ChroniquesPoésie

Second degré du langage[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

L’un de nos poètes les plus doués pour l’invention de problématiques nouvelles, habile pourchasseur de thèmes sensibles comme de résonances théoriques pertinentes, publie un recueil qui a pour sujet la poésie même, abordée dans ses rapports avec le vécu. Le poème est une maison de long séjour, voilà le titre du dernier livre de Normand de Bellefeuille. Chez d’autres écrivains, le résultat d’une telle démarche d’écriture pourrait être abscons ou indigeste, mais ici, malgré les questions (fort nombreuses, ma foi) qu’on peut se poser, il en va autrement, comme le laisse d’ailleurs entrevoir le sous-titre : Catalogue affectueux 1. Normand de Bellefeuille, comme toujours, cherche à conjoindre recherche intelligente et passion du verbe dans une émouvante synthèse qui bouscule et ravive en nous le sens poétique. Un aspect toutefois propre à étonner le lecteur concerne la double position du poème, à la fois comme sujet de réflexion et comme pratique d’écriture. Le premier suppose le recours à un langage monosémique, celui même de la science (celle des mots) ou de la théorie. Fréquemment, l’auteur fait du poème l’objet d’une pensée, en rapport avec d’autres objets de méditation intellectuelle tels l’image ou le Sens. Ces concepts pourraient être définis ou explorés en bonne et due prose, comme c’est le cas dans quelques essais récents. Ce qui surprend, c’est que le poème comme objet de définition et d’exploration occupe la place du poème au sens deuxième, c’est-à-dire du texte poétique tel qu’il se réalise à travers une forme particulière, qui exige la polysémie plutôt que le langage univoque. Le poète le dit très bien : L’équivoque, l’union des contraires (tendresse et deuil), fonde la nature même du texte poétique, qui exprime « non pas le sens mais/le véritable chaos […]/car le poème est un théorème/toujours irrésolu » (47). Le poème véhicule tout le contraire de l’assertion rationnelle. Or la formulation d’une telle vérité n’a rien de poétique en soi, et c’est ce qui nous frappe le plus souvent à la lecture des cent quarante-huit textes (poèmes ?) du recueil. L’auteur consent volontiers à la prose (déguisée), et même à l’humour pur et simple quand il écrit, sans autre explication : ou encore : Le ton, souvent déluré ou sans-façon, est à l’occasion celui de la confidence, concernant notamment la mort du père, plusieurs fois évoquée. La confidence s’accompagne parfois d’apostrophes familières lancées au lecteur : « oubliez ça ! » (72) Cela dit, une réflexion complexe se bâtit peu à peu concernant l’essence du poème et, malgré sa dimension nécessairement théorique, elle recourt à l’« équivoque », à la polysémie, dès lors tout à fait de mise. Le poème, par exemple, affiche des rapports privilégiés avec la mélancolie, ce qui fait de lui bien autre chose qu’une machine langagière, et toutes sortes de greffes du vécu contribuent à forger sa riche identité. Langage et existence se fondent en lui : Affaire de « syllabes » et de profération concrète, bref de langage, mais aussi de « guerre/offrande et rupture », donc du vécu le plus intense, le poème est à distance de réalités simples comme l’été ou la mer, incarnations de la beauté du monde, affirme le poète, qui construit ainsi la vérité qui lui est propre. « Maison de long séjour », dit le titre. On peut s’étonner des choix, tant thématiques que spéculatifs, que nous propose Normand de Bellefeuille, mais son entreprise, si désinvolte puisse-t-elle paraître à l’occasion, provoque en nous un questionnement libérateur. En même temps que le recueil de Normand de Bellefeuille paraît celui de Pierre Ouellet, aux mêmes éditions. Lui aussi est largement consacré à …

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