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Beau-Blanc
Phonsine
Didace Beauchemin
Amable Beauchemin
Le Survenant
*
son |
thème… Greensleeves |
son |
thème |
narrateur |
Un soir d’automne… au Chenal du Moine… Dans les Îles de Sorel, où les arbres sont si hauts et si droits que jadis on en faisait des mâts pour les vaisseaux du Roy. La maison des Beauchemin… vers six heures… comme Phonsine, la bru du père Didace, se berçait rêveusement… |
*
son |
Bruit de porte ouverte nerveusement. |
beau-blanc |
Vite, Phonsine ! |
phonsine |
Sursaute. Reproche. Beau-Blanc ! |
beau-blanc |
Le père Didace s’en vient ! |
phonsine |
C’pas une raison pour me faire peur de même. |
beau-blanc |
S’en vient, juré, craché ! Pause. Vite, vite… |
phonsine |
De quoi c’est qui presse tant ? |
beau-blanc |
Ben, le souper. La table. Y a rien d’faite. La table seulement pas mise. On a faim, nous autres. |
phonsine |
Ironique. Ah ! oui, vous autres les hommes, du moment que vous parlez de manger, vous êtes toujours à l’agonie. Puis, toujours les yeux plus grands que la panse, hein ? |
beau-blanc |
Phonsine, t’es pas raisonnable. S’en va six heures. |
phonsine |
Heureusement que tu jouis de ton reste ! |
beau-blanc |
Moi… je jouis de mon reste. Moi ? Moi ? |
phonsine |
C’pas ta dernière journée à nous donner un coup d’main ? |
beau-blanc |
P’t’être ben qu’oui, p’t’être ben que non. |
phonsine |
Comment ça ? Le père Didace te l’a pas dit ? |
beau-blanc |
M’a pas parlé de rien. |
phonsine |
C’est drôle ! |
beau-blanc |
T’apprendras, Phonsine, quand on est journalier, une journée d’un bord, une journée de l’autre, une place ou ben donc une autre, ça fait pas un pli sur la différence. |
phonsine |
Avec ironie. Du moment que la paye est bonne, hein ? |
beau-blanc |
Là, tu parles ! Excepté comme de raison qu’il y a des maisons, où c’est qu’on mange à l’heure. Puis chaud — Des vrais bons repas. |
phonsine |
Enragée, entre les dents. Que c’est donc d’valeur ! |
beau-blanc |
Il y en a d’autres, par exemple… |
phonsine |
… où faut que t’attendes ? Journée d’la vie ! Te prends-tu pour le roi d’Angleterre ? |
beau-blanc |
Le père Didace, lui ? |
phonsine |
Il fera comme toi. Il attendra. |
beau-blanc |
S’il était proche, tu gazouillerais pas pareil. Il avait pas l’air sur le ton, le père. |
phonsine |
De quoi c’est qu’il a à tant se tracasser ? À cause qu’il est veuf ? Veuf, c’est pas la fin du monde ! |
beau-blanc |
Pas tant que ça Phonsine que… à cause… d’Amable. |
phonsine |
Change de ton – devient songeuse. Je m’en doutais. Il a de quoi à lui reprocher ? |
beau-blanc |
Il le trouve pas d’avance à l’ouvrage. |
phonsine |
C’est pas donné à tout le monde d’être vif comme un écureux. |
beau-blanc |
Sans vouloir mépriser personne, Phonsine, tu l’sais qu’Amable se fend pas en quatre pour fendre du bois. |
phonsine |
Mon mari est aussi bon travaillant que n’importe qui. J’endurerai pas… Affolée. Ah ! mon doux, v’là mon beau-père. Le poêle qui tire pas. Cours, Beau-Blanc, cours vite me chercher une brassée de p’tit bois fin, pendant que je mets la table. |
*
musique up & down |
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narrateur |
Vous écoutez, en ce moment, le premier épisode de la nouvelle série du radioroman de Mme Germaine Guèvremont : Le Survenant. |
musique up & down |
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*
son |
Porte ouverte puis bruit de bottes déposées sur le plancher au 2ième plan. Fade in. |
didace |
Comment, Phonsine ! le souper est pas paré ? |
phonsine |
Énervée et cherchant à atténuer les choses. Pas tout à fait, mon beau-père. Mais ça retardera pas. Le rôti achève de cuire. J’ai jamais vu un rôti si long à cuire. |
didace |
Ouais ! |
son |
Grille secouée. |
phonsine |
Ce poêle-là aussi quand il veut pas chauffer, il a pas son pareil. |
didace |
Hier au soir tu t’en prenais au bois. À soir c’est la faute du poêle. Stop. As-tu de la soupe au moins ? |
phonsine |
Confuse. De la soupe à soir ? On n’a mangé à midi. |
didace |
Écoute, Phonsine, faut que tu comprennes, une fois pour toutes, que des hommes qui travaillent toute la journée à la grand’air ça besoin de grosse nourriture. |
phonsine |
Je fais ben mon gros possible pourtant ! |
didace |
C’pas assez. Fais-nous de l’ordinaire. Puis fais-nous-en en masse. De la soupe. Pas une soupe clairette qu’on boit dans un bol comme à midi. De la soupe épaisse. Puis du lard avec de l’ail, du gros sel qui croque. Puis des tartes. En masse, en masse. |
son |
Porte ouverte. Une brassée de bois qu’on [1] laisse tomber avec bruit. |
beau-blanc |
Quiens, ton bois ! |
phonsine |
Il est à peu près temps. |
beau-blanc |
Une autre fois tu demanderas à ton grand flanc-mou d’Amable de t’en rentrer du bois, hein ? |
son |
Bois que l’on met dans un poêle. |
phonsine |
Haut. Chauffe, le poêle, chauffe ! On va manger dans la minute. Le temps d’entamer le pain, mon beau-père [2], le rôti aura fini de cuire. |
didace |
Amable est pas arrivé ? |
phonsine |
Y a une bonne escousse qu’il est revenu du champ. Pauvre Amable ! Il est arrivé à moitié… |
didace |
Dis-moi pas qu’il est encore sur le dos, celui-là ? |
phonsine |
Se ravisant. Il est juste allé se jeter sur le canapé [3] d’en-haut. Le temps de se délasser les membres. |
beau-blanc |
C’est pourtant pas l’ouvrage qui l’aura fait mourir. |
didace |
Amable ! À table ! On soupe ! Stop. Va-ti falloir, au nom du ciel… |
phonsine |
Laisse faire, mon beau-père ! J’y vas. |
son |
Pas dans un escalier. |
phonsine |
Elle monte l’escalier. Il doit être réveillé à l’heure qu’il est. À mi-voix. Amable, lève-toi vite ! C’est l’heure du souper. Amable ! |
amable |
Quoi ! |
phonsine |
Le souper est dressé. Tu fais mieux de descendre. Ton père est pas de bonne humeur. |
amable |
C’est pas nouveau. Depuis que la mère est morte, il trouve à r’dire sur tout. |
phonsine |
Oui, mais aujourd’hui, je sais pas, il est pas comme de coutume. Il a l’air… tanné, on dirait. Tanné pour vrai [4]. Avec Beau-Blanc, toujours là pour attiser la chicane. Aide-toi un p’tit brin, Amable ! |
amable |
Ben beau à dire. J’ai de la misère à me grouiller [5]. |
phonsine |
De quoi c’est que t’as attrapé encore ? |
amable |
J’crés presquement que j’me suis déboîté la hanche. |
phonsine |
Mon doux ! Ton père va ben jeter les hauts cris, s’il faut encore faire demander le docteur. |
amable |
Si on dirait pas que je prends plaisir à ça ! |
phonsine |
Non, mais… |
didace |
En bas. Descendez-vous, oui ou non ? |
phonsine |
Haut. Oui, oui, on descend. |
amable |
Descends. J’te suis. Cri de douleur. Aïe ! |
phonsine |
Ça te fait-il si mal que ça ? |
amable |
Mal ? Ça me transperce d’un travers à l’autre. Aïe ! |
phonsine |
Fais un effort, j’t’en prie ! Appuie-toi sur moi ! |
phonsine |
Pendant que Phonsine et Amable descendent l’escalier. Pour ben faire, faudrait pas que ton père s’aperçoive de rien. |
amable |
J’voudrais te voir à ma place. S’arrête. Ça me coupe le respir. |
didace |
Te v’là ? Les chiens te mangeront pas. Dans le bedde avant l’angélus du soir. |
amable |
Entre les dents. Ça vient d’s’éteindre. |
phonsine |
Dis pas un mot, Amable. |
musique |
|
son |
On entend des coups de fusil au loin. Les Beauchemin sont à table. |
beau-blanc |
On tire dans la baie de Lavallière ! |
phonsine |
S’efforçant d’être aimable. Ça vous tentait pas, mon beau-père, d’aller coucher à l’affût ? |
didace |
Sec. Non. |
phonsine |
Un beau soir comme à soir ? |
didace |
Y a pus grand’chose qui me tente. |
beau-blanc |
Dire qu’auparavant, vous étiez si prime pour chasser. |
didace |
Auparavant, oui. Stop. Du thé, Phonsine ! |
phonsine |
Se lève. C’est vrai, le thé ! |
beau-blanc |
Vous souvenez-vous, père Didace, de votre vieux jars que vous aviez dressé pour la chasse ? Il parlait pas, mais c’était juste. |
phonsine |
Puis la fois que vous étiez revenu du lac avec des canards plein votre canot ? |
didace |
On en tuait à plein tombereau. Comme on voulait. Ça, c’était avant que la mère Mathilde vinssit mourir. Dans le bon temps quand j’avais de l’aide… |
amable |
Finissez, le père, finissez ! Montrez-la [6] votre pensée, qu’on en voye le fond, une fois pour toutes [7]. |
didace |
Le fond ! Colère montant petit à petit. |
son |
Repousse sa chaise avec fracas. T’es rien qu’un flanc-mou de paresseux. Le fournil est à la veille de tomber en ruine. Y a l’étable à recouvrir en neuf. Tu vois pas l’ouvrage ? Je suffis pas à la besogne pendant que tu te carres [8]. Race de monde ! |
amable |
Ça vient d’s’éteindre ! |
phonsine |
Amable, je t’en prie ! |
son |
Coups à la porte. Le silence se fait. Puis le chien jappe. |
phonsine |
À mi-voix. Qui c’est qui peut ben cogner de même ? |
beau-blanc |
Pas quelqu’un du Chenal du Moine. Il entrerait sans toquer. |
son |
On frappe de nouveau. Le chien jappe. |
phonsine |
Ouvrez pas, mon beau-père [9] ! |
didace |
Entrez ! |
beau-blanc |
Tranquille, Z’Yeux-Ronds. |
didace |
Quoi c’est qu’il y a ? |
survenant |
Je cherche à manger. |
didace |
Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant. |
survenant |
Dans ce moment-là [10], j’vas toujours commencer par nettoyer le cochon. Rire. |
didace |
La pompe est là. Le savon du pays puis l’essuie-main à côté. T’as beau ! |
son |
Bruit de pompe. |
phonsine |
Mi-voix. Le cochon ? On dirait qu’il se connaît. Non, mais, avez-vous jamais vu faire revoler l’eau de même. Fort. Hé, là vous ! Mon plancher frais lavé. Si ça du bon sens ! Vous savez pas le tour. |
survenant |
Ah ! Nè-veur-ma-gne ! Rire. |
survenant |
Ça fait du bien ! |
beau-blanc |
Bas. C’est-ti comique de le voir se laver ? |
phonsine |
J’ai jamais vu un homme prendre tant de temps. Il s’en va pas aux noces. |
survenant |
Ça fait du bien de se laver… de se baigner le visage… de s’inonder le cou… la chevelure… L’eau manque pas par ici d’après ce que je peux voir. |
didace |
Approche, approche ! |
son |
Pas. Le survenant approche de la table. |
didace |
Temps. De quoi c’est que t’attends, Survenant ? Qu’on te serve à manger ? Y manquerait plus que ça. On n’est toujours pas pour te servir. |
survenant |
Avec une couple de tranches de viande, trois quatre patates brunes… de la graisse de rôti [11] … j’pense bien que j’viendrai à bout de faire mon salut. La bouche pleine. Y est pas pire, ce petit rôti-là. Il est tendre. |
didace |
Pas pire. Mais pas salé à mon goût. |
survenant |
Tendre ! Comme un coeur de femme ! Rire. Vous mangez pas, vous la petite mère ? |
phonsine |
Plus triste que mécontente. Appelez-moi pas la petite mère ! |
beau-blanc |
A [12] s’appelle Phonsine. C’est sa vieille à lui, à Amable. |
survenant |
Sa vieille ! Rire. Il a bien l’air caduc celui-là. Il a-ti perdu un pain de sa fournée ? |
phonsine |
Avec empressement. Il a rien. Rien qu’un petit tour de rein qu’il s’est donné en travaillant [13] tout bonnement ! |
didace |
Pas encore ? Amable ? |
amable |
T’appelles ça rien, toi, Phonsine ? |
beau-blanc |
Amable c’est le garçon de la maison. Le maître, il est là, le père Didace. |
survenant |
J’ai des oreilles et des yeux pour m’en servir. |
beau-blanc |
Au cas qu’y feraient défaut, des fois. Stop. Moi, si vous tenez à l’savoir, y m’appellent Beau-Blanc. Petit rire. Puis… le chien… c’est Z’Yeux Ronds. Lui itou, c’est un… Survenant. Ricane. |
survenant |
Indifférent à Beau-Blanc. Vous mangez pas, la petite mère, pardon, Phonsine ? |
phonsine |
Nostalgique. J’ai pas plus faim que la rivière a soif. |
beau-blanc |
Comment c’est qu’ils vous nomment… par chez vous… le Survenant ? |
survenant |
Toi, veux-tu savoir pourquoi les Américains sont devenus riches ? |
amable |
Faiblesse. Mon doux Seigneur ! |
phonsine |
Amable qui se trouve mal. Ah ! mon doux Jésus ! Amable ! Regardez-y donc l’visage. Amable, parle-moi ! |
beau-blanc |
Excité. Voulez-vous que j’aille qu’ri la femme à Gros-Gras ? À moins que j’irais à Sorel su le doc-que-teur [14], en criant… oi… oi… oiseau. |
phonsine |
Éplorée. De quoi c’est qu’on va devenir ? |
didace |
Résigné. Attelle, Beau-Blanc ! Stop. Voir si on avait besoin d’ça. |
survenant |
Autoritaire. Attendez ! Stop. Il y a pas de presse pour faire demander le docteur. Reprenez vos sens. |
phonsine |
Mais… Amable… y les reprend pas, lui. |
survenant |
Je connais un peu les malades. |
beau-blanc |
Comment c’est qu’on va s’y prendre pour le charrier su son canapé ? On ferait mieux d’avoir Gros-Gras. |
didace |
J’veux pas voir un Provençal dans la maison. |
survenant |
Ah ! Nè-veur-ma-gne ! Stop. Est-ce que j’ai l’air d’un emplâtre [15] ? Stop. |
beau-blanc |
Puis, moi, donc ? |
survenant |
Commence par t’ôter dans mon chemin, Tit-Noir ! |
beau-blanc |
Offusqué. Pas Tit-Noir. C’est Beau-Blanc, mon nom. |
survenant |
Vous, Phonsine, au lieu de renifler dans votre coin apportez-moi de l’huile chaude. |
phonsine |
Pour Amable ? |
survenant |
Oui. Je vais lui donner un bon massage. |
son |
Bruits de pas de Phonsine. |
survenant |
À Amable. Prenez une longue aspiration. Respirez fort. Vous m’entendez ? |
amable |
Douleur. Aïe ! |
phonsine |
Revient. Du pain-killeur, ça fait pas ? On manque d’huile. |
didace |
Comme de raison ! |
survenant |
Donnez ! Un bon massage lui fera pas de tort. Retenez votre souffle. Stop. |
amable |
Aïe ! |
beau-blanc |
Aïolle ! |
survenant |
Encore ! On achève ! |
amable |
Aïe ! Aïe ! |
beau-blanc |
Aïolle donc ! |
survenant |
Ça suffit pour ce soir. Si c’est seulement un nerf qu’il a de tressailli… |
didace |
Impressionné. T’as bonne main, Survenant ! |
beau-blanc |
Y soigne ben pareil comme un doc-que-teur. Temps. |
phonsine |
Timidement. Pensez-vous que… |
survenant |
Que… quoi ? |
phonsine |
Qu’il va être mieux, demain ? |
survenant |
Demain… humm… Je vous le dirai demain. |
phonsine |
Inquiète. Mais… demain, vous serez parti ! |
survenant |
Ah ! Nè-veur-ma-gne ! |
Appendices
Notes
-
[1]
Qu’il laisse
-
[2]
et le rôti
-
[3]
sur le sofa d’en-haut
-
[4]
Tanné pour tout de bon
-
[5]
à me remuer.
-
[6]
Dites votre pensée
-
[7]
une bonne fois.
-
[8]
tu te carres. T’es pas Beauchemin ! Race de monde !
-
[9]
[Réplique ajoutée à la main sur le manuscrit.]
-
[10]
Dans ce cas-là,
-
[11]
et j’pense bien que
-
[12]
Elle s’appelle Phonsine
-
[13]
qu’un petit tour de rein en travaillant
-
[14]
à Sorel su l’docteur,
-
[15]
Est-ce que j’ai l’air d’un infirme ?