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De son étymologie latine pax, le mot « paix » signifie un pacte, c’est-à-dire l’aboutissement d’une alliance scellée entre deux ou plusieurs adversaires. De cette définition, nous pouvons déduire que la paix est étroitement liée à l’accomplissement des exigences de la relation interpersonnelle et des rapports d’alliance. Par exemple, si les partenaires ne sont pas fidèles à l’alliance, la paix disparaît. Cette première acception ne désigne pas un état ou une situation comme être en paix, avoir la paix ou vivre en paix mais plutôt une action : faire la paix, agir pour la paix et construire la paix. Il ne s’agit pas d’un objet que l’on possède mais d’un bien, d’une valeur à acquérir. Dès lors, la paix s’inscrit fondamentalement dans un processus ; elle se construit par un choix, une décision ou mieux, par un acte de volonté et renvoie à la volonté de deux ennemis de mettre un terme à leurs inimitiés et de fixer ensemble les conditions de leur coexistence pacifique.

Puisque la paix est une construction constante de rapports chaleureux de bon voisinage basés sur les valeurs humaines et sur la créativité des uns et des autres afin de surmonter les difficultés, il nous paraît clair que pour dépasser les heurts et les frustrations, la recherche de stratégies de paix en tenant compte de la contribution possible de toutes les croyances demeure un effort capital. C’est dans cette perspective que s’inscrit le présent travail de réflexion ; son but est de proposer une « nouvelle stratégie » de réconciliation par laquelle chrétiens, musulmans et adeptes des religions traditionnelles africaines se retrouvent, se comprennent, s’estiment et s’acceptent mutuellement. Il s’agit de trouver de nouvelles manières de mener le processus de réconciliation dans un contexte où les efforts de paix ne semblent pas influer sur le cours de la violence sociopolitique.

Parmi les mécanismes culturels de maintien de relations humaines pacifiques ou de prévention de conflits, qui sont aussi vieux que le monde, figure ce qu’il est convenu d’appeler « alliances socioculturelles ». Celles-ci peuvent être définies comme des pactes qui unissent des peuples ou des lignages entre eux, ou comme un moyen de régulation de relations non conflictuelles entre groupes alliés. De telles alliances existent aussi bien à l’intérieur des frontières nationales qu’au-delà de celles-ci. Dans le passé, ces alliances socioculturelles ont pu mettre fin à des conflits et à des tensions intercommunautaires en Afrique de l’Ouest[1]. Aujourd’hui, peut-on encore recourir à ce type d’alliance dans les différents processus de réconciliation en Afrique de l’Ouest ? Peut-on faire de la notion d’alliance un concept clé de la réconciliation sociopolitique en Afrique de l’Ouest ?

Notre approche s’effectue en trois étapes. Nous commençons par présenter ce que nous appelons « alliances interethniques ». Ensuite, nous analysons le contexte sociopolitique de ces alliances. Enfin, nous montrons comment les alliances peuvent se mettre au service de ceux et celles qui mènent courageusement les processus de paix en Afrique de l’Ouest.

1. Les alliances interethniques en Afrique de l’Ouest

Il existe dans toutes les sociétés humaines des pactes d’amitié et de protection, de fidélité et de loyauté, des alliances de vie et de sécurité. Des hommes et des femmes, dans leurs rapports respectifs, prennent des engagements mutuels par des pactes, des contrats ou des alliances. L’alliance conjugale, par exemple, exprime la communion des époux et elle demeure la « référence même de l’Alliance de Dieu avec son peuple » (Sesboüé 1988, 110). Aussi l’alliance est-elle une expérience humaine fondamentale qui conduit les individus et les peuples à renforcer les liens sociaux.

Les alliances interethniques comprennent la « parenté à plaisanterie » (généralement considérée comme un système de solidarité), le cousinage, le pacte de sang et l’alliance de non-agression ou de non-complicité d’agression entre clans et entre groupes ethniques. Comme les alliances judéochrétiennes, les alliances interethniques sont souvent scellées dans des rites sacrificiels en lien avec le sacré et engagent les générations futures des parties contractantes (Fouéré 2008). Dans cette perspective, Mgr Théodore Mudiji définit les alliances comme des « médiations symboliques qui visent à frapper l’imagination et la sensibilité, l’intelligence et le coeur des parties en conflits. » (Mudiji 2011) Situées dans le contexte ouest-africain, ces alliances sont pratiquement des systèmes de rapport social qui, d’une part, déterminent l’éthique des peuples lors des événements identitaires (cérémonies culturelles, rites de passage, etc.) et, d’autre part, sont utilisés comme des techniques de conciliation.

Certaines stratégies de prévention et de résolution de conflits sont des « institutions singulières » (Broohm 2004). Ainsi en est-il de tous les pactes de sang, qui sont inscrits dans une vision religieuse et anthropocosmique (Hazoume 1937). On y a recours en cas d’homicide et il s’agit alors de cas grave de rupture des liens sociaux. Le renouvellement de ce genre de pacte n’entraîne pas seulement l’harmonie horizontale (paix sociale) mais surtout l’harmonie verticale (relation entre l’homme et Dieu). Les pactes de sang entre les individus, les clans et les ethnies ont pour but de forger la cohabitation pacifique. En Guinée Conakry par exemple, les Kissi, les Malinké, les Kouranko, les Lélé, les Soussou et les Peulh installés à Kissidougou (à l’est du pays) ont scellé une alliance de cohabitation pacifique. Cette alliance est symbolisée par trois pierres enterrées au centre d’un village appelé Mara, situé à cinq kilomètres de la commune urbaine de Kissidougou.

En effet, l’alliance interethnique est souvent comprise comme un

ensemble de liens conviviaux privilégiés et permanents, établis horizontalement (relation entre les membres de la communauté) et verticalement (relation entre les membres de la communauté et les ancêtres, voire Dieu) à l’intérieur du système parental ; et dans la relation avec l’Autre par l’Ancêtre, activités dans une démarche personnelle renouvelée, et qui fonctionnent sur la base de l’humour et la dérision.

Ndiaye 2003, 4

1.1 Origines ancestrales des alliances interethniques

Il convient de reconnaître qu’il est difficile de situer dans le temps et dans l’espace l’origine des alliances interethniques. Il est tout aussi difficile d’identifier avec précision, d’un point de vue géo-ethnique, les ancêtres qui les ont établies en des actes hautement symboliques et inculqués de façon permanente dans la conscience collective des descendants. Cependant, la plupart des ethnologues et des historiens s’accordent pour dire que l’origine des alliances interethniques est multiple en fonction des ethnies. Ce sont, en fait, des savoirs ancestraux.

Dans la plupart des sociétés ouest-africaines où se pratiquent par exemple l’alliance à plaisanterie et le cousinage, l’origine reste mythique car elle est perçue comme une expérience ancestrale. Les alliances interethniques proviendraient de l’aspiration de peuples à la cohabitation pacifique, à l’harmonie socioculturelle et à un vivre ensemble malgré les différences socioculturelles. Une telle aspiration a permis de poser les balises d’un espace social ouvert et intégrateur, où la violence est gérée.

Marie-Aude Fouéré aborde dans le même sens la question des « relations à plaisanterie ». Elle en identifie les origines suivantes : la guerre, l’assistance mutuelle, les relations commerciales, migratoires et le mariage. Dans le cadre de la guerre, précise-t-elle, l’alliance interethnique se définit comme une forme de rapports sociaux instaurés par un pacte dont le but est de mettre fin à la guerre. En pratique, cette relation devient un contrat ou une alliance entre les signataires. Il s’agit d’un traité de paix. En outre, cette façon « d’“enterrer la hache de guerre”, qui avait pour but l’atténuation de la conflictualité entre groupes, est envisagée comme un règlement pacifique des conflits sur le long terme » (Fouéré 2008, 79). Ainsi, pour éviter que son peuple ne devienne l’objet de pillages extérieurs et de guerres fratricides, Tiyë, le chef du pays Monè (une région de la Guinée Conakry) fut amené à signer un pacte de paix avec Samory Touré, le grand roi guerrier des Malinké (groupe ethnique situé au nord-ouest de la Guinée). Il s’agissait d’un pacte non seulement de deux chefs mais également de deux groupes ethniques : les Malinké et les Kpellè.

Nous convenons donc avec Marie-Aude Fouéré que les alliances interethniques ou claniques ont été instituées par des contrats de paix passés entre individus, « des ethnies ou entre des clans. Ces alliances pouvaient être politiques (mettre fin à la guerre), matrimoniales (échange de femme), économiques (échange de biens). Cette relation a donné lieu à des rapports pacifiques et égalitaires entre les contractants. » (Fouéré 2008, 81) Au-delà de leur origine ancestrale, les alliances interethniques ont pour visée principale l’harmonie sociale des peuples.

1.2 Au-delà des liens biologiques dans les alliances interethniques

L’alliance à plaisanterie est un système de solidarité interethnique très répandu en Afrique de l’Ouest[2]. Elle se définit comme une relation de détente dont le but est de purger (catharsis, au sens premier, signifie purification) des tensions entre les groupes.

Dans son livre Gens de parole, Sory Camara entreprend une étude de différents aspects de l’alliance et affirme que l’alliance à plaisanterie

permet de canaliser les tensions éprouvées dans des rapports de parenté clanique et avec les alliés matrimoniaux. En effet, l’alliance à plaisanterie, à travers les échanges verbaux à caractères irrévérencieux entre alliés, établit une relation pacificatrice qui joue le rôle d’exutoire de tensions qui, autrement, dégénéreraient en violences.

Camara 1992, cité par Sissao 2006, 3

Ces échanges souvent injurieux n’entraînent aucune conséquence fâcheuse. Il s’agit donc d’un phénomène social au service de la cohésion sociale.

La lecture du livre de Camara permet de percevoir une nuance entre la parenté et l’alliance, mais c’est plutôt Doulaye Konaté qui en fait un traitement systématique. Ce dernier montre que l’alliance à plaisanterie ne « repose pas sur une parenté réelle entre alliés, à la différence de la “parenté à plaisanterie” » qui concerne des personnes ayant des liens de parenté avérés (par exemple, la possibilité est donnée à un petit-fils de plaisanter avec son grand-père ou à un individu de s’adresser « vertement » à sa belle-soeur ou à l’épouse du frère aîné, et inversement). L’exemple des neveux, considérés comme des médiateurs attitrés dans la culture kpellè de Guinée et chez les Lyela du Burkina Faso, montre cette nuance entre les termes utilisés (Bassole 1984).

Cependant, « la manifestation la plus remarquable du sanankuya [“alliance à plaisanterie” dans la langue Malinke et en Kanalaa, langue du groupe ethnique Kpellè de Guinée Conakry] est attestée dans les échanges de plaisanterie entre alliés » (Konate 1977, 11). Cet effort de clarification de termes d’alliances variées n’occulte pas l’interdépendance de celles-ci sur le plan des pratiques sociales.

Pour notre propos, nous utilisons l’expression « parenté ou cousinage à plaisanterie » dans le sens d’alliance à plaisanterie afin de conserver

l’idée de la parenté fictive, métaphorique, qui est ainsi instituée entre groupes socioprofessionnels (castes), entre villages, régions, patronymes, ethnies. Il faut garder à l’esprit les entrecroisements : un groupe ethnique peut plaisanter avec un groupe socioprofessionnel, un patronyme avec un groupe ethnique. Les alliances à plaisanterie se transmettent à la descendance.

Smith 2004, 159

La parenté et l’alliance renvoient à l’idée fédératrice de familles, de clans, de groupes ethniques et de régions. Ainsi, l’alliance elle va au-delà des relations parentales et des liens biologiques par le fait qu’elle traduit aussi la relation entre alliés de différentes origines socioculturelles.

Considérée dans sa capacité fédératrice, l’alliance interethnique repose en fait sur un supra-langage ou une supra-culture qui facilite la « symbiose des cultures » et renforce les liens de solidarités. Dans ce contexte, l’ethnie n’a plus le dernier mot ; l’alliance, entendue comme relation historico-religieuse, devient le rapport par excellence qui unit les membres du clan ou de l’ethnie. Cette relation est prise au sérieux par les populations car dans l’esprit des gens, une sanction surnaturelle (généralement ancestrale) attend quiconque contrevient aux règles telles que l’interdiction de verser le sang d’un allié plaisant ainsi que les devoirs de médiation de dernier recours, de protection, d’entraide et de solidarité. C’est donc cette relation historico-religieuse, qui fédère les différents groupes ethniques, que nous appelons « alliance interethnique ».

Les alliances interethniques constituent, en fin de compte, une sorte de « pont entre certains terroirs linguistiques et culturels » (Smith 2004, 161). C’est un processus d’accueil, d’ouverture et de solidarité. Elles reposent sur des fondements conceptuels, linguistiques, socio-structurels, mythico-historiques, rituels et territoriaux extrêmement solides, qui permettent aux hommes et aux femmes de construire la paix dans un contexte approprié. Il en va de la force du langage, pour ainsi dire :

Le but réel de la parenté à plaisanterie est de faire régner la paix. Dans la société traditionnelle africaine, la parole ne joue pas seulement le rôle d’information immédiate, elle est aussi révélation d’une certaine attitude et disposition à l’égard d’autrui ; révélation et répétition d’un moment vécu ensemble, d’une histoire commune, ou si l’on préfère, « vécu partagé ». Lorsque le jeu verbal et physique des alliances à plaisanterie repose sur une base institutionnelle, lorsque les formes et les contenus sont violents dans la procédure, et lorsque l’ensemble des propos prend l’allure de véritables joutes oratoires, d’insultes et de moqueries, l’on se rend compte que leur portée n’est pas aussi simple qu’elle paraît, et qu’elle ne vise pas le seul besoin d’établir des relations au quotidien. En effet, cette forme de communication réalise une prise en charge totale de l’individu, de ses caractéristiques physiques, morales, spirituelles et intellectuelles, de sa réalité quotidienne, de son statut social, de son histoire individuelle et de l’histoire de son groupe. L’on instaure de façon ostentatoire la guerre verbale et gestuelle pour ne pas arriver à la vraie guerre, destructive des biens et des personnes.

Sissao 2006

Ce qui nous intéresse, ce sont les implications pratiques de ces alliances interethniques. La première conséquence sociale est que chacune des parties contractantes devient pour l’autre un hôte. D’où l’importance de l’hospitalité dans les sociétés régies par les alliances. Ainsi, écrit Afan, « [l]a base de l’hospitalité est moins l’appartenance au même groupe que l’alliance négociée entre les groupes différents. Les peuples se plaisent à souligner la primauté des rapports de solidarité et de réciprocité entre les hommes : “c’est une main qui lave l’autre” » (Afan 2001, 264). Cette solidarité supra-ethnique et supra-familiale dispose les peuples à l’unité des groupes ethniques, comme elle dispose des peuples de différentes origines à la paix.

Cependant, dans le contexte de rivalités politiques et religieuses, ces relations supra-matrimoniales sont souvent reléguées aux oubliettes. Dans le contexte ouest-africain, en Guinée, au Mali et en Côte d’Ivoire par exemple, les violences politiques ont montré les limites de ces alliances interethniques dans la prévention des conflits. Nous sommes étonnés de constater que des clans, qui ont une riche histoire d’alliance, s’entretuent pour des raisons politiques et religieuses. De plus, ironie du sort, les autorités religieuses et politiques se servent souvent de ces alliances sociales pour mener à bien les processus de réconciliation. D’où la nécessité de redynamiser ces savoirs ancestraux dans un contexte marqué par la violence et la mondialisation.

1.3 Les limites des alliances interethniques

Il convient d’admettre que la notion d’alliance est exclusive. Dans la relation d’alliance, la solidarité est souvent vécue entre les membres seulement. L’alliance des Mano de Guinée et de ceux du Liberia (Afrique de l’Ouest), par exemple, ne vise que les protagonistes. De plus, les relations d’alliance n’entraînent pas automatiquement la réconciliation. Les rivalités idéologiques, religieuses et politiques conduisent fréquemment les partenaires d’une même alliance ou d’une même parenté à des violences inimaginables.

En outre, ces alliances ne peuvent servir que dans un contexte socioculturel limité. Elles ont par conséquent moins de possibilité de transcender les intérêts des nations de même que les ambitions des communautés locales. Les crises sociopolitiques que traversent la plupart des nations d’Afrique de l’Ouest traduisent bien les limites et la fragilité de ces alliances, car elles sont souvent violées par les belligérants, même si des personnes qui se sont échappées des zones de combats témoignent parfois d’avoir bénéficié de la protection de leurs alliés.

On constate également une certaine disproportionnalité entre les fautes commises et les sanctions proposées par les alliances interethniques. Contrairement aux lois modernes qui prévoient des mécanismes juridictionnels de réparation plus ou moins proportionnée aux préjudices subis, la violation des règles prévoit des réparations morales et des sacrifices expiatoires. Le but est alors de restaurer l’harmonie entre les alliés. Aujourd’hui, force est de reconnaître que la sanction morale ne saurait en aucun cas se substituer aux sanctions pénales pour des préjudices importants.

On constate également que les alliances interethniques ont moins de poids pour résoudre des tensions liées à la pauvreté de ceux et celles qui n’ont pas de pouvoir économique. Dans des situations de clientélisme politique, de népotisme, de clanisme, de corruption, de régionalisme et d’ethnisme, on fait souvent l’expérience de l’exploitation égoïste de ces alliances. Pour la nouvelle génération, surtout la jeunesse urbaine, les alliances interethniques sont du passé et appartiennent à la vieille génération. Ces exemples montrent suffisamment l’importance d’un processus préalable de redynamisation et de réactualisation de ces alliances interethniques en vue de renforcer la cohésion sociale. « À vin nouveau, outres neuves » dit le Seigneur dans l’évangile de saint Marc (5,37-39).

Bien que ballotées par le vent de la mondialisation, les communautés africaines restent, en général, fondamentalement attachées à leurs croyances ainsi qu’aux us et coutumes. À cet égard, Jean-Marc Éla écrit :

Devant les difficultés de l’existence, l’Africain tend à revenir spontanément aux traditions ancestrales, aux autels et aux bois sacrés, aux marigots et aux puits, à tous les moyens de protection grâce auxquels durant des siècles des collectivités ont vécu. Bref, l’Afrique rurale recourt à la religion pour surmonter les servitudes et les peurs qui pèsent sur sa vie quotidienne. Dans des milieux marqués par le déracinement et l’insécurité, le retour aux vieilles pratiques religieuses et aux croyances ancestrales atteste la permanence d’un fonds religieux que les mutations de la société africaine n’ont pas entièrement détruit.

Éla 1980, 54[3]

Ce fonds religieux peut aider à redynamiser les valeurs religieuses susceptibles d’aider les hommes et les femmes à vivre ensemble malgré tout. Il est donc possible, en cas de conflit entre ces communautés, de retourner à ces croyances et à ces valeurs communes pour réinventer une stratégie de réconciliation. Il s’agit de mettre en oeuvre des alliances « sans fétiche [et de]soumettre les savoirs ancestraux à la confrontation » (Éla 2006, 9), en vue de renforcer la paix. La réinterprétation et la redynamisation des savoirs ancestraux sont des voies pour un ministère inculturé de réconciliation en Afrique de l’Ouest, dont la plupart des pays souffrent de violence de tout genre.

2. La banalisation de la violence en Afrique

En Afrique de l’Ouest comme partout ailleurs, la violence est banalisée. L’histoire de l’Afrique est caractérisée par la violence des conquêtes, des guerres et des razzias. Dans son article « De la guerre et de la paix en Afrique », l’historien ivoirien Pierre Kipré énumère les diverses formes de violence dans le continent africain : la violence politique (guerres civiles, conflits frontaliers), la violence économique (pauvreté et toute forme d’injustice économique), la violence sociale (exclusion) et la violence culturelle (acculturation) (Kipré 2003, 133). L’auteur ne mentionne pas explicitement la violence religieuse, mais elle est présente à travers la violence culturelle. Il faut également mentionner la violence constitutionnelle qui, de plus en plus, marque la situation politique de certains pays telle la Côte d’Ivoire.

Aujourd’hui, un regard attentif sur l’actualité brûlante et bouleversante du continent permet de confirmer l’omniprésence de la violence sociopolitique. Les mouvements djihadistes déstabilisent tout et sèment la terreur dans certains pays comme le Mali, le Nigeria, le Cameroun, etc. Ces pays sont tristement secoués par de nombreux attentats souvent attribués à la secte musulmane de BokoHaram. En Somalie, les combats entre les partisans politiques entraînent des pertes en vies humaines et des déplacements de populations vulnérables. Le printemps arabe, qui a commencé le 14 janvier 2011 en Tunisie, vacille entre « espoir et désillusion[4] ». Après le renversement des monarques, on se rend compte que les espoirs ne se concrétisent pas et que les droits fondamentaux, au nom desquels certains se sont tant battus, ne sont pas respectés.

En République Démocratique du Congo (RDC), au Congo Brazzaville, le massacre des citoyens ne s’arrête pas. Depuis une décennie, des mouvements armés et des factions rebelles en RDC plongent les pays dans une instabilité chronique. Il y a lieu de s’interroger sur le rôle des armées nationales en Afrique.

Les coups d’État aussi bien militaires que constitutionnels sont devenus des moyens de gestion du pouvoir et des modes de régulation de l’État. L’armée reste de plus en plus au service d’une personne et non de l’État. Des meurtres de manifestants, des brigades de la mort, des exactions de toute sorte ont été commises, tout simplement pour satisfaire un seul homme[5]. Confirmant cette banalisation de la violence en Afrique, le professeur Djibril Samb admet « qu’un Africain sur cinq vit dans un pays en proie à un conflit profond et plus du tiers des pays africains, depuis 1960, ont traversé des conflits et des crises plutôt graves. » (Samb, 2010)

Ce constat donne raison aux thuriféraires de l’afro-pessimisme qui n’hésitent pas à assimiler l’Afrique à un continent de tous les malheurs (génocides, coups d’État, guerres civiles, terrorisme, dictatures sanglantes, corruption, détournement de richesses naturelles, braconnage, diamants de sang, maladies tropicales et Sida). Ce cliché est repris par Sylvie Brunel qui estime que « [p]our le plus grand nombre, l’Afrique est le continent du malheur et de l’échec : guerres civiles, sécheresses, maladies, pauvreté, enfants soldats, corruption, dictature, gouvernements fantoches. Le continent tout entier est gratifié d’un jugement spécial, un mélange de pitié et de répulsion. » (Brunel 2015, 1) Il est vrai que l’Afrique n’est pas le seul continent où la violence sociopolitique est banalisée, mais cette hypothèse mérite aujourd’hui une attention particulière puisqu’on assiste impuissamment à un tel surgissement de l’horreur et de l’ignominie que cela n’en finit pas de ternir l’image d’une Afrique pourtant pérenne et source d’espoir.

Cette approche plutôt pessimiste de la réalité africaine reflète la faillite de l’État, dont les conséquences plongent la plupart des nations africaines dans une crise sociopolitique sans précédent. La mauvaise gouvernance — la « patrimonialisation » des richesses nationales, selon le mot de Bayard — demeure assurément l’une des causes des crises sociopolitiques. L’Afrique est devenue le continent des réfugiés et des déplacés dont la survie dépend d’une assistance humanitaire externe ; l’aide au développement et l’intervention humanitaire, motivé apparemment par la compassion et la charité, ne doivent pas enfermer l’Afrique dans un statut de victime et dans une sorte de dépendance.

Dans ce contexte de banalisation de la violence, les efforts à fournir pour mettre en oeuvre une réconciliation sont énormes. Que d’énergie déployée pour faire la paix ! Les autorités religieuses et politiques se sont engagées dans des processus de réconciliation mais aussi de restauration d’une société de justice, de paix et d’unité. Les leaders religieux en particulier n’ont ménagé aucun effort pour analyser la situation et appeler le peuple à la paix et à la réconciliation, tout en proposant parfois des solutions de sortie de crise. Malgré ces tentatives, l’Afrique de l’Ouest demeure aux prises avec d’innombrables conflits politiques et tensions interethniques. Le recours aux savoirs ancestraux, précisément aux alliances interethniques[6], pourrait promouvoir la paix en Afrique de l’Ouest.

3. Nécessité de redynamiser les alliances interethniques

Le problème que nous voulons signaler à présent par notre propos n’est pas de transposer les alliances interethniques mais de les réinterpréter et de les redynamiser en vue d’inventer une pratique nouvelle de la réconciliation. Dans la plupart des pays de la région ouest-africaine la réactualisation des savoirs ancestraux a été rendue possible avec l’implication des leaders religieux (leaders chrétiens, musulmans et adeptes des religions traditionnelles africaines) dans des processus de réconciliation sur les plans individuel et familial aussi bien que politique et national. Ainsi, lors de l’avènement de la démocratie en Afrique, certaines conférences nationales pour débattre sur des questions d’intérêt national ont été présidées par des chefs religieux. Mgr Isidore de Souza, archevêque de Cotonou, est devenu le président de la Conférence nationale du Bénin et celle-ci sert maintenant de modèle aux autres conférences nationales africaines[7]. Cette implication des leadeurs religieux illustre suffisamment la possibilité de réinterprétation des savoirs ancestraux dans un monde dit moderne.

En Guinée Conakry par exemple, la création d’un Conseil des sages constitue une occasion voire une stratégie de réinterprétation des approches traditionnelles de conciliation. Le Conseil des sages est un organe consultatif, un pouvoir traditionnel institutionnalisé par l’État (Ordonnance 093/PRG/85 du 17 avril 1985). Les membres du Conseil des sages ne sont pas des fonctionnaires de l’État ; ils se mettent bénévolement au service de leurs concitoyens pour les aider à résoudre les problèmes de tout genre (Condé 2003, 59-60). En 2006, le Conseil des sages et les chefs coutumiers de la ville de N’Zérékoré ont joué le rôle de médiateurs dans une querelle entre des musulmans et des chrétiens ; ils ont demandé à Mgr Philippe Kourouma et à son vicaire général l’Abbé Alexis Lamah de les aider à réconcilier les protagonistes. La présence de ces hommes d’Église dans le processus culturel de réconciliation et au milieu de personnes de différentes confessions religieuses est un atout pour ce que doit être la nouvelle pratique de la réconciliation en Afrique de l’Ouest.

Dans cette recherche des valeurs africaines susceptibles de contribuer à la culture de la paix, le professeur Lanciné Sylla évoque la situation du Botswana où

les chefs traditionnels continuent, non seulement de présider la palabre du kgotla et les tribunaux coutumiers, mais aussi ce sont eux qui forment la seconde chambre du parlement bicaméral à côté de l’Assemblée nationale classique. Le Botswana est une démocratie parlementaire dont la stabilité s’explique certainement par cette endosmose de la tradition et de la modernité dans le système politique.

Sylla 2007, 288

En général, ces assemblées se sont inspirées « d’expériences antérieures aussi diverses que la tradition africaine de la “palabre” » (Meny 1993, 168). Les décisions s’y prennent par conciliation, par compromis et par consensus et non par un vote « mécanique et arithmétique » selon le principe démocratique. Cette endosmose est au fondement de notre hypothèse selon laquelle ceux et celles qui militent pour la paix doivent dialoguer avec la sagesse des traditions locales. Il s’agit d’impliquer (dans le sens de empowerment) les leaders politiques, religieux et coutumiers dans la gestion des conflits sociopolitiques.

3.1 Conception d’un programme de redynamisation

Pour une efficacité des alliances interethniques dans les processus de paix en Afrique de l’Ouest, il importe de lancer un programme de redynamisation en ce sens. L’introduction de ces alliances interethniques dans les programmes éducatifs permet non seulement de les redynamiser mais surtout de les perpétuer. Dans son livre, Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso. Mécanisme de fonctionnement et avenir, Sissao Alain Joseph donne quelques suggestions d’adaptation de ces alliances interethniques pour le monde d’aujourd’hui et surtout pour le bénéfice des citadins. La redynamisation se ferait, selon lui, à travers des ateliers d’initiations, l’organisation de matchs de football et de soirées récréatives interethniques, la création d’un enseignement des alliances et parentés à plaisanterie au sein du cursus scolaire et universitaire, la confection de documents pédagogiques sur l’origine des alliances et parentés à plaisanterie, l’organisation de colonies de vacances entre régions « alliées à plaisanterie », l’institution d’une journée nationale (etc.) afin de « cultiver la différence » (Sissao 2002, 186).

Comme Alain Joseph Sissao, nous pensons qu’il est important de rendre ces alliances plus accessibles et plus compréhensibles pour tous et par tous les moyens, y compris l’enseignement, les émissions audiovisuelles, les campagnes de sensibilisation, les actions en faveur du brassage des peuples (mixage des peuples ou diversité des peuples sur un même territoire) dont l’affectation des fonctionnaires hors de leur région d’origine), l’encouragement des mariages interethniques, le jumelage des villes, bref, tout ce qui permettent à chacun de sortir de son univers et de mieux connaître l’autre (Gonnin 2004, 12-13).

L’exploitation de ces alliances permet de les instaurer en réseaux susceptibles d’atténuer les conflits, à défaut de les juguler. Pareil déploiement de ces alliances permet d’espérer qu’elles peuvent servir d’instrument de cohésion entre les communautés nationales, unissant des peuples au même destin national et régional (Gonnin 2004, 13).

La création de nouvelles alliances adaptées à la nouvelle génération ouest-africaine passe par l’invention de communautés d’alliance, de conseils, de structures d’accompagnement et d’accueil des victimes de violence, de recherche des pratiques culturelles de réconciliation et de résolution de conflits ; le but est toujours de contribuer à la construction de ponts par-dessus les murs identitaires et pour les « coeurs barbelés » (Jacques 1999) dans les pays d’Afrique. Loin de devenir des structures communautaires fermées sur elles-mêmes à cause d’une doctrine confessionnelle ou autre, ces alliances demeurent ouvertes à toutes sortes de pratiques contribuant à la paix, à l’unité et au renforcement des liens de fraternité. Elles seront des lieux de célébration du don de la vie et de prière oecuménique ; elles représentent un observatoire politique de la vie sociale et une instance de pression (advocacy) pour faire régner la justice sociale, la vérité et la paix sur le plan national.

Les communautés d’alliance constituent des lieux où la violence, les divergences religieuses, l’injustice et l’oppression seront surmontées grâce à l’action invisible de l’Esprit, présent dans toutes les cultures, et par le recours à des mécanismes éprouvés de résolution des conflits issus des traditions et des coutumes locales. La raison d’être des communautés d’alliance est de faire une alliance de justice pour contrer l’oppression, une alliance de vérité pour déjouer le mensonge et une alliance de paix pour combattre la violence.

Conclusion

Notre propos visait à faire de la notion d’alliance le concept clé de la réconciliation en Afrique de l’Ouest. Nous avons montré que l’alliance est expression d’union, de communion, de fidélité, d’accueil, de parenté et de fraternité. L’alliance renvoie, d’une manière générale, à la relation à l’autre ; elle est l’une des voies pacifiques de la gestion des conflits dans la plupart des sociétés africaines. De plus, les alliances interethniques vont au-delà de la parenté réelle, des liens biologiques ; elles sont « supra-familiales » interethniques.

L’introduction de ces alliances interethniques dans les processus de réconciliation sociopolitique permet de rejoindre non seulement les protagonistes des conflits, leurs familles et leurs communautés, mais aussi les autres communautés qui leur sont liées par des pactes de paix, par des alliances matrimoniales et par des relations de cousinage. La véritable réconciliation n’est possible que lorsqu’on est capable de se remettre en question, d’aller au-delà des liens biologiques, ethniques et régionaux pour dire la dure vérité aux frères et aux soeurs de même sang, voire aux géniteurs.

Il nous paraît important que ces alliances soient réactualisées et adaptées au contexte ouest-africain d’aujourd’hui en vue d’en faire un instrument de réconciliation et de paix. Les leaders religieux, dans leur mission de paix et de réconciliation, devraient dialoguer avec la sagesse des traditions religieuses locales.