Abstracts
Résumé
Cet article analyse le mégaprojet touristique « Destination Île à Vache » qui se prétend (éco)touristique. Nous soutenons que la mise en œuvre à Île à Vache (Haïti) de ce mégaprojet est plutôt contradictoire aux fondements théoriques de l’écotourisme et s’inscrit dans une dynamique de dépossession et d’accaparement de terres. À partir d’une enquête de terrain qualitative menée à l’Île à Vache entre décembre 2019 et janvier 2020, notre argumentation confronte trois grandes caractéristiques de l’écotourisme avec l’exécution du projet. D’abord, les résultats de cette recherche montrent que la population locale est exclue du projet. Ensuite, les conséquences socio-environnementales du projet sont contraires à son fondement (éco)touristique, car son exécution représentait plutôt une menace pour l’environnement. Finalement, nous avons découvert qu’il a fragilisé les conditions socioéconomiques des paysan·nes sur l’île au lieu d’apporter des améliorations. Nous concluons donc que Destination Île à Vache en tant que mégaprojet touristique illustre la thèse selon laquelle les mégaprojets provoquent dépossession, déplacement et appauvrissement des populations concernées.
Mots-clés :
- Île à Vache,
- écotourisme,
- développement,
- paysan,
- dépossession.
Abstract
This paper questions the “Destination Île à Vache” tourism megaproject that claims to be (eco)touristic. We argue that the implementation in Île à Vache (Haiti) of this megaproject is rather contradictory to the theoretical foundations of ecotourism and is part of a dynamic of dispossession and land grabbing. Based on a qualitative field investigation conducted in Île Vache between December 2019 and January 2020, our argument confronts three major characteristics of ecotourism with the implementation of the project. First, the results of this research show the exclusion of the local population from the project. Second, the socio-environmental impacts of the project also question its ecotourism basis, as its implementation was more of a threat to the environment. Finally, we found that it weakened the socioeconomic conditions of the island’s farmers instead of improving them. We therefore conclude that Destination Île à Vache as a tourism megaproject illustrates the thesis that megaprojects cause dispossession, displacement, and impoverishment of the populations concerned.
Keywords:
- Île à Vache,
- ecotourism,
- development,
- peasant,
- dispossession.
Article body
Haïti fut l’un des pays de destination touristique dans la région caribéenne. Après la Seconde Guerre mondiale, seul Porto Rico recevait plus de touristes qu’Haïti dans la Caraïbe (Sarrasin et Renaud, 2014). Haïti était la première destination touristique de la région entre 1940 et 1960 ; « L’attrait touristique d’Haïti repos[ait] alors sur le climat, la qualité de l’accueil et les cérémonies Vodous. » (Séraphin, 2014 : 146) En 1951 et 1956, respectivement, Haïti recevait 10 788 et 67 700 touristes. Si l’accession de François Duvalier au pouvoir en 1957 et la mise en place d’un régime de terreur ont paralysé le secteur touristique du pays, on constate de grandes améliorations durant la fin des années 1970 et les années 1980 ; vers la fin de cette dernière décennie, le nombre de touristes s’est mis à décliner, passant de 239 000 en 1987 à 108 868 en 2004 (Séraphin, 2013). De nos jours, Haïti est l’une des destinations les moins visitées à cause de l’instabilité politique, de l’insécurité et de la quasi-absence d’infrastructures touristiques (Dupont, 2009 ; Séraphin, 2013). Les données du ministère du Tourisme révélaient, en 2009, que le nombre de touristes avait remonté pour atteindre 387 219, mais ce chiffre a diminué de 34 % en 2010 à la suite du séisme (Sarrasin et Renaud, 2014). Selon l’Organisation mondiale du tourisme (UNWTO, 2016), en 2010 le pays recevait 255 000 touristes internationaux et 465 000 en 2015, pour des recettes de 383 millions et 609 millions de dollars respectivement. Toutefois, Sadais Jeannite et Bruno Sarrasin (2018) soulignent, d’une part, que le tourisme ne réussit pas à atteindre son objectif d’augmentation de la croissance et de création d’emplois et, d’autre part, qu’il n’arrive jamais à une contribution de un milliard de dollars dans l’économie nationale, il se réalise en marge de cette dernière et les retombées économiques sont principalement tournées vers les pays des entreprises touristiques. « Cependant, Haïti dispose de nombreux atouts en matière touristique : une beauté naturelle, une culture fascinante, une histoire remarquable, des sites et monuments, une architecture, un art, une musique et des traditions spirituelles. » (Dupont, 2009 : 9) Après le séisme de 2010, avec l’administration de Joseph-Michel Martelly / Laurent S. Lamothe, un discours occupe l’arène socioéconomique et politique qui fait du tourisme un axe de « développement ». Le gouvernement s’efforce de faire d’Haïti, comme jadis, la destination touristique de la Caraïbe et pour ce faire jette son dévolu sur l’Île à Vache.
Haïti se trouvait dans un contexte particulièrement difficile à cause du séisme de magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter qui a ravagé le pays le 12 janvier 2010. Si la zone métropolitaine de Port-au-Prince (les communes de Port-au-Prince, Carrefour, Pétion-ville, Delmas, Tabarre, Cité Soleil et Kenscoff), Léogane, Petit-Goâve et Jacmel sont principalement frappés par le séisme, l’impact de ce dernier est pourtant national. Car la capitale Port-au-Prince, nommée la République de Port-au-Prince, concentre la grande majorité des services, des biens et des richesses du pays, ainsi que le pouvoir (Anglade, 1982). Le bilan humain a été considérable : selon le Plan d’action pour le relèvement et le développement d’Haïti (PARDH), 1,5 million de personnes (soit 15 % de la population) ont été directement victimes ; il y a eu 300 000 morts et autant de blessés ; 600 000 personnes ont migré des zones victimes vers le milieu rural ; 1,3 million de personnes se sont retrouvées dans des abris provisoires. Le séisme a occasionné la destruction massive des infrastructures : 105 000 résidences ont été détruites et 208 000 endommagées, le port principal est devenu dysfonctionnel. Si la valeur des dommages et des pertes est évaluée à environ 8 milliards de dollars, l’estimation des besoins se chiffre à 11,5 milliards : 50 % pour les secteurs sociaux, 17 % pour les infrastructures et 15 % pour l’environnement et la gestion des risques et des désastres (Gouvernement de la République d’Haïti, 2010). Nul besoin de souligner que le secteur touristique s’effondrait aussi bien que les autres secteurs de la vie nationale.
Sur le plan politique, le pays connaît le 28 novembre 2010 des élections contestées à la suite desquelles Michel Joseph Martelly accède à la présidence. En effet, le pays fait face à un régime politique illégitime qui se confronte à une rude opposition durant presque tout son quinquennat. C’est dans une telle conjoncture politique que le gouvernement adopte et véhicule le tourisme comme « levier de développement » du pays, tel que préconise le Plan stratégique de développement d’Haïti (PSDH) de 2012. Ce dernier est élaboré à partir du PARDH, un document d’évaluation des conséquences du séisme et de perspective de « reconstruction » publié en mars 2010. Le PSDH est beaucoup plus étoffé et fixe les grandes orientations que les gouvernements doivent prendre pour mettre en œuvre leur politique publique. Il est constitué de quatre grands chantiers : refondation territoriale, refondation économique, refondation sociale et refondation institutionnelle. Il se base sur les mégaprojets (miniers, agroalimentaires, industriels, touristiques…), avec un accent sur les investissements directs étrangers, comme axes de développement. La commune de l’Île à Vache représente l’une des zones convoitées pour le tourisme.
L’Île à Vache est une commune du département du Sud d’Haïti qui compte 15 399 habitant·es sur une surface de 45,97 kilomètres carrés, dont la majorité de la population, soit 86,5 %, demeure en milieu rural (IHSI, 2015). C’est une île principalement paysanne où les gens vivent particulièrement de l’agriculture, de la pêche et des activités commerciales et touristiques. Le PSDH, qui consacre le tourisme comme un des axes de « développement » d’Haïti, inscrit l’Île à Vache dans le pôle de développement de la péninsule Sud. L’administration gouvernementale de Martelly et Lamothe prend des mesures pour mettre en application les grands chantiers du PSDH, dont le tourisme. Un arrêté présidentiel déclare l’Île-à-Vache « zone réservée et zone de développement touristique » le 10 mai 2013. En août, le projet évalué à plus de USD 230 millions est lancé (Thomas, 2014). Ce projet avait la prétention de mettre en place des pratiques de l’écotourisme. « Respect de l’intégrité culturelle, prendre soin de la mère Nature, développement : construire à long terme, pérennité du produit touristique, répartition équitable des retombées, esprit communautaire : main dans la main, quête de l’indépendance », voilà autant de principes directeurs que se donnait le mégaprojet. C’est ainsi que le document Île à Vache. Plan directeur de développement touristique précise : « il semble que les éléments fondamentaux de l’écotourisme soient : la protection des paysages naturels, l’accumulation de nouvelles connaissances et la nécessité de bien s’entendre avec la culture locale… Toutes des choses entièrement possibles sur Île à Vache ! » (Gouvernement de la République d’Haïti, 2014a : 19).
Ce projet visait la construction de 1500 à 2000 chambres d’hôtel et des infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires pour faciliter le transport des touristes. Il était question de la construction d’un aéroport international pour assurer l’arrivée directe des touristes depuis leur pays de départ. Il fallait aménager un village touristique, construire un terrain de golf et des fermes insulaires pour alimenter les hôtels. On peut, toutefois, se demander en quoi la construction d’un aéroport international et d’un terrain de golf, et un programme d’intensification agricole seraient écologiques. Le gouvernent comptait aussi aménager des centres de santé, creuser un lac artificiel, installer des lampadaires et des pompes à eau. Très peu de cette grande ambition a abouti. Les étrangers (explorateurs, couples, touristes en quête de jouvence) et la diaspora haïtienne étaient le public cible. Si le gouvernement disait vouloir faire un projet écotouristique, nous doutons toutefois de l’exécution de celui-ci par rapport aux fondements mêmes de l’écotourisme et sa contribution en tant que mégaprojet dans les logiques d’accaparement de terres par le processus d’expropriation/dépossession. En quoi un tel projet serait réellement écotouristique ? En d’autres termes, comment se fait-il que la mise en œuvre du mégaprojet Destination Île-à-Vache se trouve en contradiction avec les caractéristiques théoriques de l’écotourisme ? Ou encore, ne s’agit-il pas d’un mécanisme néolibéral qui vise à accaparer les terres et les ressources de l’île ?
Cet article s’inscrivant à la croisée des études critiques en sociologie du tourisme et sociologie du développement vise à argumenter que l’exécution de ce projet remet en question sa prétention écotouristique et constitue un mécanisme de dépossession de la paysannerie. Nous abordons la littérature sur la problématique de l’écotourisme afin de préciser ses fondements ainsi que ses limites et orientations néolibérales facilitant l’accaparement des ressources, notamment la terre. Puis, nous décrivons la méthodologie de recherche. Nous présentons ensuite les résultats de notre recherche en considérant les fondamentaux de l’écotourisme. D’une part, nous tentons d’expliquer en quoi le projet est en dehors de toute démarche participative nécessaire à l’écotourisme. Nous pointons du doigt, d’autre part, les impacts socio-environnementaux du projet qui font douter de sa prétention écotouristique. Finalement, nous montrons que l’exécution du projet fragilise les conditions socioéconomiques des paysan·nes au lieu d’apporter des améliorations.
Cadre conceptuel de l’étude : écotourisme comme mégaprojet
L’écotourisme est conçu comme une réponse alternative au tourisme de masse qui engendre des problèmes environnementaux (Gautrat, 2004) et s’inscrit dans une perspective de développement durable (Lequin, 2001 ; Gagnon et Gagnon, 2006 ; Lapointe et Gagnon, 2009). C’est un concept plurivoque qui n’a pas une seule définition unanimement reconnue. Marie Lequin (2001), se référant à diverses définitions de l’écotourisme, a identifié les trois constances suivantes : 1) la demande, l’écotourisme se rapporte aux espaces naturels offrant une expérience spéciale aux visiteurs ; 2) la ressource, il ne doit pas porter atteinte à la ressource, mais plutôt assurer sa protection et il est destiné à des groupes restreints contrairement au tourisme de masse ; 3) la communauté hôte, la participation locale est indispensable et l’écotourisme doit apporter une amélioration des conditions de vie de la communauté hôte. Ainsi, l’écotourisme s’inscrit dans une logique de développement durable et doit articuler ce que Sylvie Brunel (2018) appelle les trois « E » : économie, équité et environnement.
Le processus participatif est inhérent à l’écotourisme, « les consultations publiques constituent un mécanisme de participation favorisant la mobilisation des citoyens en vue de parvenir à un consensus entre les intervenants sur un projet d’intérêt commun » (Lequin, 2001 : 62-63) dans le but de garantir le bien-être de la population concernée (Nicolas, 2006). Si Christiane Gagnon et Dominic Lapointe (2006) disent que la définition du sommet mondial de l’écotourisme prend en compte la participation locale depuis la planification jusqu’à l’exploitation dans le but d’améliorer la qualité de vie de la communauté d’accueil, Géraldine Froger (2012) observe en revanche que les populations locales sont plutôt marginalisées dans les projets écotouristiques. Selon Bernard Duterme (2006), les tendances ont fait voir que ces dernières années les retombées financières, sociales, culturelles et environnementales sont en général dramatiques pour les populations locales. En outre, les effets directs au niveau local sont rares et ce sont des personnes externes avec un haut niveau de formation qui en bénéficient le plus (Sarrasin et Ramahatra, 2006). Au regard de l’écotourisme et du cadre d’analyse de justice environnementale, Dominique Lapointe et Christiane Gagnon (2009) ont mené une recherche portant sur trois communes voisines du Parc national de Guadeloupe. Les résultats de leur recherche révèlent une disjonction entre la théorie et la réalité. Ainsi concluent-ils :
Force est de constater que l’intervention du Parc National de la Guadeloupe n’a pas réussi à redresser le déclin de la dynamique territoriale des communes périphériques, et ce, malgré un discours clair sur le support au développement de ces communautés, notamment par l’écotourisme […] Le PNG représente donc un atout régional et départemental pour le tourisme qui vient en Guadeloupe, mais les communautés voisines en retirent peu de bénéfices. C’est une minorité de la population qui en tire directement profit, soit les entrepreneurs touristiques principalement originaires de France métropolitaine et d’Europe ainsi que les grands groupes touristiques de la Grande-Terre qui offrent des excursions à leur clientèle. (Ibid. : 12-13)
Jonathan Tardif et Bruno Sarrasin (2018) s’intéressent pour leur part à la problématique de l’écotourisme au Québec ; ils avancent que la marchandisation de la nature qui favorise la privatisation des aires protégées et le « consentement » de la population par des incitatifs économiques est une des caractéristiques de l’écotourisme. Elle s’aligne avec l’idéologie néolibérale. Ils argumentent qu’au Québec, la mise en tourisme des ressources permet la participation des acteurs privés dans la définition des règles régissant les problèmes et dans la recherche de solutions à partir des valeurs dominantes de la conservation (ibid.). Dans cette perspective, l’écotourisme constitue une forme particulière de conservation néolibérale (Ojeda, 2012). N’est-ce pas aussi ce qui explique souvent l’inadéquation entre le discours trompeur de l’écotourisme et les réalités liées à la mise en œuvre d’un tel discours ? En ce sens, Christian Chaboud, Philippe Méral et Djohary Andrianambinina (2004) montrent pertinemment l’écart entre « le modèle vertueux » et « le modèle réel » de la valorisation économique de la biodiversité par l’écotourisme à Madagascar. Leur étude a prouvé qu’il existe un fossé entre la réalité de la mise en tourisme dans ce pays et le discours universitaire et des institutions internationales sur l’écotourisme. Les populations locales restent un acteur marginal dans le secteur de l’écotourisme qui, en plus d’avoir un faible pouvoir de négociation, ne bénéficie que d’une faible partie des rentes touristiques (Froger, 2012). L’étude comparative entre Madagascar et la Namibie de Renaud Lapeyre, Djohary Andrianambinina, Denis Requier-Desjardins et Philippe Méral (2007) a conclu que malgré un secteur touristique structuré et prospère en Namibie, celui-ci est contrôlé par une oligarchie blanche et ne bénéficie pas aux couches rurales qui en ont le plus besoin, tandis qu’à Madagascar l’extrême pauvreté rurale et le faible niveau de « développement » empêchent la structuration du secteur touristique. Les études de cas font ainsi ressortir que l’écotourisme réussit rarement à atteindre ses objectifs (Sarrasin et Ramahatra, 2018).
De leur côté, Sadais Jeannite et Dominic Lapointe (2016) partent d’un état des lieux du projet touristique de l’Île à Vache (Haïti) problématisant deux visions divergentes de la transformation de l’espace et sa mise en tourisme : d’abord, une vision dominante portée par l’État qui véhicule l’idée d’un tourisme dit durable ; puis une autre, marginalisée, portée par les acteurs locaux qui défendent une appropriation territoriale dans une perspective de « co-production ». Ces auteurs argumentent que la marchandisation de l’espace touristique se fait dans un processus de dépossession favorisant l’accumulation dans les intérêts de certains acteurs privilégiés, dont l’État et les investisseurs étrangers, dans une logique de compétition internationale, ce qui pousse les citoyen·nes à mettre en place des modes de résistance. On peut alors considérer que ce processus s’inscrit dans une logique d’accumulation par expropriation ou par dépossession (Harvey, 2004 ; 2011), dont la terre se trouve au centre. Jesús Bojórquez Luque et Manuel Ángeles Villa (2014 : 183) affirment que « Si pour Marx (1946, chap. XXIV) le phénomène sous analyse est une pierre angulaire de l’apparition du capitalisme, pour Harvey c’est un fait généralisé pour son enracinement dans la scène néolibérale d’aujourd’hui. » [Notre traduction] Ce processus est déclenché en Haïti depuis l’occupation étatsunienne de 1915-1934 et se poursuit avec l’imposition des politiques néolibérales, depuis les années 1980 à nos jours, qui engagent une vague de privatisation des entreprises publiques et la mise en place des mégaprojets provoquant l’expropriation et la dépossession de la paysannerie. À l’instar de Paul K. Gellert et Barbara D. Lynch (2003 :18), nous considérons l’écotourisme comme un mégaprojet qui modifie « le paysage de façon rapide, intentionnelle et profonde sous des formes très visibles, qui nécessitent l’intervention coordonnée du capital et de la puissance étatique ». Les mégaprojets ont généralement surestimé les incidences économiques et sous-estimé les risques, notamment environnementaux (Dumez, 2012). Il en découle deux types de déplacements : le déplacement primaire qui est inhérent au projet et le déplacement secondaire qui est indirect et s’éloigne dans le temps et/ou l’espace (Gellert et Lynch, 2003). Sur le plan biogéophysique, l’une des manifestations du déplacement primaire est la déforestation et, sur le plan social, c’est l’éviction planifiée et la réinstallation des populations. Le déplacement secondaire peut, d’un point de vue biogéophysique, être une baisse de la qualité de l’eau et une modification des écosystèmes provoquant des problèmes sanitaires. Et dans sa dimension sociale, il s’agit de la perte d’accès aux ressources (la terre) et de l’accroissement du chômage après la réalisation du projet. Il existe en effet une articulation entre mégaprojet, déplacement et accaparement/dépossession. Dans ce cadre, l’écotourisme en tant que mégaprojet de développement correspond à une logique d’enclave, extravertie (Doura, 2001 ; 2010) et stimulée par le marché touristique international, et désigne la diversification du capitalisme néolibéral (López Santilln et Marín Guardado, 2018). Jusline Rodné-Jeanty et Michel Desse (2019) parlent d’enclave touristique pour aborder la question touristique dans le nord d’Haïti où se trouve le village de Labadie, qui reçoit annuellement 800 000 croisiéristes. Cependant, il n’y a pas d’incidence significative sur la zone, puisqu’il n’y a aucune articulation avec l’économie locale. Par exemple, « Il n’y a pas d’appropriation récréative des lieux par les villageois de Labadie à cause des clôtures qui constituent une séparation physique entre résidents et croisiéristes. » (Ibid. : 63). La touristification du monde rural entraîne le pillage des ressources naturelles, dont les terres et les forêts (Cañada, 2018).
Avec son discours de participation, de conservation environnementale et d’amélioration des conditions de vie, l’écotourisme s’inscrit bien dans les dynamiques d’accaparement de terres orchestrées par l’État et les entreprises, selon Diana Ojeda (2012). Celle-ci remarque que le discours de l’écotourisme a même justifié l’expropriation des membres des populations locales, comme les pêcheurs et les paysans. On peut alors comprendre que le tourisme est indissociable du système de privatisation en plus de constituer un élément important dans la mise en place des programmes d’ajustement structurel dans les pays du Sud (Lapointe et al., 2018). En outre, les expériences et les études de cas documentées ont montré que l’écotourisme a rarement atteint ses objectifs (Sarrasin et Ramahatra, 2018). La logique des mégaprojets poursuit en effet la perspective coloniale de l’économie plantationnaire, les États ne font que l’adapter aux nouvelles formes de relations coloniales de pouvoir structurées autour du capitalisme contemporain. Tenant compte du discours théorique de l’écotourisme et au regard de ces lectures critiques considérant l’écotourisme comme un mégaprojet et un mécanisme néolibéral d’accaparement des terres et de dépossession des populations, nous allons maintenant analyser le projet Destination Île à Vache.
Méthodologie
Cette recherche s’inscrit dans une perspective de méthodologie qualitative et de démarche inductive. Nous avons mobilisé des instruments et des méthodes utilisés pour la production de données qualitatives et nous avons effectué une analyse qualitative des données produites à partir d’une étude de cas. La délimitation spatiale et temporelle renvoie à la commune de l’Île à Vache du département du Sud d’Haïti et à la période 2013-2015. Nous avons procédé à la démarche de triangulation comme mode de production des données (Gombault, 2005), qui a permis de combler des lacunes de la méthode ou des sources d’information utilisées (Roy, 2004). L’entretien a été notre choix principal à partir d’un échantillonnage théorique (Gaudet et Robert, 2018), c’est-à-dire intentionnel et non probabiliste. Les participant·es n’ont pas été choisi·es dans une logique de représentativité statistique (Barbot, 2010), mais plutôt en fonction de leur pertinence pour l’objet d’étude (Savoie-Zajc, 2009). Nous avons réalisé les entretiens en créole haïtien et nous avons traduit en français tous les extraits cités dans le présent article.
Les participant·es sont principalement des paysan·nes ; certain·es ont aussi une autre occupation, comme enseignant·e, agent·e touristique… Notre échantillon inclut des partisans comme des opposants du projet. Nous avons observé des sites du projet et nous nous sommes entretenu avec quatorze participant·es (trois femmes et onze hommes) : quatre dans la tranche des 30 à 40 ans, quatre dans celle des 40 à 50 ans, trois dans celle des 50 et 70 ans, et trois dans les 70 ans et plus. Nous avons utilisé un journal de bord pour noter nos observations ainsi que les préoccupations et les questionnements émergeant du terrain. Nous avons également analysé des documents du projet, des rapports et des articles de journaux relatifs au projet pour assurer le critère de la complétude en étude de cas. Nous avons recouru au logiciel d’analyse qualitative NVivo et avons fait un examen phénoménologique des données, défini comme une combinaison de lecture, d’annotations et de reconstitutions (Paillé et Mucchielli, 2016). Ainsi, après avoir procédé à la codification de nos entretiens, nous avons créé des catégories auxquelles nous nous référons pour la rédaction. Nous avons eu recours à la méthode d’analyse de nos données à l’aide de catégories conceptualisantes (ibid.). Nous avons par ailleurs donné des pseudonymes à nos participant·es afin de respecter le principe éthique de confidentialité et d’anonymat, tout comme nous nous sommes assuré d’avoir leur consentement libre et éclairé.
Destination Île à Vache : exclusion de la population locale
L’absence de participation, en amont et en aval, dans le mégaprojet Destination Île à Vache exprime une contradiction avec le fondement participatif de l’écotourisme. Les habitant·es ont été informé·es par la presse de l’arrêté qui a déclaré l’Île à Vache « zone réservée et zone de développement touristique ». Les participant·es de l’enquête ont par ailleurs reconnu ne pas être au courant de cet arrêté susceptible de nécessiter le déplacement et la dépossession des paysan·nes. L’enquête des organisations haïtiennes de droits humains a corroboré cette assertion : « la population n’a été informée de cet arrêté présidentiel que par le biais de la presse ou sur ouï-dire » (DESAFRODH et al., 2014 : 2). Mérisier, un partisan du projet et qui a participé à sa réalisation, admet que la population locale était exclue du processus. Il affirme : « C’est un projet où l’on ne venait pas s’asseoir avec les gens pour faire des ateliers de diagnostic participatif avec eux, où l’on pourrait trouver tous les secteurs (pêcheurs, agriculteurs, professeurs d’école, ougans [prêtres vaudous]…) pour s’asseoir et dire ‘bon voilà ce que nous voulons pour notre communauté’ ». Or, la participation locale est une exigence de l’écotourisme.
Les principaux acteurs locaux, les paysan·nes et les pêcheur·ses, n’ont pas été consulté·es. Ni la pêche, deuxième activité de l’île après l’agriculture, ni les autres secteurs n’ont été abordés, alors qu’ils constituent les fondements de la vie de la commune. Mérisier affirme qu’« il n’y avait pas d’acteurs de ce type qui participaient dans le montage du projet afin d’avoir la chance de donner leur avis. » Jeff, un paysan protestataire, témoigne que si le projet prenait en compte les intérêts paysans, le gouvernement devrait les écouter pour savoir comment les accompagner. Dans cette perspective, Roberto, sympathisant à la contestation du projet, explique que « l’un des plus grands problèmes du projet était l’absence d’espace de communication entre l’État et les paysan·nes sur la question ». Le gouvernement compte sur la force pour imposer le projet sans se soucier d’entamer une démarche de consultation auprès des différents acteurs locaux. On constate « une absence flagrante de communication entre les initiateurs du projet de développement touristique, à savoir le gouvernement en place, et la population » (DESAFRODH et al., 2014 : 7), alors que les documents et les autorités véhiculent un discours autour de l’écotourisme.
Jeff déclare que même les autorités locales et le député de la circonscription, alliés du gouvernement, étaient exclus en amont du projet. Ses propos indiquent qu’il n’avait pas vraiment d’attente de participation au regard de l’exclusion même des partisans du gouvernement. Mérisier reconnaît en outre qu’il y avait cette volonté d’exclure la population locale ainsi que les autorités locales :
C’était l’un des problèmes de ce projet ; à ce moment le maire de l’époque ne connaissait pas bien le projet, même le député de la circonscription ne disposait pas d’information. Si vous parlez avec un membre du CASEC [Conseil d’administration de la section communale] ou de l’ASEC [Assemblée de la section communale], il vous dira sûrement qu’il ne sait rien. Comme si c’était un projet qui restait au niveau du pouvoir central de l’État, la gouvernance locale n’avait pas compris ce qui venait [s’y] faire.
Ces propos du député en fonction à l’époque, recueillis par le journaliste Louis-Joseph Olivier (2014), confirment qu’il n’a pas pris part au processus de construction du projet, bien qu’il ait fait partie du comité de pilotage. Il rapporte que :
le député se dit « patient, en attendant de voir ce que le gouvernement entend vraiment faire de l’île et des habitants […] Je crois qu’un pays ne peut pas vivre sans développement, néanmoins, je suis contre l’injustice. Si le gouvernement entend déplacer des membres de la population, il faut qu’ils soient relogés dans de meilleures conditions en d’autres lieux » […]
Le député n’est pas en mesure de rassurer la population, car il ne dispose pas des informations nécessaires en ce sens. Il ne sait pas s’il y aurait des déplacements, encore moins s’il y aurait une politique de dédommagement, de réparation et de relocalisation. Sa déclaration exprime clairement une méconnaissance parce qu’il n’est pas en mesure de fournir des clarifications concernant le contenu du projet.
Cette attitude de l’État s’inscrit dans le rapport historique contradictoire entre celui-ci et la classe paysanne et traduit un mépris de sa part pour les classes populaires en général qui ont été systématiquement exclues, exploitées, marginalisées et discriminées au fil du temps. Jean Casimir (2018 : 433) écrit en ce sens : « L’État en Haïti est l’articulation des gouvernements et des oligarchies issus de l’État moderne/colonial, avec le peuple souverain, un peuple souverain qui se construit lui-même. » Les diverses expériences de mégaprojets dans le pays traduisent ce type de rapport. Les travaux de Georges Eddy Lucien (2018), de Bernard Éthéart et Frédéric Thomas (2018), ainsi que de Yasmine Shamsie (2014) attestent tous que diverses expériences de mégaprojets en Haïti se caractérisent par l’exclusion des communautés locales et se font au mépris/détriment de ces dernières. Pareillement, la population de l’Île à Vache est exclue parce que l’État l’a décidé sciemment, mais ce comportement est aussi l’expression d’une dynamique historique de rapport entre l’État et le monde rural haïtien. Les expressions populaires suivantes de Léon et Sonia, deux opposants au projet, expriment respectivement ce rapport : « Leta se gwo wòch depi l woule anwo w se peze l ap peze w » [L’État est une grosse pierre, si on la laisse vous rouler dessus, il vous écrase] et « Leta Ayiti se yon Leta pezesouse » [L’État en Haïti est un État exploiteur]. Plus précisément, pour Roberto, l’État développe une relation coloniale avec les masses opprimées :
Le rapport de « l’État haïtien » à la population en est un de répression et de ponction. L’État est autoritaire et très confortable dans la légitimation de la répression. Quand l’État dit qu’une terre lui appartient, il la prend sans respecter aucune norme nationale et internationale. Ça peut être défini comme un rapport d’extorsion. Il répond plus à une demande internationale qu’à une demande nationale ou locale. Le rapport qu’il développe avec l’espace et les paysans de l’Île à Vache était pareil dans le cas de l’Île de la Gonâve pour le projet de construction du centre financier international, le même à Caracol dans le nord-est pour la mise en place du parc industriel et le même avec la zone franche agricole d’Agritrans. Donc, le rapport entre l’« État haïtien » et la population haïtienne est basé sur ce qu’on appelle le déni de droit, un rapport colonial avec l’espace et les acteurs locaux.
L’exécution du projet Destination Île à Vache se trouve donc clairement en inadéquation avec le discours inclusif et participatif de l’écotourisme. La population locale n’a été ni informée ni engagée dans le processus. Comme en témoigne Géraldine Froger (2012 : 43-44), la population locale reste plutôt marginalisée dans les mégaprojets d’écotourisme et on décèle un décalage entre les diverses formes de tourisme durable, y compris l’écotourisme conçu comme « idéal-type », et les pratiques réelles dans des territoires des Suds. Outre l’exclusion de la population locale, les conséquences socio-environnementales du mégaprojet touristique laissent à désirer.
Effets socio-environnementaux du mégaprojet Destination Île à Vache
Le modèle vertueux de l’écotourisme devrait promouvoir la protection de l’environnement et des écosystèmes (Tardif, 2003 ; Chaboud et al., 2004), alors que la réalisation du mégaprojet touristique sur l’île a eu des incidences socio-environnementales néfastes dans la communauté. Un centre communautaire a été construit à la pointe ouest de l’île, à Cayes Coq, lequel n’est en réalité qu’un bâtiment équipé de quelques matériels de bureau. Il devait servir de centre d’accueil touristique. Sa construction avait nécessité l’expropriation des habitants, l’abattement de cocotiers et d’autres arbres qui s’y trouvaient. Le centre est transformé en organisme privé fonctionnant dans une logique d’organisation non gouvernementale (ONG) sur la base de projets et de fonds récoltés ailleurs, puisque l’État ne s’en occupe plus. L’un des responsables est à la recherche de financement extérieur pour arriver à le faire fonctionner. Ainsi, Mérisier explique que le ministère du Tourisme avait appuyé financièrement le centre pendant un certain temps, puis a arrêté de le faire une fois le projet interrompu à la suite de la mobilisation locale contre celui-ci et la démission du gouvernement qui devait le réaliser. Un centre communautaire qui offre des activités de loisir, de formation et d’autres services à la communauté est nécessaire sur l’île. Pourtant, l’État a abandonné ce projet alors que l’île est quasiment dépourvue de ces types de services. En ce sens, il apparaît que les besoins sociaux de la population ne faisaient pas partie de ses priorités, sinon ce centre bénéficierait de l’appui public pour servir la communauté. Nous comprenons donc que ce projet ne se construisait pas en fonction des réalités sociales locales, mais plutôt en réponse à une demande du marché touristique international. Sadais Jeannite et Bruno Sarrasin (2018 : 123) expliquent : « La diffusion du tourisme en Haïti s’insère dans une vision du développement portée par les institutions supranationales qui consiste à ouvrir le marché, abolir les droits de douane et ‘assainir’ les finances publiques. »
En ce qui concerne le projet de l’aéroport, il n’y a qu’une piste en terre battue de près de 1200 mètres à l’est de l’île. Il faut mentionner que le premier rapport de la Cour des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA) sur les fonds petrocaribe [1] a admis que le projet d’aéroport n’a pas été géré selon les normes et les principes de saine gestion, et que le fournisseur de service a été choisi sans appel de propositions (CSC/CA, 2019)[2]. La piste se trouve dans une zone abritant une réserve de mangroves considérée comme poumon de la commune en termes d’écosystème et de biodiversité. En conséquence, ce projet d’aéroport représentait un danger pour l’environnement avant même qu’ait débuté la construction d’autres grandes infrastructures.
Il faut noter que le gouvernement n’avait pas effectué une étude d’impact social et environnemental comme cela est souvent exigé dans le cadre des mégaprojets, même s’il n’y a aucune garantie que les recommandations de l’étude seront suivies. Le parc industriel de Caracol a été réalisé même si une étude avait révélé que sa construction allait entraîner des catastrophes écologiques, surtout parce que la baie abritait une importante forêt de mangroves, et que le récif corallien le plus long d’Haïti se situait dans la zone du parc (Lucien, 2018). Le début même des travaux de mise en place pour l’aéroport avait déjà posé des problèmes environnementaux. C’est ainsi que Sonia, une paysanne qui connaît très bien l’île, raconte :
[Le gouvernement] posait la première pierre de l’aéroport, c’était un mal pour l’île parce que c’était dans une forêt naturelle, c’était le poumon de l’île. Dans cette forêt il y avait diverses espèces, une grande diversité. Ils sont venus détruire la forêt pour construire l’aéroport. On avait un agronome qui avait dit que l’endroit choisi n’était pas approprié. Ce sera la destruction de la faune et de la flore qui protègent la population de l’île. Abattre cette forêt représente un danger pour la biodiversité, la santé et la vie de la population de l’île.
La description de Sonia et la figure 1 donnent une illustration du déboisement qui a été effectué. La mise en place pour la construction de cet aéroport constituait un danger environnemental mettant en péril la biodiversité à travers la menace de destruction de la faune et de la flore, alors que l’écotourisme vise théoriquement la protection de l’environnement.
Les percées de route ont ravagé des champs, des arbres et des maisons. Nos observations, à l’instar de celles des organisations haïtiennes de droits humains, confirment la destruction arbitraire des champs à l’insu des paysan·nes : « il faut reconnaître qu’il est en effet menaçant de voir, un beau jour, un nombre d’individus se mettre à arpenter les terrains, à percer des routes, sans fournir aucune explication aux propriétaires en particulier et à la population de l’île en général » (DESAFRODH et al., 2014 : 7). De plus, un grand trou a été creusé dans des champs de plusieurs paysan·nes dans le but de faire un lac collinaire. En période pluvieuse, ce bassin cause des dégâts dans la communauté. Selon ce que rapporte Sanon, un paysan victime du projet qui qualifie cet acte de « méchanceté », des jardins sont inondés lorsque ce bassin est déversé. Donc, en plus de l’absence de participation locale dans le projet, les conséquences socio-environnementales sont néfastes : abattement et dévastation des arbres fruitiers et forestiers ainsi que des jardins des paysan·nes. Ce lac a créé ultérieurement des problèmes environnementaux durant les périodes pluvieuses et a fait d’autres victimes en raison de la destruction des jardins à proximité et des vagues d’eau qui déferlent et débordent sur le chemin.
Christine, une paysanne qui a perdu son champ agricole et des arbres de divers types dans le processus de création du lac, décrit la situation en ces termes : « J’étais chez moi le jour où on est entré sur ma propriété. Quelqu’un vient me dire qu’on est en train de détruire ma plantation avec un tracteur. » La destruction systématique des champs agricoles et forestiers lors de la réalisation des travaux constitue plutôt une entrave à la protection environnementale. Le creusement de cet espace a fait plusieurs victimes, il a causé la dépossession d’un ensemble de paysan·nes, la coupe d’une série d’arbres de toutes sortes, dont des arbres fruitiers comme le cocotier, l’une des plus grandes sources de revenus de la paysannerie sur l’île.
La mise en œuvre de Destination Île-à-Vache a eu des incidences socio-environnementales particulièrement néfastes. Autrement dit ce projet, en ne respectant pas les principes de réalisation écotouristique, est antinomique avec l’idée de conservation et de protection des écosystèmes. Dans un tel cadre, Laurence Granchamp (2017 : 98) explique clairement :
Le choix politique du développement par le tourisme comporte un certain nombre d’ambivalences. Il est fréquemment associé à une forme de développement qui aurait un impact moindre sur l’environnement notamment en comparaison de l’extraction minière. Et cependant, ce secteur d’activité instrumentalise la nature et sous-estime l’impact environnemental de l’implantation des grands hôteliers, que ce soit en termes d’usage de l’eau […], de gestion des déchets ou d’utilisation des ressources naturelles.
Ces modes de destruction opérés dans le cadre du projet ont plutôt fragilisé l’environnement et mis en péril les fondements de la vie paysanne. En conséquence, ces réalisations ont démontré son orientation destructrice d’un point de vue socio-environnemental. Gellert et Lynch (2003) ont bien illustré que les mégaprojets nécessitent des déplacements et ils classent la déforestation dans ce qu’ils appellent un déplacement primaire sur le plan géophysique. Il apparaît donc que « la construction du support matériel nécessaire au développement des activités touristiques résulte en la destruction, ou du moins a des répercussions sur des écosystèmes importants qui s’étendent bien au-delà des zones spécifiques où les familles paysannes de la région pourront vivre et travailler » (Cañada, 2018 : 54 [notre traduction]). Dans de telles conditions, comment un tel projet aurait-il pu assurer l’amélioration des conditions de vie de la communauté d’accueil ?
Amélioration ou fragilisation des conditions de vie paysanne ?
Le document gouvernemental Île à Vache Destination touristique : Un projet de développement intégral précise que « l’objectif du projet ‘Destination Île-à-Vache’ est de développer un tourisme durable se basant sur les pratiques de l’écotourisme qui permettra à l’île de maintenir son intégrité culturelle, les écosystèmes et la diversité biologique et favorisera le développement économique et social des communautés » (Gouvernement de la République d’Haïti, 2014b : 1). Cependant, nous trouvons que l’exécution du projet a plutôt contribué à la dégradation des conditions de vie paysanne. Le paysan Merès décrit explicitement ce processus :
Je dois vous dire ici la plus grande ressource que possède une personne à Île à Vache est un cocotier ; maintenant quand vous arrachez un cocotier à une personne, c’est lui couper la vie et celle de sa famille. Le cocotier est la plus grande ressource des paysans parce que même s’il y a dix mois de sécheresse, on ne peut pas planter du maïs, mais les cocotiers subsistent et produisent toujours. C’est ainsi que c’est l’une des principales ressources de l’Île à Vache, mais quand vous les détruisez, c’est une grande perte pour les paysan·nes.
Merès décrit une situation qui constitue la base de la vie paysanne sur l’île. Malgré les différents problèmes climatiques qui font que les familles paysannes perdent des récoltes chaque année, le cocotier reste une ressource qui leur permet de subsister sur le plan socioéconomique. La destruction des champs de cocotiers signifie déposséder les paysan·nes de ce qui leur permet de survivre. Avec les travaux, des paysan·nes ont soudainement perdu leur jardin, leur champ ou même leur maison. Léon affirme : « Ils [les exécutants du projet] étaient arrivés brusquement et commençaient à ravager les jardins de maïs, de patates, de cocotiers. Ils ne donnaient même pas un centime à personne, ils ne faisaient que saccager nos jardins. » Cette information a été renforcée par l’enquête des organisations de droits humains en Haïti sur la situation de tension à l’Île-à-Vache : « des jardins des cultivateurs ont été détruits, alors qu’aucun suivi n’a été réalisé par les autorités pour dédommager les victimes qui pourtant, n’ont aucun moyen de faire entendre leur voix » (DESAFRODH et al., 2014 : 8). Ainsi, en enlevant des ressources aussi centrales à la vie paysanne, le gouvernement a exercé une violence contre les paysan·nes.
Deux rapports partiels du Bureau des droits humains en Haïti (BDHH, 2018 ; 2019), accompagnant les victimes sur le plan juridique afin qu’elles soient dédommagées et reçoivent réparation de l’État, ont dénombré plusieurs dizaines de victimes du projet. Vingt paysan·nes avaient déjà bénéficié d’un constat de leur perte émis par un juge de paix. Cela traduit effectivement la dépossession de bon nombre de familles, puisque ces gens expropriés sont issus de différents foyers. Nous considérons deux cas exemplaires pour démontrer comment l’exécution du projet a sapé les bases de la vie paysanne, mettant en péril ses conditions matérielles d’existence. D’abord le cas de Sanon qui a été exproprié et dépossédé de sa propriété à l’ouest pour la réalisation du lac. Ensuite celui de Régis qui a aussi été exproprié/dépossédé de sa terre située à l’est de l’île dans la zone choisie pour l’aéroport.
La situation de Sanon, paysan octogénaire, met en exergue les conséquences socioéconomiques néfastes de l’application du projet. Celui-ci avoue : « Sachant qu’un jour ma force ne me permettra plus de travailler la terre, j’ai aménagé une parcelle avec des plantes durables afin que ma vieillesse soit assurée avec ces plantations. » Depuis plusieurs années, Sanon et sa famille vivent principalement de ce champ sans aucune assistance sociale publique. Il affirme que « la terre est la principale richesse des paysan·nes et sa source de revenus » et qu’« il a l’habitude de cueillir 45 douzaines de cocos en une journée ». Voilà que la parcelle de terre de Sanon est incluse dans la superficie que le gouvernement a choisie pour faire un lac artificiel. Informé par un ami, Sanon et sa famille se sont rendus sur le terrain le jour même de sa dépossession et il nous raconte qu’il a constaté la présence de l’agent exécutif intérimaire Fritz César[3] et des autorités gouvernementales, y compris la ministre du Tourisme et le secrétaire d’État à la production végétale. Il exprime haut et fort son désaccord en déclarant aux autorités : « Ne montez pas sur mon terrain dans une telle condition. Vous osez monter sur la propriété bien bâtie d’un citoyen pour la détruire sans même l’aviser. »
S’opposant à la destruction de son champ, Sanon se couche devant les tracteurs pour empêcher qu’ils y pénètrent. Devant son intransigeance, l’agent exécutif fait appel à la police et demande de procéder à son arrestation alors que celui-ci s’oppose à une dépossession arbitraire qui mène à la destruction de son champ d’environ deux hectares. Sanon est arrêté et finalement libéré sous les ordres des autorités gouvernementales présentes. En hochant la tête avec un air triste, Sanon nous déclare : « Ils arrachaient et vidaient par terre tous mes intérêts. Ils ont tout dévasté, c’était le mardi 14 octobre 2014. » En fait, ce paysan avait fait un investissement à long terme pour pallier une absence de politique sociale, alors que le gouvernement le détruit. D’ailleurs, avec l’application des politiques néolibérales en Haïti, l’État se désengage de plus en plus des services sociaux et l’investissement public dans le domaine social se fait de façon inégalitaire entre monde rural et monde urbain. C’est tout un processus de ségrégation sociospatiale (Lehman-Frisch, 2009) qui est l’expression d’une injustice sociale favorisant l’oligarchie au détriment des classes populaires (paysanne, ouvrière, chômeurs…). Dans cette perspective, Melissa Adelman (2016 : 117) écrit que « les disparités géographiques entre les niveaux de service perdurent. Le département de l’Ouest compte plus d’établissements scolaires par habitant et ces derniers ont généralement davantage de ressources que ceux des autres départements. » Face à cette réalité, Sanon a choisi de cultiver un champ composé de divers types d’arbres afin d’assurer la survie de sa famille. C’est d’ailleurs grâce à la terre, sa principale source de revenus, qu’il a élevé ses enfants. L’administration Martelly/Lamothe qui aurait dû le protéger a plutôt créé chez lui un sentiment d’insécurité à travers un mégaprojet touristique : « l’État, considéré comme le premier protecteur des citoyens, oublie toutes ses responsabilités et participe activement dans la perpétration d’actes de répression et de violence contre des citoyens » (DESAFRODH et al., 2018 : 8). Ainsi, en détruisant la base de leur vie, le régime au pouvoir devient une menace pour la paysannerie à travers ce modèle de développement que Frédéric Thomas (2014) qualifie d’antipaysan.
Analysons maintenant le cas de Régis, un paysan sexagénaire, qui possédait un grand terrain clôturé dans lequel il pratiquait l’élevage et l’agriculture, ainsi que des champs d’arbres fruitiers. Il affirme qu’il élevait également des porcs, mais qu’il n’a plus d’espace pour son élevage. Il soutient : « c’est moi et ma famille qu’ils mettent dans la pauvreté ». Régis explique qu’il a cédé son terrain parce qu’on lui avait fait un ensemble de promesses non tenues :
Les responsables du projet trouvent que ma cour est plus sûre et bien clôturée, c’est l’endroit idéal pour faire leur campement. Ils m’ont fait venir, ils ont « discuté » avec moi pour « emprunter » mon terrain afin de stocker leur matériel. Ils ont dit que quand ils partiront après leurs travaux, ce qu’ils ont construit restera ma possession. Mais ce que vous regardez ce ne sont que des abris provisoires, ce ne sont pas de vraies maisons. Avec ça il aurait été préférable de garder le terrain tel qu’il était avant, avec mes plantations qui m’étaient grandement utiles.
Après l’interruption du projet en 2015, il retourne sur sa propriété pour habiter dans l’abri qui y a été construit. Cependant, la terre est détruite, elle est devenue aride. Il ne reste qu’une terre rocheuse où il ne peut plus pratiquer l’agriculture. Régis renchérit : « Mes animaux sont tombés dans l’élevage libre, les malfaiteurs les ont tués. Tous ces déficits que je fais, c’était à cause du projet dont je n’ai pas du tout bénéficié. » Il se trouve maintenant dans la situation de prendre des « deux-moitiés », c’est-à-dire de travailler la terre d’autrui avec ses propres moyens à condition de fournir la moitié de la récolte. Sa situation socioéconomique est transformée puisqu’il est passé de paysan « autonome » à paysan qui travaille sur la propriété d’autrui dans les conditions de « deux-moitiés ». Il est déçu parce qu’il soutenait le projet au départ : « Ils m’ont bafoué, c’est-à-dire c’était un bluff. » Il y a une instrumentalisation de la vulnérabilité économique de ce paysan par un discours creux de belles promesses. Le paysan croyait que le projet apporterait le « développement » social et économique de la communauté et l’amélioration de ses conditions de vie. Les autorités lui ont promis de construire sur son terrain une maison qui deviendrait sa propriété après la construction de l’aéroport. Il s’agissait en réalité d’un simple dépôt provisoire pour le stockage de matériel. Les autorités ont donc abusé de sa confiance pour prendre sa propriété. Le projet s’est construit sur la base de promesses fallacieuses tout en causant des torts à la population locale. La situation socioéconomique de la population n’était pas vraiment une préoccupation gouvernementale. Un autre facteur important dans la considération des situations socioéconomiques des habitants·es concerne les ressources humaines mobilisées pour effectuer les travaux.
D’une part, c’est une compagnie étrangère qui travaillait sur l’île ; d’autre part, elle arrivait avec sa propre main-d’œuvre. Amina explique en ce sens : « Non, ils sont venus avec des firmes de construction, ce n’étaient pas les gens de l’île. La firme était Estrella, ce sont des Dominicains. » Quand on questionne Amina à propos de l’utilisation de main-d’œuvre locale par cette compagnie, elle répond : « Non, ils étaient venus avec leurs travailleurs et leurs ingénieurs. » C’était un projet extraverti fonctionnant selon une logique d’enclave et désarticulée par rapport à l’économie locale, puisqu’il n’a aucune incidence significative sur cette dernière. L’« économie d’enclave est caractérisée par un modèle économique extraverti où le cycle de reproduction a très peu de lien avec l’économie nationale […] Ainsi, l’extraversion n’est rien d’autre qu’une manifestation de la dépendance. » (Doura, 2001 : 130-131) D’autres sources, comme des articles de journaux (Corneille et Lebrun, 2020) et des rapports des organisations de droits humains en Haïti, ont confirmé les conséquences néfastes du projet.
La propagande gouvernementale avec le slogan « Haiti is open for business » est empreinte d’une vision développementiste illusoire laissant croire qu’il y aurait beaucoup d’emplois créés et que les conditions socioéconomiques seraient améliorées. C’est ce que souligne Frédéric Thomas (2014 : 7) quand il écrit que « le gouvernement haïtien fait miroiter les retombées économiques et la création d’emploi pour imposer le projet ». Pourtant les tendances du tourisme mondial prouvent que les retombées sont plutôt catastrophiques pour les communautés des pays du Sud (Duterme, 2006). Le mégaprojet touristique Destination Île-à-Vache constitue en effet un mécanisme d’accumulation par dépossession qui a fragilisé les conditions de vie des paysan·nes.
Discussion/conclusion
D’un côté, nous avons montré l’inadéquation du « modèle vertueux » de l’écotourisme, c’est-à-dire le discours de l’écotourisme comme stratégie de développement durable et le « modèle réel », à savoir les réalités concrètes entourant la mise en tourisme des communautés ; d’un autre côté, nous concluons que Destination Île-à-Vache comme mégaprojet touristique s’inscrit dans une logique néolibérale et une dynamique d’accaparement de terres à travers l’expropriation et la dépossession. En effet, la mise en œuvre du projet est hors de toutes caractéristiques écotouristiques. En considérant trois caractéristiques de l’écotourisme, la participation locale, la dimension socio-environnementale et les retombées économiques, nous avons argumenté que le mégaprojet touristique de l’administration Martelly/Lamothe est plutôt un projet antipaysan qui ne correspond pas à ces caractéristiques, car participation locale, protection environnementale et bien-être de la communauté d’accueil sont reconnus comme des facteurs indispensables de l’écotourisme. Nous concluons, d’une part, que la consultation dans une logique de participation ne s’inscrivait nullement dans le processus de réalisation de « Destination Île à Vache ». D’autre part, sa mise en œuvre constituait un danger pour la population du fait de la dégradation des conditions socio-environnementales. En outre, les retombées économiques étaient plutôt catastrophiques pour la paysannerie puisque ce projet les a dépossédés de leur moyen de production, la terre, et détruit leurs champs agricoles et forestiers.
En amont comme en aval, les autorités gouvernementales ont exclu la population locale de l’Île à Vache. Cette exclusion a pris la forme d’absence de consultation dans l’élaboration et la matérialisation du projet. Il faut comprendre que « la participation locale ne s’obtient pas par des décrets officiels, mais par des conditions concrètes liées au contrôle du territoire et au pouvoir. Parmi les facteurs déterminants, on peut citer la possession de la terre, la maîtrise du territoire et le contrôle des ressources. » (López Santilln et Marín Guardado, 2018 : 60-61) Géraldine Froger (2012) remarque que les populations locales sont souvent un acteur marginal dans l’écotourisme et ne bénéficient que d’une partie insignifiante des rentes touristiques. Le gouvernement crée plutôt des conditions d’exclusion de la population en se donnant un cadre juridique pour accaparer les terres sans même informer la population locale de ce qu’il fera. C’est dans cette logique d’exclusion et d’extraversion que les travaux ont été réalisés à l’Île à Vache par une firme dominicaine qui n’a même pas utilisé la main-d’œuvre locale, ou seulement peut-être quelques personnes non qualifiées. Il est démontré que ces modèles de projets ne fournissent que des emplois sous-qualifiés et précaires aux communautés locales (Granchamp, 2017 ; Cañada, 2018). En outre, les retombées économiques directes du tourisme à l’échelle locale restent rares et concernent souvent des personnes issues d’autres régions du pays/de la communauté où l’accès à l’éducation et aux formations est plus aisé (Sarrasin et Ramahatra, 2006). De surcroît, la mise en place du projet fragilise le cadre socio-environnemental au lieu de créer des conditions favorisant l’amélioration de la vie et la protection des milieux naturels et agricoles. En réalité, l’exécution du projet est une illustration d’une forme de cohérence dans le mode opératoire de l’État en Haïti qui s’inscrit dans une logique de domination néolibérale pendant qu’il trouve le soutien de la « communauté internationale » et des institutions financières internationales, et agit toujours en fonction des demandes externes. Cela illustre le caractère extractiviste et extraverti du projet.
La non-prise en compte des intérêts de la paysannerie exprime la nature de l’État en Haïti issu de la matrice coloniale et de son rapport aux classes populaires : un État dépendant et soumis aux diktats des institutions de Breton Woods qui applique aveuglément les politiques néolibérales dans le pays depuis plus de trois décennies. Depuis l’occupation étatsunienne de 1915, les actions politiques de l’État en Haïti sont prises en fonction des demandes externes souvent imposées par des institutions internationales sans tenir compte des réalités et des besoins internes. C’est ainsi qu’on parle de dialogue de sourds entre l’État et le peuple souverain (Casimir, 2009). C’est dans cette logique qu’a été élaboré en 2012 le PSDH qui postule le tourisme comme axe de développement d’Haïti. En effet, le mégaprojet touristique Destination Île-à-Vache est issu de ce document conçu dans une dynamique de rapport de pouvoir inégal et de domination qui caractérise l’État en Haïti. En plus, le discours vertueux de l’écotourisme masque sa dimension idéologique comme discours politique s’inscrivant dans la logique de développement capitaliste néolibéral et extractiviste. C’est ainsi que tous les mégaprojets réalisés en Haïti, de ceux effectués sous l’occupation étatsunienne passant par la compagnie de développement industriel (CODEVI), le parc industriel de Caracol et Agritrans pour arriver à « Destination l’Île à Vache », excluent les populations locales et amènent le déplacement et la dépossession de la classe paysanne. Le déplacement apparaît indissociable des mégaprojets à cause de pratiques et d’idéologies liées au colonialisme, au développement et à la mondialisation néolibérale ; et les mégaprojets, en plus de servir de puissants acteurs engagés dans le processus d’accumulation du capital (Gellert et Lynch, 2003), sont des stratégies d’accumulation par expropriation/dépossession (Harvey, 2004 ; 2011).
Le mégaprojet de développement touristique de l’Île à Vache permet d’illustrer, d’une part, que « le développement ne peut, par essence, être durable puisqu’il implique un mode de production prédateur » (Brunel, 2018 : 56) et, d’autre part, « parce que le développement est fondamentalement affaire de réorganisation de l’espace, tout développement est susceptible d’entraîner un déplacement de population » (Vandergeest, 2003 : 49). Par ricochet, ce mégaprojet touristique est loin d’être durable parce qu’il en résulte des conséquences sociales et environnementales néfastes et qu’il inscrit dans ce mode de production prédateur souligné par Brunel. La conservation des ressources naturelles et l’écotourisme s’inscrivent dans la conservation néolibérale et y contribuent à (Tardif et Sarrasin, 2018). En ce sens, « la croissance de ce secteur illustre la diversification et la fragmentation du développement même du capitalisme néolibéral et globalisé » (López Santilln et Marín Guardado, 2018 : 47). Dans la même perspective, Ernest Cañada (2018 : 54) avance que « pour les communautés rurales, la construction de zones touristiques résulte au pillage des ressources naturelles telles que les terres et les forêts, en particulier les mangroves, afin de construire les nouvelles infrastructures requises par le tourisme » [notre traduction], comme c’était le cas à l’Île à Vache. Diana Ojeda (2012) a montré l’écotourisme facilite l’organisation des dynamiques d’accaparement de terres par l’État et les entreprises à travers un discours qui justifie l’expropriation des populations locales. En effet, les mégaprojets touristiques provoquent l’expulsion des paysan·nes par un processus de dépossession (Cañada, 2018).
Appendices
Notes
-
[1]
« Il importe de rappeler que c’est en juin 2005, dans le cadre de l’alliance entre les pays de la Caraïbe et le Venezuela qu’est mis en place l’accord Petrocaribe. Les fonds Petrocaribe que gérait Haïti proviennent de l’accord signé entre la République bolivarienne du Venezuela et la République d’Haïti le 15 mai 2006 et ratifié par l’Assemblée nationale le 29 août 2006. Cet accord prévoit, à l’origine, la fourniture à Haïti d’au moins sept mille (7000) barils de pétrole par jour ou leur équivalent énergétique destiné à la consommation locale. Ainsi, les ressources provenant de la vente des produits pétroliers en provenance du Venezuela ont constitué un levier financier non négligeable pour les gouvernements successifs entre 2008 et 2016 et même au-delà. » (CSC/CA, 2019 : 25).
-
[2]
La CSC/CA (2019) a indiqué que le ministère de la Planification et de la Coopération externe a payé USD 13 166 535,75 (49 % du marché) et que la dernière facture couvre juillet-août 2015 pendant que le projet en était déjà au 17e mois des 18 mois prévus au contrat. La Cour a en outre remarqué : « les travaux effectués à date concernent la mise en place de la base de vie et des installations opérationnelles (atelier mécanique, dortoir, etc.), le débroussaillage, la préparation partielle du terrain et la mise en place de la piste avec une ‘assise de base’ enduite d’asphalte liquide (15 m sur 1,5 km) » (CSC/CA, 2019 : 72).
-
[3]
Les agents exécutifs intérimaires sont des personnes nommées par l’administration Martelly/Lamothe par décret en 2013 pour remplacer les maires élus en lieu et place d’assurer la responsabilité d’organiser les élections à temps pour éviter cette situation. Le pouvoir en profite pour nommer ses partisans dans les mairies du pays ; il ne s’agit pas donc d’un pur hasard.
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