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« Eckhart n’est qu’un émissaire

tardif du magistère oriental. »

Martin Buber, « L’esprit de

l’Orient et le judaïsme »

Si l’on qualifie généralement de classique une oeuvre à laquelle on revient régulièrement et à laquelle chaque époque parvient à donner un sens nouveau en la lisant dans sa propre perspective, alors sans aucun doute l’oeuvre d’Eckhart von Hochheim (1260-1328), mieux connu sous le nom de Maître Eckhart, correspond à cette description[1]. Le dialogue fécond de l’oeuvre eckhartienne avec la pensée asiatique (Zapf 1980 ; Largier 1987 ; Haas 1994) est un signe de la vitalité retrouvée de la pensée du maître rhénan et constitue de surcroît un nouveau chapitre dans l’histoire de sa réception, dans le prolongement de la relecture de ses thèmes par ses disciples Johann Tauler et Heinrich Seuse au xive siècle, par Nicolas de Cuse au xve siècle et, par-delà un oubli relatif[2], de sa réhabilitation par le romantisme allemand (Beierwaltes 2001, 128). Le théologien Rudolf Otto[3] fut l’un des premiers à souligner les affinités de la pensée eckhartienne avec la tradition du Vedanta et avec le bouddhisme. Et, à son tour, il a suscité des réinterprétations intéressantes de ses thèses, entre autres par le philosophe japonais Nishitani Keiji[4] (1900-1990), membre de l’École de Kyōto. Dans le prolongement de son maître Nishitani, la contribution de Ueda Shizuteru (1926) occupe une place importante dans le dialogue entre Eckhart et le bouddhisme zen, en raison de la reconnaissance de sa valeur par les médiévistes et les spécialistes d’Eckhart et de son impact sur de nombreuses études comparatives, interreligieuses et interculturelles. Nous proposons ici d’examiner un thème eckhartien sur lequel Ueda a attiré l’attention et dont l’écho dans les travaux de différents théologiens nous semble très révélateur d’un type de problèmes auquel est confrontée la pensée contemporaine : la revalorisation de l’action par rapport à la contemplation ou la liberté nécessaire pour un acte altruiste.

1. Marthe et Marie

Dans sa thèse doctorale, dirigée par le théologien Ernst Benz et publiée en Allemagne avec une annexe intitulée : « Meister Eckhart im Vergleich mit dem Zen-Buddhismus », Ueda Shizuteru écrit : « L’homme, qui travaille tel quel, n’est rien d’autre que lui-même, ainsi qu’il travaille tel quel. Il est lui-même, sans dépendre de rien » (Ueda 1965, p. 148). Ce passage fait référence à la comparaison de deux images : un tableau du peintre néerlandais Pieter Aertsen, daté de 1553, qui représente la visite de Jésus dans la maison de Marie et de Marthe, dont la source est un passage des évangiles ; et une peinture du xiiie siècle de l’artiste Liang Kai (jap. Ryōkai) qui dépeint le sixième patriarche du bouddhisme zen, Huineng, occupé à couper un bambou. Comme il le fera encore à d’autres occasions, Ueda se sert de l’herméneutique des images pour exprimer ses idées. Dans son interprétation de la première image, il observe que l’activité de Marthe, occupée à préparer la nourriture, est dirigée vers Jésus, et par conséquent vers Dieu, tandis que l’activité de Huineng, dans l’image zen, est dénuée de but, elle est accomplie « ohne warum », sans motif, et en même temps elle possède une finalité aussi banale que pourrait l’être celle de réparer une clôture. D’où l’affirmation précédente selon laquelle l’homme qui travaille, sans être plus que lui-même, travaille tel quel, sans dépendre de rien d’autre.

La comparaison entre la pensée eckhartienne et le zen amène Ueda à conclure que, en dépit de leur similitude en ce qui concerne la possibilité de transcender la réalité mondaine et de revenir à celle-ci, la négation dans le zen est plus radicale encore que l’apophatisme d’Eckhart : « Tant la saisie de la transcendance par une théologie négative que le retour au monde en tant qu’accomplissement réel de la percée dans la vraie transcendance sont, dans le bouddhisme zen, bien plus radicaux et menés de manière plus conséquente que chez Maître Eckhart » (Ueda 1965, 146).

Dans le cas d’Eckhart, à la lumière de la tradition mystique chrétienne dans laquelle s’inscrit sa spiritualité, ce qui peut paraître plus interpellant que son utilisation d’une théologie négative de la transcendance, c’est le fait qu’il prône un retour au monde « en tant qu’accomplissement réel de la percée dans la vraie transcendance ». Et, comme l’indique Ueda, ce point de vue particulier se rend manifeste dans la façon dont il inverse l’interprétation habituelle du passage des évangiles qui privilégie la vie contemplative sur la vie active.

La visite de Jésus dans la maison de Marie et de Marthe est racontée dans deux passages de la Bible : Luc 10,38-42 et Jean 12,1-8. Le passage que choisit Eckhart pour en faire le thème de l’un de ses sermons en langue vernaculaire (Meister Eckhart 1976) est celui de Luc :

Alors qu’ils étaient en chemin, il entra dans un village. Et une femme appelée Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui, assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole tandis que Marthe s’affairait. S’approchant alors, elle dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur me laisse seule faire le service ? Dis-lui donc de m’aider ». Le Seigneur lui répondit : « Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Peu de choses sont nécessaires ou, mieux, une seule. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas enlevée ».

Lc 10,38-42, Bible de Jérusalem, 1975

Dans le texte de Jean, on apprend qu’elles vivent à Béthanie, qu’elles sont toutes deux soeurs de Lazare et que Jésus fait l’éloge des attentions de Marie, qui a oint ses pieds de parfum tandis que Marthe servait le dîner. Dans le récit qui le précède, celui de la résurrection de Lazare (Jean 11,1-43), Marthe va à la rencontre de Jésus tandis que Marie reste chez elle jusqu’à ce que, prévenue par sa soeur, elle se rende à l’endroit où se trouvait Jésus. Les deux récits soulignent le labeur de Marthe par opposition à la passivité de Marie, que nous pourrions qualifier de dévotion quiétiste. Il est probable que l’auditoire d’Eckhart connaissait cette histoire et qu’il associait les deux soeurs à des modèles de conduite chrétienne qu’elles étaient venues à incarner l’une et l’autre. De nombreuses sources médiévales appliquent, sans références explicites à Marthe et à Marie, les expressions « une chose est nécessaire » (unum est necessarium) et la « meilleure part » (optima pars) à la vie quotidienne et à ses circonstances (Constable 1995, 5)[5]. Nous savons aussi que, au milieu du viie siècle, le texte de Luc a été utilisé lors des célébrations mariales à Rome et qu’il devint plus tard le texte évangélique consacré pour la fête de l’Assomption de la Vierge, de sorte qu’abondent les homélies qui, comme celle d’Eckhart, proposent des interprétations de ce passage. Au ixe siècle, peut-être en raison de ce lien avec la mère de Jésus, Heiric d’Auxerre non seulement identifia Marthe avec la vita activa ou pratique, et Marie avec la vita contemplativa, théorétique ou spéculative, mais expliqua l’expression optima pars comme une allusion à la Vierge Marie, vierge et mère tout à la fois (Constable 1995, 8). Et l’interprétation symbolique des autres éléments de ce passage vient renforcer l’association de Marie avec la Mère de Dieu : le village (appelé castellum dans la Vulgate), ses remparts et sa tour furent identifiés à l’utérus, à la chasteté, à l’humilité ou à la virginité. Eckhart adopte également ce langage, mais il lui donne un sens nouveau : Marthe devient le symbole de l’épouse vierge et de la conception mystique de la naissance virginale (Sells 1994, 136).

La littérature patristique avait jeté les bases de l’interprétation de ce passage. Les Pères grecs l’interprétèrent comme une mise en garde contre une implication excessive dans les choses matérielles et contre une multiplication des occupations : il valait mieux se concentrer sur une seule chose. Origène assimila la theoria avec l’Église, les évangiles, les gentils, et la praxis avec la synagogue, l’Ancien Testament et les juifs convertis, lesquels devaient se concentrer sur une seule chose — le salut — et non pas sur les commandements de la loi (Constable 1995, 15). Ils voyaient même en Marie et Marthe une opposition entre l’Église du présent et celle à venir. Pour Augustin, l’action et la contemplation s’entremêlaient dans la vie présente, mais elles impliquaient une progression : à Marthe revient une part temporelle, imposée par la nécessité, tandis que la meilleure part est celle de Marie, car elle découle de l’amour et est éternelle[6]. Aussi fallait-il faire en sorte de rendre possible la vie d’action sur terre, tout en se préparant à la vie future de contemplation et de béatitude éternelle.

À l’instar des Pères de l’Église, les théologiens carolingiens et les commentateurs bibliques du début du Moyen Âge ne considéraient pas que les deux types de vie étaient exclusifs, mais qu’ils pouvaient se combiner dans la vie terrestre, tant chez les laïcs et les religieux que chez les moines. Dans une vita mixta, la théorie pouvait éclairer la pratique et la pratique conduire à l’accomplissement de la théorie (Kuntz 1991, 71). Ils pensaient toutefois que l’ascension vers les hauteurs de la contemplation était plus aisée pour ceux qui menaient une vie religieuse. La contemplation était comprise comme une speculatio ou une vision des choses célestes, un bref aperçu de la divinité et de la vie à venir, comme chez Plotin qui avait évoqué la possibilité d’une connaissance directe du monde intelligible et d’une union extatique avec le principe ultime du bien pendant la vie terrestre, l’espace de quelques instants, comme point culminant d’une ascension contemplative dans un état de passivité totale de l’âme (Hadot 2004, 32 et 94)[7]. À partir du xiie siècle, en revanche, on eut tendance à distinguer la vie active, associée à la vie mondaine, au mariage ou aux oeuvres de charité, de la vie contemplative propre à la vie monastique ou érémitique, et donc de la chasteté, de l’abstinence et du renoncement au monde. La contemplation fut identifiée à une vie recluse consacrée à la prière, à la méditation, à la lecture et à l’instruction (scientia). Pourtant, le travail était considéré comme compatible avec la vie religieuse, dans la mesure où personne n’était supposé suffisamment parfait pour vivre dans ce monde une vie uniquement contemplative. Et, à l’inverse, ce n’est qu’occasionnellement, en tant qu’acte de compassion ou d’amour fraternel et non de transgression ou de chute, qu’il était permis de descendre des hauteurs de la contemplation jusqu’au niveau inférieur de l’action.

À mesure que changeait la façon de comprendre la nature de la contemplation et la place du monachisme dans la société chrétienne, l’évaluation des deux figures évangéliques se transforma également[8]. Marie occupait une position privilégiée chez ceux qui croyaient qu’il était possible de mener une vie purement contemplative en ce monde. Joachim de Flore, par exemple, propagea la croyance en l’advenir d’un âge de la contemplation qui serait dominé par les religieux, l’ordo contemplantium[9]. Pour ceux qui cherchaient le salut dans le monde, Marthe devint le modèle. Après le xiiie siècle, Marthe acquit une signification positive, à la fois dans l’exégèse biblique et dans la spiritualité de l’époque (Haas 1991, 114). Elle est louée pour son altruisme et ses mérites et son nom était invoqué par les administrateurs, les serviteurs et les assistants. Dans ce contexte, « l’exemple le plus spectaculaire des positions inversées des deux soeurs se trouvait dans le sermon sur Marie et Marthe par Maître Eckhart » (Constable 1995, 116).

L’Ordre des Frères Prêcheurs, auquel appartenait Eckhart, plutôt que de cultiver la vie intérieure, s’attachait à une activité missionnaire, au soin des âmes et à la lutte contre l’hérésie. Les Dominicains suivaient un modèle mixte fondé sur le partage des fruits de la contemplation avec autrui, contemplata aliis tradere, qui fusionnera les anciennes formes de mystique contemplative avec la pratique chrétienne, à travers la prédication (Haas 1987, 143). Albert le Grand, qui fut un membre distingué de cet Ordre et que côtoya Eckhart, avait estimé de manière positive l’action dans le cadre du texte de Luc, en faisant valoir que la contemplation était supérieure en unité, en pureté, en éternité, en fermeté ou en joie, mais que malgré tout l’action — à la manière de la dévotion active de Marthe qui nous lie en amour à notre prochain — était d’une plus grande utilité, en ceci qu’elle procurait du mérite, de l’allant et du coeur à l’ouvrage, palliait aux nécessités du présent, et en vertu de tout ce que l’on accomplissait par la médiation de la grâce afin d’aider autrui (Constable 1995, 113).

Eckhart ira plus loin et, en un sens, inversera l’approche augustinienne mentionnée plus haut, car il parle de la contemplation comme d’une préparation à l’action : Marie est à l’origine de la plénitude mystique qui, outre une attitude contemplative, requiert travail, ascétisme et activité apostolique : « Elle doit encore apprendre, jusqu’à posséder la même expérience de vie que Marthe » (Haas 2002, 109). Marthe est plus proche de Dieu ; elle possède déjà toutes les choses bonnes, celles qui sont éternelles et celles qui sont temporelles. D’une part, cela peut être interprété comme une réévaluation du monde : non seulement le monde est bon parce qu’il est la création de Dieu, mais les choses du monde possèdent une signification et les oeuvres sont nécessaires. D’autre part, cela peut être interprété comme une réévaluation du temps : davantage qu’une simple antichambre de l’éternité, il est pénétré par celle-ci.

La conception eckhartienne du « retour » n’est pas celle, paulienne, d’un événement immaîtrisable « qui surgit soudain et sur lequel la vie est basée », elle n’est pas « relation à un futur indisponible », i.e. à ce Jour du Seigneur tel que le présente la première Épître aux Thessaloniciens (4, 13sqq), conception qui constitue la matrice de tous les idéalismes « subjectifs » et que l’on retrouve, notamment, dans l’Einführung in die Phänomenologie der Religion de M. Heidegger […] Le coeur de la pensée d’Eckhart est, au contraire, la notion d’une disponibilité de Dieu garantissant en permanence la Filiation de la créature, thème que l’on retrouve, par exemple, chez Angelus Silesius pour qui, comme pour Eckhart, la naissance spirituelle et la naissance éternelle ne font qu’un et pour qui, également, la Naissance de Dieu dure à jamais et s’accomplit à tout moment en l’homme séparé.

Zum Brunn et De Libera 1984, 82 n. 15

Si la vita speculativa, comme vision de Dieu dans l’éternité, s’opposait à l’actualis vita avec le double sens d’actualis (active et actuelle), chez Eckhart la vie active et la vie contemplative se fondent dans l’oeuvre qui, bien qu’éternelle, se produit à tout instant. En tant que prototype de la vierge qui est épouse, Marthe incarne l’acte juste. En raison de sa virginité, elle est « sans images » (bilden ledic) et son âme est capable de recevoir Jésus de sorte que, selon la doctrine eckhartienne, la naissance du Fils a déjà eu lieu en même temps qu’elle est un événement qui est toujours en train de se produire. La naissance du Fils dans l’âme crée un lieu pour le corps et pour agir dans le monde (Hollywood 2001, 192-193). Marthe représente une vie plus pleine, la vie même qui naît à chaque instant. Dans ce contexte, l’unio mystica n’apparaît pas comme une expérience extraordinaire, mais comme une nouvelle vision de l’ordinaire. Plutôt que d’être une expérience unique, c’est une oeuvre qui doit être accomplie de nouveau à chaque instant. C’est pourquoi on a pu qualifier la mystique d’Eckhart d’« intramondaine » (Schürmann 1978a, 15, 47, 109-110).

Comme nous l’avons vu, la tradition contemplative antérieure tenait pour indispensables le renoncement au monde et la vie recluse dans la solitude ou en compagnie d’une élite spirituelle. Au xiiie siècle, un changement d’attitude commença à s’opérer par rapport à la relation entre le monde et le monastère que Bernard McGinn décrit comme un processus de démocratisation et de sécularisation qui va s’accentuer les siècles suivants :

Par démocratisation, je veux dire qu’il était en pratique, et non seulement en théorie, possible pour tous les chrétiens, pas seulement pour les religieux, de jouir d’une conscience immédiate de la présence de Dieu. Par sécularisation, je veux dire que le renoncement au monde n’était pas une condition nécessaire pour atteindre une telle grâce divine — Dieu pouvait être rencontré dans le monde séculier et au coeur de l’expérience quotidienne.

McGinn 1996, 198

L’interprétation eckhartienne s’accorde avec l’esprit de son époque et peut s’entendre comme une réponse à la crise de la foi qui sévissait dans le prolongement du virage radical vers l’aristotélisme et du mouvement religieux de la pauvreté apostolique (Ueda 1991, 159). Bien qu’inhabituelle, cette interprétation n’était pas sans précédent[10]. Depuis Boèce qui, au vie siècle, avait décrit dans sa Philosophiae consolatio, en s’inspirant d’Aristote, la différence de degrés entre la philosophie pratique et la philosophie théorique au moyen des lettres P et Q, l’image de l’ascension et de la descente avait été appliquée à plusieurs reprises aux deux formes de vie que sont la vie active et la vie contemplative au moyen d’une échelle, d’un arbre ou encore d’une montagne[11]. Cependant, la signification la plus fréquente de cette image était celle d’une ascension vers la contemplation, et non l’inverse.

Après Eckhart, les figures de Marie et de Marthe continuèrent d’être perçues séparément et la possibilité de vivre seulement selon l’un des modes de vie qu’elles représentaient fut reconnue. Les réformateurs des xve et xvie siècles, par exemple, eurent tendance à mettre en évidence Marie, modèle de foi et de dévotion, par opposition à Marthe, consacrée aux oeuvres. Certains théologiens et humanistes défendaient le vieil idéal de la combinaison et de l’interaction entre les deux modes de vie, tandis que d’autres proclamaient l’indépendance et la supériorité de la vie active (Kristeller 1991, 138-145). C’est à l’époque de la devotio moderna qu’Aertsen peignit le tableau commenté par Ueda ; chez lui, les choses matérielles occupent le premier plan et la scène religieuse, le second. Cela pourrait bien indiquer que le contraste entre les deux modes de vie perdurait, mais aussi que l’élément religieux perdait en importance devant un rôle évident de la vie quotidienne d’un caractère laïc marqué.

2. Theoria et éthique

La particularité de la conception eckhartienne de la vie active, affirme Ueda, réside dans le fait qu’il n’y est pas question d’un chemin vers Dieu, mais depuis Dieu. Le chemin qui mène à Dieu n’est pas la vie, mais la mort, la séparation. Cette doctrine est liée à la conception eckhartienne du divin qui pense ensemble le Dieu révélé, personnel, trinitaire (Gott) et son fond inconnaissable qu’il appelle « déité » (Gottheit), « néant » ou « désert » : le lieu au-delà de Dieu ou l’essence « irreprésentable » de Dieu. Pénétrer dans le néant de la déité se traduit par une vie sans Dieu : l’abandon de Dieu (Gott lassen), à cause de Dieu, conduit à la déité et nous ramène à la réalité du monde. Ce double mouvement correspond exactement, selon Ueda, à la voie de l’ascension (kōjō 向上) et à la voie de la descente (kōge 向下) dans le zen, un processus dynamique où, au mouvement extatique de la sortie hors de soi, l’autonégation absolue, succède un retour à l’affirmation la plus immédiate (Ueda 1983, 62s).

Le paradoxe est que cette « sortie » ou « ascension » est en fait une « entrée » ou une « descente » en soi-même, là où Eckhart situe la scintilla animae ou le fond incréé de l’âme, et le zen, le véritable soi. Pour le maître rhénan, le fond de l’âme coïncide avec le fond de Dieu. Il exclut toute « hétérogénéité ontologique » entre les deux, car « il prend tellement au sérieux l’unité entre Dieu et l’homme que cette même unité se produit en tant qu’unité dynamique, non pas ponctuelle, mais toujours dans le maintenant, chaque fois à nouveau en tant qu’actuelle et présente » (Haas 2002, 75). Par conséquent, l’être humain vit, dans la zone contingente de son existence, une relation d’éternité en vertu de l’étincelle (vünkelîn) en son âme. Le retour à l’origine n’est rien d’autre qu’un processus interne :

Penser l’origine comme déité, c’est refuser de la représenter comme « transcendante », comme en-soi hypostasié d’un ordre de choses supérieur. Le « reflux » dans l’origine n’est donc autre chose que la rentrée en soi-même. En termes traditionnels, l’intériorité de la « patrie » résulte d’une fusion de la redditiocompleta thomiste et de l’epistrophé néoplatonienne. La déité est la destruction de toute configuration métaphysique, extérieure ou intérieure à Dieu : la patrie, ou la « maison » est en nous.

Schürmann 1974, 475

La destruction de toute configuration métaphysique à laquelle fait allusion ce passage peut être considérée comme analogue à la non-dualité entre intérieur et extérieur que souligne le zen dans sa compréhension de la vacuité comme plénitude de l’être et dans son identification entre samsāra et nirvāņa. Eckhart et le zen tournent leurs regards vers le monde et, pourtant, même si leurs points de vue surmontent toute séparation ontologique, il ne s’agit pas d’une simple immanence, dans la mesure où, dans les deux cas, le « retour » au monde est précédé d’une « sortie » : la « percée » (Durchbruch) dans le néant de la déité, en langage eckhartien, ou à travers la « grande mort » (taishi 大死), en termes zen. La via negativa, qui renferme dans les deux cas une critique du fait de s’appuyer sur des images et des représentations, peut sembler être, chez Eckhart, un dépassement du théisme qui se rapproche du bouddhisme :

À la différence d’Augustin, Maître Eckhart pense ce retour comme « percée » au-delà de Dieu dans le désert sans nom de la déité. Cette théorie, qui a tant inquiété les juges de l’Inquisition, fait aujourd’hui de Maître Eckhart l’un des penseurs occidentaux vers lesquels certains maîtres japonais se tournent le plus volontiers. « Eckhart franchit nettement les limites du monde intellectuel coutumier du christianisme et se meut dans l’univers Zen », écrit Shizuteru Ueda.

Schürmann 1974, 475-476

En effet, tant Ueda que Nishitani ont vu en Eckhart une position qui surmonte la simple opposition entre théisme et athéisme ou la conception purement personnelle de Dieu, qui est typiquement chrétienne (Ueda 1991, 159 ; Nishitani 1987, 72s). Non seulement il va au-delà de l’identification de la transcendance avec le Dieu personnel, lorsqu’il parle d’une percée ultérieure dans la déité, mais il insiste aussi sur l’abandon de Dieu pour revenir à la quotidienneté. Ueda observe cependant que la mystique eckhartienne, en fin de compte, se réfère toujours à Dieu. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu au début, il considère que la négation eckhartienne n’est pas aussi radicale que celle du zen. De ce point de vue, Eckhart ne serait pas allé aussi loin que l’ont prétendu ses détracteurs. Même s’il se réfère au néant de Dieu, celui-ci a à voir avec l’absence de déterminations de Dieu, y compris son caractère trinitaire qui peut être nommé, alors que pour le zen « le néant renvoie à la question de l’être de Dieu » (Haas 1999, 80).

Depuis ses origines, l’image de Dieu dans le christianisme, ainsi que dans la tradition chrétienne en général, « s’est déplacée sur la corde raide entre le grec et le sémitique, entre la theoria et l’éthique, entre Athènes et Jérusalem » (Duch 2008, 90-91). L’image médiévale de la vie religieuse comme éminemment contemplative et la tentative eckhartienne de la réconcilier avec la vie active étaient deux tendances qui coexistaient, non sans tensions, au sein de la tradition chrétienne, et qui semblaient dépendre de la façon dont elles allaient être harmonisées. En fait, le terme grec theoria est passé dans le christianisme depuis le judaïsme hellénistique, en recoupant d’une certaine manière les significations issues de ces deux aires culturelles : l’aire grecque des écoles platonicienne et stoïcienne et l’aire juive (Graffigna 1992, 94). La première, liée à l’idéal grec de la bios theoretikos propre au sage, était implicite dans les mystères ainsi que dans les enseignements des philosophes présocratiques et dans les écrits des poètes, mais, jusqu’à Platon et Aristote, il ne semble pas que la connaissance ait été distinguée de l’action (Kristeller 1991, 135 ; voir Huber 1991). Avant Platon, « θεωρία s’entend d’une manière plus précise pour désigner soit la connaissance des choses célestes et des phénomènes de la nature, soit la contemplation religieuse d’une statue divine ou d’une fête cultuelle » (Festugière 1967, 14).

Platon reprit à son compte les deux acceptions de connaissance « scientifique » et de contemplation religieuse et, même s’il envisageait la théorie et la pratique comme deux aspects complémentaires et nécessaires, la connaissance constituait le guide pour une action bonne. De la sorte, la dimension éthique apparaît, déjà chez Platon, liée à la notion de theoria. Dans le Théétète, il réinterpréta la fable d’Ésope, dont Socrate avait identifié le protagoniste avec Thalès de Milet, lequel, contemplant le ciel étoilé au cours de ses promenades nocturnes, tomba dans un puits, provoquant les rires de sa jeune domestique thrace. Dans la fable, il était question d’un astronome et de quelqu’un qui, passant près du puits, lui lança : « Alors, vous êtes de ceux qui veulent voir ce qu’il y a dans le ciel, mais qui ignorent ce qu’il y a sur terre ? » (Blumemberg 2000, 20). Le Socrate de Platon utilisait cette anecdote pour justifier son mépris de l’étude des choses célestes au profit de l’examen de ce qu’est l’homme et de ce qu’il a à faire et à souffrir. On peut lire en ce sens la métaphore platonicienne de la grotte, dont l’enseignement est que la connaissance de la vérité ne suffit pas si elle ne s’applique pas à une action responsable, tant dans la vie publique que dans la vie privée.

En lien étroit avec la figure de Socrate, Platon rattacha aussi la theoria à une expérience de vie intérieure et au soin des âmes. Et ce rapprochement de la contemplation avec la therapeia, la santé de l’âme, repris à leur compte par les écoles hellénistiques, dégénéra, par exemple chez Philon d’Alexandrie ou chez Porphyre, en la mortification de la chair et la contemplation du vrai Soi (Graffigna 1992, 93). Chez Philon, Athènes et Jérusalem sont déjà réunis. Il utilisera le terme therapeutés et ses dérivés au sens de « guérir », dans l’acception stoïcienne de la guérison de l’âme (à savoir, se libérer des passions par la pratique philosophique), et au sens de « servir », dans l’acception religieuse de servir Dieu, en assumant la connotation hébraïque du « serviteur de Dieu », de l’élu, de celui qui a été appelé par Dieu pour accomplir une mission. Les deux apparaissent dans le Nouveau Testament : le sens religieux de « servir une divinité » (Actes des Apôtres 17, 25) ; et le sens de guérir, en référence à la capacité de soigner du Christ, le Sauveur, un concept qui s’est développé à partir de la patristique en attribuant à Jésus le titre de therapeutés.

Ces significations liées à la theoria et assumées par le christianisme[12] s’expriment dans la double charge d’Eckhart comme maître de lecture (Lesen meister) et maître de vie (Leben meister), lui qui se consacre à la connaissance en tant que théologien érudit et à la guidance spirituelle en tant que prédicateur et pasteur des âmes. À en juger par la valeur qu’il accorde à l’expérience de vie, il paraît s’intéresser avant tout à la manière dont il faut vivre. C’est pourquoi sa vision du monde a été lue comme un engagement éthique : « Pour Eckhart, tout l’enjeu de l’histoire de Marie et de Marthe est d’insister sur la compatibilité de l’union mystique avec l’exercice de la vertu morale » (Caputo 1990, 255). C’est sur ce point que le théologien John D. Caputo voit une proximité avec le zen :

Car dans le zen, lorsque l’on a atteint le satori, il en résulte une grande « compassion ». Après avoir surmonté toute « particularité » — « depuis la première, aucune chose n’est » — nous abattons de même les barrières artificielles qui divisent les hommes individuels les uns des autres. Quand l’« ego » est détruit, le chemin vers la fraternité universelle est ouvert. Satori apporte une prise de conscience et une expérience intenses de la communauté d’appartenance de tous les hommes. Son effet est donc un amour désintéressé d’autrui.

Caputo 1990, 254-255

Néanmoins, ni dans le cas du zen ni dans celui d’Eckhart, il n’est aisé de parler d’éthique. Les deux semblent aller au-delà du sens conventionnel du terme. La dimension axiologique du zen est un sujet de discussion, dans la mesure où celui-ci n’aurait pas élaboré de morale normative (Maraldo 2009). Quant à l’absence d’une éthique normative chez Eckhart, cela a permis de parler d’une « éthique apophatique » (Hollywood 2001, 193) ou d’un dépassement de l’éthique dans le mysticisme.

Le chemin spirituel eckhartien ne se limite pas aux oeuvres ni ne s’appuie sur une accumulation de mérites dans l’espoir d’une récompense. La contemplation de Dieu est au-dessus des vertus : il faut exercer les vertus, non les posséder ; la perfection des vertus consiste à être libre de celles-ci (Haas 1994, 377). Le retour au monde ne signifie pas davantage « être du monde » et oeuvrer sans plus. Marthe, dit Eckhart, est parmi les choses, mais elle n’« est » pas l’une de ces choses : bî den dingen zu stân und nicht in den dingen (Haas 1991, 116). Dans la « mystique de la vie quotidienne » eckhartienne, s’inquiéter pour le monde correspond à s’inquiéter pour le salut : « Il n’y a aucun dualisme entre Dieu et le monde, la nature et la grâce, la pitié et l’amour du prochain » (Haas 2002, 112). Ainsi, Eckhart enseigne non seulement à se défaire des images, mais aussi des oeuvres, par quoi il surmonte la dichotomie Marie-Marthe, en éliminant toute médiation entre Dieu et l’âme :

Le sermon d’Eckhart sur Marie et Marthe met en évidence les dangers de consolations spirituelles vécues par les sens et souligne la nécessité de ne pas être pris au piège du stade de la douceur et de l’inaction spirituelles, que beaucoup croient atteindre à travers l’ascétisme et la privation corporelle.

Hollywood 2001, 191

En fait, il n’est pas possible de parler d’un chemin ou d’un mode d’être et d’agir, mais d’un « mode sans mode » (wîse âne wîse) qui consiste en l’abandon (Gelâzenheit), le détachement (Abgeschiedenheit), le dé-devenir (entwerden), une annihilation ou une mort spirituelle qui équivaut à une renonciation totale sans aucun pourquoi (umbe kein warumbe), un processus sans fin de cesser d’être pour arriver à être (Haas 2002, 36-37, 41, 43, 171) :

Seul le silence est approprié quand un homme est entièrement gelâzen, délaissé : la liberté originaire, la « maison », c’est d’habiter le néant. Un tel homme « ne désire, n’a, ne sait, n’aime, ne veut rien ».

Schürmann 1974, 476-477

Les pauvres en esprit ne désirent rien, n’ont rien, ne savent rien : ils sont libres. Dans leur pauvreté, leur dénuement et leur vide, oeuvrer désigne une « “oeuvre étante”, l’agir constitutif d’être » (Haas 1994, 381). La mystique eckhartienne, ni ascétique ni visionnaire :

[…] vise à pénétrer l’ordinaire afin de révéler l’extraordinaire. Il se méfie de la consolation et de la désolation, voire même de tout ce qui a la saveur de l’instant éphémère. Il cherche une nouvelle forme de compréhension qui conduise à une nouvelle manière de vivre qui trouve son expression la plus limpide dans l’enseignement eckartien à propos du « vivre sans pourquoi » (sunder warumbe). Quand je reconnais véritablement l’unité du fond de Dieu et de l’âme, le Maître déclare qu’« ici, je vis à partir de ce qui m’est propre comme Dieu vit à partir de ce qui lui est propre […] À partir de ce fond le plus intérieur, tu dois faire tout ce que tu fais sans un pourquoi ».

McGinn 1981, 9

Ce langage n’est pas sans rappeler les dernières images des dix tableaux zen de la quête du boeuf, qu’Ueda interpréta à plusieurs reprises (entre autres dans Ueda 2003), ou les paroles du Maître zen Dōgen : « Totalement affranchi de toute tromperie d’autrui, je rentre à la maison les mains vides. Ainsi, je ne possède pas le moindre brin du Dharma de Bouddha. Maintenant, je passe le temps en acceptant ce qui pourrait advenir[13] ». Dans les deux cas, le retour à la maison, métamorphosé, signifie voir les choses, soi-même et les autres tels qu’ils sont : leur être et leur non-être, leur interrelation et interdépendance avec tout ce qui existe. Cette conception du monde, qui ne projette pas sur celui-ci nos propres désirs, mais l’accepte tel qu’il est, appelle une attitude d’attention à l’égard de tous les êtres, conformément à l’idéal du bodhisattva dans le mahāyāna, la compassion en tant que sagesse dans l’action.

Comme dans le zen, on trouve dans la pensée d’Eckhart une continuité entre le détachement intérieur et une activité extérieure désintéressée. Tout comme chez Eckhart, on peut parler du détachement comme d’une praxis, la pratique de la méditation zen peut bien être considérée comme une voie de détachement. La vie quotidienne revêt, pour celui qui pratique le zen, une signification importante, affirme Ueda, car elle constitue la « salle d’entraînement » où il pratique zazen 坐禅 et le lieu où il apprend à agir à partir de zazen. Lorsque la pratique du zen fait partie de la vie quotidienne, dans sa double dimension de zazen (méditation assise en silence, dans la solitude, sans rien faire) et de sanzen 参禅 (jusqu’à retourner dans le monde des mots, interagir avec les autres, oeuvrer), et que la vacuité révélée dans zazen devient le locus véritable de la vie quotidienne, « alors le “chemin vers le zen” devient véritablement le “chemin du zen”, et le “chemin du zen” devient “le chemin vers le zen” » (Ueda 2004, 48-49).

3. Le retour au monde

L’action sans pourquoi, dans les sermons d’Eckhart ou dans le zen, est l’expression d’un état de liberté et d’ouverture. Dépourvue d’intention, elle peut paraître insensée ou arbitraire. Toutefois, étant le fruit d’une expérience d’autonégation, d’une mort spirituelle ou d’un détachement radical, elle ouvre à un mode de vie susceptible d’acquérir une signification en accomplissant chaque action d’une façon désintéressée, altruiste ou compatissante. Cet état de l’esprit, dans son retour au monde, est décrit de la manière suivante, en des termes qui rappellent le langage eckhartien, par un philosophe d’aujourd’hui :

Cette descente, avec une signification à la fois épistémologique et mystique, décrit le champ d’action du mode sans mode […] le cours de l’être-séparé du monde et du temps du monde, dans le seul but de sauver en lui sa noirceur par la nuit, l’arbitraire de la douleur par la gratuité de la souffrance et du don, le vide des âmes stériles par le vide évidé dans l’union de l’esprit, la chute par la descente, l’abîme de la religion par l’abîme mystique, et l’absurdité du passage de l’existence mondaine par le sentiment du libre cours qui, simplement, suit sa liberté.

Vega 2005, 160-161

Dans son Tratado de los cuatro modos del espíritu (2005), Amador Vega prend comme point de départ de son analyse de l’esprit un texte de Ramon Llull (1232-1316) dont il élucide le sens en mobilisant dans une large mesure son étude de la mystique allemande et de la philosophie de l’École de Kyōtō. Bien qu’il ne se réfère ni au zen ni à Eckhart en particulier, le passage que nous venons de citer, en même temps qu’il inscrit notre discussion dans un contexte contemporain, parvient à saisir la signification du « champ de l’action » de l’« être-séparé[14] » qui, en raison de sa descente, peut poursuivre librement son existence dans le monde à laquelle nous faisons référence.

À l’instar d’Amador Vega, traducteur d’Eckhart en espagnol et l’un des introducteurs de l’École de Kyōtō en Espagne, d’autres penseurs contemporains ont lu Eckhart à l’aune de l’École de Kyōtō (et du zen) ou l’inverse, dans un dialogue fructueux. Nous voudrions épingler entre autres trois théologiens que nous citons tout au long de cet article, Reiner Schürmann, John D. Caputo et Alois M. Haas, parce qu’ils se réfèrent tous les trois à Ueda lorsqu’ils abordent le thème de la vie active ou de la vie sans pourquoi dans leurs travaux sur Eckhart (Schürmann 1974 et 1978a ; Caputo 1978 et 1990 ; Haas 1979). En outre, ils ont tous les trois effectué à plusieurs reprises des incursions dans le bouddhisme zen comme contrepoint à leur argumentation ou avec le dessein de conduire une étude comparative, et ont souligné certaines différences entre le zen et la pensée eckhartienne (Schürmann 1974, 1978a et 1978b ; Caputo 1978 et 1990 ; Haas 1979, 1984, 1994, 1999 et 2004). Schürmann et Haas ont également eu l’occasion d’échanger leurs vues avec Ueda et Nishitani, lors d’un congrès organisé à Kyōtō sur le zen et la mystique dans le monde contemporain (Zen Buddhism Today, vol. 2, 1984).

Les travaux de ces trois théologiens témoignent du fait que l’École de Kyōtō constitue un interlocuteur privilégié pour discuter du zen et de la mystique dans le monde contemporain, en particulier chez les penseurs qui partent du postulat de la sécularisation, de la « mort de Dieu » ou de nouvelles formes de spiritualité. Dans ce contexte, la vie sans Dieu qui, dans la pensée eckhartienne, se rapporte à la vita activa, à la réalité quotidienne du monde, revêt une signification nouvelle. Ueda, par exemple, interprète comme un dépassement de l’unio mystica le mouvement au-delà de Dieu jusque dans le néant de la déité qui permet à Dieu de se rendre présent dans le travail effectué par Marthe. Ce dépassement de la mystique, qu’il qualifie de « non-mystique » (非神秘主義 hishinpishugi) ou de « religiosité non religieuse » (Ueda 2002 ; 1991, 159) rapprocherait la figure du maître rhénan des religions asiatiques, en particulier du zen, et des formes de théologies, inspirées ou non du bouddhisme, qui considèrent que, dans le monde moderne, la transcendance cède le pas à l’immanence. Toutefois, il convient de préciser que, comme nous l’avons vu, un tel mouvement n’implique pas, chez Eckhart, un rejet du monde, pas davantage qu’une simple acceptation du monde comme unique horizon de sens. Bien qu’on ne trouve pas, chez Eckhart, de doctrine eschatologique et qu’il ne transforme pas le Royaume des cieux en objet d’espoir, son cadre de compréhension reste l’histoire du salut chrétien :

C’est commettre une grave injustice envers Eckhart que d’interpréter sa doctrine du dé-devenir [entwerden] dans le sens d’une ascèse bouddhique. Il ne s’agit nullement d’une plongée dans le néant comme fin en soi, mais d’un processus de cesser d’être — en un sens complètement évangélique — pour le Royaume des Cieux et pour l’unité avec le Créateur qui en résulte.

Haas, 2002, 43

Cet aspect souligné par Haas ainsi que la différence indiquée par Ueda entre Eckhart et le zen, à propos de la référence eckhartienne en dernière instance à Dieu, montrent l’importance de comprendre chaque proposition à partir de son propre contexte culturel, ce qui n’empêche pas d’introduire dans la discussion de notre thème le noyau de réflexions qui procèdent d’expériences de pensée différentes. Ainsi, pour Schürmann, l’action sans finalité que soutient Eckhart conduit à une pensée antimétaphysique. Il fait valoir que la métaphysique requiert un principium, le principe auquel se rapporte tout le reste, alors que la voie du détachement eckhartien est dépourvue d’arché et de telos (Schürmann 1978b, 284). Dans cette perspective, Eckhart et le zen s’accorderaient avec la pensée moderne qui, dans sa critique de la métaphysique, remet en question l’idée selon laquelle le sens du monde doit résider en dehors de lui, dans une sphère suprasensible.

Cette critique eut de nombreuses conséquences, mais nous allons maintenant examiner comment cela affecte la façon de comprendre la théorie et l’action. Considérons l’origine de la métaphysique ou de la philosophie première. Le modèle aristotélicien qui situait les sciences théoriques au sommet du savoir, dans la mesure où elles traitent des questions immuables et éternelles, des causes premières et des causes intelligibles de l’être, impliquait que, l’être étant immuable, il pouvait être contemplé sans requérir aucun type d’action. D’où l’idéal contemplatif aristotélicien d’une vie heureuse « divine », furtive au sein de la vie mortelle[15]. Le principal bénéfice de la théorie ainsi conçue n’était pas de répondre aux besoins de l’homme, mais consistait dans la pensée en soi, à savoir réaliser l’activité plus noble et plus parfaite de la pure pensée, car c’était dans l’exercice de la raison que l’homme était considéré comme le plus libre. De ce point de vue, la théorie orientait l’usage des sciences pratiques, des arts, dont l’objet de connaissance, qu’ils connaissaient à travers l’expérience, était le changeant. En troisième lieu venaient les sciences productives ou créatrices. En revanche, le développement moderne de la science orienta la théorie vers le contrôle et l’utilisation des choses : le but de la théorie à fort potentiel technologique est la connaissance des causes et des lois qui permettent de dominer la nature dans l’action (Jonas 2001, 190). La crise de la métaphysique et de la raison moderne met en évidence les limites de cette prétention, fondée sur l’organisation et le contrôle du monde. La leçon que, par exemple, Gadamer tire du « monde de la vie » husserlien ou de l’« herméneutique de la facticité » heideggérienne est le constat de la temporalité et de la finitude de l’humain par opposition à la tâche infinie de la compréhension et de la vérité, de sorte que le savoir cesse de se confronter à la possibilité de la domination sur l’autre ou sur l’étranger (Gadamer 2000, 63).

C’est précisément dans ce type de pensée ni calculatrice, ni rationaliste, ni téléologique que Caputo situe la proximité entre Heidegger, Eckhart et le zen, car chacun exige du « je » qu’il vive sans pourquoi :

[…] pour être « libre » de la mentalité calculatrice qui n’accepte jamais une chose pour ce qu’elle est, mais qui cherche toujours à l’« expliquer » (erklären) en la « fondant » (er-gründen) sur autre chose – sa cause ou sa finalité. Pour l’homme détaché, le mystère élémentaire des choses est autorisé à briller au travers même des choses les plus banales.

Caputo 1990, 215

Le point de départ philosophique de Nishitani est aussi la question du fondement et il prend au sérieux la déclaration eckhartienne à propos de la vie : elle vit à partir de son propre fond et jaillit d’elle-même ; si elle vit sans pourquoi, c’est parce qu’elle vit d’elle-même (In hoc appaurit caritas dei in nobis DW I, Pr. 5b). Dans un texte intitulé « Le Zarathoustra de Nietzsche et Maître Eckhart » (Nishitani 1986) qu’il expose en 1938 lors d’un séminaire donné par Heidegger, Nishitani établit un lien entre ces deux grandes figures de l’histoire intellectuelle européenne qui représentent des positions opposées vis-à-vis du christianisme : le néant de Dieu compris comme une absence de fondement à l’existence. Dans son cas, il s’agit de la question du nihilisme, dans sa dimension existentielle et liée à une époque, laquelle l’a amené à l’étudier dans ses racines historiques et ses expressions philosophiques. Il relie l’événement de la « mort de Dieu » à la progression de la sécularisation dans la modernité, à la poursuite du progrès, à une plus grande autonomie humaine, à la prédominance d’une conception scientifique et technique du monde ainsi que, dans le cas du Japon, au processus d’occidentalisation et à la perte corrélative des repères traditionnels. En réponse, il propose de surmonter le nihilisme à travers le nihilisme lui-même, s’inspirant de l’idée nietzschéenne selon laquelle il faut détruire les idoles afin de redonner un sens au monde ainsi que de la vie sans pourquoi d’Eckhart et de la doctrine de la vacuité (śūnyatā) du mahāyāna. De la même manière que la réponse au dilemme éternalisme-nihilisme discuté dans le bouddhisme ancien est susceptible de servir de guide au monde moderne, Nishitani encourage le christianisme à se plonger dans ses racines pour se réapproprier un point de vue semblable dans sa propre tradition, comme celui qu’il a trouvé chez Eckhart.

L’idéal de la vie sans pourquoi ni pour quoi apparaît dès lors susceptible de contrecarrer la conception de la théorie, comprise comme une forme de connaissance destinée à dominer et à contrôler le monde, mais, en ce qui concerne l’action, elle continue de soulever des questions. Mark C. Taylor, qui est considéré comme un représentant de ce qu’on appelle la théologie postmoderne, interprète l’acceptation du monde, telle que suggérée par Nishitani, comme une inaction ou une résignation :

Plutôt qu’un nihilisme qui nie le monde, la religion du néant de Nishitani s’achève dans une affirmation du monde qui ne laisse pas de place pour la résistance critique nécessaire à l’action éthique […] Pour agir de manière éthique dans le sillage de la mort de Dieu, il faut mettre en oeuvre le non autrement que sans agir.

Taylor 1993, 3

Taylor parie, au contraire, sur une action éthique basée sur des stratégies de résistance. Dans son livre After God (2007), il développe une conception de la religion et un cadre éthique avec l’intention qu’ils soient appropriés pour répondre à la complexité et aux contradictions du xxie siècle et qu’ils représentent une voie médiane entre la fuite hors du monde et l’acceptation passive du monde, car la vie n’a pas d’autre but que son propre processus :

Le but n’est ni d’accepter ce qui est comme ce qui devrait être, ni de nier ce qui est dans un effort visant à affirmer ce qui devrait être, mais plutôt la visée de la vie est d’embrasser le processus infiniment créatif dont la finalité n’est rien d’autre que lui-même. Plutôt qu’actuelle ou différée, la fin émerge toujours en se retirant constamment.

Taylor 2007, 41

Dans le même ouvrage, dans un schéma repris sous la rubrique « Théorie et pratique », il affirme que la description (ce qui est) et la prescription (ce qui devrait être) sont unies dans les boucles rétroactives non linéaires qui font que le penser et l’agir sont codépendants (Taylor 2007, 355). Cette dépendance mutuelle témoigne du « jeu » entre l’ontologie et l’axiologie, non conçu comme une relation statique, qui serait impliqué dans les processus émergents en constante transformation. Fondé sur une idée de relationalité qui rappelle la notion paradigmatique de la pensée bouddhique, le schéma suggère une façon d’éviter l’isolement des personnes et des choses pour les amener à un état de codépendance créative.

D’une certaine manière, la peinture de Liang Kai, choisie par Ueda pour illustrer l’action dans le zen et que nous avons évoquée en commençant, rend compte de ce type de « codépendance créative ». La dialectique des traits d’encre et du fond blanc suggère le dynamisme de la réalité, toujours changeante ; la seule présence d’une figure humaine et du bambou nous parle de l’harmonie avec la nature, de l’humilité du sixième patriarche, de la banalité de son action ou de la flexibilité du bambou capable d’onduler avec le vent sans plier. Cependant, il se pourrait que l’on puisse expliquer que la clôture que Huineng entendait probablement réparer était sa réponse spontanée au besoin d’autrui.