Article body

Statuam hastam auram tenentem

Quintillien

Il est tautologique d’affirmer, de nos jours, que les lois doivent être rédigées dans la langue des justiciables. Historiquement, ce ne fut toutefois pas toujours le cas. À titre d’exemple, l’Edictum Theoderici (après 458)[1] et le Liber judiciorum (654)[2] ont été rédigés dans une langue, le latin, qui n’était pas le vernaculaire du peuple. Dans le même ordre d’idées, le Corpus Iuris Civilis (CIC)[3] a été compilé en latin à une époque et dans une société, l’empire romain d’Orient, où cette langue n’était plus comprise par la majorité des gens, y compris bon nombre d’étudiants en droit et de juristes[4]. Dans le cas de l’Edictum Theoderici et du Liber judiciorum l’explication se trouve fort probablement dans le rapport entre langue du savoir (latin) et langue vernaculaire, alors que dans celui du CIC l’explication n’est pas si facile. En effet, non seulement le CIC est rédigé en latin alors que la langue de la majorité est le grec, mais encore le Digeste, l’un des quatre textes qui le composent, est frappé d’une interdiction de rédiger des commentaires : seules la traduction littérale du latin vers le grec et la rédaction de paratitla sont permises[5]. Pourtant le grec est, tout comme le latin et l’hébreu, une langue prestigieuse. En effet, ces trois langues sont considérées comme les langues du savoir séculier et religieux. Les nombreuses versions grecques de l’Ancien Testament réalisées avant le IIIe siècle de notre ère que ce soit la Septante[6], les versions d’Aquila[7] (v. 130), de Théodotion[8] (avant la fin du IIe siècle), de Symmaque (vers 170) et des versions Quinta et Sexta telles que nommées par Origène dans son Hexaplorum[9] confirment cet état de fait[10]. D’ailleurs, Justinien connaissait la Septante et la version d’Aquila. Il y fait spécifiquement référence dans la Novelle 146. Cette dernière autorise l’utilisation, dans les synagogues, de ces traductions grecques ou de toutes autres versions réalisées dans une autre langue. Ainsi, pourquoi interdire, dans le cas du Digeste, la traduction autre que littérale du latin vers le grec ou la rédaction de commentaires ? Cet article débute donc par une brève analyse de la teneur et de la portée de l’article 21 (constitutio Tanta (Tanta 21))[11], puis il s’intéressera à certains facteurs qui ont pu participer à la formulation de l’interdiction de traduction autre que littérale du latin vers le grec[12] qui frappe le Digeste.

1. Interdiction contenue dans Tanta 21

1.1 Libellé de Tanta 21[13]

Tanta 21 est formulé en ces termes :

« Hoc autem quod et ab initio nobis visum est, cum hoc opus fieri deo adnuente mandabamus, tempestivum nobis videtur et in praesenti sancire, ut nemo neque eorum, qui in praesenti iuris peritiam habent, nec qui postea fuerint audeat commentarios isdem legibus adnectere: nisi tantum si velit eas in Graecam vocem transformare sub eodem ordine eaque consequentia, sub qua voces Romanae positae sunt (hoc quod Graeci kata poda dicunt), et si qui forsitan per titulorum subtilitatem adnotare maluerint et ea quae paratitla nuncupantur componere. Alias autem legum interpretationes, immo magis perversiones eos iactare non concedimus, ne verbositas eorum aliquid legibus nostris adferat ex confusione dedecus. Quod et in antiquis edicti perpetui commentatoribus factum est, qui opus moderate confectum huc atque illuc in diversas sententias producentes in infinitum detraxerunt, ut paene omnem Romanam sanctionem esse confusam. Quos si passi non sumus, quemadmodum posteritatis admittatur vana discordia? Si quid autem tale facere ausi fuerint, ipsi quidem falsitatis rei constituantur, volumina autem eorum omnimodo corrumpentur. Si quid vero, ut supra dictum est, ambiguum fuerit visum, hoc ad imperiale culmen per iudices referatur et ex auctoritate Augusta manifestetur, cui soli concessum est leges et condere et interpretari. »

[D’autre part, ce qui nous était apparu dès le début, lorsque avec l’aide de Dieu nous avons ordonné d’entreprendre ce travail, il nous semble opportun de le prescrire à nouveau maintenant : à savoir qu’aucun des jurisconsultes de notre temps, ni ceux qui viendront par la suite n’osent adjoindre des commentaires à ces lois; nous permettrons seulement de les traduire en grec, selon le même plan et en respectant l’ordre dans lequel se suivent les mots latins (ce que les Grecs appellent suivre pied à pied ) et de faire quelques sommaires sur chacun des titres, ce qu’on appelle des paratitles. Mais nous ne voulons pas qu’on fasse d’autres interprétations, qui sont plutôt des perversions du texte. Nous craignons que le verbiage des interprètes ne jette la confusion dans nos lois, ce qui est arrivé dans les anciens commentaires de l’édit perpétuel. Cet ouvrage sagement fait, ils l’ont déformé en en tirant des solutions contradictoires, si bien que presque toute la jurisprudence romaine s’est trouvée dans la plus grande confusion. Si nous n’avons pu souffrir ce fatras des anciens commentateurs, comment la postérité accepterait-elle ces vaines divergences ? Ceux qui auront la témérité de composer de pareils commentaires se rendront coupables du crime de faux, et leurs ouvrages seront détruits. Mais si, comme on l’a dit plus haut, quelque chose semble douteux, les juges en référeront à l’empereur, et le sens des lois sera fixé par l’autorité impériale à qui seule a été donné le droit de faire des lois et de les interpréter.]

1.2 Analyse de Tanta 21

Tanta 21 suit l’ordre de présentation suivant : renvoi implicite à la constitution De Conceptione Digestorium (Deo auct. 12), formulation de l’interdiction et spécification des exceptions - qui sont au nombre de deux - fondement de l’interdiction, explication de la peine encourue pour quiconque transgresse l’interdiction[14] et, finalement, établissement de l’autorité compétente pour interpréter le droit, c’est-à-dire l’empereur lui-même.

1.3 Renvoi à Deo auct. 12

Justinien débute en affirmant qu’il reprend l’interdiction qui avait été formulée en 530 lorsqu’il lança le processus de compilation du Digeste, ce qui n’est pas tout à fait exact. En effet, Deo auct. 12 interdit la rédaction de commentaires et permet les indices et les titulorum. Il n’y est fait, toutefois, aucune mention de la traduction. Il faut attendre l’adoption du Digeste, le 16 décembre 533, pour que le législateur la mentionne. Diverses hypothèses ont été formulées afin d’expliquer les raisons de ce changement d’attitude de la part de Justinien. Elles tendent toutefois vers l’impressionnisme. Pringsheim (1950, p. 392) explique que le législateur ne pouvait pas annoncer dans Deo auct. 12 un projet de législation en latin et en même temps en mentionner la traduction vers le grec. Il ne justifie ou n’explique d’aucune façon cette affirmation. De son côté, Berger (1945, p. 676) soumet que Justinien ne pouvait plus, lors de la promulgation du Digeste, ignorer le « fait grec », ce qui l’obligeait à prévoir la traduction de ces textes législatifs. Il n’explique toutefois pas pourquoi Justinien pouvait taire la traduction lors de la formulation du projet et qu’il devait la prévoir lors de la promulgation du texte. De plus, même si cette affirmation de Berger est fondée, pourquoi Justinien n’a-t-il pas tout simplement ordonné une traduction officielle de ces textes, quitte à ne donner force de loi qu’à l’une des deux versions[15] ? Ces hypothèses sont insuffisantes, selon nous, pour expliquer l’interdiction de traduction autre que littérale qui frappe le Digeste. Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie de cet article.

1.4 Formulation de l’interdiction et spécification des exceptions

Retournons, pour l’instant, à l’analyse de Tanta 21. Le deuxième élément abordé dans cet article consiste en l’interdiction de rédiger des commentaires sur le texte du Digeste si ce n’est de le traduire pas à pas vers la langue grecque.

Justinien énonce la règle interdisant à tout juriste – présent ou futur – d’annexer des commentaires au Digeste, puis spécifie les exceptions, c’est-à-dire, premièrement, que la traduction du latin vers le grec est permise en autant qu’elle suive le latin « pas à pas » (kata poda) et, deuxièmement, l’insertion de notes explicatives (paratitla), puis Justinien réitère l’interdiction concernant toute autre interprétation. Deux aspects méritent d’être notés. Le premier a trait à l’utilisation de l’expression grecque kata poda, le second porte sur la formulation de la restriction.

En ce qui concerne l’expression grecque kata poda, nous avons tenté d’établir une chaîne de citations de son utilisation dans un cadre traductionnel[16]. Nous n’avons trouvé aucune occurrence, dans l’empire romain d’Orient ou dans la Grèce Antique, de l’expression kata poda prise dans le sens de « traduction pas à pas » ou de « traduction mot à mot ». Kata poda ne semble donc pas être une expression consacrée pour désigner une méthode littérale de traduction. Certes, Xénophon, Hérodote et Thucydide, entre autres, utilisent cette expression, mais dans le sens de « suivre au pied » ou de « suivre à la trace »[17]. Justinien a peut-être créé un néologisme sémantique lorsqu’il a appliqué kata poda à la traduction littérale d’un texte juridique, mais il est difficile de l’affirmer.

Le second aspect, avons-nous dit, porte sur la formulation de Tanta 21. Cet article semble identifier la traduction, qu’elle soit littérale ou libre, à un procédé de rédaction de commentaires, donc, à l’exégèse. La formulation retenue dans Tanta 21 confirme en quelque sorte cette interprétation. En effet, le texte latin commence par interdire tout commentaire, puis il retire du champ d’application de Tanta 21, par l’utilisation de l’expression latine nisi tantum (si ce n’est), la traduction littérale vers le grec. Ainsi, dans l’optique justinienne, il fallait exclure spécifiquement la traduction littérale du champ d’application de Tanta 21 sans quoi toute traduction du Digeste aurait été comprise comme interdite.

1.5 Fondement de l’interdiction et autorité compétente

Le troisième élément touché par Tanta 21 est consacré au fondement de l’interdiction. Trois points méritent ici d’être analysés. Le premier porte sur l’utilisation par Justinien du terme perversiones; le second sur la raison de l’interdiction, alors que le troisième fournit une justification à l’interdiction. En ce qui concerne le premier point, le législateur, lorsqu’il utilise le terme perversiones pour justifier son interdiction d’interprétation du texte associe ce mot au terme interpretationes. Perversiones a ici le sens de « renversement de la construction d’une phrase ou des mots ». On peut ainsi voir que Justinien interdit non seulement le renversement ou la transformation du sens (interpretationes), mais encore qu’il prohibe tout changement à l’ordre des mots ou des phrases (perversiones) restant ainsi cohérent avec son utilisation de l’expression grecque kata poda.

Le second aspect explique que l’interdiction veut empêcher que la compilation ne devienne chaotique à cause de la multiplication des interpretationes ou des perversiones. On voit ici que le but avoué de l’interdiction et de la restriction de traduction est d’empêcher le foisonnement des réseaux de signification du texte. Justinien semble être conscient que le texte est toujours ouvert à interprétation et que son réseau de signification est en perpétuelle mouvance. Le troisième et dernier point justifie, par le jeu d’une anecdote historique, l’interdiction de rédaction de commentaires et de traduction autre que littérale du latin vers le grec. Le législateur affirme que l’Édit perpétuel fut l’objet de si nombreuses et diverses interprétations que le système juridique romain en devint presque inopérant. Justinien semble ainsi vouloir préserver l’intégrité de la lettre et du sens de sa compilation.

Le dernier aspect traité par Tanta 21 énonce que seul Justinien a autorité pour interpréter, en cas d’ambiguïté (ambiguitas), le Digeste. Les stratégies d’interprétation des écrits sont développées dans l’Antiquité romaine dans le cadre des débats judiciaires. L’herméneutique telle qu’elle est utilisée par les anciens (Cicéron, Quintillien, etc.) s’inscrit dans un mouvement antagoniste. Cicéron lorsqu’il inclut la théorie herméneutique dans la théorie rhétoricienne, comprend l’interprétation en termes de controverse. Selon cet auteur, la controverse dans un écrit peut prendre trois formes : l’intention de l’auteur ne concorde pas avec le texte écrit (scriptum c. voluntas ou scriptum c. sententia); un terme ou un passage de l’écrit est ambigu (ambiguitas); deux sections de l’écrit ou deux écrits complémentaires se contredisent (ex contrariis legibus). De plus, Cicéron définit la rhétorique, dans son sens large, comme étant l’art de persuader; cet art se concrétise dans la pratique – que ce soit pour l’étudiant ou le juriste - de la procédure nommée disputatio in utramque partem (argumentation pour et contre un point). L’interprétation en tant que partie de la rhétorique partage cette technique avec la rhétorique. L’idée de controverse présente dans l’herméneutique cicéronienne repose sur la possibilité qu’a l’interprète de favoriser soit le scriptum (lettre), soit la voluntas/sententia (volonté/esprit), cela dans le but de démontrer la justesse de son argumentation. Ainsi, celui qui prône le respect du scriptum afin de préserver l’intention de l’auteur de l’écrit doit insister sur le fait qu’en respectant la lettre, il respecte l’intention de l’auteur, alors que celui qui appuie son raisonnement sur la voluntas doit soit interpréter le scriptum de telle manière qu’il confirme la voluntas, ou encore établir que le texte est ambigu, transférant par le fait même la controverse entre le scriptum et la voluntas à l’ambiguïté (ambiguitas). Notons que ces deux catégories de controverse sont distinctes l’une de l’autre. En rhétorique, l’opposition scriptum/voluntas se rattache au moyen de preuve (fondement juridique), alors que l’ambiguïté (ambiguitas), la deuxième cause de controverse, est une question de style. Ainsi, la rhétorique caractérise la signification différemment selon ses divisions : sous l’inventio, la signification repose dans l’intention de l’auteur, alors que sous l’elocutio, la signification repose dans le sens des mots. L’interprète a toujours la possibilité de contrer l’interprétation stricte de l’écrit (scriptum) en ayant recours à l’équité, qui devient un outil fondamental de l’interprétation. Il est ainsi possible d’interpréter le texte de façon équitable afin de s’opposer à la lettre. En faisant appel à l’équité, on interprète contra scriptum, c’est-à-dire contre une interprétation stricte, mais on peut également interpréter supra scriptum en faisant appel au syllogisme, en ce sens que l’on prend en considération ce qui n’est pas dans le texte. On reconnaît ainsi l’impossibilité fondamentale pour un écrit de s’appliquer à toutes les circonstances et de conserver une signification à travers le temps. On admet que le texte, afin de survivre au passage du temps, doit être mouvant et ouvert à l’interprétation. Cette stratégie de corriger ou d’adapter le texte aux circonstances particulières de sa réception représente un des outils les plus importants de la tradition de l’interpretatio scripti, et, de façon subsidiaire, de la rhétorique[18].

Ainsi, Justinien, afin de contrer le modèle rhétoricien d’interprétation du texte juridique, se réserve l’exclusivité de dire le droit, ce qui lui permet de restreindre le nombre d’interprètes du texte et d’en garantir l’autorité. En effet, tout mouvement interprétatif pose le problème de l’autorité et de la préservation du texte contre l’hérésie. L’interdiction de rédaction de commentaires et la restriction de traduction donnent un pouvoir à l’interprétation justinienne, une force qui tire son autorité de l’exclusion de toute autre interprétation. Elle se veut à ce moment définitive, immuable et unique; elle seule détient la « vérité ». Justinien a donc une vision « extrêmement réductrice du rôle de la doctrine et du processus interprétatif » (Morin, 2004, p. 80).

Justinien semble associer la traduction sous toutes ses formes à la rédaction de commentaires et ce, à cause du libellé de Tanta 21. Toutefois, la traduction kata poda est permise puisqu’on semble présumer qu’elle n’ajoute rien[19]; ce qui est donc proscrit, c’est l’ajout : tout ce qui n’est pas reproduction ultra-littérale de la lettre latine. Contrairement à la rédaction de commentaires et à la traduction qui n’est pas ultra-littérale, la traduction kata poda ne serait pas un acte de production de sens nouveau dans l’optique justinienne, ce qui semble d’ailleurs être confirmé par la non-restriction du nombre de traductions qui peuvent être faites; seule la méthode de traduction qui doit être appliquée au texte fait l’objet d’une restriction. On voit ici poindre une présomption voulant que toutes traductions kata poda soient nécessairement identiques. Ainsi, dans la logique justinienne, la multiplication possible du nombre de versions ultra-littérales ne semble pas représenter un risque de glissement de sens ou de multiplication du réseau de signification. A contrario, Justinien reconnaît donc que la traduction, quand elle n’est pas ultra-littérale, se rapproche du mouvement interprétatif, qu’elle risque de provoquer la différence et est nécessairement un acte qui met de l’avant la force d’invention du traducteur/commentateur qui peut découvrir, ouvrir et s’approprier le texte. À ce moment, la traduction peut être assimilée à un acte rhétoricien. Voilà pourquoi Justinien n’autorise que la traduction kata poda. On découvre ici une conception concernant le langage et la façon dont il signifie. En effet, Justinien lorsqu’il interdit toute autre forme de traduction que la traduction ultra-littérale admet en quelque sorte que tout texte est composé d’un réseau de signification qui risque, lors du mouvement herméneutique, de donner lieu à diverses interprétations, ce qu’il veut à tout prix éviter.

2. Traduction biblique et traduction juridique : idéologie

2.1 Idéologie

Sarcevic (1997, p. 24 sq.), reprise entre autres par Zhao Yuhong (2000, p. 21-22), soumet que l’interdiction de traduction autre que littérale du latin vers le grec prendrait sa source dans la traduction biblique. L’interdiction de Justinien semble, en effet, indiquer un « malaise sémiotique » semblable à celui qui hantait, entre autres, Origène, Augustin[20] et Jérôme au moment de l’exégèse ou de la traduction biblique. Selon Augustin, le rôle de la traduction littérale est de récupérer une certitude originale qui n’a pas été obscurcie par les conventions humaines de la rhétorique; alors que pour Jérôme, la signification du texte est inviolable. Cette présomption définit également le programme de la traduction non sacrée de Jérôme. Contrairement à Cicéron et à Horace, Jérôme comprend la signification et le discours comme étant deux fonctions séparées. Il inverse, tout en utilisant leurs commentaires, les priorités de Cicéron et d’Horace. Ces derniers comprenaient le langage comme un outil facilitant la différence, alors que Jérôme voit le langage comme empêchant la fidélité.

La formule cicéronienne non verbum pro verbo est comprise par Jérôme comme un modèle de fidélité textuelle et non plus comme un modèle facilitant l’altérité. Le commentaire cicéronien est donc inversé afin de privilégier la signification et sera repris tout au long du Moyen Âge. S’inspirant de Jérôme, Boèce s’approprie le commentaire d’Horace. Ce faisant, il réhabilite l’utilisation de la traduction littérale pour les textes séculiers. En rejetant la traduction du sens, il redonne indirectement un motif rhétoricien à ce style de traduction en introduisant le mode rhétoricien de signification, en transposant et en introduisant la capacité linguistique d’un grand nombre de significations par le jeu de l’ambiguïté. Les rhetores latini minores et la tradition patristique, tout en utilisant les commentaires romains sur la traduction, rejettent le fondement rhétoricien sur lequel ils reposent. En effet, ils voient la traduction non pas comme devant faciliter et encourager la différence, mais plutôt comme permettant de récupérer une signification unique et immuable présente dans l’écrit et qui n’est pas dépendante du langage.[21]

Tout mouvement exégétique et traductionnel[22], qu’il porte sur le texte biblique ou non, produit nécessairement un texte secondaire qui se présente comme véhiculant la signification et le sens véritable du texte primaire. Toutefois, l’exégèse n’est jamais complète en soi. Il reste toujours du sens à explorer, à faire dire au texte. La polysémie du texte n’est jamais « usée », ce qui demande obligatoirement de nouvelles interprétations, donc de nouveaux textes (Irvine, 1994, p. 252 sq.). Dans l’optique justinienne, ce qui pose problème dans cette multiplication interprétative des textes, c’est la question de la préservation de l’autorité, de l’unicité du texte, de sa perfection présumée et de l’orthodoxie de l’interprétation. En ce qui concerne le texte biblique, on garantit sa sauvegarde en présumant que l’écrit biblique détient une signification divine pré-linguistique qui est immuable et qui ne peut être corrompue par l’exégèse ou la traduction, alors qu’en ce qui concerne le texte de Justinien, son unicité et son autorité est préservée par Tanta 21. Il est ainsi possible que Justinien ait voulu transférer au texte juridique les principes de traduction et d’exégèse appliqués à la Bible. Toutefois, ce n’est, selon nous, qu’un des facteurs qui a participé à la formulation de Tanta 21. Il en existe au moins deux autres qui sont tout aussi importants. Le premier concerne le droit byzantin et ses conditions de formation, le second porte sur le statut du latin face au grec.

2.2 Droit et langue

Le droit byzantin[23] prend sa source dans le droit romain, droit écrit qui s’exprime en latin. Le droit de l’empire romain d’Orient conservera, tout au long de son histoire, certaines caractéristiques propres au droit romain, entre autres : la dominance de son droit écrit[24] et son pluralisme juridique. La première caractéristique « s’inscrit dans la tradition romaine impériale et domine pendant toutes les périodes de l’histoire du droit byzantin » (I. Tsourka-Papastathi, 1994, p. 610). Selon la tradition romaine[25], l’empereur est la source vivante du droit écrit et séculier. Il est le seul à pouvoir interpréter, modifier ou abroger le droit séculier. Ce principe atteindra d’ailleurs son apogée dans le droit de Justinien, c’est-à-dire dans Tanta 21. La seconde caractéristique, le pluralisme juridique, est représentée par la co-existence du droit séculier, du droit canon[26] et du droit coutumier[27]. Dans les faits, le droit séculier et le droit canonique seront les principales sources du droit de l’empire. Ils auront une influence l’un sur l’autre, mais resteront distincts quant au fond et à la forme (I. Tsourka-Papastathi, 1994, p. 612).

Ainsi, l’influence principale qui a contribué à l’interdiction de rédiger des commentaires contenue dans Tanta 21 aurait son origine dans la tradition juridique romaine. Rappelons que Justinien a passé sous silence la traduction lors de la formulation du projet pour la nommer spécifiquement lors de la promulgation du Digeste. La question demeure donc, pourquoi interdire la traduction autre que littérale du latin vers le grec ? La réponse se trouve probablement dans le statut accordé au latin par Justinien[28] et par Tribonien ainsi que par le désir de l’empereur de défendre et de préserver la culture latine et le droit romain classique (Honoré, 1978, p. 49; 1973-1974, p. 869).

Pour Justinien et Tribonien, le latin est la langue du droit par excellence; il doit donc être le réceptacle du droit de l’empire romain d’Orient et personnifier la culture juridique byzantine (Honoré, 1973-1974, p. 864). Dans cette optique, le droit se dit, se pense et s’énonce dans une langue et cette langue est le latin. Certes, l’enseignement du droit à Constantinople et à Beyrouth se donne en grec, car les étudiants connaissent mal le latin, mais ils sont tenus d’avoir une connaissance de base du latin, car il est la langue de l’administration et le droit menait à des postes élevés dans l’administration byzantine (p. 868). De plus, Tribonien, comme président de la commission chargée de compiler le Digeste, les Institutes et le second Codex, poursuivait quatre buts, c’est-à-dire : « to provide a handbook of practice for the bar of the higher courts and the provincial governors, to reform the law syllabus, to improve the quality of the recruits to government service, and to defend Latin culture » (p. 867). Ainsi, la défense de la culture passe par la langue qui est à son tour protégée par la règle de droit.

L’oeuvre de compilation du Corpus Iuris Civilis a permis à Tribonien et à Justinien de préserver la culture juridique romaine, mais l’exercice aurait été futile si la traduction du Digeste n’avait pas fait l’objet de restrictions, car les praticiens du droit et les étudiants de langue grecque auraient eu tôt fait de traduire ou de faire traduire ce texte juridique et de se référer à la traduction et non pas à l’original[29]. On peut voir ici l’interaction entre droit, langue et idéologie. En effet, dans le cas de Tanta 21, la protection d’une langue et de sa culture juridique passe par l’interdiction de traduction autre que littérale du latin vers le grec.

Conclusion

Le droit, tout comme la traduction d’ailleurs, est porteur d’une idéologie qui s’exprime dans la formulation de la règle de droit. Il est le produit d’une société et d’une époque. En ce sens, la règle de droit énoncée dans Tanta 21 est particulièrement intéressante car elle associe une certaine forme de traduction, c’est-à-dire la traduction ultra-littérale, à la protection d’une langue et d’une culture qui se trouvent être la culture et la langue du texte de départ. Ici, la traduction ultra-littérale n’est pas porteuse d’assimilation de la langue ou de la culture d’arrivée. Bien au contraire, le but poursuivi est la protection du latin et de la culture « en voie d’extinction » qu’il représente. Ainsi, de la règle de droit qui impose une norme traductionnelle à l’idéologie sous-jacente et aux conséquences de cette interdiction, le droit et la traduction ne sont jamais sans conséquence.