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Introduction

Dans le Handbook of Translation Studies, Reine Meylaerts définit la politique de traduction (« translation policy ») comme « a set of legal rules that regulate translation in the public domain: in education, in legal affairs, in political institutions, in administration, in the media » (2011, p. 165). Cette définition a été reprise par plusieurs auteurs, dont Gabriel González Núñez (2016a, 2016b, 2016c), qui s’est efforcé de lui conférer un caractère à la fois moins formel et plus opératoire en l’arrimant à la typologie du sociolinguiste Bernard Spolsky (2009) :

we can lean on Spolsky’s understanding of language policy as language practices, beliefs, and management, to conclude that translation policy can be helpfully understood as more than a set of legal rules that bear on the use of translation.

González Núñez, 2016a, p. 91

Dans le sillage de Meylaerts et de González Núñez, des chercheurs comme Jim Adolfo Hlavac et al. (2018) et María S. Córdoba Serrano (2016) ont revisité le concept de politique de traduction à la lumière de nouveaux contextes et cadres théoriques. Les premiers ont montré que, dans le contexte australien, la politique de traduction est moins la résultante d’une politique linguistique (« language policy ») qu’une composante parmi d’autres d’une politique publique promouvant le multiculturalisme (Hlavac et al., 2018, p. 83). Pour sa part, Córdoba Serrano a mis à profit la notion de « language planning » empruntée à Oscar Diaz Fouces[2] (2001, 2010)[3] qui, selon elle, est plus adaptée pour décrire la politique de traduction en Californie, à laquelle elle consacre son étude :

The management-practice-belief triad may certainly be useful from a methodological standpoint, particularly for González’s case study (translation policies in the United Kingdom) and similar cases where the existence of explicit or overt translation policies is rather uncommon, [...] meaning that focusing on the management dimension may in fact be practically impossible. However, such a focus may be less necessary in contexts where more explicit and developed translation policies and translation management can be found, such as in the U.S., or in other contexts that Meylaerts may have had in mind when proposing her definition.

Córdoba Serrano, 2016, p. 129

Les travaux des auteurs évoqués précédemment montrent à quel point le concept de politique de traduction est susceptible de varier aussi bien selon le cadre théorique adopté qu’en fonction du contexte qu’il s’agit de décrire. Comme le fait valoir Córdoba Serrano, opter pour une définition trop restrictive ou formelle de la politique de traduction ne conviendrait pas pour décrire des situations où l’activité de traduction est faiblement organisée. En ce qui concerne l’approche de Hlavac et al., elle ouvre également des perspectives intéressantes en questionnant le rapport entre politique linguistique et politique de traduction[4].

Dans le cadre de notre étude, nous mettrons à profit la typologie spolskienne revisitée par González Núñez. Même si cette typologie peut manquer de précision (Córdoba Serrano, 2016, p. 129), elle se révèle particulièrement adaptée pour décrire des situations où la pratique traductive est faiblement structurée. C’est précisément le cas de la ville d’Edmonton, qui constitue ici notre terrain de recherche, au sein de laquelle l’activité traductive n’est l’objet d’aucune politique à proprement parler. En outre, les concepts de pratiques et de croyances permettent une compréhension plus ethnographique de la notion de politique de traduction, qui s’ancre dans la réalité des usages sur le terrain (et non pas exclusivement sur la lettre des politiques).

Selon González Núñez, les pratiques traductives (« translation practices ») désignent les pratiques concrètes de traduction mises en oeuvre par une communauté donnée; elles concernent notamment le type de textes traduits ainsi que le choix des langues cibles (2016a, p. 92). En ce qui concerne les croyances de traduction (« translation beliefs »), elles désignent les croyances que partagent les membres d’une communauté donnée à propos de la valeur et de la finalité de l’activité traductive (ibid.). Bien souvent, ces croyances sont implicites et doivent être inférées des pratiques traductives elles-mêmes. Enfin, l’organisation de la traduction (« translation management ») renvoie aux décisions en matière de traduction prises par les personnes ayant autorité dans ce domaine. Ces décisions peuvent s’appuyer autant sur des documents officiels que sur des règles tacites. Bien que les concepts de pratiques, croyances et organisation désignent en l’espèce des réalités différentes, ils sont étroitement imbriqués : les pratiques traductives sont le plus souvent le produit de croyances qui sont, elles, susceptibles d’influencer le mode d’organisation.

Notre description de la politique de traduction d’Edmonton prendra appui sur les éléments suivants :

  1. les textes traduits diffusés sur le site internet de la ville d’Edmonton ainsi que des informations recueillies dans le cadre d’entretiens sur les circonstances particulières de la traduction de certains de ces textes;

  2. deux séries de sondages en ligne réalisées entre août 2018 et septembre 2019 : la première avec des membres de l’équipe de traducteurs, réviseurs et correcteurs impliqués dans la traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton (City of Edmonton, 2016a), la seconde avec des fonctionnaires municipaux choisis sur les recommandations de notre informatrice, Charlene Ball, elle-même employée de la ville d’Edmonton et membre de l’équipe du projet de recherche[5];

  3. des entretiens semi-directifs[6] réalisés entre juillet 2019 et mai 2020 auprès de cinq employés sélectionnés en raison de leur niveau d’implication dans divers projets municipaux de traduction. Les données recueillies ont permis de mieux comprendre les pratiques traductives en vigueur à la ville d’Edmonton ainsi que leur mode d’organisation;

  4. des documents officiels produits ou commandités par la ville d’Edmonton mentionnant à un titre ou à un autre la traduction. Ces documents nous renseignent sur le mode d’organisation de l’activité traductive ainsi que sur les croyances en matière de traduction.

Nous limiterons le cadre temporel de notre étude aux années 2009 à 2019, années pour lesquelles nous avons obtenu le plus de données exploitables. Avant de procéder à la description comme telle de la politique de traduction mise en oeuvre à Edmonton, nous nous attarderons sur les spécificités de la politique linguistique du Canada et son influence sur celle de la province de l’Alberta. Cette mise en contexte campera le cadre général de notre examen de la politique de traduction de la ville d’Edmonton.

1. Du bilinguisme canadien au multiculturalisme albertain

Il existe à ce jour plusieurs travaux de nature sociolinguistique sur le multilinguisme au sein des villes, en particulier dans le contexte européen (Mac Giolla Chríost et Huw, 2008; Extra et Yagmur, 2011; Kraus, 2011; Cadier et Mar-Molinero, 2012; King et Carson, 2016). La traduction y est le plus souvent abordée comme une dimension parmi d’autres des politiques municipales de gestion du multilinguisme. Toutefois, plus rares sont les études qui sont spécifiquement consacrées à la politique de traduction. C’est le cas notamment d’un article publié en 2018 par Meylaerts sur la politique de traduction mise en oeuvre par la ville d’Anvers, en Belgique. Comme Meylaerts le fait valoir dans cet article ainsi que dans d’autres (2011), la traduction joue un rôle essentiel dans le dépassement des obstacles langagiers empêchant la pleine participation des minorités linguistiques au sein de leur société d’accueil. Dans cette mesure, la question de la politique de traduction est capitale en ce sens qu’elle est étroitement liée à celle des droits linguistiques accordés (ou non) aux minorités ainsi qu’à la problématique plus fondamentale d’une « justice linguistique » qui se pose au coeur de nos démocraties[7].

The analysis of the creation and evolution of translation policies fills an important gap in our knowledge about language rights, the relationship between the citizen and the state, the treatment of allophone minorities, their political and societal integration and their social inclusion, and their internal cohesion and cultural identity.

Meylaerts, 2018, p. 457

La politique de traduction revêt une importance particulière dans le contexte de villes multilingues qui attirent un nombre grandissant d’immigrants et doivent être en mesure de répondre à leurs besoins tout en favorisant leur inclusion (Kraus, 2011, p. 28). Dans le contexte canadien, la seule étude à notre connaissance portant sur la mise en oeuvre d’une politique de traduction à l’échelle municipale est celle de Lyse Hébert (2016), qui examine la Multilingual Services Policy de Toronto. Bien qu’elle s’appuie comme Meylaerts et González Núñez sur la typologie spolskienne, Hébert néglige quelque peu les pratiques traductives au profit du contenu (c’est-à-dire de l’organisation et des croyances) de la politique. Son propos se veut moins descriptif que critique : il s’agit d’envisager la politique de traduction de Toronto dans l’optique d’un dépassement (qu’elle qualifie de « postbilingue ») du bilinguisme officiel qui négligerait les langues tierces[8]. Hébert voit dans la Multilingual Services Policy mise en oeuvre par la ville de Toronto dès 2002 une expression de cette politique postbilingue à venir (2016, p. 25). Il serait tentant de chercher les points communs entre la politique linguistique de Toronto et celle d’Edmonton. Cela dit, compte tenu de son degré d’institutionnalisation, la Multilingual Services Policy fait à bien des égards figure d’exception[9]. Par ailleurs, la Multilingual Services Policy à laquelle Hébert a consacré son étude a été remplacée, en 2017, par la Multilingual Information Provisions Policy. Cette dernière apporte un certain nombre de modifications notables, notamment en ce qui concerne la prestation de services en français[10], et elle mériterait à ce titre de faire l’objet d’une nouvelle étude.

Les villes mettent en place des politiques linguistiques qui sont le produit de contraintes à la fois internes aux villes elles-mêmes (budget, composition démolinguistique, structure administrative) et externes. Par « externes », nous faisons notamment référence aux divers paliers de gouvernement (fédéraux, provinciaux, etc.) susceptibles d’influencer la politique municipale de traduction sur le plan des pratiques, des croyances et de l’organisation. Dans le cas du Canada, la politique linguistique est la résultante à la fois d’un système de gouvernement fédéral qui confère à chaque province le droit de légiférer sur sa propre politique linguistique, d’un bilinguisme fédéral qui hisse le français et l’anglais au rang de langues officielles et d’une politique multiculturelle qui accorde un statut aux langues immigrantes[11], que nous préciserons dans la suite de notre article. Cette politique linguistique composite connaît de grandes variations au niveau régional (en particulier, municipal). En outre, il y a fort à parier que l’adoption de la Loi sur les langues autochtones le 21 juin 2019 (Canada, 2019), qui s’aligne sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (Nations Unies, 2007), ajoutera un niveau de complexité supplémentaire[12].

En permettant l’utilisation du français et de l’anglais dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 ouvrait la voie à un Canada bilingue. Près d’un siècle plus tard, la Loi sur les langues officielles (1969) et la Charte des droits et des libertés (1982) conféreront un socle constitutionnel au bilinguisme canadien. La nécessité d’aligner la loi de 1969 sur les avancées de la Charte et de mettre en place ses modalités d’application donne lieu à l’adoption en 1988 d’une nouvelle Loi sur les langues officielles. Dotée d’un caractère exécutoire qui faisait défaut à la version précédente, la loi de 1988 propose une série de dispositions visant à renforcer l’égalité entre les deux langues officielles dont : la publication des actes législatifs dans les deux langues et leur égalité devant la loi; l’obligation pour les tribunaux de s’assurer que toutes les étapes d’un procès soient compréhensibles en français et en anglais par les participants; le droit pour le public de communiquer avec les institutions fédérales et de bénéficier de leurs services dans les deux langues officielles; le droit pour les employés fédéraux de travailler dans la langue de leur choix; et la clarification de fonction du Commissaire aux langues officielles ainsi que de la procédure de plainte. Par la suite, ces obligations se trouveront précisées et, pour certaines, mises en oeuvre par le biais de divers règlements, politiques, programmes et feuilles de route à l’image du Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services (Canada, 1991). Le bilinguisme fédéral a généré une activité de traduction considérable dont le Bureau de la traduction, fondé en 1934, est demeuré le siège au gré des changements de conjoncture politique[13]. Il faudra attendre la Loi sur le Bureau de la traduction promulguée en 1985 (Canada, 1985b) pour que le Bureau de la traduction se voie accorder un mandat officiel.

Dans le cadre de la politique fédérale sur le multiculturalisme adoptée dans le sillage des conclusions du rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, un certain nombre de dispositions concernant les langues d’immigration sont mises de l’avant. Ainsi, les articles 22 et 27 de la Charte (1982) ainsi que l’article 4 de la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1985 s’engagent à maintenir l’usage des autres langues que le français et l’anglais et à « faciliter l’acquisition et la rétention de connaissances linguistiques dans chacune des langues qui contribuent au patrimoine multiculturel du Canada, ainsi que l’utilisation de ces langues » (Canada, 1985c, article 4). Cette loi s’accompagne de plusieurs mesures comme la mise en place d’un Institut canadien des langues patrimoniales[14] (qui ne verra jamais le jour faute de financement), dont le mandat était « de faciliter, dans l’ensemble du pays, l’acquisition et la rétention des connaissances linguistiques dans chacune des langues patrimoniales » (ibid.). Cette politique multiculturelle place moins l’accent sur la traduction que sur la préservation et l’apprentissage des langues patrimoniales. Plusieurs chercheurs (Duff, 2008; Haque, 2012) s’accordent pour dresser un constat globalement négatif[15] en ce qui concerne la reconnaissance de la diversité linguistique par le gouvernement fédéral. Selon Linda Cardinal et Rémi Léger, « [t]he federal language policy provides minimal guidance for the recognition and accommodation of linguistic diversity » (2018, p. 30). Sur le terrain, ce déficit d’encadrement fédéral laisse aux provinces, territoires et municipalités le champ libre pour accommoder le multilinguisme en leur sein.

En vertu du système fédéral canadien, les provinces peuvent adopter leur propre politique linguistique (Vipond, 1991). Tandis que de rares provinces comme le Nouveau-Brunswick ont choisi de réviser leur politique linguistique après l’adoption de la première loi sur les langues officielles, la majorité n’a procédé qu’à de légères retouches. Cela dit, l’article 23 de la Charte, qui confère aux minorités linguistiques officielles le droit à l’instruction dans leur langue maternelle, a donné une légitimité constitutionnelle à leurs revendications en matière d’éducation à l’échelle provinciale. La nouvelle Loi sur les langues officielles de 1988 a renforcé l’engagement pris dans la Charte de soutenir le développement des minorités linguistiques de langues officielles à travers un certain nombre de mesures (partie 7).

En Alberta, la revendication de la minorité francophone pour ses droits linguistiques se fonde sur l’article 110 de la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest (Canada, 1891), qui reconnaissait l’usage du français et de l’anglais devant les tribunaux[16]. La Loi sur les langues officielles et la Charte ont offert à la minorité francophone les conditions favorables à la reconnaissance de leurs droits linguistiques. Au terme de sept ans de combat judiciaire, l’arrêt Mahé (1990) confirme le droit de la minorité francophone de gérer ses propres écoles et prépare le terrain à la création de conseils scolaires francophones. Ces nouveaux besoins éducatifs nécessitent le recours à des ressources en français dont certaines sont traduites et révisées par les services d’Alberta Education[17]. En 1999 est créé un Secrétariat francophone qui agit à titre de porte-parole des francophones auprès du gouvernement provincial. En 2017, une « nouvelle politique en matière de francophonie » est promulguée sous le gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley. Bien qu’elle reconnaisse l’importance historique et démographique des francophones, cette politique se défend de vouloir « rendre la province bilingue » (Government of Alberta, 2017, p. 2). L’année suivante, un Conseil consultatif sur la francophonie (Advisory Council on the Francophonie) est constitué dans le cadre du Government Organization Act afin de veiller à la mise en oeuvre de cette politique. Dans le domaine juridique, le Language Act de 1988 autorise le recours au français à l’Assemblée ainsi que dans différentes instances comme la Cour d’appel de l’Alberta, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et la Cour provinciale de l’Alberta.

Dans le sillage de la politique multiculturelle mise en place par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau, la province de l’Alberta a été l’une des premières à avoir autorisé, dès le début des années 1970, l’utilisation d’autres langues que l’anglais et le français dans les écoles (Association canadienne d’éducation, 1991). La Saskatchewan et le Manitoba lui emboîteront le pas. De nouvelles écoles bilingues (arabe-anglais, chinois-anglais, polonais-anglais) de même que des programmes parascolaires (ou « écoles du dimanche ») voient le jour au début des années 1980. À cet égard, la Language Education Policy of Alberta (Government of Alberta, 1988) souligne bien l’importance de prendre en compte l’héritage des Albertains de troisième et quatrième générations tout en leur inculquant les bases de l’anglais (ibid. p. 16). En ce qui concerne les langues autochtones, elles font désormais l’objet d’un intérêt renouvelé qui se manifeste notamment par la création de programmes de subventions comme le Indigenous Languages in Education Program (ILEP). Placé sous la tutelle d’Alberta Education, ce programme prend en charge la formation d’enseignants ainsi que le développement de matériel éducatif destiné aux jeunes de la maternelle à la douzième année. Toutefois, la traduction n’y est pas explicitement mentionnée.

2. La politique de traduction à Edmonton

Depuis les années 2000, l’Alberta compte parmi les provinces canadiennes attirant le plus grand nombre d’immigrants internationaux. Cette attractivité, l’Alberta la doit en grande partie à une situation économique favorable qui génère un important besoin de main-d’oeuvre[18]. Selon le recensement de Statistique Canada pour l’année 2016, l’Alberta a accueilli 17,1 % des nouveaux arrivants au Canada, ce qui représente une augmentation de plus du double par rapport au nombre d’immigrants qu’elle avait accueillis en 2001 (Statistique Canada, 2016a). En 2016, l’Alberta se plaçait ainsi dans le trio de tête des provinces attirant le plus d’immigrants, derrière l’Ontario (39,0 %) et le Québec (17,8 %) et devant la Colombie-Britannique (14,5 %)[19]. Ce sont les métropoles de Calgary et d’Edmonton qui, en 2016, constituaient les principaux foyers d’attraction de l’immigration autant nationale qu’internationale, abritant à elles seules 84 % de la population immigrante de l’Alberta (Statistique Canada, 2016b). Comptant 14,4 % d’immigrants par habitant, Edmonton se classait alors parmi les villes les plus cosmopolites du Canada, devant Calgary, Vancouver et Montréal (Statistique Canada, 2016c). Le recensement de 2016 indique en outre que près d’un quart des Edmontoniens possédaient une langue maternelle autre que le français, l’anglais ou une langue autochtone. Parmi les langues disposant du plus grand nombre de locuteurs à Edmonton, on comptait le tagalog (36 750 locuteurs), le punjabi (27 780 locuteurs), le cantonais (22 670 locuteurs), le mandarin (19 930 locuteurs), l’espagnol (18 465 locuteurs), l’arabe (17 520 locuteurs), l’allemand (14 670 locuteurs), l’ukrainien (11 770 locuteurs), le polonais (9380 locuteurs), le vietnamien (8870 locuteurs), l’hindi (8410 locuteurs) et l’urdu (8140 locuteurs). D’ailleurs, un peu plus de la moitié de ces locuteurs utilisent le plus souvent une langue autre que le français et l’anglais au sein de leur foyer (dans des proportions qui varient selon les communautés).[20]

Une telle diversité ethnolinguistique n’est pas sans poser un certain nombre de défis pratiques aux villes, qui représentent bien souvent le premier point de contact entre le gouvernement et les nouveaux arrivants. Jouissant d’une autonomie administrative croissante dans le contexte canadien, les villes ont été amenées à jouer un rôle de premier ordre en matière d’accueil et de rétention des nouveaux arrivants :

Several forces have contributed to growing municipal involvement in settlement and integration matters. The political dimension of provincial-municipal relationships that permits some measure of local innovation in areas where laws or rules of procedures have been vague or nonexistent (Andrew, 1995), the erosion of airtight jurisdictions of authority (Penninx et al., 2004, p. 5), have all enhanced the potential for municipal action.

Tossutti, 2012, p. 610

Dans le cadre d’une étude pancanadienne, Livianna Tossutti s’est attachée à évaluer le niveau de multiculturalisme au sein de plusieurs municipalités canadiennes, dont Edmonton (2012). Bien que l’étude de Tossutti ne prenne pas spécifiquement pour objet la traduction, elle offre le mérite de s’appuyer sur une typologie multicritère[21] qui intègre notamment la dimension langagière au sens large sous la rubrique « Corporate Communications and Public Consultation » (ibid., p. 616). Tossutti déplore notamment le fait qu’Edmonton, à l’image de villes comme Calgary et Abbotsford, ne dispose pas de politique claire en matière de traduction de documents dans d’autres langues que l’anglais et le français (ibid., p. 624). En revanche, elle identifie plusieurs initiatives positives au nombre desquelles la création d’un service d’information téléphonique, le 311, disponible en plus de 150 langues ainsi que la publication d’un guide du nouvel arrivant multilingue sur lequel nous reviendrons plus loin. Tossutti conclut en dressant un bilan mitigé de la façon dont Edmonton met en oeuvre le multiculturalisme :

Edmonton has formally recognized the salience of cultural differences on many indicators, but it has been more reluctant than other cities to institutionalize these differences in its employment and corporate communications policies. In contrast to Toronto and Vancouver, Edmonton’s municipal employment policy emphasizes the removal of barriers to the employment of individuals rather than members of designated minority groups. Unlike Toronto and Brampton, Edmonton has not opted for multilingual corporate communication policy. For these reasons, Edmonton’s approach is best described as intercultural rather than multicultural.

2012, p. 628-629

L’analyse de Tossutti envisage avec raison la traduction (et l’interprétation) comme une composante parmi d’autres permettant d’évaluer le niveau de multiculturalisme de la ville d’Edmonton. Ce faisant, elle prête peu d’attention aux pratiques traductives déployées sur le terrain par la municipalité. Nous verrons que ces pratiques ne se limitent pas à la production d’un guide pour les nouveaux arrivants. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à caractériser la politique de traduction d’Edmonton en nous appuyant sur des données collectées dans le cadre d’une recherche de terrain.

2.1 Pratiques de traduction et choix des textes traduits

Le site internet de la ville d’Edmonton, exclusivement en anglais, n’inclut pas de traducteur automatique (du type Google Translate) à la différence de celui de municipalités comme Toronto. L’on y trouve néanmoins plusieurs documents traduits. Afin de localiser ces traductions, nous avons dû recourir à des stratégies obliques comme entrer le nom des langues cibles ou le terme « translation » comme mots-clés dans le moteur de recherche du site. La figure 1 présente le résultat d’une recension effectuée le 15 avril 2019 selon la langue cible et le nombre documents traduits[22].

Figure 1

Nombre de documents traduits par langue source

Nombre de documents traduits par langue source

-> See the list of figures

Il est possible d’observer une corrélation générale entre les langues les plus traduites et celles ayant le plus grand nombre de locuteurs à Edmonton comme l’arabe, le cantonnais, le mandarin, le punjabi et le tagalog. Toutefois, nous n’avons pas été en mesure d’établir à partir de nos entretiens que le choix des langues cibles était systématiquement motivé par le recours à des données démolinguistiques à jour[23]. Il est également possible de noter que la variété de documents traduits pour les langues mentionnées est en général plus importante. La grande majorité des traductions se trouvaient sous les rubriques Programs & Services, Projects & Plans, City Government et Activities, Parks, and Recreation du site de la ville, où elles étaient accessibles sous forme de liens situés en général au bas de pages web, ce qui ne contribuait pas à leur visibilité[24]. En outre, ces traductions ne comportaient aucune indication quant à leurs auteurs et à leur date de publication.

Avec l’aide de Charlene Ball, employée de la ville d’Edmonton et responsable du projet de traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton. An Introductory Guide to Help New Residents Settle in Edmonton (City of Edmonton, 2016a), nous avons été en mesure de documenter 42 projets de traduction lancés entre 2007 et 2018 (dont trois qui n’ont pas abouti). En l’absence d’informations centralisées, nous avons pris contact avec des employés de la ville d’Edmonton qui avaient participé à ces projets de traduction. Toutefois, nous sommes conscient que cette démarche comporte certaines lacunes[25].

L’analyse de ces 42 projets de traduction nous a permis de faire plusieurs constats concernant les pratiques traductives de la ville d’Edmonton. En premier lieu, le recours à la traduction est loin d’être le même pour tous les services de la ville : certains services en font un usage plus systématique, à l’image de Citizen Services qui, par l’intermédiaire de ses différents services (Community & Recreation Facilities, Community Standards & Neighbourhoods, Fire Rescue Services, Integrated Strategic Development et Social Development), a commandité 35 projets de traduction. Pour leur part, les Family and Community Support Services[26] (FCSS) en ont commandité 14, ce qui les plaçait en seconde position. Cette situation n’est pas surprenante étant donné que Citizen Services et FCSS traitent directement avec une population immigrante aux prises avec une variété de problèmes sociaux. Précisons que 11 projets de traduction ont réuni ces deux entités administratives, parfois en collaboration avec un autre service de la ville.

En second lieu, la liste de projets de traduction que nous avons compilée peut être scindée en deux grandes catégories : d’une part, ceux qui se limitent à une ou deux langues et ciblent une communauté ethnolinguistique particulière; d’autre part, ceux qui concernent trois langues et plus, et proposent des informations d’intérêt général. Les premiers, au nombre de 23 (constituant près de 60 % de notre corpus), répondent à un besoin ponctuel tout en ciblant une population particulière. C’est le cas d’une série de traductions vers le mandarin commanditée par Citizen Services, Community Inclusion & Investment et FCSS concernant les règles et pratiques dans les salons de massage[27]. Cette initiative fait suite à une recommandation proposée par le Body Rub Task Force de la ville d’Edmonton en 2016 afin d’assurer aux masseuses un environnement de travail sécuritaire (Cisneros, Rao et De León, 2019a)[28]. Quant aux traductions à caractère général, elles sont au nombre de 16 et touchent des questions comme l’éducation, la sécurité et la participation aux élections, susceptibles d’intéresser un plus large public. Disponible dans sa dernière version en sept langues (amharique, chinois traditionnel et simplifié, espagnol, français, punjabi et somalien), le Newcomer’s Guide to Edmonton est emblématique de ce type de projets multilingues réalisés à grand renfort de financement. La traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton a ainsi mobilisé près d’une vingtaine de contributeurs (traducteurs, réviseurs, designers et gestionnaires de projet) et coûté 47 500 $ (Cisneros, Rao et De León, 2018a). Parmi les langues les plus fréquemment traduites pour ce genre de projet multilingue, on compte l’arabe, le chinois (traditionnel et simplifié), l’espagnol, l’hindi, le punjabi, le tagalog, le vietnamien et le français. Il importe de souligner que la prestation de services en français n’est soumise à aucune loi ou politique particulière au niveau municipal[29]. De plus, la mise en place au niveau provincial d’une nouvelle Politique en matière de francophonie (Goverment of Alberta, 2017) et d’un Conseil consultatif sur la francophonie responsable de son application n’a pas encore eu d’effets notables sur l’offre municipale de services en français.

En troisième lieu, nous avons pu établir que les services de la ville ont fait appel à 16 reprises à l’organisme The Family Centre pour la traduction de documents municipaux entre 2007 et 2018. Nous tenons à préciser que nous n’avons pas été en mesure d’identifier les auteurs de la traduction de plusieurs autres documents que nous avons recensés[30]. Cela dit, plusieurs employés avec qui nous nous sommes entretenus ont indiqué que leur service faisait occasionnellement appel à des agences de traducteurs professionnels, dont certaines étaient situées en Alberta (Cisneros, Rao et De León, 2020). En plus d’offrir une gamme de services de conseils axés sur la famille, The Family Centre propose des prestations de traduction et d’interprétation dans une cinquantaine de langues et dialectes. Selon l’ancienne directrice de l’organisme, Taryn McDonald, cette activité assure au Centre un revenu financier autonome (Cisneros, Rao et De León, 2018b). Le Centre s’appuie sur un vaste réseau de traducteurs non professionnels qui pratiquent la traduction comme activité secondaire. Ceux-ci sont souvent eux-mêmes issus des communautés migrantes[31] de sorte qu’ils possèdent une connaissance intime de la langue cible et du contexte local. Comme le soulignent Mustapha Taibi et Uldis Ozolins, il n’est pas rare que les agences de traduction fassent elles-mêmes appel à des traducteurs ayant une bonne connaissance de la réalité locale (2016, p. 119). Le choix de Charlene Ball de confier la traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton à The Family Center procède de motifs similaires (Cisneros, Rao et De León, 2018a). En effet, selon elle, la traduction du guide de 2012[32] réalisée par une agence professionnelle ne prenait pas toujours en compte les spécificités locales, en particulier pour les langues non européennes (ibid.).

La traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton publiée en 2016 marque à bien des égards un renouveau des pratiques traductives et mérite à ce titre que l’on s’y attarde[33]. Supervisé par Charlene Ball avec la collaboration de Taryn McDonald, le projet de traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton s’efforce de conjuguer souci professionnel de qualité et prise en compte des particularités du contexte local. En pratique, cette double exigence a informé l’organisation du processus de traduction qui a mobilisé, pour chacune des sept versions du guide, un traducteur, un réviseur et un correcteur[34] dans le but d’assurer la qualité du produit final. Ce mode d’organisation qui repose sur plusieurs niveaux de contrôle de la qualité tranche par sa rigueur avec celui des projets de traduction habituellement réalisés par The Family Centre (Cisneros, Rao et De León, 2018b). L’initiative du mode d’organisation revient en fait à Charlene Ball, qui avait déjà été sensibilisée aux « subtilités » de la traduction dans le cadre de sa formation universitaire en relations interculturelles ainsi qu’à l’occasion de divers projets de traduction menés antérieurement (Cisneros, Rao et De León, 2018a).

Même si le projet de traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton constitue une exception eu égard à son mode d’organisation et à l’ampleur des moyens mobilisés, il ouvre des perspectives inédites sur la possibilité d’impliquer la communauté locale dans le processus de traduction de documents municipaux. Dans l’esprit de la production participative (ou crowdsourcing) et d’autres pratiques collaboratives déjà largement mises à profit dans le domaine de la traduction (Désilets et van der Meer, 2011; Jiménez-Crespo, 2017), une telle pratique permettrait aux communautés ethnolinguistiques (par l’intermédiaire de leurs représentants qui disposent d’une formation adéquate et d’une compétence linguistique suffisante) de prendre part à la vie de la Cité en traduisant des informations dont elles bénéficieraient directement. À cet égard, il est intéressant de noter que la page internet hébergeant le guide comporte un lien permettant aux utilisateurs de proposer des « corrections » en vue des prochaines mises à jour. Par ailleurs, le cas du Newcomer’s Guide to Edmonton illustre également l’importance du rôle que peuvent jouer certains employés éclairés, à l’image de Charlene Ball[35], dans la diffusion de ce que l’on pourrait appeler une culture municipale de la traduction, c’est-à-dire la circulation de croyances susceptibles de modifier aussi bien les pratiques traductives que leur mode d’organisation au sein de la ville d’Edmonton.

2.2 Politique municipale et organisation de la traduction

À défaut d’être encadrées par une politique en bonne et due forme comme c’est le cas pour Toronto, les pratiques traductives que nous venons de décrire prennent appui sur quelques documents municipaux. L’un des plus importants est sans doute le Immigration and Settlement Policy Framework (City of Edmonton, 2007) élaboré par le Office of Diversity and Inclusion[36] (ODI) dont la création remonte à janvier 2005. Cette même année, le gouvernement provincial avait lancé le plan Supporting Immigrants and Immigration to Alberta qui mettait notamment l’accent sur l’importance de la collaboration entre les paliers provincial et municipal dans le domaine de l’accueil des nouveaux arrivants. En vue d’élaborer sa politique en matière d’immigration, la ville d’Edmonton amorce des consultations avec plusieurs partenaires dont le Centre of Excellence for Research on Immigration and Integration (PCERII), qui regroupe plusieurs universitaires spécialistes des questions d’immigration. En 2005, le PCERII présente un rapport intitulé The Attraction and Retention of Immigrants to Edmonton: A Case Study of a Medium Sized Canadian City (Derwing et al., 2005) qui comporte 27 recommandations pour la mise en oeuvre d’une politique de l’immigration à l’échelle municipale. Il est remarquable de constater que plusieurs de ces recommandations concernent directement la traduction. En effet, les auteurs du rapport préconisent de poster sur le site internet de la ville du matériel promotionnel dans les langues des communautés immigrantes les plus nombreuses (PCERII, 2006, p. 18); de s’assurer que la ville dispose d’interprètes bien formés et bien rémunérés (ibid., p. 19); d’offrir des traductions de documents municipaux importants en plusieurs langues (ibid., p. 21). À titre de modèles (ibid., p. 6), le rapport mentionne les villes de Vancouver (dont le site comporte un lien vers un guide multilingue du nouvel arrivant) et de Toronto (qui dispose d’un cadre règlement en matière d’accueil des immigrants depuis 2003). Le Newcomer’s Guide to Edmonton (2012) – qui a pu être inspiré par l’exemple de Vancouver – faisait partie d’une série de mesures approuvées par le Conseil de la ville d’Edmonton préfigurant la mise en place du Immigration and Settlement Policy Framework adopté en 2007. Inspirée par l’exemple de Toronto, cette politique est encouragée par l’ancien maire d’Edmonton Steven Mandel à la suite du constat que sa ville attire moins de nouveaux arrivants que Calgary (Tossuti, 2012, p. 617). La première version du Newcomer’s Guide to Edmonton (2012) est achevée dans le cadre de cette nouvelle politique. Offert en sept langues (arabe, espagnol, français, hindi, mandarin, punjabi, vietnamien), le guide a pu être financé grâce à une subvention de Alberta Employment, Immigration and Industry et distribué à 15 000 exemplaires dans les bibliothèques municipales, les organismes d’établissement de nouveaux arrivants et divers services municipaux.

Élaboré en 2010 en soutien à la politique en matière d’accueil et d’immigration de la ville, le plan stratégique Towards Greater Diversity préconise plusieurs actions sous le volet Communication and Public Awareness/Education. Certaines concernent directement la traduction, comme la mise en place de « administrative procedures that provide direction for determining the translation of City of Edmonton information resources and the effective use of telephone based language interpretation services » (City of Edmonton, 2010, p. 17). Pour sa part, le Diversity and Inclusion Framework and Implementation Plan (City of Edmonton, 2013) souligne les bienfaits de la traduction s’agissant de la promotion de l’inclusion et de la diversité dans des domaines comme les communications et l’engagement du public (p. 42). En ce qui concerne, le rapport Understanding Voters’ Needs.What We Heard. Public Engagement Findings (City of Edmonton, 2016b), il insiste sur l’importance de traduire les documents électoraux afin de favoriser la participation des nouveaux Canadiens aux élections municipales. À cet égard, il convient de préciser que tandis que le Alberta Local authorities Election Act (Government of Alberta, 2000b) autorise l’utilisation de matériel traduit dans d’autres langues que l’anglais, le règlement de la ville d’Edmonton pour les élections municipales n’en fait aucune mention.

En bref, l’analyse des documents et rapports municipaux met en évidence un intérêt persistant pour la traduction depuis ces quinze dernières années. Cet intérêt est motivé moins par une adhésion de principe au bilinguisme ou au multiculturalisme que par une conjonction de facteurs économiques et sociaux comme l’accueil et la rétention des nouveaux arrivants dans un contexte concurrentiel, la promotion de la diversité et de l’inclusion, la communication et l’engagement du public. Pour autant, la pratique traductive ne s’accompagne pas de la mise en place d’une politique linguistique (ou d’une politique de traduction) municipale explicite à l’image de la Multilingual Services Policy adoptée par la ville de Toronto au début des années 2000. La seule mention portant sur la possibilité d’encadrer l’activité traductive dans le plan stratégique Towards Greater Diversity (City of Edmonton, 2010) est demeurée lettre morte. En pratique, cette situation n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés aux employés de la ville impliqués dans des projets de traduction. Faute de cadre de référence clair, ceux-ci doivent s’en remettre à leurs propres pratiques et croyances. Cela étant, tous les employés municipaux interrogés reconnaissent les bienfaits de la traduction et s’accordent sur le besoin d’en standardiser la pratique, ne serait-ce que pour s’aligner sur les politiques de la ville elle-même[37] :

Standardization regarding translated materials would provide further alignment with the City’s accessibility policy. Without an associated policy, there is a risk that the public may perceive that genuinely comprehensive and inclusive participation is only desired at certain points in certain projects.

Cisneros, Rao et De León, 2019b

Il est remarquable de constater que même en l’absence de cadre de référence, les employés de la ville d’Edmonton mobilisent spontanément un certain nombre de bonnes pratiques comme le fait de solliciter des collègues polyglottes afin de vérifier la qualité de traduction (Cisneros, Rao et De León, 2019d); d’intégrer un volet de communication multilingue aux projets municipaux susceptibles d’affecter des communautés ethnolinguistiques[38]; de consulter des données démolinguistiques (Cisneros, Rao et De León, 2018a); et de mettre en place des procédures de contrôle de la qualité des traductions à l’image de la dernière version du Newcomer’s Guide to Edmonton. Toutefois, nous ignorons dans quelle mesure ces pratiques sont systématiques.

Conclusion

En mettant à profit la typologie spolskienne revisitée par González Núñez, nous avons pu décrire la politique de traduction de la ville d’Edmonton à l’aide des concepts de pratiques, croyances et organisation. Ce faisant, notre propos était d’éviter le double écueil consistant à questionner l’existence même d’une telle politique (en raison de son défaut d’organisation) et à la critiquer à la lumière d’une certaine conception du multiculturalisme (dont le volet multilingue demeure à ce jour encore flou). À la suite d’Hébert (2016), nous reconnaissons que les municipalités – que ce soit Toronto ou Edmonton – sont le lieu de pratiques traductives souvent méconnues et parfois innovantes qui participent plus généralement d’une politique multilingue (Hébert parle pour sa part de « postbilingue ») encore à découvrir. Cela dit, dans le contexte municipal d’Edmonton contrairement à Toronto, la tension entre le multiculturalisme et le bilinguisme officiel est moins palpable compte tenu du statut secondaire accordé au français, en dépit des démarches entamées récemment au niveau provincial.

C’est à partir de 2005 que la traduction se trouve véritablement problématisée au niveau municipal tandis que le flux migratoire vers Edmonton continue de croître tout en se diversifiant. Cette situation affecte directement la ville d’Edmonton, qui se voit contrainte de formuler une politique d’accueil et de prise en charge des immigrants en conformité avec les orientations fédérales et provinciales. L’élaboration de cette politique ainsi que la mise en place d’un cadre pour la diversité et l’inclusion amorcent un début de problématisation de la traduction, en particulier autour du projet de traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton. Depuis 2010, Edmonton recourt à la traduction dans une plus grande variété de contextes sociaux afin de cibler des communautés ethnoculturelles à risque et de communiquer en plusieurs langues sur des questions d’intérêt général (les élections, la santé).

Les consultations que nous avons menées auprès d’employés ont mis en évidence le recours à de bonnes pratiques (consultation avec des employés multilingues, mobilisation de données démolinguistiques) dont nous n’avons pas pu déterminer à quel point elles étaient répandues. À cet égard, la traduction la plus récente du Newcomer’s Guide to Edmonton sous la supervision de Charlene Ball se démarque par sa volonté de concilier traduction communautaire[39] et contrôle de la qualité.

En dépit des bénéfices que la ville d’Edmonton reconnaît à la traduction, notamment dans le domaine de l’inclusion et de l’engagement avec le public, il ne semble pas y avoir d’intérêt particulier à instaurer un cadre de référence pour l’activité traductive. En effet, l’intention formulée en ce sens dans le document Towards Greater Diversity (City of Edmonton, 2010) est restée lettre morte. La perspective de la mise en place d’un tel cadre éveille également la crainte de coûts supplémentaires pouvant affecter le budget des projets municipaux. Il n’empêche que les employés interrogés reconnaissent les avantages pratiques qui pourraient découler d’un tel cadre de référence pour la gestion au quotidien de projets de traduction.

À défaut d’adopter une politique linguistique d’envergure à l’image de la Multilingual Information Provisions Policy de Toronto, la ville d’Edmonton gagnerait à généraliser les bonnes pratiques déjà existantes. Une des pistes particulièrement prometteuses émanant de la traduction du Newcomer’s Guide to Edmonton est la possibilité d’impliquer les communautés ethnolinguistiques dans la traduction de documents municipaux. À cet égard, il est intéressant de noter qu’à la suite d’erreurs commises dans la traduction de documents en tamoul et farsi (Ross, 2019), le Conseil municipal de Toronto a passé en décembre 2019 une motion[40] recommandant justement de faire appel à des membres des communautés concernées afin de vérifier les traductions avant qu’elles soient diffusées auprès du public. En plus d’assurer une meilleure qualité au produit final, cette pratique conférerait un rôle actif et citoyen aux communautés ethnolinguistiques dans leur propre processus d’inclusion.

Quelque peu génériques, les concepts de croyances, pratiques et organisation mériteraient d’être raffinés afin d’être mieux à même de décrire le domaine particulier où ils s’appliquent. La mise en oeuvre de la traduction au sein d’une ville est une opération complexe qui suppose une variété de considérations administratives, financières, etc., dont les notions de pratiques, croyances et organisation ne rendent pas toujours compte de façon précise. Des questions comme le mode de financement des projets de traduction, les stratégies de diffusion des ressources traduites auprès du grand public (qui se fait parfois avec la collaboration d’organismes communautaires), l’utilisation de technologies (comme les traducteurs automatiques) et la gestion des projets de traduction au sein des services administratifs constituent autant de pièces essentielles d’une politique municipale de traduction. L’étude de terrain que nous avons menée a permis d’apporter un premier éclairage sur certains aspects concrets de cette politique municipale de traduction qui, faute de cadre formel, a tendance à passer inaperçue. À notre connaissance, peu de métropoles canadiennes disposent de politiques linguistiques encadrant leur pratique traductive, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles ne recourent pas à la traduction. En ce sens, il nous semble important d’élargir à d’autres villes canadiennes l’étude de terrain que nous avons menée à Edmonton afin : 1) d’identifier la diversité des pratiques (tout autant que des croyances et modes d’organisation) plus ou moins innovantes qui sont à l’oeuvre au niveau municipal; 2) d’établir une typologie descriptive qui soit mieux à même de rendre compte des diverses opérations constitutives d’une politique municipale de traduction; 3) de proposer un éventail de solutions concrètes[41] pour optimiser les politiques de traduction qui participent à l’inclusion et à l’engagement des communautés immigrantes.