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1. L’archéologie à la rencontre des sources textuelles

La philologie, conçue comme un instrument antidogmatique, nécessaire au libre examen des textes anciens, s’est accompagnée, à l’époque moderne, d’une investigation sur les lieux d’élaboration des textes, se transportant dans une plus étroite proximité des faits et des vestiges. C’est une démarche qui, sous les apparences d’une vénération du passé biblique, se voulait critique, ouverte à l’enquête historienne et même au doute et dont le but était celui de confronter les données textuelles au relevé topographique et au matériau épigraphique. Une vue d’ensemble permettait d’organiser, à partir de parcelles, certes, lacunaires, une synthèse intelligible d’une histoire fondée sur documentation accessible la plus large et variée, quoique provisoire, susceptible d’être complétée ou révisée à mesure de l’accroissement des trouvailles. L’acte d’interprétation des données recueillies n’est ainsi plus subordonné de façon inconditionnelle à l’autorité des Écritures, mais celles-ci contribuent à la reconstitution de l’histoire conjointement aux vestiges tangibles, en même temps que leur propre aspect matériel reçoit des disciplines et des méthodes objectives une configuration plus précise et un relief plus net.

Continuant la tradition de l’orientalisme savant des Lumières, la communauté scientifique française et européenne lui ont donné, tout le long du xixe siècle, une profondeur historique, en s’impliquant à élaborer un savoir colonial fondé sur les sciences sociales et en multipliant les recherches topographiques et géographiques au Levant. En Syrie-Palestine, les prospections de terrain furent entreprises d’abord dans des buts militaires et stratégiques par les officiers de la force européenne et de la Couronne britannique. L’intérêt diplomatique et militaire des européens, préoccupés, dès les années 1830, à arrêter l’expansion égyptienne au Proche-Orient et à réinstaller le régime ottoman en Syrie-Palestine, afin de permettre le contrôle de la Méditerranée et des routes menant à l’Inde, s’accompagnait de considérations géo-religieuses et d’une préoccupation pour la question des origines. Par ailleurs, le sauvetage du patrimoine matériel grâce à l’archéologie, prôné par les scientifiques, était difficile à distinguer d’une campagne de chasse aux antiquités destinées à enrichir les collections européennes des musées fondés quelques décennies auparavant[1].

La découverte de la Jérusalem biblique, dont — disons-le de suite — peu de vestiges subsistent, est le résultat d’une longue recherche, dont les buts s’étaient vus préciser dès la seconde moitié du xixe siècle dans un climat d’émulation parmi les européens présents au Proche-Orient. On s’y intéressait déjà à l’époque romantique, lorsque le goût marqué pour les ruines et l’intérêt esthétique, l’attrait pour les monuments détruits et pour l’anéantissement qu’opère le temps ou les hommes étaient liés aux bouleversements politiques. Si les récits de voyageurs du xixe siècle, qui présentent Jérusalem comme une cité en ruines et décrivent la vétusté et l’insalubrité de ses bâtiments, ont contribué à susciter et à entretenir le goût pour les orientalia, ces publications offraient aux lecteurs une image encore romantique des lieux bibliques, même si on leur reconnaît aujourd’hui une qualité de témoignage d’un état antérieur à l’urbanisation que ces lieux ont connues depuis[2].

Lorsque le Palestine Exploration Fund fut fondé en 1865, marquant le début des fouilles et des recherches systématiques dans le domaine de l’archéologie et de la topographie à Jérusalem et en « terre sainte », d’autres sociétés savantes ou institutions, la Dilettanti Society, à Londres (fondée en 1734), l’Institut de correspondance archéologique de Rome (fondé en 1829), l’École française d’Athènes (créée en 1846), menaient des prospections de terrain depuis déjà quelques décennies, en Italie, en Dalmatie, en Grèce, dans les îles égéennes et en Ionie, mettant en oeuvre la méthode archéologique prônée déjà par Jacob Spon, consistant à joindre à l’étude des sources textuelles les observations sur le terrain et l’exploitation systématique des inscriptions[3]. En même temps, les grandes civilisations du Proche-Orient étaient progressivement révélées aux archéologues[4]. Pour ce qui était de la Palestine, il ne fallait pas s’attendre à des découvertes épigraphiques ou iconographiques aussi spectaculaires qu’en Égypte ou en Mésopotamie. Aniconisme d’une part, modestie des productions écrites, de l’autre. Aussi les chercheurs se sont-ils plongés dans les investigations archéologiques, topographiques, géologiques et de la géographie physique, ainsi que dans l’étude des coutumes de cette région. Des officiers du Corps of British Royal Engineers, des cartographes et des savants déployés sur le terrain arpentaient Jérusalem, prenaient des mesures et corrigeaient les cartes. Les premières cartes détaillées de la région ont été élaborées avant que l’intérêt des archéologues ne se focalise sur Jérusalem même, où une première campagne scientifique (1864) procédant à la triangulation et au nivellement topographique a abouti à la publication, en 1865, par l’Ordnance Survey of Jerusalem (Wilson 1865), de plans détaillés (1. Notes) établis par les officiers du génie royal anglais en vue d’élaborer un projet d’adduction d’eau.

Le Palestine Exploration Fund avait décidé d’envoyer à Jérusalem deux savants, le capitaine Charles Wilson et son lieutenant, Charles Warren, afin de situer des lieux bibliques. Pour le faire, ils se sont servis des données de la Bible qu’ils ont complétées par les descriptions qu’en donne Flavius Josèphe. Warren fut notamment chargé d’explorer les côtés du Ḥaram, mais le firman du pasha Nassif excluait l’esplanade du Temple de ses chantiers possibles. Il a ainsi procédé au dégagement du tunnel de Siloé, dernier d’une série de tunnels et installations liés à la source du Ghihon[5].

Après la clôture de la première campagne du Survey à Jérusalem et tandis que l’on s’intéressait à d’autres régions palestiniennes, à Jérusalem, dans les années 1870-1880, l’architecte et missionnaire allemand Conrad Schick explorait, pour le compte de la Société allemande pour l’étude de la Palestine[6], les vestiges de la vieille ville, notamment les installations hydrauliques souterraines du Ḥaram[7]. Il fut aussi à l’origine d’une des plus importantes découvertes épigraphiques à Jérusalem, dans le tunnel creusé sous la colline sud-est de l’Ophel, reliant la source du Gihon[8] à la piscine de Siloé (Birket Silwān) : une inscription en anciens caractères hébraïques. Bien avant la découverte en 1880 de l’inscription hébraïque du tunnel de Siloé, celui-ci avait déjà fait l’objet de recherches de la part d’archéologues et ingénieurs[9], mais après la publication, en 1880, de l’inscription, le tunnel de Siloé a fait l’objet d’investigations plus systématiques[10].

2. La découverte de l’inscription hébraïque du tunnel de Siloé

En juin de l’année 1880, au hasard d’une heureuse glissade dans les eaux du tunnel, un jeune garçon, élève de Schick, Jacob Eliahou Spafford[11], découvrait des lettres gravées superficiellement, alors qu’une grande partie de la surface inscrite de la roche se trouvait encore sous l’eau (Sayce 1881b, 141-142). Schick en mesura toute l’importance et ne tarda pas à en faire l’annonce auprès du Deutscher Palästina-Verein et du Palestine Exploration Fund dans laquelle il publia un rapport[12]. Lorsque l’on trouva l’inscription, l’écriture phénicienne était déjà bien connue dans les milieux savants[13]. La découverte était de taille et l’on commença à s’empresser autour de cette inscription, pour laquelle la stèle moabite de Mésha, révélée au monde savant une dizaine d’années plus tôt, servait de terme de comparaison. Ce ne fut qu’en janvier de l’année suivante que Schick put en faire un facsimilé et photographier l’inscription à la lumière des lampes au ruban de magnésium, après que des travaux eurent été menés pour baisser le niveau de l’eau et la construction d’une plateforme en bois[14]. Au mois de février de l’année 1881, une autre copie de l’inscription fut établie, à la lumière de chandelles, par Archibald H. Sayce, secondé par John Slater. La lecture n’y était que partielle[15]. La première transcription de Sayce sera vivement critiquée par Emil Kautzsch[16], alors professeur à Tübingen, en même temps qu’il livrait une nouvelle lecture de l’inscription, créant un début de polémique et un échange d’« amabilités » entre les deux institutions, l’allemande et l’anglaise (Kautzsch 1881, 264 et 266). L’une comme l’autre revendiquait le droit de publier et d’exploiter des informations recueillies[17]. Des polémiques autour de la paternité des meilleures restitutions ou lectures apparurent également.

Côté allemand, une autre copie avait été réalisée au mois de mars 1881 par le savant Hermann Guthe, alors en Palestine, qui en avait fait plusieurs esquisses sur papier et pris une empreinte en gypse, à partir desquelles, en s’aidant de l’observation de la pierre, il avait dressé un facsimilé de meilleure qualité que les précédentes copies[18]. Parallèlement, Sayce fera une nouvelle tentative de lecture dans la livraison d’octobre du Palestine Exploration Fund Quarterly de 1881, en prenant en compte certaines des corrections de Kautzsch (à partir du facsimilé de J. Euting) et la copie que le lieutenant Claude R. Conder[19] et son collègue, le lieutenant R. E. Mantell, avaient faite sur place, le 15 juillet, et publiée dans le même fascicule[20]. W. T. Pilter et H. Guthe, en ont fourni un autre facsimilé. Enfin, en 1883, A. H. Sayce publiera une nouvelle traduction de l’inscription :

(1) [Behold] the excavation ! Now this had been the history of the excavation. While the workmen were lifting up (2) the axe, each towards his neighbour, and while three cubits still remained to [cut through], [each heard] the voice of the other who called (3) to his neighbour since there was an excess in the rock on the right hand and on [the left]. And on the day of the (4) excavation, the workmen struck, each to meet his neighbour, axe against axe, and there flowed (5) the waters from the spring to the pool for a thousand two hundred cubits ; and [...] (6) of a cubit was the height of the rock over the heads of the workmen.

Sayce 1883, 210

La nouvelle de la découverte de l’inscription parvint aussi en France, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui s’en était fait l’écho par l’entremise de Jean Derenbourg[21]. Celui-ci regrettait que la France fût absente des débats qui opposaient alors les savants allemands et anglais, qui rivalisaient dans la quête de la moindre inscription relative à la Bible. En effet, le jeune orientaliste et diplomate Charles Clermont-Ganneau (1846-1923), nommé vice-consul de France à Jaffa[22], fut empêché de se rendre à Jérusalem par le typhus qu’il avait contracté dès son arrivée à Jaffa, en janvier 1881[23]. S’il fit part au ministre de son intention d’entreprendre le voyage à Jérusalem pour étudier l’inscription[24], il ne faisait pourtant pas la moindre allusion à l’inscription hébraïque du tunnel de Siloé dans sa lettre envoyée à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, datée du 16 juillet[25].

Au mois d’août 1881, à Jérusalem, Clermont-Ganneau étudiait enfin sur place et prenait des estampages et des moulages de l’inscription. Le 12 septembre 1881, après un mois de campagne à Jérusalem, il écrivait, dans une lettre adressée à Ernest Renan (Clermont-Ganneau 1881), avoir « fait plusieurs longues séances dans l’aqueduc », et en avoir rapporté « des estampages et d’excellents moulages »[26]. Il pensait « avoir réussi à lire l’inscription en totalité, au moins pour les parties où elle n’est pas irrémédiablement détruite »[27]. Clermont-Ganneau rendit publiques les résultats de ses investigations dans un mémoire lu devant l’Académie en 1882, à son retour de Palestine[28].

Malmenée par la suite, victime de sa célébrité, alors que sa lecture se précisait, l’état de l’inscription se dégrada brutalement et de manière irréversible lors d’une excision, qui prit par surprise le monde scientifique, en 1890. La quête de l’objet soustrait à son emplacement d’origine retint l’attention des autorités et celle des savants, trop émus par sa disparition pour soupçonner un confrère d’être à l’origine de ce larcin épigraphique.

Déjà en 1881, dans une lettre adressée à Ernest Renan, Clermont-Ganneau affirmait que, ne pouvant pas y prendre de photographie au magnésium, faute de recul suffisant, il avait persuadé les Turcs à exciser l’original, sans mesurer les risques courus ni craindre pour l’intégrité de l’inscription lors d’une éventuelle extraction : « J’ai mis en tête aux Turcs de faire exciser l’original, voyant que je ne pourrais en obtenir l’autorisation pour moi-même. Le pacha en a référé à Constantinople. Quand l’opération sera faite et le texte amené au jour, j’en prendrai une belle photographie à votre intention » (Clermont-Ganneau 1881, 251-252 ; je souligne). Dans sa lettre adressée le 13 juin 1881, Clermont-Ganneau avait fait part à son ministre de ce même projet :

Je tenterai même d’obtenir du pacha de Jérusalem l’autorisation de faire exciser l’inscription dans le roc vif, comme je l’ai fait autrefois pour les deux inscriptions de la vallée de Josaphat dont je parle plus haut et pour les inscriptions marquant le périmètre sacré de Gezer. Dans ce cas, je ferai tout mon possible pour que la possession de ce précieux monument nous soit accordée.

Clermont-Ganneau 1882a, 9[29]

L’inscription fut donc excisée à la grande indignation de la communauté scientifique anglaise et allemande, qui ne désignera pas comme instigateur de ce détournement Clermont-Ganneau, acquis à la sympathie des orientalistes de tous bords après la découverte de la stèle de Mésha et la dénonciation des fraudes épigraphiques. Le monde scientifique anglo-saxon n’avait pas prêté attention à ses aveux lointains et les chercheurs français qui se sont par la suite penchés sur l’inscription ont négligé ce qui ne paraissait qu’un simple incident de parcours dans l’histoire des découvertes épigraphiques[30].

Pouvait-il, Clermont-Ganneau, espérer que l’opération d’excision de l’inscription de Siloé allait être plus réussie, vingt ans après la récupération des bris de la stèle de Mésha ? Le Palestine Exploration Fund avait exprimé ses « regrets et l’indignation » et dénonçait à juste titre un acte de vandalisme, proposant de collaborer avec les autorités pour retrouver la trace de l’inscription[31]. L’enquête menée par les autorités ottomanes pour retrouver l’objet fit de son excision un acte passible de poursuites judiciaires. D’après les résultats des investigations, l’inscription ainsi extraite de son site avait d’abord été vendue par un Fellah (à l’identité tue) à un marchand grec[32]. Retrouvée, l’inscription a été transférée au musée de Constantinople où elle restera et la recherche des responsabilités fut abandonnée[33]. Comme l’attestent les premiers facsimilés, alors qu’elle était encore in situ, l’inscription était déjà traversée par une fracture à gauche, affectant les trois premières lignes. Lors de son extraction, la pierre s’était brisée en deux grands morceaux, en suivant l’ancienne fracture. Les premiers facsimilés et transcriptions devenaient dès lors précieux.

3. Le tunnel de Siloé, oeuvre du roi Ézékias ?

L’on s’accordât, et ce dès les premières investigations et avant même la découverte de l’inscription en 1880, pour reconnaître dans le tunnel l’ouvrage d’art et les travaux hydrauliques à Jérusalem du roi Ézékias. Les sources bibliques et les écrits de Flavius Josèphe témoignent de l’existence d’installations hydrauliques à Jérusalem, dont l’origine était située à haute époque. « Quiconque veut frapper le Jébusite, doit atteindre le canal (kol-makkēh yǝbusî wǝyiggaʿ baṣṣinnôr) », peut-on lire dans 2 Sam 5,8[34]. Voulait-on suggérer par-là la possibilité d’une prise de la ville en en obstruant les conduits d’eau ou bien que l’on pouvait y pénétrer par les égouts[35] ? Des travaux d’adduction d’eau attribués au roi de Juda, Ézékias, sont par ailleurs mentionnés allusivement dans 2 Rois 20,20 : « [...] ce qu’il [Ézékias] a fait, le réservoir et le canal construits pour amener l’eau dans la ville (ʾet habbǝh wǝʾet-hattǝʿāh wayyābēʾ ʾet hammayim hāʿîrāh), cela n’est-il pas écrit dans le livre des Annales des rois de Juda ? ». À plus de quatre siècles d’écart, le Siracide mentionnait les travaux d’adduction d’eau attribués à ce roi : « Ézékias fortifia sa ville, en y amenant l’eau à l’intérieur. Avec le bronze, il creusa le rocher et construisit des réservoirs pour les eaux. De son temps monta Sennachérib qui envoya Rab-Šāqēh [...][36] » (Si 48,17-18).

Selon 2 Chr 32,3-5, Ézékias avait bloqué toutes les sources qui se trouvaient à l’extérieur de Jérusalem :

Il [Ézékias] se concerta avec ses dignitaires et ses officiers pour obturer l’accès à l’eau des sources situées en dehors de la ville (listôr ʾet-mêmēyʿªnôt ʾªšer miḥḥûṣʿîr). Ceux-ci l’aidèrent et un peuple nombreux se rassembla pour obturer toutes les sources et le ruisseau coulant à l’intérieur de la terre (wayistǝʾet-kol-hammaʿnôtʾet-hannaḥal haššôṭēp bǝtôk-hāʾāreṣ), en disant : « Pourquoi les rois d’Assyrie, à leur arrivée, trouveraient-ils de l’eau en abondance ? » Ézékias se mit courageusement à reconstruire tout le rempart démoli, il construisit les tours et une autre à l’extérieur du mur (wayyiben ʾet-kol-haḥḥômāh happǝrûṣāh wayyaʿal ʿal hammigdālôt wǝlaḥḥûṣāh haḥḥômāh ʾaḥeret).

Le traducteur de la Septante comprend différemment ce passage, puisqu’il semble s’agir non plus d’une tour se trouvant à l’extérieur de la muraille, mais d’un deuxième rempart : « et il construisit tout le mur qui avait été démoli, les tours, ainsi qu’un autre [mur] en face, à l’extérieur » (καὶ ᾠκοδόμησε πᾶν τὸ τεῖχος τὸ κατεσκαμμένον, καὶ πύργους, και ἔξω προτείχισμα ἂλλο). L’interprétation de la Septante resterait simplement anecdotique si elle ne concordait pas avec un passage de Is 22,11, où il est question de « deux murailles » : « Vous avez aménagé un bassin entre les deux murailles pour les eaux de l’ancien réservoir (ûmiqwāh ʿªśîtemyn haḥḥōtayim lǝy habbǝh hayǝšāh) ».

Selon Flavius Josèphe, le réservoir de Siloé (qu’il appelle « source », πηγή) se serait trouvé à proximité de l’ancienne enceinte[37], mais selon Birch, il ne faisait pas de doute que la piscine de Siloé se trouvait entre les deux murailles évoquées en Is 22,11, et en deçà du « mur extérieur », mentionné dans 2 Par 32,5 (Septante). S’agit-il du « réservoir inférieur » de Is 22,9 (habbǝkāh hattaḥtônāh) aménagé sous Akhaz, vers 735, (Birkat al-Ḥamra) ? De l’avis de Birch, les deux murailles formaient le mur d’enceinte de la ville et le mur extérieur (2 Par 32,5), en plaçant ainsi la piscine de Siloé à l’intérieur de ces remparts (Birch 1880, 200), mais les discussions sur le tracé des murailles antiques à Jérusalem a fait l’objet d’interminables débats.

La paléographie de l’inscription hébraïque constitue un autre argument en faveur d’une datation dans la seconde moitié du viiie siècle qui vient compléter les informations des données bibliques et assyriennes sur le règne d’Ézékias. On a ainsi associé l’ouvrage d’art à la campagne de Sennachérib (704-681), qui avait mis le siège à Jérusalem en 701, date établie d’après les Annales royales assyriennes[38].

La laborieuse percée du tunnel d’Ézékias exclut toutefois une entreprise hâtive. Si elle a bien eu lieu avant la campagne de Sennachérib, elle devait avoir débuté suffisamment à l’avance pour permettre l’achèvement des travaux, donc avant l’an 702. Or, la mort de Sargon II, en 705, avait jeté l’Assyrie dans une période de confusion, en même temps qu’avaient lieu des troubles en Babylonie, offrant par là une occasion propice à une éventuelle révolte d’Ézékias. De l’avis de W. Mayer, Ézékias pouvait alors entreprendre des travaux d’adduction d’eau dans la cité à l’occasion de ce changement de règne et en ne déclarant son insoumission, déclencheur de la campagne punitive de Sennachérib, qu’une fois les travaux terminés (Mayer 2003, 172-173).

La position de Dalley, consistant non seulement à minimiser l’agressivité assyrienne face à Juda, mais à voir dans la personne d’Ézékias non pas un révolté mais un allié, reste isolée[39]. Selon Dalley, Ézékias aurait même été une sorte d’« agent secret » de Sennachérib auprès des Philistins, et le prince d’Ekron, Padi, enfermé à Jérusalem, aurait été non pas le captif d’Ézékias, mais son protégé. Sans pouvoir éluder les sources qui semblent infirmer une telle interprétation et l’exclure tout à fait[40], Dalley voit dans la campagne de Sennachérib en Juda un siège passif plutôt qu’une vraie offensive assyrienne. Par conséquent, la construction du tunnel, que Dalley attribue au règne d’Ézékias, n’aurait pas eu pour but celui de prévenir un siège que le monarque pro-assyrien, selon cette interprétation, n’aurait pas eu à craindre[41].

L’attribution de l’entreprise de la percée du tunnel de Siloé au règne d’Ézékias a été plus récemment contestée par Reich et Shukron, qui y voient plutôt un ouvrage d’art datant de la fin du ixe siècle ou du début du viiie[42]. Pour soutenir cette datation haute, les deux archéologues se fondent sur les fouilles récentes de la Cité de David, des parties nord du tunnel et sur la complexe configuration des canaux creusés près de la source du Ghihon (canaux I et II ; tunnels III, IV [et la « Chambre ronde » du réservoir creusé dans le roc, découverte par la mission Parker-Vincent, en 1909] et VI) (Reich et Shukron 2011, 148-150). À cette théorie, Finkelstein oppose plusieurs arguments dont celui de l’extension de la ville à la colline sud-ouest, notamment sur son versant sud-est, dans la seconde moitié du viiie siècle, et plutôt dans les années 730 ou 720 qu’à la toute fin du viiie siècle, datation qui serait confortée par les analyses de radiocarbone et de la poterie (Finkelstein 2013). Par conséquent, le tunnel n’aurait pas été taillé en prévision du siège de la ville par Sennachérib, mais quelques décennies plus tôt, pendant les règnes des souverains assyriens Tiglath-Pileser III (745-727), Salmanasar V (727-722) ou Sargon II (721-705) et des rois judéens Akhaz ou Ézékias.

Concernant les dates du règne d’Ézékias, deux chronologies possibles sont avancées par les historiens. Si son règne avait débuté entre 729 et 727 et duré vingt-neuf ans (selon 2 R 18,2), il se serait achevé en 700/698, ce qui ne serait pas sans poser des problèmes d’harmonisation avec 2 R 18,1.9-10. Selon 2 R 18,13, où il est précisé que l’expédition de Sennachérib eut lieu la quatorzième année du règne d’Ézékias, le début du règne d’Ézékias serait alors à placer entre 716/714 et sa fin entre 688/686, sans tenir compte des synchronismes de 2 R 18,1.9-10, à moins de supposer qu’Ézékias a été associé au trône dès 728 (Gonçalves 1986, 51-60)[43]. Cette possible association au trône avant le règne proprement dit pourrait alors concilier certaines données archéologiques, telles que Finkelstein les interprète, et les indications bibliques attribuant à Ézékias les installations hydrauliques, notamment le creusement dans le roc (Si 48,17-18, supra). Néanmoins, et ce sera la conclusion de cet article, la tenace tradition biblique qui les associe aux préliminaires de la campagne assyrienne de Sennachérib semble étayer une date plus tardive, aux débuts du règne de Sennachérib.