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Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage d’Anne Montenach se situe dans le sillage de la nouvelle histoire sociale des villes, croisant grilles d’analyse économique et sociale et accordant le primat de la recherche aux « expériences individuelles pour tenter de reconstituer la complexité des liens qui forment la trame des échanges » (p. 177). Ces expériences sont analysées tant dans leurs dimensions spatiales que sociales, à travers les concepts d’espace et de pratique : espaces du corps commercial alimentaire de la ville de Lyon, multiple et diversifié, et pratiques vécues auquotidien par l’ensemble des acteurs. L’historienne montre que toutes les pratiques commerciales s’inscrivent dans un système de souplesse et de compromis, formant ainsi une symbiose tacite au coeur des lieux de convergence, délimités par une réglementation imposée et centralisée par les autorités de la ville. L’ouvrage se divise en trois parties : 1) L’espace négocié 2) Les acteurs de l’échange et 3) Les règles du jeu marchand à Lyon. Son cadre temporel est balisé par la grande ordonnance de police de juin 1640 et le début du XVIIIe siècle avec la crise frumentaire des années 1709–10.

Fondamentalement dynamique, lespace négocié montre que rien, sur le terrain des échanges, n’est acquis et que rien ne peut assurer à l’individu ou au groupe la garantie de la pratique du droit de jouissance dans l’espace qu’il occupe, car « tout est négociation ». Accéléré au XVIIe siècle par les tentatives de contrôle et de monopolisation du pouvoir que s’attribue le Consulat lyonnais, le développement d’une logique de la négociation par les différents acteurs du circuit de l’échange alimentaire s’inscrit dans un enchevêtrement de règlements et à travers les divers espaces d’une topographie formelle et informelle du commerce. À l’intérieur de cet espace marchand apparaissent sporadiquement les marques de l’éphémère qui revendiquent leur droit d’occupation, voire de permanence. C’est le cas des petites boutiques de bois, d’abord étals volants ayant pignon sur rue, qui connaissent leur essor après 1640.

À ces lois et ces pratiques du contrôle du commerce s’ajoutent leurs transgressions. C’est dans les pratiques souterraines de l’espace commercial qu’innove le plus cet ouvrage. Le monde clandestin nécessite l’apport d’un réseau et d’un circuit pour être efficace. Les multiples cas répertoriés, toujours manifestés à l’intérieur des limites du processus formel d’échange, rendent impossible la délimitation d’une « frontière étanche » entre l’économie du légal et de l’illégal (p. 100). L’auteure suit le méandre des « usages antagoniques de l’espace » (p. 71) des pratiques commerciales : l’accaparement des denrées, la complicité ou la complémentarité des métiers et des acteurs, les lieux fermés de l’échange, bref toutes les formes de transgressions potentielles qui s’activent pour offrir les traces d’une « résistance aux tentatives répétées de normalisation » (p. 92). D’un système législatif apparemment stricte et uniforme, ressort paradoxalement un système souple, où les tolérances et les permissions ne sont pas choses rares et où les acteurs s’arrogent ou dérogent à des pratiques en justifiant constamment leurs droits, venant ainsi ponctuer et nuancer l’ensemble des espaces et des pratiques. L’économie parallèle est tolérée par des « petits arrangements avec la loi » (p. 270) qui font tous participer les acteurs, de près ou de loin, à cette fusion des marchés économiques alimentaires.

Tout le monde est marchand affirme Anne Montenach, à ceci près que tous les acteurs de l’échange ne peuvent participer aux mêmes droits et fonctions régulant le commerce alimentaire puisque chacun doit occuper une place bien définie au sein de la société d’Ancien Régime. La structure répressive progressivement mise en place entre simultanément en scène aux côtés des lois rigoureuses de la spécialisation des métiers et des acteurs de l’exclusion. La vague de normalisation de la société urbaine au XVIIe siècle passant, entre autres, par une nécessaire réglementation des « métiers de bouche », n’épargnera pas la ville de Lyon qui pourtant s’est longtemps glorifiée d’une relative indépendance face aux prérogatives des mouvements corporatistes et des statuts professionnels. Cette spécialisation des métiers engendre un resserrement du contrôle de la part des instances consulaires, tout comme une surveillance implicite de ces nouvelles communautés et de leur maître garde respectif envers ceux qui, dès lors, seront désignés comme concurrents ou usurpateurs. L’exclusion de facto d’un nombre croissant d’acteurs nourrit insidieusement l’économie parallèle en créant une masse de gens non qualifiables aux métiers officiels. Dans cette optique, les femmes forment la pierre angulaire de cette économie de l’ombre, s’infiltrant dans les interstices du commerce alimentaire formel.

Une grande place est laissée aux « règles du jeu marchand », structure apparente des échanges sur le terrain des politiques édilitaires du marché. La volonté de contrôler et de discipliner le commerce alimentaire répond à une politique de stabilité, l’élite urbaine redoutant particulièrement les émotions populaires comme ce fût le cas lors de la GrandeRebeyne de 1529. Le marché aux grains sert de cadre d’analyse de par son caractère essentiel, lui qui touche l’ensemble des consommateurs et principal secteur visé lors des révoltes de la faim. Malgré la rigueur des lois et malgré les tentatives répétées de régulation sur le marché alimentaire lyonnais, tous devaient s’adapter.

La minutieuse utilisation des « sources de la répression » telles les archives de la police et de la justice, simultanément confrontées aux ordonnances de la police et aux registres d’infractions des règlements de métiers, scande avec réalisme et dynamisme le récit des espaces et des pratiques du commerce alimentaire à Lyon au XVIIe siècle. Ainsi, la thèse de l’imbrication des économies, créée par le truchement continu de la complémentarité des grilles d’analyse sociale et économique, repose essentiellement entre la plasticité déterministe des législations du cadre légal du commerce et la multiplicité des contre-exemples marquants avec force et évidence la matrice des échanges réellement vécues et qui, une fois assemblées, autorisent enfin à parler d’une économie globale.