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Il y avait longtemps que j’avais émigré de ma famille et c’était exactement comme immigrer dans un autre pays. J’étais devenue une étrangère[1].

La littérature québécoise contemporaine, comme celle d’ailleurs, prolonge en son sein nombre de litiges non résolus[2], que ce soit pour chercher à les résoudre — part fantasmatique du roman — ou, mieux, les exacerber, les déployer dans les limites de leur logique spécifique, et ainsi en cerner les coordonnées politiques propres à les redéployer dans l’espace social. Car, on le sait, l’écriture, quelle que soit la forme de son intervention, est une chambre d’écho des discours particulièrement propice à révéler la conflictualité inhérente au fait social. Le fossé grandissant entre Montréal et les régions ; l’accueil des populations migrantes et leur intégration ; le modèle de laïcité à promouvoir ; les effets par trop concrets d’un néolibéralisme de plus en plus virtuel et difficile à maîtriser ; on ne compte plus les enjeux qui, au Québec, participent à brouiller les frontières d’un débat politique longtemps centré sur la question nationale et en cours de redéfinition. Je voudrais faire l’hypothèse qu’il existe aujourd’hui, au Québec comme ailleurs en Europe et aux États-Unis, ce que la théorie politique appelle un « moment populiste[3] », que la littérature contemporaine cherche à cerner, si ce n’est, parfois, à harnacher, pour en déployer la logique, voire en détacher certaines tendances xénophobes. Dans l’introduction d’un ouvrage collectif intitulé Populism and the Mirror of Democracy, Francisco Panizza définit les conditions d’émergence du populisme comme un moment d’instabilité politique liée à une incapacité des institutions de recevoir une pluralité de demandes nouvelles ou non satisfaites, provoquant à terme de nouveaux « modes d’identification » et un redécoupage des frontières sociales[4]. Faisant écho à une telle définition, et s’appuyant sur une montée des populismes de chaque côté de l’Atlantique, Chantal Mouffe, dans un livre récent, affirme pour sa part qu’on peut parler de « moment populiste » quand « l’hégémonie dominante se trouve déstabilisée par la multiplication de demandes insatisfaites[5] », ce qui serait actuellement le cas de l’hégémonie néolibérale. Si l’on croit comme Mouffe à la conflictualité fondamentale des rapports humains et à la nécessité de travailler à garder cette conflictualité sur le plan politique — c’est-à-dire dans l’espace « agonique » des luttes démocratiques —, l’une des tâches dévolues aux différents mouvements de gauche consisterait à établir, sur la base de ces demandes, une nouvelle frontière politique s’appuyant sur la construction d’une « chaîne d’équivalence[6] » entre ces différentes demandes insatisfaites.

Dans un entretien avec l’un des cofondateurs du parti de gauche espagnol Podemos, Íñigo Errejón, la philosophe Chantal Mouffe souligne la nécessité — mais aussi la difficulté — de « transformer les identités » de ceux qui participent à cette articulation de demandes hétérogènes en vue de créer une volonté collective « à vocation hégémonique », d’où naîtraient de nouvelles subjectivités visant le partage d’un nouveau « sens commun[7] ». C’est ici qu’intervient la littérature et le discours en général, car dans la perspective anti-essentialiste de Mouffe et Laclau[8], construire une volonté populaire implique une lutte pour l’appropriation de ce que Laclau, à la suite de Lévi-Strauss[9], appelle des « signifiants flottants », soit des mots polysémiques différemment revendiqués de part et d’autre des frontières sociales et politiques qu’ils servent précisément à redessiner. Soulignant la « force de l’investissement libidinal[10] » à l’oeuvre dans les processus d’identifications politiques, en particulier nationaux et régionaux, et le risque des postures de repli que de tels affects induisent, Chantal Mouffe insiste sur l’importance des champs culturels, artistiques et littéraires dans la constitution de subjectivités politiques[11]. Si tout un mouvement des sciences politiques s’est constitué autour des acquis du poststructuralisme[12], l’analyse de ces subjectivités politiques en formation a tout à gagner à intégrer le « second degré » du discours social qu’est la littérature, de même que ses postures d’énonciation.

De ce point de vue, peu d’oeuvres nous permettent aussi bien que celle de Lise Tremblay de repérer ce travail fluctuant des frontières sociales et politiques. Depuis La pêche blanche[13] ou La danse juive[14] jusqu’à son plus récent roman, L’habitude des bêtes[15], Lise Tremblay s’applique à dessiner des divisions entre « étrangers » et population locale, entre ville et banlieue, voire entre ceux qui cherchent à échapper à leur milieu social d’origine, le plus souvent populaire, à la faveur d’une véritable « migration[16] », et ceux qui s’y enracinent. Il est symptomatique que ce dernier roman s’ouvre sur l’évocation du trouble de l’identité de genre affectant la fille du narrateur. Celle-ci, d’ailleurs, n’entame pas tant sa transition vers l’autre sexe qu’une transition vers le « rien », une absence de catégories appelée à devenir le lieu d’une subjectivation lui permettant de se réinscrire dans l’espace social. Véritable « geste disruptif[17] » susceptible de reconfigurer des catégories existantes, ce refus de Carole d’adhérer à des identités normatives fait écho, au sein de l’économie du roman, à la ligne de partage mouvante entre les gens du village et les « étrangers », catégorie qui inclut, selon Rémi, aussi bien les gens issus de l’immigration que tous ceux qui ne sont pas nés au village (y compris donc les habitants des villages voisins), ou qui l’auraient quitté avant d’y revenir après des années passées en ville. Ce sont ces derniers, qui occupent sur le plan symbolique une posture d’intercesseur, qui m’intéresseront au premier chef. Il s’agira d’analyser le rôle joué par ces corps à la fois dedans et dehors ; corps qui in-déterminent la ligne de partage constitutive des identités sociales et, jusqu’à un certain point, politiques, aussi bien dans L’habitude des bêtes, La danse juive et La héronnière[18] de Lise Tremblay que dans Les Murailles d’Erika Soucy[19], et la « Posture » ouvrant le recueil Une sorte de lumière spéciale de Maude Veilleux[20] qu’elle s’applique à mettre en question. Des oeuvres capables d’interroger, depuis cette place intermédiaire, ambivalente et bien souvent inconfortable, le principe d’identification à l’oeuvre au sein des communautés représentées.

PERSPECTIVE THÉORIQUE DU POPULISME

C’est une évidence, les sciences politiques et sociales n’ont pas attendu l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pour réfléchir à la question du populisme, bien que celle-ci, et la montée indéniable des populismes de droite en Europe et de ce côté-ci de l’Atlantique ont propulsé ces réflexions à l’avant-plan. Ernesto Laclau, pour un, commence à s’intéresser à la notion au tournant des années 1980 avant de publier La raison populiste en 2005[21], livre où il s’emploie à explorer la logique sous-jacente à toute explosion populiste afin de contrer le dédain qui recouvre le phénomène circonscrit par la notion. Le populisme, avance Laclau, ne surgit pas du dehors, mais se manifeste lorsque des demandes fragmentées s’articulent et sont revendiquées de manière unifiée à travers un « signifiant vide[22] », tenant lieu d’une totalité partielle qui revendique une identité populaire se voulant hégémonique. Ce n’est donc pas le populisme en soi qui est de gauche ou de droite, ni même les « demandes » qui en forment le socle, mais l’articulation particulière qui le compose et la « cristallisation[23] » qui s’effectue dans le moment de l’identification autour d’un leader, d’un parti politique, voire d’un projet établissant une volonté collective.

Pour Mouffe et Laclau, croire à la capacité de la démocratie d’instaurer des rapports plus égalitaires entre les groupes humains implique de constamment travailler à tracer de nouvelles frontières, c’est-à-dire à cartographier les lieux de nouveaux affrontements discursifs. En ce sens, le processus de l’hégémonie, tel qu’élaboré par Laclau, se comprend comme un jeu de positions affectant l’usage de topoï. En effet, pour Laclau, l’établissement d’une nouvelle « frontière sociale » s’effectue par la construction de ce qu’il appelle une « chaîne d’équivalence », formée par une série de « demandes » sociales insatisfaites et hétérogènes s’unissant dans la reconnaissance d’un ennemi commun (une classe ; une catégorie de dirigeants ; etc.). Pour qu’une telle chaîne d’équivalence fonctionne, certaines de ces demandes doivent oblitérer leur particularité afin de représenter l’ensemble, fonctionnant en tant que « signifiants vides », d’autant plus vulnérables à des tentatives de réarticulation au sein de « projets hégémoniques rivaux[24] ». C’est pour souligner l’instabilité de ce jeu de frontières que Laclau évoque l’indétermination affectant certains de ces « signifiants » disputés par plus d’un camp (plus d’une « chaîne »), adoptant à l’occasion le fonctionnement de « signifiants flottants[25] ».

Ce qui peut nous intéresser dans la démarche théorique de Mouffe et Laclau, c’est la place que l’un et l’autre accordent aux affects, interprétés à partir du champ freudien, dans leur définition du politique, entendu comme la dimension de l’antagonisme — par opposition à la politique, qui désigne « l’ensemble des pratiques, discours et institutions[26] » chargés d’encadrer cet antagonisme. Mouffe défend plus précisément la prise en charge de ces affects et de la « conflictualité » fondamentale de l’être humain par l’arène démocratique elle-même, avec l’objectif de les y cantonner afin d’éviter qu’ils dégénèrent en violence[27]. Ces affects sont particulièrement sollicités dans les formes d’identification qui se multiplient lors de « moments populistes » tels que ceux dont nous sommes les témoins privilégiés. Quel rôle joue ce principe d’identification dans les discours de repli d’aujourd’hui ? Quelles « demandes » plurielles y opposer ? Et surtout, quels signifiants sont-ils susceptibles de les constituer en nouveaux agencements ? La place fondamentale accordée aux diverses frontières sociales, chez Lise Tremblay, entrant en collision autour d’un même lieu, peut nous aider à mieux cerner ces interrogations.

LE JEU DES FRONTIÈRES CHEZ LISE TREMBLAY

L’oeuvre de Tremblay — le dossier dont elle vient de faire l’objet dans ces pages en faisant foi — jouit d’un surcroît d’attention médiatique et critique indéniable depuis quelques années. Elle a été lue en fonction de plusieurs oppositions : ville/banlieue ; centre/région ; villageois/étranger ; etc. Si cette réception élargie tient en partie à une visibilité retrouvée qui entoure la représentation des régions du Québec en général, elle s’explique également par l’une des caractéristiques essentielles de cette oeuvre : la « production d’effets de frontière[28] », si l’on veut bien me permettre cet emprunt à une notion de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Car il n’y a évidemment pas lieu de choisir entre ces oppositions, qui bien plutôt témoignent d’une poétique qu’on pourrait précisément qualifier d’antagonique. Cette modalité d’écriture reposant sur une sensibilité particulière à des discours sociaux localisés permet aussi à Lise Tremblay de nommer et de circonscrire avec acuité la montée de la xénophobie accompagnant le repli identitaire anxieux de la nation consécutif à la mondialisation néolibérale de l’économie et à l’échec de son projet national.

Avant d’examiner la mise en récit de diverses composantes de ce discours de repli chez Lise Tremblay, j’aimerais cerner les modalités d’écriture qui permettent de voir à l’oeuvre ces traits discursifs pour ainsi dire en procès et qui tiennent en bonne partie aux postures de ses différents protagonistes. La danse juive, avec ses multiples espaces, tant géographiques que symboliques, est à cet égard exemplaire. La production d’effets de frontière qui y occupe une place centrale résulte surtout de ce qu’on pourrait appeler la topologie des points de vue chez l’écrivaine du Saguenay, c’est-à-dire de la construction de lieux socialement et symboliquement distincts, parfois hermétiquement clos, contemplés, ou franchis par quelques protagonistes choisis qui servent d’intercesseurs ou de révélateurs. Il n’est pas fortuit que la narratrice habite un quartier montréalais, le Mile-End, qui sert lui-même d’interface entre des univers multiples, point de jonction entre le Montréal francophone où la narratrice travaille comme accompagnatrice au Conservatoire de musique et l’univers pluraliste de Mel, son amant qu’elle dit « d’un autre monde » (DJ, 48), négociant de marchandises diverses le long du boulevard Saint-Laurent ayant grandi dans une famille juive sur la rue Marie-Anne. Ce n’est là que la face visible d’une cartographie qui se révèle bien plus insidieuse, traçant ses frontières entre la ville, la banlieue et la « petite ville du Nord » (DJ, 98) où le père et la mère de la narratrice ont grandi, partant entre passé et présent et jusque dans le propre corps de la narratrice, elle qui « porte dans [s]a graisse […] ceux de la maison blanche » (DJ, 121) où a grandi son père. Le corps obèse de la narratrice, hérité de la famille du père, inclut donc le passé et le présent, lui servant de « chaînon manquant » (DJ, 77), comme elle désignera ce lien une fois reconnue[29], lui permettant de franchir la « frontière étanche » (DJ, 98) érigée par le père entre son « ancien monde » et son « exil de pacotille, un exil de nouveau riche » (DJ, 110) bâti paradoxalement pour atteindre son propre père et obtenir sa reconnaissance[30]. C’est ainsi l’ensemble de La danse juive qui est structuré par la dialectique des apparences et de l’enveloppe corporelle, les images de magazines léchées où le père apparaît souriant, s’opposant à l’obésité héréditaire qu’il combat et dont la narratrice scrute de manière obsessionnelle les signes de retour. Il en va de même pour la mère, dont les émotions « prêtes-à-porter, […] lisses, sans épaisseur[31] » (DJ, 97) et l’obsession pour la propreté entrent en contraste avec le regard porté sur elle par la narratrice, qui la donne à voir endormie dans sa voiture dans l’incipit, « la tête renversée vers l’arrière, son dentier dans la main gauche » (DJ, 11) et le visage « grimaçant ». Trouvant que ce rôle de « figuration » (DJ, 64) sonne faux, la narratrice ne manquera pas de « révéler » ce qui se cache derrière ce « vocabulaire farci de propos insignifiants ramassés dans ses magazines féminins » (DJ, 48) en faisant jouer les multiples sens du signifiant « déplacé », qu’elle qualifie elle-même d’« inépuisable » (ibid.) : « […] depuis que mon père est parti, elle est “déplacée”, c’est toujours le mot que j’emploie » (ibid.), c’est-à-dire aussi bien « décalée dans ses gestes » (DJ, 67) que « déplacée » aux yeux du père par ses origines populaires. Le signifiant se réfère donc aussi bien à son inconvenance qu’au fait d’avoir été littéralement « déplacée », tel un objet, de la petite ville du Nord contre son gré (DJ, 77) ; en exil comme les habitués du café portugais côtoyés par Mel, lui-même emporté dans une errance perpétuelle.

Les frontières multiples cartographiées par le roman sont donc avant tout une affaire de langage, c’est-à-dire de discours situés dans des postures bien précises. Si la mère est dite à répétition « déplacée » par la narratrice, c’est d’abord par son refus de se réinventer et de quitter, même délaissée par lui, les oripeaux du père, à l’origine de cette migration dans la banlieue de Montréal. « Déplacée », la narratrice l’est à son tour dans son corps obèse, notamment lorsqu’elle « n’arrive pas à [s’]asseoir jusqu’au fond de la baignoire » (DJ, 75)[32] dans cette même maison de banlieue. Or, si elle affirme à un moment que sa graisse, au même titre que le sous-sol de la maison de son adolescence, lui permet de « vivre cachée » (DJ, 118 ; je souligne), elle va pourtant dans un moment-clé d’affranchissement, dès le début du roman, brandir son corps comme un trophée en le revêtant expressément pour le père d’une robe rouge très voyante lorsqu’il l’amène, avec son frère et sa mère, dans un restaurant du Vieux-Montréal pour touristes fortunés[33]. Elle qui n’est pourtant bien qu’en apesanteur dans sa propre baignoire manifeste ostensiblement qu’elle sera en effet toujours « déplacée », du moins aux yeux du père[34]. On pourrait même soutenir que par la même occasion elle universalise, en l’incarnant, le déplacement qui flotte et parcourt l’ensemble du texte et en assume la portée reconfiguratrice. On le voit, La danse juive parvient à cerner le jeu de frontières engendré par la migration d’une famille vers la métropole, la narratrice se posant malgré elle comme figure d’intercesseur entre la « petite ville du Nord » quittée par le père, la banlieue toujours habitée par la mère et le Mile-End, au carrefour de toutes les migrances échouant sur le territoire montréalais, héritant à la fois de l’exil de ses parents et de la mémoire (héréditaire) du passé avec le corps comme champ de tensions diverses.

Avant de se rendre dans la maison du père « pour voir », comme elle le dit à sa grand-mère qui l’interroge, dans un étrange intransitif qui dénote l’instabilité d’une quête identitaire indéfinie, la narratrice évoque celle-ci et ses tantes comme des « femmes grasses, exclues du monde [et] contentes de l’être » (DJ, 99). Cette exclusion trouve un écho dans le village, dont il est dit qu’il est « devenu inutile » (DJ, 127) depuis que la compagnie forestière qui s’en servait comme base poursuit plus au nord ses activités. Pourquoi Lise Tremblay insiste-t-elle sur cette exclusion comme modalité de l’univers de la petite ville ? Les « hommes habitués à la soumission » (ibid.) entrés au service des citadins migrant autour des nombreux lacs au cours de l’été préfigurent, on va le voir, les hommes du village sans nom au centre de La héronnière, les relations tendues entre ruraux, citadins et néoruraux composant précisément le coeur de la trame du recueil vers lequel j’aimerais maintenant me tourner[35].

La héronnière multiplie en effet les perspectives sur les tensions qui sévissent entre les ruraux et les citadins, pour l’essentiel des villégiateurs possédant au village une maison d’été, très souvent qualifiés par les premiers d’« étrangers ». Le propos du livre se divise en deux trames complémentaires : la relation entre les trois groupes déjà désignés et le statut du village lui-même, perdant peu à peu ses enfants et même les femmes des ruraux, de plus en plus dépendants sur le plan économique des citadins. Aux yeux de la narratrice de deux nouvelles du recueil, elle-même citadine et ethnologue de métier, « le village était mort depuis longtemps, […] devenu, peu à peu, un lieu de villégiature pour riches professionnels urbains en mal de tranquillité » (H, 84). Cette trame s’intéresse donc à un moment de transition de l’histoire du village, moment qui s’inscrit lui-même dans la longue urbanisation du Québec amorcée au xixe siècle. En plus d’être qualifié de « mort » à plus d’une reprise, le village est associé à toute une série de qualificatifs dénotant une forte négativité, ce qui permet d’illustrer, à défaut d’expliquer, le climat de tensions qui prévaut entre les groupes qui le composent. Cela va du caractère déviant de certains ruraux — des braconniers ont ainsi découpé vivant un orignal pris au piège à la scie mécanique, alors qu’une scène décrit Élisabeth, protagoniste centrale de la nouvelle « Élisabeth a menti », tendant à son voisin, hilare, des chatons que ce dernier « lançait de toutes ses forces sur le mur de ciment devant lui » (H, 62-63) — aux métaphores utilisées pour décrire le village, notamment dans la nouvelle qui clôt le recueil, « Le dernier couronnement », où le narrateur affirme que sa femme, Aline, « a attrapé le cancer du village » (H, 105). Ces images se conjuguent pour offrir la représentation de ce qu’on pourrait appeler la vie en sursis du village.

Cette vie en sursis prend volontiers les traits de l’aliénation chez les ruraux, amenés à reproduire les gestes, les habitudes, voire certains traits langagiers des citadins de plus en plus nombreux à vivre parmi eux, à l’instar de Nicole, la femme du narrateur de la première nouvelle, qui s’était mise à dire la « maison » pour parler de la « roulotte » qu’ils habitaient (H, 11) et à acheter pour son mari des « vêtements chics » qu’elle lui demandait de porter le samedi et le dimanche, ce qui amenait ce dernier à rester à la maison, de peur que « les gars rient de [lui] au village » avec ces vêtements aux « couleurs de femme » (H, 14). Cette forme de mimétisme ouvrant le recueil sert de prélude à ce qui déclenche véritablement le drame nourrissant la tension entre citadins et ruraux : le départ de nombreuses femmes du village avec des citadins de passage, comme ce sera le cas de Nicole, qui partira avec un client de la pourvoirie où travaille son mari. Or, il se trouve que Nicole, avant de partir, fréquentait l’une de ces citadines ayant une maison d’été au village, situation qui se reproduit presque à l’identique dans « La beauté de Jeanne Moreau », mais du point de vue d’une citadine (la même ?), la narratrice ethnologue, où une autre femme, Martine, quitte mari et village avec un caméraman de passage. Dans « La roulotte », le beau-frère du narrateur cherche à le convaincre que si Nicole est partie, c’est en raison de cette fréquentation et « des idées » qu’elle lui aurait « mis[es] dans la tête » (H, 16), car, comme l’exprime le style indirect libre donnant accès au discours du village : « Tout le monde sait que ce n’est pas bon de laisser les étrangers trop s’approcher[36]. » (Ibid.) Ce mot, « étranger », qui revient à de très nombreuses reprises dans l’ensemble du recueil — désignant aussi bien les chasseurs des pourvoiries, les participants du Symposium d’ornithologie annuel, que les citadins ayant une résidence d’été au village —, agit en tant que signifiant donnant une consistance à un « Eux », pour reprendre la terminologie de Mouffe, nécessaire à la constitution d’une identité du village, d’un « Nous », dans un antagonisme qui, à défaut de pouvoir s’exprimer politiquement, débouche sur la violence[37]. Non un « signifiant vide » au sens où l’entend Laclau, puisqu’il n’est pas constitué d’une « demande » soustrayant sa particularité pour s’adjoindre à d’autres demandes de sorte que soit constituée une nouvelle « chaîne d’équivalence », mais signifiant constitutif d’une frontière malgré tout, vecteur d’identification par la force de l’expulsion de la communauté du village qu’il désigne. La nouvelle éponyme relate ainsi le meurtre de Roger Lefebvre, le fondateur du Symposium ayant un chalet au village, par Steeve, le neveu du narrateur et ancien mari de Nicole. Lorsque ce dernier lui demande pourquoi il l’a tué, Steeve évoque le départ de Nicole, celui de la femme de Léon, le meilleur ami du narrateur, et celui, annoncé, de sa mère avec Roger Lefebvre : « Vous continuez comme si de rien n’était. Moi, je nous ai défendus. » (H, 44)

Ainsi, c’est toute l’écologie du village qui est mise en péril par la rivalité entre les villageois et les « étrangers », perçus, après le départ de plusieurs femmes du village, comme une menace à la pérennité même de l’identité de celui-ci. Car c’est bien d’identité, ou plutôt d’identification à une communauté imaginaire donnée qu’il s’agit — communauté ici aux prises avec une peur archaïque : celle de perdre les femmes du village au détriment de ces antagonistes que sont les « étrangers ». C’est donc toute l’économie libidinale au fondement imaginaire de la communauté qui est en crise, Lise Tremblay pointant à travers son recueil le rapport primordial, quasi ontologique, entre communauté et jouissance, au sens où l’entend le philosophe Slavoj Žižek en s’appuyant sur le dernier Lacan[38], celui de la jouissance phallique et du « non-rapport à l’Autre » où tout lien social a un « caractère improvisé et négocié[39] ». Ultimement, et nous ne le voyons que trop bien aujourd’hui, cette économie libidinale du néolibéralisme en vient à « se focaliser sur le vol de jouissance, sur cette figure de l’Autre qui, soit menace de nous arracher le trésor de notre “mode de vie”, et/soit possède lui-même et exhibe une jouissance excessive qui, insaisissable, nous échappe[40] ». On ne saurait mieux cerner ce qui stigmatise le citadin aux yeux des ruraux représentés dans La héronnière, à la fois menace (ontologique) et source d’envie.

Une figure échappe toutefois à cette relation antagoniste à travers le recueil : celle de l’intercesseur, à la fois dedans et dehors, sous les traits, notamment, du narrateur de la nouvelle finale, « Le dernier couronnement », qui décrit avec précision l’écologie transformée du village, désormais majoritairement possédé par les citadins. Ayant lui-même grandi dans la région, il a passé sa vie professionnelle à Montréal tout en y conservant une résidence secondaire où il retournera après qu’une crise cardiaque le force à la retraite. Comme il l’admettra après la mort de son épouse, il avait, pendant toutes ces années passées à Montréal, « traîné le village avec [lui] » (H, 103). Un village imaginaire qui n’avait plus rien à voir avec celui, mortifère, qu’il était devenu. Cette perspective à la fois interne et externe permet de mesurer avec acuité la méfiance régissant le tissu social du lieu, tout en jetant un regard sans compromis sur ceux qui, à l’instar de Régine, la soeur d’Aline, s’étaient repliés sur leur univers, « arriv[ant] à faire complètement abstraction des étrangers » (H, 104). En conclusion de sa lecture écocritique du recueil, Denise Paré, dans un constat très lucide où elle remarque que les ruraux « ont introjecté le regard méprisant de l’urbain porté sur le monde rural », souhaite que la « cohabitation malheureuse entre les ruraux et ceux qu’ils perçoivent comme des étrangers » représentée dans La héronnière puisse servir de « repoussoir[41] » aux yeux des lecteurs, ce dont on peut douter. Elle note toutefois la fertilité du regard néorural, apte, malgré les conflits, à aménager une relation durable à la nature tout en situant cette relation dans l’histoire du lieu et de ses nécessités propres. De telles figures d’intercesseur sont indispensables à la configuration d’une contre-hégémonie qui pourrait inclure la question socioéconomique sans pour autant l’assujettir à un récit national dévoyé qui tend à rétrécir ses marges par réflexe défensif. C’est ce qu’une nouvelle génération d’écrivaines et d’écrivains, réinvestissant le territoire régional dont ils ou elles sont bien souvent issu.e.s, tendent à accomplir en modelant leur langage sur celui des habitants des régions représentées tout en cherchant à subvertir leurs discours.

RÉCITS D’ÉMIGRATION : LA POSTURE D’INTERCESSEUR CHEZ MAUDE VEILLEUX ET ERIKA SOUCY

Les figures d’intercesseur que nous avons jusqu’ici analysées n’appartiennent pas toutes à une même catégorie (néorurale, par exemple), mais ont en partage d’occuper plus d’une position dans un champ découpé par de multiples frontières au sein des textes de Lise Tremblay. Ce rôle d’intercesseur est particulièrement fréquent dans la production récente, et se voit assumé aussi bien sur le plan de la fiction que par des sujets d’énonciation lyrique ou de récits donnés pour autobiographiques. L’un des cas de figure les plus intéressants est celui de Mauve Veilleux qui, dans Une sorte de lumière spéciale, thématise explicitement le rapport malaisé entre son présent montréalais et la Beauce de son enfance et de son adolescence. Dans un texte liminaire justement intitulé « Ma posture », Veilleux circonscrit, en un peu plus de deux pages, un ensemble de questions qui touchent aussi bien l’antagonisme régional, les discours populistes des radios de la ville de Québec, que ses origines ouvrières et la question sociale que celles-ci sous-tendent. L’autrice sait — et joue de ce sentiment — qu’il n’est pas d’emblée facile d’adhérer à son discours, à sa posture, voire à sa langue[42] : « On m’a dit qu’on me trouvait trop trash pour participer à un projet. Trash, of course. […] Je comprends qu’on puisse qualifier mon travail de trash. Je suis juste annoyed qu’on n’arrive pas à le replacer dans une histoire littéraire liée à des conditions sociales[43]. » (US, 52) Cette posture paumée et aliénée soumise aux diktats de « l’hypermodernité » est précisément une manière de s’inscrire dans l’histoire littéraire (à la suite de Parti pris et de Josée Yvon, entre autres) et de renouer non seulement avec ses origines populaires, mais aussi avec une culture littéraire issue du passé. Les deux « chaises » entre lesquelles la poète se tient malaisément dessinent donc l’espace instable de la culture au sens où l’a définie Fernand Dumont, entre la culture des origines (culture première) et la secondarité d’une culture intellectuelle et littéraire en cours de construction[44]. Et c’est dans cet aller-retour constant entre culture populaire et filiation littéraire que la figure d’intercesseur construite par Veilleux permet d’envisager une reconfiguration équivalentielle entre la question sociale (« Est-ce que les questions entourant la lutte des classes sont encore d’actualité ? Je me pose la question. » [US, 7]) et des préoccupations queer et féministes. Car si « je suis tellement neutre… », le poème d’ouverture, fait le procès d’une forme de désengagement politique en confrontant un suicide fantasmatique à celui, bien réel, d’Huguette Gaulin (« le meilleur suicide de l’époque est apolitique / […] / je ne vais pas me brûler sur la place jacques-cartier / pour faire ça il faut croire que les choses peuvent changer » [US, 15]), il faut bien voir la place centrale des enjeux politiques partout dans le recueil, mise en relief dans le texte liminaire :

Je pense à l’Amérique divisée. Je n’aurais jamais voté pour Trump, mais il y a, d’une place au fond de moi, une voix sourde qui me chuchote les raisons de son élection. Les mêmes qui poussent les Beaucerons à voter à droite, à voter pour les conservateurs et à se complaire dans les discours de radios de Québec. […] Je veux comprendre pourquoi, dans la pauvreté la plus totale, on choisit encore de voter pour les patrons.

US, 7-8

On sait que Fernand Dumont a vécu « l’émigration » depuis Montmorency, où son père était ouvrier, jusqu’aux chemins du savoir comme un véritable déchirement. Maude Veilleux, tout comme, on le verra, Erika Soucy ou Kevin Lambert, fait le choix d’inscrire une parole dans ce lieu même de la culture première dans le but d’interroger cette « voix sourde » et de réussir, par l’écriture, à en habiter le discours pour l’investir :

Si je suis sortie de la Beauce, des bars, c’est pour être poète./Puis, à la foire agricole de St-Honoré-de-Shenley, quand Alexandre Dostie gagne le premier prix du concours de talents, et que le lendemain les gars de la scierie débarquent au stand de l’Écrou pour acheter des livres, je sais que notre parole est importante et que notre poésie se rend là où elle doit se rendre.

US, 53

De la même manière, Erika Soucy se donne pour mandat, dans Les murailles, d’aller voir ce qui se cache derrière le mythe des grands chantiers d’Hydro-Québec en allant vérifier ce qui, « en haut », avait pu lui voler le père de son enfance, se rendant ainsi au camp des Murailles dans le chantier de La Romaine où son père, mais aussi un oncle, un cousin, un frère, travaillent. Sous le spectre de la recherche du père, c’est aussi une enquête sur la réalité de ce que Soucy appelle, dans « Je n’ai jamais vu Gagnon », « le pays de la mono-industrie[45] ». C’est donc une posture particulièrement intéressante qu’adopte Soucy, en ceci qu’elle met de l’avant une identité nord-côtière même si elle a quitté la région depuis plusieurs années, et ce, aussi bien dans ce roman que dans sa poésie ou ses interventions publiques, notamment dans une lettre à Bernard Gauthier où elle prend fait et cause pour les femmes de la Côte-Nord que le syndicaliste, de passage à Tout le monde en parle, disait plus intéressées à jaser de « linge pis de leurs patentes » que de l’économie de la région et de politique[46]. Cet épisode est d’ailleurs représentatif de la posture d’intercesseur endossée par l’écrivaine et comédienne, puisqu’il permet d’illustrer à la fois cette posture elle-même (identification avec les femmes de sa région d’origine) et un discours tourné vers l’éducation que l’on retrouve également dans une scène-clé des Murailles. Ce qui d’emblée nous frappe dans cette lettre, c’est le positionnement de Soucy, qui affirme se montrer sensible au travail de Gauthier pour les gens de sa région : « Tu le sais, ça fait longtemps que je m’intéresse à ton travail, à la façon dont tu prends parole pour les travailleurs de la Côte-Nord[47]. » C’est donc de l’intérieur que se situera le désaccord — un désaccord beaucoup plus profond que les remarques narquoises sur les intérêts des femmes, qualifiées de « joke[s] » de « mononcs », et rhétoriquement destituées en amenant l’adversaire à endosser un point de vue décrit comme une évidence[48]. Ce différend, pour le dire vite, concerne le rôle de l’éducation dans la région, à privilégier, selon l’écrivaine, au détriment des projets fournissant des emplois à court et à moyen terme pour les travailleurs de la construction, « les seuls emplois qu’on occupe de père en fils », à l’image du barrage de La Romaine :

Et si la solution était dans l’ouverture, dans la culture, dans la connaissance ? […] Si on éduquait nos flots, […] ils feraient peut-être mieux que nous autres, plus tard ? Ils auraient peut-être des nouvelles idées, développeraient peut-être des compagnies ? Ils verraient peut-être que ceux d’ailleurs viennent pas les voler, mais que ce sont peut-être des gens avec qui ils pourront éventuellement échanger et même faire affaire [49] ?

Partageant un même souci de développer la région, ainsi qu’un même positionnement régional face aux puissants venant d’ailleurs (« Moi aussi j’tannée de me faire fourrer par en arrière, Bernard[50]. »), Erika Soucy s’inscrit toutefois en faux face à la « peur des étrangers[,] ceux qui immigrent mais aussi les autres : les snobs de la ville qui n’ont aucune idée de comment ça se passe pour vrai icitte[51] ». Plutôt que de redouter ces « étrangers », il faudrait plutôt en attirer davantage afin de contrer le dépérissement du monde scolaire régional corrélé au manque d’élèves, soutient-elle.

Cette problématique du manque d’élèves est également abordée dans Les murailles, écrit dans le contexte entourant l’adoption de la loi 33 sur le « placement syndical ». Mais le cadre narratif permet d’ancrer encore plus profondément cette réalité dans le discours des Nord-Côtiers eux-mêmes. Le travail d’Erika Soucy consiste à y construire une posture d’énonciation à mi-chemin entre la réalité présente de la narratrice, celle d’une poète habitant désormais la ville, et celle des chantiers occupés par plusieurs membres de sa famille, liée à l’univers de son enfance. Cette subjectivation en acte emprunte donc classiquement la voie de l’autobiographie, où il s’agit de partir de la honte pour remonter, à travers la dignité retrouvée de la mère et une certaine normalité du père (à distance de l’ogre ponctuel de l’enfance), à un carrefour de trajectoires d’où faire voir les dilemmes que suppose l’habitation du territoire régional. Tout le prix d’un récit comme Les murailles consiste à réduire la distance, voire à retrouver les coordonnées d’une parole liée à l’enfance qui n’est jamais que recouverte, et que les chapitres relatant les interactions avec le père et le frère permettent de restituer. Recourir au registre autobiographique — un livre consacré au père, Les murailles, et un autre à la mère, Priscilla en hologramme — offre ainsi l’avantage de travailler à partir d’un matériau d’affects qu’il devient possible de solliciter lorsqu’il s’agit de dresser une cartographie légèrement retouchée des antagonismes sociaux et politiques mettant aux prises la ville et les régions. Chez Soucy, cela s’exprime à travers les dimensions successives ou confuses du rejet et de la honte, de la nostalgie et d’un désir de réparation. Surmonter la honte de l’enfance qui accompagnait les explosions de violence du père pendant ses excès de consommation, et donc chercher à réparer une dynamique afin d’échapper au cycle du ressentiment et de l’espoir fantasmatique qui l’accompagne : « Je l’ai sorti de ma vie. Sur le coup, je pensais ben que c’était fini, que je pourrais vivre comme je l’entendrais sans avoir de comptes à rendre. Mais non… Prisonnière plus que jamais, j’étais prise entre la haine pis l’espoir que ça s’arrangerait, fait que je l’ai rappelé[52]. » (M, 143) Mais comprendre l’« ordinaire » (M, 148) du père, partager la culpabilité qui naît du fait de jouir de laisser derrière, « en bas », les problèmes de la vie quotidienne, permet à la narratrice une identification avec les travailleurs — et les quelques travailleuses, on le verra dans un instant — de la Côte-Nord, ces « gens sans visage » du « pays de la mono-industrie » de la construction dépendant trop souvent des grands chantiers pour subsister. C’est au moyen de cette identification, ponctuelle et partielle, qu’elle parvient à embrayer un déplacement à même le discours qu’elle s’emploie à restituer.

Le moment-clé de cette reconfiguration survient lorsque la narratrice est invitée par son oncle Gérard, surintendant d’une entreprise responsable d’ouvrir la route de La Romaine jusqu’au Labrador, à visiter son chantier. Elle a pour guide une femme, Sonia, responsable de la sécurité du chantier pour l’entreprise. C’est lorsqu’elles croisent le fils de cette dernière, âgé de moins de dix-huit ans, que la discussion entre les deux embrasse l’état du monde scolaire régional et le défi auquel est confrontée la Côte-Nord. Évoquant la suspicion de la population face aux leaders syndicaux exemplifiés par Bernard Gauthier, Sonia avance que « les scandales, c’pas su’é chantiers qu’y s’cachent. C’est dins villages pis dins cours de[s] écoles » (M, 97), endossant le discours sur l’éducation, ou plutôt sur ses carences, que Soucy reprendra à peu de choses près un an plus tard dans sa lettre ouverte. Ajoutant pour elle-même se souvenir du jumelage des niveaux scolaires en raison de l’exode régional dont les écoles sont victimes, la narratrice se charge ainsi du contexte permettant de comprendre le dilemme des mères de la région que le dialogue des deux femmes souligne plus loin :

— Penses-tu que c’est bon que j’aille eu hâte aux seize ans de mon garçon pour qu’y lâche le secondaire ?

— …

— Qu’est-ce qu’y’avait d’autre que la construction ? Tout le monde fait ça dans le boutte.

— Mais… justement, avec des études, y’aurait pu…

— Pour qu’y s’en aille travailler en ville ? C’est comme ça que nos régions meurent, fille.

M, 97

Au-delà du manque d’élèves, c’est d’un manque culturel, voire d’un manque de prise en compte de la réalité du lieu, que souffrirait l’école[53]. On le voit, un même discours sur l’éducation devient infiniment plus riche dans l’espace narratif d’un récit grâce à la posture d’énonciation particulière de la narratrice. Dans ces pages, la parole de l’une et la parole de l’autre deviennent indiscernables, les deux femmes se rejoignant dans le dilemme impossible à trancher d’avoir à choisir entre le développement non entravé du potentiel d’un enfant et, à terme, la survie d’une région. Partie comprendre un père devenu le bouc émissaire tout trouvé pour les traumatismes de son enfance, la narratrice revient de ce pèlerinage avec une empathie nouvelle pour ces travailleurs et travailleuses d’une industrie qui confine toute une population à une vie en sursis. Cela ne l’empêche toutefois pas d’être critique à l’égard de ce discours d’assiégés auquel elle est confrontée à de multiples reprises pendant le récit. Communauté soudée par les traumatismes et les excès de violence liés aux batailles syndicales passées[54], les Nord-Côtiers dressent les figures de l’altérité qui ponctuent le récit en de commodes antagonistes (le racisme à l’encontre des Premières Nations affleure tout au long du texte) s’opposant à ce qu’ils ont de plus cher. Mais cette jouissance qu’ils cherchent à préserver, suivant le diagnostic de Miller, Žižek et bien d’autres, n’est jamais qu’un succédané de jouissance, une « prolifération de lichettes de modes de vie avec, en arrière-plan, la Chose menaçante, la catastrophe menaçant de détruire le précieux équilibre de nos différents modes de vie[55] ». Ces arrangements négociés qui lient cette communauté autant par ce qu’ils recouvrent de choses à préserver que par ce qu’ils dénotent de manque sont donc d’autant plus précieux, fragilisés par ce que l’Autre représente en tant que menace imaginaire, sujets à des crispations diverses (identitaire, sociale, syndicale).

LISE TREMBLAY ET LA RIVALITÉ DES MEUTES

[J]’ai appris il y a longtemps à ne pas me mêler de ce qui se passe au village. Ils sont comme les loups, ils vivent en meute et se protègent.

HB, 47

Revenons, pour finir, à Lise Tremblay, puisque son dernier roman en date constitue une synthèse aussi bien des enjeux que j’ai cherché à relever dans ses livres précédents — de la multiplication des frontières à la tension sévissant entre ruraux, citadins et néoruraux — que des possibles dont la figure de l’intercesseur se veut le vecteur. Son roman offre de plus une rare plongée dans la matrice des discours identitaires ayant depuis quelques années saturé l’espace médiatique québécois, et ce, depuis une perspective régionale néorurale que son narrateur a en partage avec Lise Tremblay elle-même. Dans un entretien récent, celle-ci décrit L’habitude des bêtes comme « un beau petit livre doux[56] ». Il est vrai que la narration du Dr Lévesque, homme qui dit avoir tardivement appris à être « bon » au contact de son chien Dan, prête cette tonalité au roman. Sous l’auspice d’un deuil appréhendé — le narrateur décrit son quotidien pendant l’évolution du cancer de Dan, jusqu’à ce qu’il le fasse euthanasier —, le roman accompagne les petites réconciliations d’un homme qui se souvient avec réprobation de l’hubris qui le faisait jadis voler de pourvoirie en pourvoirie aux commandes de son hydravion en compagnie d’autres privilégiés (« Nous étions élus et nous le savions. » [HB, 13]). Ne conservant comme liens sociaux que des contacts espacés avec sa fille Carole, une amie vétérinaire qui prodiguera ses soins à Dan et, surtout, des contacts quasi quotidiens avec Rémi, homme à tout faire et natif du village, en plus de Mina, ancienne propriétaire du dépanneur à l’entrée du parc qu’il visite tous les jours lors de ses promenades, le narrateur, Benoît Lévesque, assiste aux événements entourant la saison de la chasse sur le point de bouleverser l’écologie du village. Car sous le calme apparent des eaux de la narration s’agitent les remous discursifs du Québec, dont certains signifiants se voient pour l’occasion replacés dans leur cadre d’origine.

À l’approche de la saison de la chasse, le temps est exceptionnellement doux aux environs du parc[57], alors que les loups semblent plus nombreux qu’à l’habitude. Deux individus isolés sont ainsi aperçus aux abords des propriétés du narrateur et de Mina, les deux néoruraux vivant en périphérie du village. De nombreux orignaux morts ou estropiés sont également découverts, victimes du surnombre de loups sillonnant la montagne. Munis de vidéos captées par leur caméra de surveillance, les chasseurs de la « gang d’en bas » (HB, 44) parlent ouvertement de « nettoyer la montagne », se promenant agressivement « avec des fusils dans la boîte de leurs camions » (HB, 51). À partir de cette prémisse, Lise Tremblay dresse une cartographie encore une fois sillonnée de multiples frontières : entre le village, la « gang d’en bas », et ceux qui vivent en périphérie du parc ; entre les villageois et les étrangers ; entre les gardes-chasse cherchant à protéger les loups à l’intérieur des limites du parc et les chasseurs ; voire entre les deux meutes de loups et la meute de chasseurs[58], rivalisant pour la même proie. Qui plus est, cette dernière frontière se retrouve brouillée par la description du comportement à la fois instinctif et passionné des chasseurs, décrits comme devenant « complètement fous[59] » (HB, 48) à l’approche de la chasse. À cette lutte sans merci entre les meutes de loups et celle des hommes s’interposent les gardes-chasse, parmi lesquels Patrice, neveu de Rémi, dont le père est demeuré handicapé après avoir reçu une balle perdue tirée par Stan Boileau, figure centrale de la « gang d’en bas », dans un accident qui, au dire de Mina, « n’en avait pas vraiment été un » (HB, 48). Ayant grandi à Québec où son père s’est installé après l’accident, mais heureux de revenir travailler en tant que garde-chasse dans sa région d’origine, il représente donc une autre figure d’intercesseur. Dans un passage où le narrateur restitue le discours de Rémi, on voit de manière claire où réside le conflit (y compris dans le langage) entre chasseurs et gardes-chasse :

Puis il y avait eu cette histoire de loups et d’orignaux attaqués. Son neveu répétait qu’il s’agissait d’un cycle et que c’était normal. Ça allait se rééquilibrer. Mais c’était une langue que la gang d’en bas ne comprenait pas. Il y avait trop de loups, les orignaux blessés ne faisaient pas de belles prises […]. Les loups envahissaient le territoire des chasseurs. Ils ne se laisseraient pas faire.

HB, 67 ; je souligne

On ne saurait mieux dire la rivalité, voire l’identité des deux types de meute, exemplifiées par le discours indirect libre qui brouille tant les frontières de la parole du narrateur et de Rémi que celles entre la parole de ce dernier et des chasseurs (à condition de remplacer le « ils » par un « on »).

C’est donc deux cultures qui s’affrontent ici, avec leur langage respectif, mais aussi des lois irréconciliables : celle de la vengeance et de l’intimidation du côté des Boileau — face aux menaces de Stan Boileau[60], Rémi est persuadé de voir l’histoire se répéter — ; celle du droit du côté de Patrice et des gardes-chasse. Déchiré entre la tradition du village et la peur de voir le fils de son frère à son tour subir la loi des Boileau, Rémi doit choisir. Choisir entre deux camps auxquels il appartient, entre deux manières de voir, deux représentations de l’environnement régional qui constitue sa seule identité.

+

Peu après son opération, Carole entreprend une formation professionnelle pour devenir aide-cuisinière. À la suggestion de la travailleuse sociale qui l’accompagne dans sa transition — qui est aussi une réinsertion —, elle parle de son opération à ses collègues lors de la première journée. Alors que quelqu’un lui demande si elle est transgenre, elle répond par la négative, ne sachant pas exactement ce que recouvre cette catégorie. Mais après avoir lu sur le sujet, son point de vue redevient aussi catégorique qu’à l’adolescence : Carole « ne voulait rien qui dépasse, elle n’avait pas changé d’idée » (HB, 60). Tout se passe comme si, par son désir de n’être « rien », du moins rien d’apparent, Carole s’extrayait non seulement du circuit social mis en scène par le roman, mais remettait en question la série de frontières elle-même qui structure son écologie. Ce faisant, elle participe à créer un nouveau circuit — une nouvelle « chaîne d’équivalence » — où l’antagoniste ne serait plus une catégorie de gens, mais le sort fait à l’altérité dans ce circuit existant de la jouissance qui, à partir du « signifiant vide » étranger, se révèle le véritable producteur d’identité. La participation de Rémi à ces deux chaînes antagonistes en fait un personnage d’autant plus central. « [J]amais sorti du rang » (HB, 18) où il a été élevé, Rémi sert d’agent du discours hégémonique qualifiant d’« étrangers » toutes les personnes, qu’elles soient du village voisin ou de l’autre bout du monde, qui « ne sont pas né[es] au village » (HB, 19). Mais devant la contestation des lignes de partage initiée par son neveu garde-chasse, il perd lui-même ses repères (identitaires). Lui qui refuse de croire que les choses puissent changer (« Ç’a toujours été comme ça » [HB, 111]) sera forcé, par son neveu aussi bien que par le narrateur, lequel lui voue une affection sans faille en raison de son rapport au tragique, de repenser les coordonnées symboliques de sa propre communauté. Une nouvelle chaîne d’équivalence qui n’antagoniserait plus l’altérité, mais qui se définirait au contraire par son refus des frontières ontologiques étanches et à laquelle participerait quiconque souscrit à ce refus d’une identité en panne de renouvellement. En retournant, à tout le moins symboliquement, sur les lieux — populaires et régionaux — de leur enfance, Maude Veilleux et Erika Soucy, et avec elles nombre d’écrivains et d’écrivaines de leur génération, participent à ce travail de la littérature qui vise à occuper un discours pour en brouiller les coordonnées. Si la notion de « signifiant vide » est opératoire pour repérer des logiques équivalentielles qui se mettent en place au gré d’enjeux locaux et circonscrits[61], l’écriture s’applique de son côté à faire voir la circulation préalable de tels signifiants, les frontières qu’ils dessinent et la nécessité de passer d’un champ à l’autre, sans a priori. Loin de fuir la conflictualité propre à l’espace démocratique, elle la montre, l’ausculte, la reconfigure et travaille à en habiter le discours. La figure récurrente de l’intercesseur que ces trois oeuvres donnent à voir s’accompagne d’une proposition que l’on aurait tort de négliger ; elle s’identifie à un discours populaire pour mieux combattre ses effets d’identification.