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Depuis le milieu des années 2010, de nombreux travaux ont décrit les conséquences sociales et spatiales du processus d’« airbnbisation » des villes (Gravari-Barbas, 2017), aussi qualifié de « syndrome Airbnb » (Mermet, 2017). Ils ont ainsi montré qu’un usage marchand des logements à destination des touristes produit de la différenciation spatiale à différentes échelles. Les logiques centre–périphérie sont accentuées par la mise en tourisme des espaces centraux, et des phénomènes de spéculation immobilière et de « rent gap » (Smith, 1987 ; Mermet, 2017 ; Wachsmuth et Weisler, 2018) se produisent dans les villes, déstabilisant en partie des marchés immobiliers plutôt dérégulés. La notion de « gentrification touristique » (Fox Gotham, 2018) a aussi été proposée pour décrire la transformation d’un quartier ou d’une ville aux usages résidentiels en une enclave destinée aux activités et à l’hébergement touristiques. Ce processus original de gentrification donne lieu à des conflits d’usage autour des biens immobiliers. Ces derniers sortent du marché local du logement pour entrer sur un marché touristique concurrent : les habitants peinent alors à trouver des logements en location ou sont réduits à s’éloigner des centres-villes (Mermet, 2017). Des mobilisations citoyennes donnent parfois naissance à des formes de solidarité originales, centrées sur la préservation d’un quartier par ses habitants et le refus de la spéculation immobilière (Opillard, 2016). Ces mécanismes, largement étudiés dans le cadre de grandes métropoles et dans des contextes d’économie libérale, sont particulièrement intéressants à observer à Cuba.

En effet, jusqu’en 2011, la politique du logement cubaine et les réglementations concernant ce secteur ont permis d’éviter certains phénomènes spéculatifs. Avant les réformes initiées en 2011 par le gouvernement socialiste, les Cubains ne pouvaient ni acheter ni vendre leur logement et pouvaient seulement l’échanger dans le cadre d’une procédure de permutación. Ils n’étaient pas non plus autorisés à posséder plusieurs logements, notamment pour les louer (Herrera Linares, 2014). La loi de réforme urbaine du 14 octobre 1960, puis la loi no 48 de 1984 et enfin la Ley General de la Vivienda du 23 décembre 1988[1] ont toutefois permis à une grande majorité de Cubains de devenir propriétaires de leur logement. Les logements appartenant aux familles qui ont quitté l’île après la révolution ont notamment été réquisitionnés sans compensation par l’État et redistribués aux familles cubaines. Si les conditions de ces attributions ont été opaques, les logements étant souvent concédés « au mérite », elles ont toutefois engendré des formes de mixité socio-spatiale dans certains quartiers, comme ceux du Vedado ou de Miramar, à l’ouest de La Havane (Geoffray, 2013). En 2011, les réformes initiées par le gouvernement cubain dans le cadre de l’actualisation du régime socialiste (Mixhe, 2012) entraînent la création d’un marché immobilier à Cuba. Le décret-loi 288[2] modifie la Ley General de la Vivienda et infléchit significativement la politique du logement. Les Cubains peuvent désormais acheter et/ou vendre un bien immobilier, posséder une résidence secondaire (si celle-ci est destinée aux vacances ou au repos), et les personnes disposant du statut de résident permanent[3] peuvent également acheter ou vendre un bien immobilier. Cette ouverture à l’achat–vente est d’autant plus importante qu’elle est concomitante d’un essor du tourisme en chambre chez l’habitant à Cuba (casas particulares) alors que le tourisme international vit une croissance forte dès 2010.

Le développement d’une économie touristique à Cuba a connu plusieurs phases et les années 2010, dont il est davantage question ici, en constitueraient la dernière. Le tourisme se développe dès la première moitié du XXe siècle et correspond à la « période étatsunienne » de Cuba ; l’île est alors un espace récréatif pour les Étatsuniens, notamment dans le contexte de la Prohibition (Herrera, 2012). Dès 1959, le tourisme chute brutalement (de 65 % entre 1958 et 1962) (ibid.) et la priorité est donnée au tourisme intérieur. Entre 1959 et les années 1980, grâce à des prix avantageux, un système de congés payés et une diversification de l’offre, les Cubains deviennent touristes. À partir de 1990, avec la chute de l’URSS et la crise du sucre à Cuba, le tourisme apparaît pour le gouvernement comme une source de devises particulièrement rentable. Le secteur devient stratégique dans la politique de la « Période spéciale en temps de paix » promue par le régime. Le tourisme joue un rôle clé dans le redressement économique du pays ; il représente 40 % des apports de devises étrangères en 2000 contre 4 % en 1990, témoignant d’une montée en puissance du secteur (Herrera, 2006). Si les chambres chez l’habitant (casas particulares) sont autorisées dès 1997 avec le décret-loi 171, leur développement reste relativement faible en comparaison avec le secteur étatique, qui polarise à cette période la majorité des flux touristiques internationaux, dans des complexes hôteliers localisés en certains endroits stratégiques de l’île, à l’instar de la péninsule de Varadero. À partir de 2010, dans un contexte mondial de mutation des pratiques touristiques, les chambres chez l’habitant connaissent un essor considérable, alors que le tourisme explose à Cuba. L’île aurait accueilli près de 4,1 millions de visiteurs étrangers en 2017, dans un contexte de relâchement des tensions entre Cuba et les États-Unis, notamment après la visite de Barack Obama dans l’île (ONEI, 2019). Les voyageurs cherchent de plus en plus à s’affranchir des structures organisationnelles classiques, comme les agences de voyages, et organisent eux-mêmes leurs vacances, en partie grâce aux plateformes de désintermédiation en ligne (type Airbnb). Le logement chez l’habitant, jugé plus « authentique », est alors plébiscité par un nombre important de touristes, qui délaissent les structures hôtelières étatiques (Chapon, 2018). En 2017, 65 % des nuitées touristiques internationales sont toujours réalisées dans des structures hôtelières étatiques à Cuba, mais 35 % sont effectuées dans des structures privées, témoignant là d’un essor important des chambres chez l’habitant (ONEI, 2019). En 2014, c’est 71 % des nuitées qui étaient réalisées dans les hôtels, contre 29 % dans des casas particulares (ibid.). L’évolution des pratiques touristiques et la modification de la politique du logement cubaine entraînent donc des recompositions socio-spatiales importantes. Les Cubains peuvent désormais transformer leur résidence en hébergement touristique et accueillir ceux que j’appelle ici des « touristes indépendants ». Ces derniers s’affranchissent des structures étatiques pour réaliser un séjour à Cuba et privilégient les casas particulares et la restauration dans des structures privées (paladares) ; ils organisent essentiellement leur voyage de manière itinérante, sous forme de circuit entre les principaux sites touristiques de l’île (La Havane, Viñales, Trinidad, Varadero et parfois Playa Larga).

L’objectif de cet article n’est pas de travailler sur ces pratiques touristiques mêmes, les représentations et les imaginaires sur lesquels elles s’appuient (Chapon, 2018), mais bien de réfléchir aux recompositions socio-spatiales qu’elles entraînent à Cuba, dans une perspective de géographie sociale et critique. L’article adopte une démarche visant à « re-matérialiser les études touristiques » (Marie Dit Chirot, 2017 : 1) pour saisir la dimension spatiale des inégalités et des rapports de force (ibid.). Le cas cubain est d’autant plus intéressant que le logement, dont la valeur d’usage et la fonction sociale ont été affirmées comme un principe fondamental de la révolution de 1959, se dote depuis 2011 d’une valeur d’échange, dans un marché immobilier de la location touristique en plein essor. Je souhaite donc comprendre comment les mobilités touristiques indépendantes sont à l’origine de la production d’espaces urbains originaux, en analysant les processus divers et parfois contradictoires qui produisent ces territoires. Ces questions s’insèrent dans un champ de réflexion plus large portant sur la production urbaine dans les régimes socialistes. Des travaux invitent par exemple à nuancer l’idée selon laquelle seul l’État serait l’acteur principal de la production de la ville et montrent que de nombreux acteurs, selon des jeux complexes, sont intégrés aux processus de construction urbaine (Fauve et Gintrac, 2009 ; Fauveaud, 2014). Cet article s’inscrit également dans la continuité de travaux portant spécifiquement sur Cuba et qui s’interrogent sur les répercussions sociales du développement de l’entreprenariat privé (Phillips, 2007 ; Brotherton, 2008 ; Henken et Ritter, 2014 ; Gold, 2015 ; Russo, 2017), en remettant en question plus spécifiquement les incidences spatiales, à l’instar du travail de Jérôme Hudon (2017) portant sur le rôle des petites et moyennes entreprises (PME) touristiques dans la réhabilitation de la vieille Havane. Il s’appuie également sur des travaux très récents portant sur le processus de gentrification dans les espaces centraux de La Havane (Jolivet et Alba-Carmichael, 2021) et les dynamiques de « financiarisation par le bas » (Wijburg et al., 2020 : 1) observés dans ces territoires, mais en s’intéressant plus spécifiquement à des espaces secondaires du tourisme cubain, une grande partie des recherches sur Cuba se concentrant sur la capitale.

Cet article s’appuie sur des données issues d’un terrain de deux mois et demi, réalisé entre février et mai 2018 à Cuba dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en géographie et complété par des données issues d’un terrain de six mois effectué en 2021-2022 dans le cadre d’une recherche doctorale. J’ai conduit une soixantaine d’entretiens variant de trente minutes à plus de deux heures avec des touristes internationaux en vacances à Cuba et mené une enquête ethnographique auprès des familles cubaines chez qui j’ai logé. J’ai réalisé deux longs séjours à La Havane et Viñales et des séjours plus courts à Varadero/Santa-Marta, Trinidad, Santiago de Cuba et Playa Larga. Ces séjours, d’une durée relativement longue en comparaison avec ceux des autres touristes, m’ont permis de construire des relations de confiance avec mes logeurs et ainsi d’accéder à tout un ensemble d’informations relatives à leur activité touristique. Cette inscription dans un temps long m’a aussi aidée à dépasser d’éventuels blocages liés à mon identité première de touriste européenne. En effet, les relations entre touristes et hôtes sont toujours conditionnées par l’expérience touristique et les hôtes cubains semblent adopter des discours préconçus avec les touristes rencontrés (Simoni et McCabe, 2008). Une démarche ethnographique inscrite dans la durée permet de dépasser ces discours et d’accéder à des observations riches en information. Ces données permettent ainsi de montrer comment le tourisme indépendant contribue à la production de nouveaux territoires touristiques à Cuba et quelles sont les transformations socio-spatiales qu’il engendre dans les lieux investis. Les informations collectées m’ont ensuite permis d’analyser la manière dont les bailleurs cubains s’approprient ces nouvelles pratiques touristiques, dans un contexte de marchandisation du logement, et comment la mise en location d’un bien immobilier peut entraîner de nouvelles inégalités socio-spatiales à Cuba.

Le tourisme indépendant à Cuba : vers la production de nouveaux territoires touristiques

La mise en valeur de nouveaux lieux et circuits touristiques à l’échelle nationale

À l’échelle nationale, les pratiques touristiques indépendantes investissent de nouveaux lieux touristiques. L’État a développé le tourisme dès les années 1990 sous forme de comptoir touristique, en créant des sites ex nihilo qu’il gère lui-même ; le comptoir est défini comme un lieu fermé où s’applique une réglementation spécifique et où la fonction d’hébergement est essentielle, selon l’équipe Mobilités, Itinéraires, Tourisme (MIT, 1997). Les touristes tendent aujourd’hui à se détacher de ces pratiques balnéaires fonctionnant en bulle. Suivant des logiques de différenciation vis-à-vis de touristes qu’ils qualifient « de masse », ces voyageurs privilégient le voyage indépendant, en circuit libre, d’une dizaine de jours. S’ils fréquentent La Havane, qui fait figure de pôle touristique pour l’ensemble des touristes internationaux, ils visitent ensuite des lieux secondaires et valorisés d’abord pour leur patrimoine historique, architectural ou naturel (alors que les stations balnéaires sont plutôt situées sur les littoraux, en quelques pôles bien précis, comme Varadero ou les cayos [petites îles] du littoral nord). Ainsi, le village de Viñales, classé au patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) en 1999, et la ville de Trinidad, classée également, sont devenus des centralités majeures du tourisme indépendant à Cuba. De nombreuses casas particulares mais aussi des paladares (restaurants privés) occupent aujourd’hui le centre de ces deux espaces. Les circuits touristiques les plus empruntés se concentrent entre ces trois pôles, tandis que la région de l’Oriente, à l’est du pays, est plus à l’écart des flux touristiques. Cela s’explique notamment par la longueur des voyages (plus de quinze heures en bus pour relier La Havane à Santiago de Cuba), incompatible avec des séjours qui durent en moyenne une dizaine de jours.

Toutefois, plutôt qu’une opposition entre pratiques touristiques prétendument indépendantes et pratiques touristiques plus encadrées, on observe une complémentarité et des interdépendances entre les différentes formes de tourisme. Ces complémentarités produisent des espaces touristiques originaux, dans lesquels coexistent en fait différents modèles touristiques. La région de Matanzas et la station balnéaire de Varadero sont à ce titre emblématiques. Varadero a été développée dès les années 1990 par le gouvernement cubain sous la forme d’un comptoir touristique abritant de nombreux complexes hôteliers, développés sous la forme de coentreprises (joint-ventures) entre l’État et de grands groupes touristiques internationaux (les groupes espagnols Melía ou Barceló notamment). Desservie par un aéroport international, Varadero est une vraie centralité du tourisme cubain. Cette station balnéaire semble représenter un contre-modèle total pour les voyageurs indépendants, qui n’hésitent pas à qualifier l’endroit « d’inauthentique » et destiné à une forme qualifiée de « tourisme de masse »[4]. Pourtant, les plages de sable blanc qui font la réputation touristique de Varadero attirent aussi les touristes indépendants, qui intègrent la presqu’île à leur circuit. Ainsi, sur la soixantaine d’entretiens réalisés avec des touristes (pour la plupart francophones et/ou européens), quarante-huit ont mentionné un arrêt à Varadero dans leur itinéraire de voyage.

La distinction apparaît davantage au volet du logement, ceux-ci préférant les casas particulares pour découvrir la région de Matanzas et la péninsule de Hicacos. Ces pratiques reconfigurent alors l’organisation régionale, puisque les villes de la province situées dans l’arrière-pays de Varadero, à l’instar de Santa Marta ou de Cardenas, sont à leur tour mises en tourisme, comme espaces a priori plus authentiques. Ces coulisses ou « arrière-scènes » (MacCannel, 1976) voient se développer de nombreuses casas particulares. La petite ville de Santa Marta a par exemple connu des transformations architecturales importantes (agrandissement et rénovation des maisons, étalement urbain) alors que les touristes indépendants l’investissent en nombre. De nombreux Cubains possèdent un emploi dans le secteur touristique étatique sur la péninsule mais se font aussi bailleurs privés à destination des touristes indépendants. Ils mettent ainsi à profit l’expérience professionnelle acquise dans le secteur étatique au profit des touristes internationaux dans une activité à leur compte qui leur permet d’augmenter leurs revenus. Si les casas particulares ont longtemps été interdites à Varadero, on recense aujourd’hui plus de 1256 logements sur Airbnb, répartis entre la ville même de Varadero, Santa Marta, Boca de Camarioca et Cardenas[5] ; 44 % sont des logements entiers (c’est-à-dire que les hôtes ne vivent plus dans le logement), témoignant là d’une extraversion de plus en plus importante entre propriétaires des logements et occupants. Le tourisme se diffuse alors au-delà de la péninsule, produisant de nouveaux territoires touristiques qui fonctionnent à l’échelle régionale de manière complémentaire plutôt que concurrente.

La production d’espaces du tourisme indépendant : l’exemple de Viñales

Certains espaces, situés au cœur des circuits des touristes internationaux, deviennent des centralités touristiques à l’échelle internationale, alors qu’ils n’occupent qu’une place secondaire dans l’économie de leur région. La patrimonialisation du site karstique de Viñales (plus connu comme la vallée de Viñales) et son intégration dans les circuits des touristes internationaux à l’échelle mondiale déjouent les processus d’emboîtement d’échelles traditionnels (Bridonneau, 2014). Alors que Viñales n’est qu’un petit bourg rural à l’échelle de la région de Pinar del Rio, il fait figure de « village international » pour de nombreux touristes. Localement, cela se manifeste par la présence de nombreux paladares (restaurants) et casas adaptés aux goûts des Occidentaux (notamment un restaurant de tapas espagnoles) payables en CUC[6] et de fait inaccessibles aux Cubains. Une sociabilité particulière se crée dans le village, les touristes se rencontrant sur la place publique et dans les deux rues piétonnes et appréciant cette ambiance de « village » cosmopolite. Ces lieux très internationalisés fonctionnent comme de véritables « micro-enclaves », soit des lieux qui permettent de ménager l’altérité trop forte liée au voyage en permettant des formes d’entre-soi et en offrant « au voyageur un modèle alternatif proposant de la différence sans toutefois sérieusement mettre en balance les normes culturelles et sociales du voyageur » (Hetzmann, 2017 : 4).

À l’échelle du bourg, l’essor des casas particulares entraîne des transformations spatiales majeures. On recensait 68 chambres chez l’habitant en 2015 et 3400 logements en 2018 sur Airbnb[7], ce chiffre témoignant de l’ampleur des mutations en cours (il y avait sûrement davantage de chambres avant 2015, mais les hôtes n’étaient pas inscrits sur la plateforme Airbnb). Le village connaît un processus d’étalement urbain important, le long des principales voies de communication. Le dynamisme du secteur du bâtiment donne lieu à des formes architecturales originales dans leur environnement. Les maisons basses traditionnelles sont transformées en des bâtiments à deux étages qui ressemblent à des villas et qui peuvent loger un plus grand nombre de personnes (illustration 1). Les pelouses et les jardinets sont soignés, la peinture fraîche et vive et le confort des maisons contrastent parfois avec l’environnement encore largement rural. Dans le centre de Viñales, la quasi-totalité des maisons sont offertes en location. Le phénomène touristique produit un espace original et hybride entre rural et urbain.

Illustration 1

Une villa mise en location à Viñales

Photo : Laurine Chapon, 2022.

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L’internationalisation du village entraîne aussi des recompositions sociales importantes : l’accès à un espace transnational grâce à Internet (à l’origine destiné aux touristes) (Jolivet, 2017) permet une ouverture sans précédent à l’international, alors que les réseaux numériques cubains sont encore peu développés (en raison notamment de l’embargo) et très contrôlés[8]. Les mariages mixtes et le départ de jeunes Cubains à l’étranger sont aussi des facteurs de profondes transformations sociales. Les espaces ruraux environnants sont également recomposés par le dynamisme touristique, de nombreux agriculteurs étant tentés de délaisser l’agriculture pour tenir une activité touristique ou proposer notamment la location de chevaux pour des promenades en campagne. Dans ce contexte, le rôle de la diaspora cubaine et d’étrangers qui ont investi dans le développement d’activités touristiques privées est fondamental, ceux-ci étant les principaux investisseurs et fournisseurs des petites entreprises. Le tourisme est donc un processus de transformation important des lieux. Il est agent d’urbanisation d’un espace rural et participe à l’étalement urbain, mais permet également l’accès à une certaine qualité de vie, tout en produisant de nouvelles inégalités.

Sur l’illustration 2, on observe un alignement de maisons récemment aménagées à l’entrée du village. Elles ont toutes été agrandies d’un étage, comme on peut le voir pour la maison au premier plan. Ces agrandissements, qui transforment l’architecture traditionnellement basse des habitations, sont alors destinés à l’activité touristique, puisqu’on aperçoit que ces quatre habitations disposent de licence de location (petit panneau bleu apposé sur la façade). Ces modifications demeurent toutefois interdites dans la rue principale du village, le classement à l’UNESCO imposant la conservation d’une architecture traditionnelle dans celle-ci.

Illustration 2

Viñales, une ville en chantier

Photo : Laurine Chapon, 2018.

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Les transformations de l’espace public de Viñales créent des conflits d’usage entre locaux et touristes. Un Cubain déplore ainsi le fait qu’avec l’arrivée des touristes, « il n’y a rien pour nous, pour manger… alors oui, il y a le triple de restaurants qu’il y a cinq ans, mais nous on peut aller dans aucun » (entretien du 22 mars 2018). Il me mentionne un seul paladar, payable en CUP et accessible aux Cubains. Le développement d’équipements et de commodités liés à l’urbanité s’est donc fait en direction des touristes qui en bénéficient alors que Viñales reste pour les Cubains un bourg rural sans fonctions propres aux grandes villes. Les nuisances sonores associées à la fréquentation de la place publique cristallisent également les tensions et donnent à voir un conflit à plusieurs acteurs. La place est largement fréquentée par les touristes indépendants, mais aussi par les Cubains, notamment lors des ferias organisées tous les samedis soir et qui sont un lieu de rencontre inédit entre visiteurs et visités, permettant notamment de pratiquer la salsa cubaine (largement valorisée dans l’expérience touristique authentique). Or, au mois de mars 2018, l’État cubain prend la décision d’interdire ces ferias, car les touristes hébergés dans l’hôtel d’État donnant sur la place et appartenant à des groupes de touristes plus âgés, voyageant de manière plus encadrée, se sont plaints des nuisances sonores. Les touristes indépendants, plus jeunes, sont alors profondément déçus par cette décision, la feria constituant une activité récréative recherchée. Quant aux Cubains, les plus jeunes sont également déçus de l’interdiction d’un événement qui leur permettait notamment d’interagir de manière privilégiée avec les touristes internationaux. Les plus vieux, qui se plaignaient déjà de nuisances sonores, se montrent eux satisfaits de cette décision mais regrettent qu’elle n’intervienne que pour satisfaire les touristes internationaux alors qu’ils avaient déjà fait part eux aussi de leur volonté de limiter ces ferias. Cet exemple permet de poser la question de la dimension spatiale des conflits, Clément Marie Dit Chirot (2017 : 8) montrant notamment que « la mise en tourisme s’est accompagnée d’un accroissement des tensions pour le contrôle de l’espace, en produisant de nouvelles conflictualités ou en réactivant des clivages plus anciens entre des acteurs et des groupes sociaux localisés ».

Modification des régimes de l’habiter à l’échelle micro-locale

À l’échelle micro-locale, les pratiques touristiques indépendantes entraînent des recompositions de la sphère privée. Alors que l’usage temporaire du logement par les touristes internationaux devient lui-même une marchandise, ceux-ci souhaitent consommer une rencontre, une expérience au sein d’une famille cubaine. Cette situation peut créer d’éventuels conflits et tensions liés à la cohabitation, désormais quasi permanente pour les hôtes cubains. Ainsi, l’aménagement d’une chambre à louer ou d’un restaurant provoque une fragmentation des espaces de la maison et modifie les pratiques courantes de l’habiter. Dans un paladar (restaurant) situé dans la vieille Havane, vendant des pizzas et autres boissons, la maison a par exemple été réaménagée et le salon est devenu la pièce principale du restaurant. Le comptoir où sont servis les clients donne sur cette pièce et la famille s’installe donc dans la cuisine, en retrait, lorsqu’un client entre dans le restaurant. La maison devient un nouvel espace public et marchand, dans un contexte de forte tension sur les logements, qui deviennent alors multifonctionnels, les propriétaires ne pouvant acquérir un local spécifiquement dédié à l’activité marchande.

Ces reconfigurations du privé, qui affectent le quotidien des Cubains, peuvent parfois être sources de conflits et de tensions au sein des familles et/ou entre touristes et hôtes. D et M[9], couple de retraités louant trois chambres de leur logement situé dans le quartier du Vedado, ont réalisé des travaux dans leur maison afin d’isoler leur chambre du reste de l’habitation, qui est sous location. Malgré la superficie relativement restreinte de la maison (60 mètres carrés environ), ces aménagements visent à séparer deux espaces, l’un qui relèverait de la sphère publique et l’autre de la sphère privée. Le garage a ainsi été transformé en chambre à coucher au grand désarroi de M qui a perdu son cabanon. La présence permanente de l’hôte sur la terrasse, très bavard, est par ailleurs parfois mal vécue par certains touristes qui se plaignent de l’absence d’un espace extérieur privé et d’un manque relatif d’intimité (alors qu’ils disent rechercher paradoxalement une rencontre authentique avec les Cubains). Consciente de ces remarques, D force M à passer certaines de ses soirées dans sa chambre, modifiant ses pratiques quotidiennes ainsi que les espaces du public et du privé dans la maison.

Les pratiques touristiques transforment ainsi durablement les territoires touristiques à Cuba. Mais les Cubains demeurent des acteurs majeurs de la production de ces territoires touristiques et les opportunités offertes par cette nouvelle économie du tourisme indépendant sont exploitées selon des stratégies variées dépendant des acteurs considérés.

L’activité touristique, une nouvelle source de revenu qui produit des inégalités socio-spatiales importantes

Les casas particulares : quand les logements deviennent marchandises

Les réformes de 2011, qui permettent notamment l’achat–vente de logements par les Cubains, doublées d’un processus d’essor du tourisme indépendant, font du logement une nouvelle ressource pour les familles cubaines. Ainsi, celles qui sont propriétaires d’un logement situé dans une zone touristique ou celles qui possèdent un bien immobilier suffisamment grand pour y aménager des chambres à louer accèdent à un capital précieux. Cela est d’autant plus vrai dans un contexte de « pyramide inversée » (Russo, 2017) où les salaires du secteur public sont dévalués alors que les activités du secteur privé, payées en devises, sont beaucoup plus lucratives[10]. En menant des travaux de valorisation du logement, de restauration, d’aménagement ou encore d’agrandissement, les loueurs confèrent une valeur marchande à leur bien immobilier, en l’insérant sur le marché de la location touristique, et agissent comme des « producteurs ordinaires » de l’urbain (Fauveaud, 2014). À l’échelle locale, les bailleurs de casas particulares recomposent alors fortement les espaces investis par les touristes, comme on l’a vu dans le cas de Viñales ci-dessus. La mise en location touristique se fait selon différents objectifs pour les familles cubaines et les stratégies évoluent selon les appartenances sociales et les parcours de vie ; les individus sont en effet inégalement disposés à appréhender leur logement comme « une affaire » (Richard, 2013 :173), tant des points de vue psychologique et professionnel que du point de vue des ressources matérielles concrètes dont ils disposent, le poids des trajectoires sociales et des configurations résidentielles demeurant important. L’exemple des trajectoires de ces familles permet d’illustrer le propos.

Tableau 1

Devenir bailleur touristique, pourquoi ? Trajectoires et stratégies de quelques familles cubaines

Devenir bailleur touristique, pourquoi ? Trajectoires et stratégies de quelques familles cubaines
Élaboration : Laurine Chapon, 2018 et 2022.

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La location touristique est ici une stratégie pour ces familles cubaines, dans la mesure où elle leur permet de s’approprier certaines ressources liées à l’économie touristique dans le but d’améliorer leurs conditions de vie. La location touristique n’est toutefois pas l’objectif premier de ces bailleurs, dont la professionnalisation demeure partielle, puisqu’il s’agit bien pour eux d’utiliser l’argent du tourisme non pas pour l’investir dans de nouveaux logements, mais pour le dépenser à la consommation courante et à l’achat de nouveaux équipements, notamment pour le logement (l’entretien de celui-ci constitue en effet un poste de dépenses important directement lié à l’activité de bailleur) ou pour la migration. Ainsi, les statuts/situations professionnels se complexifient, dans un contexte où l’activité professionnelle principale réalisée dans le salariat public ne rapporte plus la majorité des revenus du foyer, qui proviennent de la location. Les profils des bailleurs présentés ici ne correspondent cependant qu’à un type de loueurs particuliers[11] et on aperçoit aussi, notamment avec le profil de I et O, des formes de professionnalisation.

Il existe en effet un groupe d’acteurs qui se sont largement professionnalisés dans l’activité de location touristique. Ces professionnels ont parfois investi dans plusieurs biens immobiliers et vivent souvent à l’étranger, notamment aux États-Unis[12]. Les ressources, tant matérielles que culturelles, acquises avec la migration sont réinvesties dans le secteur touristique dans leur pays d’origine (Chapon, 2019). La gestion des casas particulares cubaines est alors confiée à des intermédiaires (salariés et/ou membres de la famille) restés au pays (Jolivet et Alba-Carmichael, 2021). À La Havane particulièrement, de véritables entrepreneurs touristiques ont développé leurs activités, comme le montre Adam Sulkowski (2017) par exemple. Ce dernier étudie l’expérience de Rodolfo, un Cubain ayant acheté une grande maison unifamiliale de la bourgeoisie ou de la noblesse coloniale[13] dans le centre de la capitale, grâce à l’argent d’une tante résidant à Miami. Il a aménagé dans cet hôtel une auberge de jeunesse, la Casa Caribe, qui fonctionne aujourd’hui comme une petite entreprise, Rodolfo employant près d’une dizaine de salariés pour assurer son fonctionnement. Ce cas est loin d’être une exception et la professionnalisation du marché immobilier orienté sur la location touristique est également perceptible à travers les statistiques proposées sur le site d’Airdna. À La Havane, la moitié des plus de 10 000 chambres chez l’habitant recensées sur Airbnb sont des logements entiers (et non pas des chambres privées chez l’habitant), ce qui témoigne d’une déconnexion importante entre bailleur et habitant ; en effet, si le logement est entier, cela veut dire que les propriétaires du bien immobilier vivent ailleurs et qu’ils sont donc multipropriétaires d’au moins deux logements, à Cuba ou à l’étranger. Les propriétaires peuvent aussi occuper le logement d’un proche émigré ou cohabiter avec un proche pendant qu’un des deux logements est loué, témoignant d’un fonctionnement en réseau des familles cubaines. Les divers biens immobiliers sont mis au nom de différents membres de la famille (enfants, parents, couples, ou parentèle plus éloignée) pour contourner les mesures législatives en vigueur, mais, de fait, ces membres vivent dans un même logement alors que les autres sont loués. À Trinidad, Viñales ou Playa Larga, moins de 15 % des casas sont des logements entiers[14]. Les familles cubaines de ces espaces ruraux possèdent moins de logements cumulés que les familles havanaises, notamment en raison d’effets de classes sociales pré-révolution, de migrations moins nombreuses et d’envois de fonds (remesas) plus faibles dans ces espaces moins urbanisés. La baisse des taux de fécondité (Rodríguez Gómez, 2007) limite également l’extension du patrimoine immobilier. Ce patrimoine total est donc constitué d’un seul bien et non de plusieurs au sein d’une même famille, ce qui limite la mise en location d’un bien entier au profit des touristes.

Pour limiter les processus d’accumulation du patrimoine immobilier qui se développent depuis les années 2010, l’État a mis en place différentes mesures interdisant aux Cubains la multipropriété, la lutte contre l’accumulation patrimoniale et la spéculation étant l’un des combats de la révolution cubaine[15]. Lors de la formalisation d’une vente immobilière, l’acheteur doit par exemple déclarer sous serment ne pas être propriétaire d’une autre résidence principale. Si le logement a été attribué ou en partie subventionné par l’État, l’acheteur ne peut revendre le bien pendant quinze ans, ce qui limite les processus spéculatifs, notamment dans des quartiers prisés par les touristes, comme le centre de la vieille Havane. Les Cubains ne peuvent pas acheter un bien subventionné par l’État pour en tirer ensuite une plus-value par la mise en location touristique, une fois le logement rénové par exemple. Toutefois, l’application de ces mesures mérite d’être soumise à l’épreuve du terrain, puisque de nombreuses transactions immobilières semblent passer par des hommes de paille qui prêtent leur nom afin de réaliser des transactions (Pleyán García, 2020). En conséquence, l’essor du tourisme indépendant et d’un marché de la location touristique entraîne de profondes inégalités socio-spatiales à Cuba, par la réactivation de mécanismes spéculatifs que la révolution socialiste de 1959 avait cherché à abolir. L’économie touristique est ainsi un puissant vecteur de gentrification à Cuba (Jolivet et Alba-Carmichael, 2021) et produit aussi des processus de « rent gap » (Smith, 1987). La structuration d’entreprises de grande envergure, qui fonctionnent comme de véritables hôtels privés en rachetant de nombreux logements, contraint par exemple les populations du centre-ville à des déplacements vers des quartiers moins touristiques et moins bien desservis en services.

Économie touristique et apparition de nouvelles formes d’inégalités socio-spatiales à Cuba

Le développement de nouvelles formes de tourisme indépendant dans certaines villes ou quartiers engendre de la différenciation spatiale alors que ce processus semblait avoir été quelque peu atténué après la révolution de 1959. Le départ des exilés avait notamment conduit à une certaine mixité sociale, produisant « une uniformisation non intentionnelle et produite par le bas » (Geoffray, 2013 : 158) de certains quartiers. Or, dès les années 1990 et l’ouverture de Cuba à l’économie de marché, de nouvelles différenciations spatiales se manifestent dans l’espace cubain. Marie-Laure Geoffray (2013 : 160) montre comment la rénovation du centre historique de La Havane, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1982, « va de pair avec un processus de marchandisation dans le but de générer des profits qui permettent la rénovation architecturale ». Ce processus de marchandisation de la ville coloniale est alors porté par différents acteurs. D’une part, l’État a pris en charge, par l’intermédiaire du Bureau de l’Historien, une grande partie du processus de réhabilitation urbaine, en transformant d’anciens palais délabrés (mais habités), de grande valeur patrimoniale, en hôtels, restaurants et musées. Ces espaces demeurent alors propriété de l’État et permettent de générer des profits pour le projet patrimonial et social du quartier. Les gens qui vivaient dans ces espaces sont eux relocalisés hors du quartier au cours de ce processus. L’État est donc, dans la ville coloniale, à la fois un acteur de réhabilitation urbaine et de la gentrification. Les autres acteurs de la gentrification dans les quartiers centraux sont les Cubains qui disposent des moyens de tenir des casas particulares, moyens souvent acquis au départ grâce à des fonds provenant d’amis ou de membres de la famille à l’étranger (Chapon, 2019 ; Jolivet et Alba-Carmichael, 2021). Le logement familial, souvent un bâtiment résidentiel ordinaire de moins grande valeur patrimoniale et plus vernaculaire, est rénové pour offrir aux touristes les conditions de confort appropriées, entraînant également des rénovations des parties communes de l’immeuble, entre autres le toit, la façade ou les aires communes. Si cela contribue à améliorer les conditions de vie des familles cubaines, cela engendre des processus d’exclusion de ceux qui ne peuvent se maintenir au centre. Certains quartiers, à l’instar de celui de Miramar, connaissent même des formes de ségrégation (Geoffray, 2013). Alors que ce quartier semblait relativement mixte dès 1960 (des personnes issues des classes populaires ayant été relogées dans certains des logements vacants des exilés cubains), il tend à se spécialiser avec l’installation de sièges d’entreprises mixtes, de complexes hôteliers luxueux et de rénovation du front de mer.

Ces processus de spécialisation fonctionnelle s’observent pareillement, avec moins d’ampleur, dans les petites villes récemment mises en tourisme. Ainsi, à Trinidad, ce sont les grandes maisons unifamiliales coloniales du centre ancien, patrimonialisées, qui sont recherchées par les touristes et qui correspondent à l’image attendue d’un logement cubain authentique. Conséquemment, les Cubains qui disposent d’un logement dans le centre-ville se trouvent favorisés, leur logement acquérant davantage de valeur sur le marché touristique en comparaison avec ceux situés en périphérie de la ville. La superficie du logement est également un puissant facteur de différenciation, puisque seuls les Cubains disposant de logement de grande taille peuvent mettre en tourisme leur habitation sans trop compromettre le fonctionnement de leur quotidien, tel que montré ci-dessus. Ces dynamiques « réactivent alors d’anciens patrimoines » (Destremau, 2015) et produisent de nouvelles inégalités spatiales. De nombreuses familles cubaines, disposant de faibles revenus mais d’un logement situé dans une zone touristique, notamment dans le centre de La Havane, décident alors de vendre leur bien pour se reloger en périphérie et acquérir de la sorte un petit capital qui pourra par exemple permettre le financement d’une activité de travailleur indépendant ou préparer leur émigration hors de l’île (Pleyán García, 2020). Sur l’illustration 3, on observe au premier plan (à l’étage) un logement à vendre au cœur du quartier de Centro Habana, nouvelle centralité touristique. L’illustration 4 témoigne de l’importance de la superficie des logements : ces deux maisons, situées dans le quartier bourgeois du Vedado, sont actuellement en transformation pour devenir des casas particulares qui pourront accueillir quatre chambres chacune, assurant un revenu non négligeable aux propriétaires.

Illustration 3

« Se vende este casa » – Centro Habana

Photo : Laurine Chapon, 2018.

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Illustration 4

Localisation et superficie des biens immobiliers : de puissants facteurs de différenciation – ici deux maisons dans le Vedado, restaurées pour devenir des casas particulares

Photo : Laurine Chapon, 2018.

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À ces inégalités spatiales s’ajoutent des inégalités raciales importantes à Cuba. Dans un rapport publié en 2011 par un collectif d’auteurs cubains et la Fondation Ortiz, ces inégalités sont largement soulignées, notamment dans le secteur du logement. Ainsi, les populations noires et métisses vivent davantage dans les quartiers périphériques et populaires, dans un parc immobilier relativement vétuste. Les logements sont de petite taille et le plus souvent collectifs, contrairement à ceux des populations blanches. Les populations noires à Cuba disposent en effet de moins de ressources matérielles (notamment un logement adapté à la mise en tourisme) pour devenir bailleurs. En revanche, les populations blanches non seulement possèdent des logements plus grands, mieux placés par rapport aux espaces touristiques, mais elles reçoivent davantage de devises de l’étranger, qu’elles peuvent ensuite réinvestir dans une activité de location touristique (Núñez Gonzáles, 2011).

Conclusion

Depuis les années 2010, l’essor de l’hébergement chez l’habitant à Cuba, dans un contexte mondial de mutation des pratiques touristiques, a contribué à transformer les territoires du tourisme cubain. Si les casas particulares existent depuis le développement du tourisme à Cuba, dans les années 1990, elles sont de plus en plus recherchées comme modalité d’hébergement par un nombre significatif de touristes qui souhaitent se détacher des structures étatiques pour voyager. L’évolution du cadre législatif cubain, et notamment les modifications de la loi sur le logement dès 2011, ont également permis l’essor de ces casas, en particulier dans les territoires touristiques. À l’échelle locale, le développement de ce mode d’hébergement recompose les lieux touristiques et est un puissant vecteur d’urbanisation et d’étalement urbain. L’essor des casas particulares entraîne des modifications architecturales des sites touristiques et transforme les manières de l’habiter cubain. Aux échelles nationales et régionales, de nouveaux lieux sont mis en tourisme et deviennent des centralités des circuits touristiques, recomposant la géographie de l’île. Ces territoires du tourisme indépendant prennent alors la forme de nouvelles enclaves internationalisées et des formes urbaines hybrides, entre local et mondial, naissent de ces pratiques. Les bailleurs cubains sont alors de véritables producteurs de l’espace, en transformant les lieux investis pour l’activité touristique, et produisent également des hiérarchisations importantes de classe, de race ou de genre.

L’essor d’activités privées de bailleur touristique entraîne en effet des transformations sociales conséquentes et produit de nouvelles inégalités à Cuba. Ces inégalités s’observent entre ceux qui possèdent, notamment grâce aux ressources familiales[16], un patrimoine immobilier important et valorisable à des fins touristiques et ceux qui disposent seulement d’un logement à l’écart des circuits touristiques ou peu valorisables. Tous les Cubains ne disposent pas des mêmes moyens pour accumuler patrimoine immobilier et ressources issues de celui-ci. Ces inégalités sont également associées à la race et au genre, puisque l’essor de l’activité touristique privée a donné naissance à toute une sphère de l’emploi domestique privé, notamment pour le maintien des casas particulares. Si le tourisme à Cuba permet à de nombreuses familles, bailleurs touristiques, d’améliorer leurs conditions d’existence et est source de développement à l’échelle individuelle, il est aussi un puissant vecteur d’inégalités à l’échelle de la société.

Conscient de ces dynamiques, qui mettent en partie à mal les idéaux de la révolution socialiste de 1959, l’État cherche des moyens de régulation, tout en s’assurant de capter une partie des revenus issus de ces activités privées, par le biais de taxation sur les revenus[17]. La nouvelle loi sur le logement s’accompagne de mesures visant à limiter l’accumulation du patrimoine immobilier au sein de mêmes familles. Les inégalités engendrées par les évolutions du système touristique cubain peuvent être un vecteur de contestation et/ou de mobilisation citoyenne naissante, dans un régime toujours contrôlé. Au-delà des pratiques, des représentations et imaginaires touristiques, une approche critique de l’économie touristique cubaine aide à comprendre les ressorts matériels et les jeux d’acteurs et de pouvoir qui participent à la production de territoires touristiques originaux. Le cas cubain permet aussi de penser plus spécifiquement la question de l’hébergement touristique ; loin d’être une marchandise comme les autres, le logement doit en effet toujours être pensé au prisme des considérations sociales, spatiales et politiques qui en découlent.