasmes masculins, leur voix ne leur appartient plus, confisquée par des journalistes qui reformulent et interprètent selon la doxa leurs mots et leurs gestes. Or, ceci marque un point commun entre les criminelles, les femmes journalistes et les premières féministes : la difficulté de se faire entendre au sein d’un discours majoritairement masculin.

En effet, les faits divers considérés dans ce numéro et impliquant des criminelles montrent la délicate position occupée par les femmes, journalistes ou féministes : quand elles réclament un traitement judiciaire égalitaire entre les genres (ce qui signifie souvent l’absence d’un traitement de faveur fait aux femmes), elles prêtent le flanc à des accusations de la part des détracteurs du féminisme, qui leur reprochent par exemple de se contredire en ne prenant pas la défense des femmes. C’est ce que montre notamment la contribution d’Amélie Chabrier : en analysant le discours médiatique sur les criminelles condamnées à mort et la coutume de leur grâce présidentielle systématique, discutée à maintes reprises dans la presse française des années 1880 à 1930, Chabrier éclaire les termes d’un débat où les féministes demandant « l’égalité des sexes devant la guillotine[15] » sont raillées au passage. La grande presse use d’un certain nombre de techniques de discours rapportés donnant l’illusion d’une polyphonie, mais souvent pour mieux rabaisser ou se moquer de la parole des femmes qui profitent du sujet du crime pour faire entendre des revendications féministes. On le voit par exemple avec les quolibets envoyés à Séverine, au début du xxe siècle, par articles interposés.

Sur un autre plan, l’exemple de la romancière états-unienne Anna Katharine Green, analysé dans l’article de Laetitia Gonon, est emblématique de la mainmise des hommes sur le crime dans les médias : les traducteurs français confisquent la parole à cette autrice de romans policiers, sous prétexte qu’une femme, états-unienne de surcroît, n’a pas la légitimité pour écrire des histoires de crimes. Et ce, encore moins lorsque des personnages féminins se mettent à enquêter et concurrencer les Lecoq et Holmes ! « Les écrivaines et les lectrices ne sont pas censées se mêler de crime », note Gonon. Cette incompatibilité se traduit entre autres par l’attribution fautive du genre masculin à « A.-K. Green », raccourci révélateur de l’exclusion des femmes de la pratique du roman policier ainsi que de l’imaginaire criminel. Si on tolère les femmes dans l’espace médiatique consacré au crime, c’est en les cantonnant dans les rôles traditionnels, par exemple celui de la « petite bonne à tout faire », que l’on retrouve dans les rubriques de l’hebdomadaire Détective[16].

Bien qu’il soit admis que le lectorat de romans-feuilletons et plus tard de la presse criminelle est essentiellement constitué de femmes, un rapide tour d’horizon des magazines dédiés au public féminin du début du xxe siècle (du côté français, pensons à La Vie heureuse, Midinette, Fémina et Marie-Claire[17], et, du côté québécois, à La Revue moderne) permet de constater la quasi-absence du crime dans leurs pages. Alors qu’on aurait pu postuler qu’elle trouverait une place dans ces publications, pour devenir signe inquiétant, symbole d’émancipation ou de transgression libératrice, la criminelle brille plutôt par son absence. Les seules criminelles dont il est question n’appartiennent pas à l’actualité, mais à l’histoire, restituée sous la forme de chroniques ou de récits de causes célèbres, et à la fiction (roman-feuilleton et cinéma). Leur représentation reconduit des schémas genrés traditionnels.

De façon plus générale, les femmes qui se mêlent de crime sont moquées et ridiculisées, comme le montre un petit dessin humoristique de L’Oeuvre en 1933[18], par le dessinateur Henri Monnier. Deux femmes, deux commères, parlent de l’actualité quelque part dans une bourgade française : « — Pour moi, tout ça c’est voulu. Pendant qu’on parle des événements d’Allemagne, on ne s’occupe pas de l’affaire Nozière… » On retrouve ici l’humour misogyne habituel de la grande presse française, y compris de gauche, qui montre des épouses mimant les conversations politiques de leurs maris, mais en répétant tout de travers : selon elles, la politique extérieure servirait de prétexte pour taire le fait divers du moment… Le dessinateur renverse le discours habituel – voulant que le fait divers, facile à comprendre, détourne les lecteurs des vrais sujets, qu’on veut leur cacher –, pour se moquer gentiment de ces mégères. Tout comme la politique, le crime ne concernerait pas les femmes. Même le rôle principal de criminelle peut leur être retiré, si le crime ne s’inscrit pas dans quelques scénarii de genre établis. Les criminelles qui ne correspondent pas aux stéréotypes de genre sont ainsi masculinisées dans les descriptions et la façon de les désigner. Ainsi, une criminelle particulièrement violente se verra systématiquement attribuer des caractéristiques masculines, comme les « Barbes bleues au féminin », image que l’on croise dans le discours sur les premières tueuses en série états-uniennes.

Henri Monnier, « Les renseignés », L’Oeuvre, 16 sept 1933, p. 2

Henri Monnier, « Les renseignés », L’Oeuvre, 16 sept 1933, p. 2
© Bibliothèque nationale de France

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Pour conclure avec cette idée que le crime est un champ du domaine public dont les femmes sont exclues, à l’image de bien d’autres domaines qui contreviennent à la place qu’on leur assigne, on citera ce petit conte tiré du Paris-Soir et qui fait écho par son titre – « Une grande criminelle[19] » – à l’affaire Nozière, quasi contemporaine. Le narrateur est un homme qui raconte sa visite à un vieil ami. Dans un salon bourgeois, les deux hommes prennent le café en compagnie de l’épouse, quand soudain le narrateur voit cette dernière verser discrètement de la poudre blanche dans la tasse de son mari. Affolé, il réussit à s’isoler avec son ami pour l’avertir du danger, mais l’autre lui rit au nez en lui expliquant le « dérivatif » mis en place « pour cette petite évaporée », afin que son mariage se passe au mieux : la femme s’est entichée de Lucien, un jeune ami du mari. Solidarité masculine oblige, Lucien accepte de rendre service au mari, en faisant croire à la femme qu’il aide à l’empoisonnement de son époux pour qu’ils puissent ensuite convoler. Il lui fournit ainsi des sachets de faux poison, qu’elle s’emploie à verser discrètement, jour après jour, dans la tasse du mari gênant. Pourquoi un plan aussi tortueux ? Parce que depuis qu’elle a ce projet en tête (plusieurs années, comme on l’apprend à la fin), l’épouse est aux petits soins avec le mari, par culpabilité ! Lui, profite désormais du spectacle de sa femme apeurée se croyant coupable, et de tous les services rendus qui vont avec, y compris sexuels, comme l’explique un sous-entendu du mari, qu’on imagine bien appuyé d’un clin d’oeil adressé au narrateur, et aux lecteurs goguenards. Et de conclure : « [E]lle est contente. Elle joue à l’empoisonneuse. » Cette nouvelle met en scène la solidarité masculine devant les prétentions ridicules d’une femme à vouloir perpétrer un crime. On comprend alors que le titre est une antiphrase se moquant d’une petite bourgeoise qui, malgré son « caractère exalté, son amour du romanesque et sa passion pour les livres policiers », n’arrive même pas à empoisonner son mari. Les hommes ont la mainmise sur le domaine du crime, et offrent aux femmes un rôle marginal, pour en rire entre eux.

Femmes journalistes, femmes criminelles, même combat ?

Tenues le plus souvent hors du crime, les femmes sont pourtant parfois trouvées criminelles. Parce qu’il est imprégné par le discours judiciaire, les théories médico-légales du xixe siècle et les fictions littéraires, le discours de presse, on l’a dit, véhicule généralement une représentation essentialiste : la criminelle serait telle par nature, elle serait née ainsi, porteuse d’une tare[20]. Or, pour les chercheuses féministes, la pathologisation de la criminalité féminine vise évidemment sa délégitimation : il s’agit de nier aux femmes toute capacité d’action rationnelle et indépendante. Essentialiser la criminalité, c’est « déposséder les femmes de leurs actes violents[21] ». Les représentations médiatiques de la criminalité exigent donc que nous nous interrogions plus largement sur la voix et l’agentivité des accusées. Les contributions ici rassemblées nous invitent justement à comprendre comment les femmes journalistes renouvellent le regard porté sur les criminelles en vue de déconstruire plusieurs préjugés, en usant des moyens propres aux divers genres journalistiques qu’elles pratiquent. À rebours de la traditionnelle essentialisation, les journalistes tentent, dès le tournant du xxe siècle, d’éclairer les causes menant les femmes à la criminalité. Il n’est plus question de chercher un stigmate ou une anomalie congénitale et héréditaire (dans la veine de l’anthropologie criminelle de Cesare Lombroso), mais bien de s’intéresser aux phénomènes socio-politiques, pour ne pas dire aux inégalités, qui façonnent la vie des accusées. Le traitement journalistique de la criminalité devient une manière de réfléchir à différents systèmes d’oppression ; les articles de ce dossier traitent plus spécifiquement du sexisme et du classisme, mais il y aurait tout lieu d’aborder également le racisme, l’hétérosexisme, la transphobie ou le capacitisme. Pour le journalisme au féminin, le crime constitue l’occasion toute indiquée de traiter, en filigrane, d’émancipation.

Ainsi, les journalistes se montrent sensibles, voire empathiques, à l’expérience des criminelles et tentent de comprendre ce que cette expérience dit plus largement de la place des femmes dans la société. Comme le montre par exemple l’article de Mélodie Simard-Houde, des reporters comme Maryse Choisy ou Magdeleine Paz interrogent les réglementations qui structurent le système prostitutionnel des années 1920-1930, et s’intéressent à la précarité sociale et économique des prostituées. Elles n’hésitent pas à revendiquer pour elles une plus grande liberté corporelle et sexuelle. Voilà qui préfigure sans l’ombre d’un doute les revendications féministes des années 1970 et s’insère même dans la généalogie des discussions sur l’autonomie des travailleuses du sexe.

Traditionnellement effacée derrière les stigmates corporels (le regard perçant, la raideur des mouvements, etc.), la voix des criminelles est souvent au coeur de la démarche des femmes journalistes[22]. Si elles ne sont pas toujours exemptes de jugements moraux, les journalistes ont tout de même généralement l’objectif ultime d’humaniser les femmes auxquelles elles s’intéressent et de donner à entendre leur expérience de l’intérieur et jusque dans ses dimensions les plus banales ou les plus intimes, à l’aide du témoignage rapporté et de la polyphonie. Ce constat se vérifie tant dans les reportages féminins des années 1920-1930 que dans le magazine féministe La Vie en rose des années 1980, qui consacre un numéro aux « femmes en prison ». Dans celui-ci, les reporters déconstruisent le sensationnalisme de la criminalité féminine en se penchant sur la vie des détenues et en leur accordant ce que Charlotte Biron nomme une « parole vivante ». Par le reportage, les détenues redeviennent les narratrices de leur histoire, retrouvent une agentivité confisquée par l’incarcération. Plus encore, les figures de criminelles contaminent, dans ce numéro, d’autres espaces rédactionnels que celui du reportage, pour fournir aux journalistes de la Vie en rose des avatars, des pseudonymes, se « [glissant] dans les interstices des rubriques », comme le note Biron, qui ajoute : « Plutôt que d’être soumise à une analyse, la femme criminelle détient ici une telle agentivité qu’elle participe à la rédaction du numéro de la revue. » Son nom brille et devient la signature d’emprunt de la rédaction, signalant, entre la criminelle et la journaliste, une permutabilité des rôles riche de significations. Criminelles et journalistes féministes seraient même liées par une sororité inattendue.

Le renversement est patent, qui place la criminelle au coeur des textes journalistiques et qui indique par ailleurs en quoi le discours sur les criminelles est aussi un discours réflexif des journalistes sur elles-mêmes. Comme le montrent plusieurs contributions, dont celle de Kathryne Adair Corbin, les journalistes s’identifient aux criminelles et, par leurs articles, dénaturalisent une nature féminine nécessairement coupable, ainsi que le font, dès les années 1890-1900, Séverine et Andrée Téry[23]. Elle-même marginalisée au sein du champ principalement masculin du journalisme, la journaliste est celle qui peut porter un regard plus empathique sur la criminelle, voire qui « insère son corps dans celui d’un groupe spécifique de subalternes et partage la souffrance des femmes, avant de, à travers son reportage, devenir leur représentante », comme l’écrit Corbin. Ainsi s’installe une sorte de miroir déformant entre l’accusée et la journaliste.

Si elle n’est pas le double parfait de la criminelle, la journaliste est à tout le moins celle qui interroge la place des femmes dans la société, non seulement pour que criminelles et criminels soient traités de façon égale, sans égard à leur genre, mais aussi, plus largement, pour que cessent la surveillance, les réglementations abusives et les lois qui laissent les femmes – et non uniquement les criminelles – sans recours. La question de la criminalité, en ce sens, est souvent l’amorce ou le tremplin de revendications féministes plus larges : à la sensationnalisation des affaires criminelles, beaucoup de journalistes – de Séverine à l’équipe de rédaction de La Vie en Rose, en passant par les Frondeuses et Magdeleine Paz – préfèrent substituer, ou à tout le moins ajouter, une parole engagée, politisée, à vocation performative. En éclairant les causes de la criminalité, elles exigent des changements sociaux, légaux, administratifs, ou, de manière plus diffuse, une transformation des moeurs. La criminelle, dont on rapporte l’expérience, devient une alliée, une partenaire de la lutte féministe, un symbole paradoxal d’émancipation ; le crime est parfois nécessaire, comme l’indique Séverine à ses lectrices[24]. En somme, appeler au crime comme action libératrice, c’est aussi, on le comprend, libérer la parole journalistique.

The Delvey Sisters