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L’ouvrage présenté et édité par Florence Bourillon, membre du Comité d’histoire de la ville de Paris, est un double document comprenant, d’une part, une analyse historique de la Commission Merruau et, de l’autre, le rapport final produit par celle-ci. En annexe se trouvent une lettre du Baron Haussmann au ministre d’État Achille Fould concernant ce même rapport, ainsi qu’une reproduction des tableaux synoptiques originaux faisant état des décisions de la Commission pour chaque arrondissement parisien.

S’inscrivant dans la foulée des grands travaux haussmanniens amorcés en 1852, la Commission Merruau (1860–1862) constitua, à mi-chemin du Second Empire, la principale initiative visant à donner à Paris, devenue capitale impériale, un ensemble toponymique cohérent et normalisé. L’auteure s’applique à décortiquer le travail et le rapport de cette Commission. Les deux premiers chapitres présentent les objectifs de cette dernière, ses membres et le contexte historique dans lequel elle vit le jour. En 1860, le baron Haussmann, Préfet de la Seine et maître d’oeuvre de la modernisation de Paris voulue par Napoléon III, nomme Charles Merruau, haut fonctionnaire préfectoral, à la tête d’une commission dont l’objectif est de résoudre les nombreux problèmes de toponymie et de numérotation des adresses civiques que connaît alors la capitale. Et pour cause, l’annexion pendant la décennie 1850 des banlieues contiguës donne naissance à un Paris considérablement agrandi où les points de repères des anciennes communes accentuent un chaos déjà problématique dans la ville centre : la nouvelle nomenclature comprend par exemple plus d’une dizaine de Rue Notre-Dame et de nombreuses Place de la Mairie. La Commission a également pour mandat de résoudre les incohérences de dénomination des voies. À l’époque, la trame parisienne est encore jonchée de Route et de Chemin, héritages d’un passé agricole révolu dont la Commission recommande, à l’heure de la révolution industrielle, la disparition au profit de vocables modernes.

Dans le troisième chapitre, l’auteure analyse les méthodes de travail de la Commission Merruau. Si ce n’est pas la première fois que la capitale française fait l’objet d’une réforme de ce genre, Bourillon montre clairement que cette Commission se distingue des autres initiatives, notamment par son ampleur. Elle explique qu’outre les aspects techniques (numérotation des maisons, systèmes de signalisation, etc.), la question de la dénomination des voies publiques occupa l’essentiel des travaux de la Commission, la constitution d’un ensemble de propositions toponymiques répondant autant à un besoin urbanistique réel qu’à un désir de légitimer des décisions prises d’avance par le pouvoir. Par ailleurs, ce chapitre est particulièrement intéressant quant à la méthodologie et l’expertise déployées par la Commission dans son travail, qui s’articule autour de trois axes : l’emploi du récit historique comme source de légitimation des dénominations toponymiques, l’emploi d’une approche comparative comme mode de réflexion et la simulation à partir de différents modèles, souvent étrangers, appliqués à la nomenclature de Paris.

Le quatrième chapitre s’intéresse enfin aux propositions de la Commission et à leur application. Les changements suggérés sont considérables. L’auteure relève qu’« il s’agit […] de revoir les quelques 3186 rues, quais, places relevés par l’administration parisienne pour opérer une normalisation des classements en faisant changer de catégories environ 720 voies, en réduisant le nombre de rues de 333 par regroupement ou en ajoutant par division 39 d’entre elles » (p. 45). Le principe et la nature des nouvelles attributions sont explicités. Ils répondent à deux volontés principales : légitimer le régime impérial par l’adoption de toponymes liés aux grandes figures des Premier et Second Empires et tenter de respecter la vocation des lieux et des quartiers. Par exemple, des artères des quartiers industriels porteront des noms d’ingénieurs, alors que des noms de médecins et de savants se trouveront attribués à des voies situées près des grands hôpitaux. L’essentiel des nouvelles attributions correspond à des noms de personnalités, auxquels suivent des noms de lieux (de batailles militaires ou d’expéditions par exemple) et des noms d’activités (comme la rue des Poissonniers). Les travaux de cette Commission eurent au final un grand impact sur la formation de la nomenclature moderne de la ville.

L’ouvrage participe d’une double intention : montrer l’importance historique qu’eut la dénomination des noms de lieux dans la construction et la promotion de l’identité et des valeurs nationales, ainsi que faire un exercice d’histoire de l’administration publique parisienne et en décortiquer le fonctionnement et les buts poursuivis. À ce titre, on apprécie que Florence Bourillon ait joint le rapport de la Commission Merruau à l’ouvrage, ce qui permet au lecteur de se rendre compte de l’ampleur de l’objet de l’étude. Le livre a le mérite de montrer en quoi le processus de désignation toponymique des grandes cités répond à des impératifs qui sont déterminés en grande partie par les préoccupations politiques et sociétales de leur temps. La toponymie, soit l’étude et l’attribution des noms des lieux, souvent réservée au seul domaine de la géographie, remplit aussi une fonction historique en matérialisant dans l’espace public un héritage national dont la compréhension et l’articulation sont fortement conditionnées par l’époque. Le Second Empire, qui au moment de la Commission entrait dans sa période qualifiée par l’historiographie de « libérale », succédant à la période dite « autoritaire », cherchait par celle-ci à légitimer sa propre existence et ses propres mythes et à se placer dans la continuité historique française. La toponymie est ici montrée pour ce qu’elle est fondamentalement : bien au-delà d’un système d’orientation pour le public, c’est avant tout un miroir déformant et souvent fantasmé du patrimoine national.