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La nouvelle se lit, le conte se dit : bien qu’inspirée d’un théoricien du fantastique[1], cette sentence lapidaire semble régir l’ensemble des réflexions menées sur le conte. Aussi, au Québec, les théoricien.ne.s du conte se sont généralement arrêté.e.s à sa dimension écrite, comme s’il s’agissait de redonner ses lettres de noblesse au genre en le sortant d’un carcan trop longtemps identifié aux dimensions patrimoniale et ethnologique de son oralité. Aurélien Boivin parle par exemple de « conte littéraire[2] », alors que Jeanne Demers et Lise Gauvin s’intéressent au « conte écrit[3] ». Objet textuel, le conte reste aussi pour eux un objet historique, en ce sens que ce sont les contes du xixe et de la première moitié du xxe siècle qui les retiennent. On ne se formalisera pas trop de cette disposition dans la mesure où, après les années de collectes importantes qui ont été celles de folkloristes et d’ethnologues comme Édouard-Zotique Massicotte, Marius Barbeau et Luc Lacourcière, l’heure était venue pour ces spécialistes d’appréhender le conte historique à partir des outils dont disposent les études littéraires, même si une des conséquences de leurs travaux reste sans doute d’avoir implicitement rangé le conte du côté de ce qu’André Jolles nomme « les Formes savantes ». Cette conception du conte est encore aujourd’hui reconduite au sein des études littéraires, comme en témoigne le récent numéro de Voix et Images intitulé « Mémoire du conte et renouvellement du roman québécois contemporain » :

Il s’agit moins, dans ce domaine, expliquent les directrices du numéro, d’écrire de nouveaux contes que de renouveler l’écriture avec le conte : le conte traverse nombre de romans et récits contemporains sur les plans de l’intertexte, de la langue et de la trame narrative, textes tissés d’une mémoire largement partagée, mais qui ne souscrivent pas pour autant aux attentes du genre, voire les dévoient. Il semble en effet que la mémoire du conte, attachée à l’enfance et à l’imaginaire, constitue un terrain d’invention littéraire : elle renouvelle l’horizon du récit en jouant de la friction entre les attentes réalistes d’ordre romanesque et la persistance du merveilleux et des monstres attachés à l’univers des contes.
Loin de reléguer le conte à un passé idéalisé et révolu, sa reprise dans les oeuvres littéraires contemporaines lui confère une actualité saillante : les éléments structurants des contes y sont mobilisés, engagés dans un mouvement de transformation aussi bien formelle que narrative, thématique et langagière, renouvelant et redynamisant le récit à partir de motifs et de modèles culturels puissants[4].

Ici subordonné à l’ordre du roman, le conte peut, suivant ce raisonnement, appartenir à l’ordre de l’écriture et, ce faisant, s’arracher à la dimension passéiste qu’on lui suppose pratiquement toujours. Il peut de la sorte devenir « littéraire » au sens « noble », mais surtout institué, du terme. Car si la nouvelle « appartient de natura à la littérature, née qu’elle est avec celle-ci[5] », il n’en va pas ainsi du conte. D’ailleurs, là où la nouvelle « problématise une situation, [le conte] la simplifie[6] »… Jolles lui-même range le conte du côté des Formes simples, c’est-à-dire des « Formes qui ne sont saisies ni par la stylistique, ni par la rhétorique, ni par la poétique, ni même peut-être par l’“écriture”, qui ne deviennent pas véritablement des oeuvres quoiqu’elles fassent partie de l’art[7] […] ». Pour Jolles, le conte entretient des liens privilégiés avec ces autres Formes que sont par exemple le mythe, l’épopée ou la légende, tous sortes de « gestes verbaux élémentaires[8] ».

Il nous semble toutefois que le conte dépasse ce supposé caractère élémentaire que lui attribue Jolles, pour qui ces « Formes […] se produisent dans le langage et […] procèdent d’un travail du langage lui-même, sans intervention, pour ainsi dire, d’un poète[9] ». À l’encontre de cette perspective formaliste qui a pour effet de camper le conte dans le domaine anonyme et artisanal de la parole populaire, nous souhaitons rétablir ici le rôle central du conteur et de la conteuse dans l’art du conte : si le conte « se dit », si le conte est un art de la parole, il ne s’effectue jamais autrement que par le biais d’un conteur, d’une conteuse, qui ne lui est pas tant préalable que coïncident. En ce sens, l’art du conte produit des oeuvres, sans doute en son sens premier d’« [a]ctivité. Travail[10] », mais sans doute surtout au sens esthétique du terme, l’oeuvre étant, comme l’écrit Paul Zumthor, « ce qui est communiqué poétiquement, ici et maintenant : texte, sonorités, rythmes, éléments visuels ; le terme embrass[ant] la totalité des facteurs de la performance[11] ». Sa dimension performative distinguerait le conte des autres formes brèves appartenant à la sphère du littéraire[12] en même temps qu’elle le ramènerait du côté des formes parolières historiquement exogènes à la littérature (le trait d’esprit, la devinette, etc.).

Étymologiquement, le conte est né de la même racine que conter et raconter[13]. La langue anglaise permet de bien saisir la question de son oralité : « The tale is, as its name implies, an oral genre. It is a told story, and when it is written down, it is a record of a told story[14]. » Se réalisant par et dans la parole, le conte devient oeuvre à travers son oralité, c’est-à-dire la « subjectivisation spécifique du langage[15] » dont il procède. L’oralité reste le matériau de prédilection du conteur et de la conteuse, peu importe qu’il ou elle travaille de manière plus traditionnelle[16] ou soit conteur, conteuse de création, voire conteur, conteuse à l’école. Pour le dire autrement, et par-delà les débats théoriques sur le rapport entre oralité et écriture ou sur la distinction entre oralité et auralité, l’oralité du conteur et de la conteuse se manifeste d’abord et avant tout par la voix, qu’on entendra ici au sens physiologique du terme, en ce qu’elle « possède une réalité matérielle, définissable en termes quantitatifs (hauteur, timbre, etc.) ou qualitatifs (registre, etc.)[17] […] ». L’oralité est au conteur et à la conteuse ce que le livre serait à l’écrivain.e : un matériau tangible qui signale sa présence dans la mesure où, en contexte de contage, l’oralité s’appréhende dans la résonance de la voix de l’artiste qui raconte.

Ce faisant, l’oralité signale la possibilité pour chaque conteur, conteuse d’improviser sur le canevas plus large du conte. On pourrait même aller jusqu’à dire que le conteur, la conteuse est une sorte d’improvisateur ou d’improvisatrice, dans la mesure où son matériau lui offre une liberté que le conte écrit ne permet pas. Henri Gougaud formule à ce sujet une position très ferme :

Pour moi, écrit-il, il est hors de question d’apprendre par coeur un texte écrit. Évidemment, un conte que l’on a écrit soi-même se mémorise presque sans effort, mais ce ne sera jamais du mot à mot. Un conteur n’est pas un diseur ni, bien sûr, un comédien. Il faut qu’il y ait des trous dans la trame de manière que le conte puisse respirer, qu’il y ait une part d’improvisation, en tout cas, qu’il y ait une chance laissée à l’improvisation[18].

Cela étant, il faut surtout voir que la part d’improvisation inhérente à l’oralité de l’art du conte renvoie conséquemment à des enjeux esthétiques qui relèvent tantôt de la composition des contes, tantôt de la présence (scénique) du conteur, de la conteuse, tantôt du rapport aux autres arts de l’oralité.

Sur le plan de la composition, on postulera que l’oralité, en ouvrant la possibilité — toujours variable en quantité — de l’improvisation, reste le signe le plus tangible de la distinction entre tel.le ou tel.le conteur, conteuse. L’oralité apparaîtra dès lors comme une forme de signature ou de rythme particulier, étant entendu qu’elle est « une organisation du discours régie par le rythme. La manifestation d’une gestuelle, d’une corporalité et d’une subjectivité dans le langage[19] ». De ce point de vue, la distinction performative opérée par Fabre est d’un intérêt capital pour la saisie de l’art du conte tel qu’il s’est développé dans le contexte de ce qu’on appelle communément le « renouveau du conte ».

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Ce renouveau du conte n’est pas propre au Québec : la France et le monde anglo-saxon ont connu un même mouvement artistique, d’ailleurs sensiblement au même moment qu’au Québec[20], où il trouve ses premières sources dans la redécouverte du folklore qui accompagna la montée du nationalisme québécois dans les années 1970. Après une disparition progressive de la transmission populaire des contes due en grande partie, selon Jacques Falquet, à « l’industrialisation qui sonne le glas de la tradition orale en brisant les rituels sociaux[21] », de nouveaux vecteurs d’actualisation de la pratique du conte se mettent en place. C’est ainsi qu’en 1973, Jocelyn Bérubé s’autoproclame « raconteur » sur l’affiche de son spectacle « Musique traditionnelle et compositions », l’une des premières marques de ce renouveau naissant. Le tournant des années 1980 plombe cet élan, et on verra « à nouveau les arts traditionnels — dont le conte — retomber au Québec dans une sorte de “grande noirceur”[22] », selon Bérubé. Le secteur du patrimoine se mobilise alors pour fonder de nouvelles organisations structurantes, dont les premiers événements centrés sur la parole conteuse où se côtoient les Bérubé, Alain Lamontagne et Joujou Turenne. La venue de conteurs et de conteuses étrangers favorise aussi le partage des savoir-faire en plus d’une émulation salutaire pour ces jeunes artistes. Cette période sera le ferment qui permettra, dans la décennie suivante, à un groupe de praticien.ne.s et à leur public de se reconnaître, comme l’entend Bourdieu, une appartenance à un nouveau champ.

Au cours de la décennie 1990, on assiste effectivement au développement d’un écosystème spécialisé, voire exclusif, autour de l’art du conte. Ce mouvement a ceci de particulier qu’il se déroule en de nombreux endroits sur le territoire de façon simultanée. En seulement 2 ans, de 1993 à 1995, sont créés les trois principaux festivals de conte au Québec, tous encore en activité : le Festival interculturel du conte de Montréal, Les jours sont contés en Estrie et le Rendez-vous des Grandes Gueules de Trois-Pistoles. En 1997, André Lemelin fonde la maison d’édition Planète rebelle, donnant ainsi une voix, ou devrait-on dire une plume, tant aux conteurs et conteuses qu’à ceux et celles qui réfléchissent au conte. Des événements ponctuels sont mis en place, que ce soit des « soirées de conte » comme les Dimanches du conte d’où émergera une nouvelle génération de conteurs et de conteuses, ou des « cercles de conteurs » où chacun.e fait l’expérience de l’écoute active du conte tout comme de la performance. Enfin, on constate alors une présence de plus en plus marquée des artistes du conte dans les écoles, laquelle fait même dire au conteur Ronald Larocque que « c’est de toute évidence grâce à sa pérennité dans les programmes de français qu’il [le conte] a finalement démontré sa résilience[23] ».

Au début des années 2000, le conte est aux yeux de plusieurs une discipline artistique aussi active que vivante. Constatant le manque de reconnaissance par les institutions et les pouvoirs publics, « le milieu du conte se donne [en 2003] un porte-parole officiel, le Regroupement du conte au Québec (RCQ)[24] », qui fournit dès lors une voix spécifique à la discipline et à ses intervenants. S’opère aussi une accélération du rythme des publications et de la tenue des événements de réflexion critique et théorique par le truchement de plusieurs tables rondes et conférences lors de festivals ou de colloques organisés par le RCQ. Enfin, une certaine reconnaissance médiatique permet de mettre en valeur des artistes aujourd’hui bien connus du grand public, comme Michel Faubert et Fred Pellerin.

À la même époque, les différents conseils des arts placent de façon définitive le conte dans le domaine de la littérature, malgré les revendications du RCQ visant à obtenir un statut artistique autonome pour l’art du conte — la spécificité étant une thématique récurrente et structurante dans la réflexion des artisan.e.s du renouveau au Québec. Il n’en demeure pas moins que les conteurs et conteuses de ce mouvement ont fait de la scène le lieu de prédilection de leurs performances, tendance qui s’est amplifiée jusqu’à aujourd’hui, bien qu’on observe une résurgence récente de projets qui demandent à être diffusés autrement que par les réseaux conventionnels des arts de la scène[25].

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Si les spécialistes en études littéraires ont étudié le conte écrit, le renouveau du conte a principalement retenu l’attention de chercheurs et chercheuses en sciences humaines : dans une perspective quantitative occupée par les rapports interculturels ou sexués, Myriame Martineau cherche à dessiner ce qu’elle appelle une « sociologie de l’oralité », alors que les travaux plus taxinomiques de Christian-Marie Pons ont permis d’animer la réflexion des conteurs et des conteuses sur leur art, Pons ayant notamment publié Contemporain, le conte ?… Il était une fois l’an 2000, puis, un an plus tard, Les jours sont contés. Portraits de conteurs[26], sorte de « Who’s Who de la scène du conte québécois, [qui] n’a pas la prétention de répertorier de manière exhaustive les participants à ce festival vieux de dix ans [Les jours sont contés][27] ». Dans Contemporain, le conte ?, Pons reprend plusieurs interventions de praticien.ne.s du milieu réuni.e.s lors de deux journées d’étude[28] et, à cet égard, s’inscrit dans une certaine tradition critique provenant du milieu du conte lui-même.

Soucieux de baliser leur art en tant que pratique artistique spécifique, les conteurs et les conteuses adoptent volontiers une posture réflexive sur l’art et le renouveau du conte. Publié en 2007 sous la direction du collectif Littorale, L’art du conte en dix leçons offre une sélection de textes où des conteurs et des conteuses « se prononcent ou témoignent des besoins, de la pertinence et des modes de formation qu’on pourrait ou qu’il faudrait offrir aux conteurs apprentis[29] ». Ces « leçons », dont on trouve la liste détaillée et expliquée en fin du texte d’introduction du collectif, ne sont pas sans rappeler le caractère pédagogique du Petit manifeste à l’usage du conteur contemporain[30], qui cherche à « cerne[r] la pratique du conte en croisant des approches savante, vernaculaire et postmoderne[31] ». En 2003, Renée Robitaille portait quant à elle son regard en amont pour offrir un récit personnel de la genèse du renouveau du conte, plus précisément des Dimanches du conte, dans Carnet d’une jeune conteuse[32]. Ces ouvrages, il faut le souligner, ont tous été publiés dans la collection « Regards » de Planète rebelle[33].

Dans la perspective professionnelle qui est la sienne, le Regroupement du conte au Québec met quant à lui en ligne de nombreux textes visant à offrir aux conteurs et conteuses outils et autres appuis afin de mener leur pratique[34] : répertoires, synthèses et autres états des lieux forment donc l’essentiel de la documentation offerte.

Pour les un.e.s comme pour les autres, il s’agit de nommer et de baliser un art qui contiendrait, selon Jacques Falquet, « toute sorte de choses, dans toute sorte de lieux, dans toute sorte de buts ». Et le conteur de poursuivre sa réflexion — « [s]i nous employons le mot “conte” pour désigner cette pratique, c’est sans doute que la langue et l’usage ne nous proposent pas de mot plus juste pour la nommer » — avant de clore son texte sur la phrase suivante : « Nous avons besoin de nommer ce que nous faisons[35]. » Ceci expliquant cela, on peut ici faire l’hypothèse que l’émergence du renouveau du conte était alors encore trop récente, et méconnue du grand public, pour ne pas entraîner ce type de réflexions. Pour autant, le constat d’une « absence d’assises théoriques en ce qui concerne une pensée du conte[36] » dressé par Catherine Mavrikakis en 2003 reste à ce jour d’une étonnante actualité.

Dans ce contexte, l’objet de ce numéro est donc le conte tel qu’il se réalise et se donne à entendre et à voir au Québec en tant que pratique artistique distincte depuis le tournant historique du renouveau du conte. Qu’il soit clair que nous ne cherchons pas ici à offrir de définition de ce que serait le conte du renouveau, pas plus qu’à remettre son statut en question. L’art du conte couvre aujourd’hui un vaste spectre de pratiques (allant de l’ethnographie à l’expérimentation formelle) qu’on ne saurait ni ne voudrait disqualifier justement parce que la richesse de cet art malgré tout millénaire repose sur la juxtaposition coïncidente de ces multiples pratiques.

Bien que ne pouvant prétendre faire le tour de tous les enjeux soulevés par cet art, nous n’avons pas non plus souhaité construire un numéro autour d’une problématique trop précise dans la mesure où il s’agit de la première publication universitaire sur les pratiques contemporaines actuelles du conte au Québec. Nous proposons donc ici un portrait (nécessairement partiel) qui permettra, nous l’espérons, de susciter d’autres réflexions à partir des perspectives théoriques et critiques qu’offrent les études littéraires et culturelles actuelles. Pour le dire autrement : ce numéro cerne un phénomène artistique, soit le conte tel qu’il se déploie aujourd’hui au Québec, tout en cherchant à ne pas le dénaturer, les outils théoriques dont nous disposons permettant de l’interroger sous des angles qui ne le réduiront pas à un (sous-)genre de la littérature, sachant que l’art du conte existe dans des zones de tension esthétiques dont il s’accommode très bien.

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L’une des principales idées reçues entourant le conte consiste à dire qu’il serait un genre ou une forme folklorique, c’est-à-dire qu’il renverrait à une vision passéiste et dépassée tant du monde que de l’art. Les noms de Louis Fréchette ou d’Honoré Beaugrand, mais aussi ceux des folkloristes et des collecteurs déjà nommés dans ce texte laissent surgir une vulgate qui fige l’image du conteur traditionnel comme étant celle d’un homme (mais jamais d’une femme, alors que les enregistrements des collectes qui nous sont parvenus laissent entendre de nombreuses voix féminines[37]) racontant une histoire assis devant le poêle, la pipe aux lèvres. Ce conteur, dont l’image est intimement liée à celle du conteur de chantier, est un rapporteur : comme le troubadour, il raconte une histoire qu’il connaît parce qu’elle lui a été préalablement contée. Il s’inscrit dans une tradition où « l’expérience […] suit son cours de bouche en bouche[38] », et s’il invente, c’est à partir d’un canevas tissé des éléments de l’imaginaire collectif. Ce type de conteur amateur, qui appartient à ce qu’on peut appeler la « tradition des veillées[39] », prolonge de manière paisible et assurée ce qu’il a déjà entendu afin de préserver une certaine mémoire collective.

À cette pratique se superpose de nos jours une « tradition professionnelle », qui puiserait au répertoire pour le renouveler :

[Ê]tre conteur [aujourd’hui], c’est à la fois accepter de s’inscrire dans une chaîne de transmission et y amener sa créativité, son regard spécifique sur le monde. Il ne s’agit pas, en s’appuyant sur les récits existants, de redire d’une manière figée un répertoire traditionnel, mais bien de rendre vivante et contemporaine une matière qui se trouve à la disposition d’une société[40].

Tel serait le défi qui attend tout conteur, toute conteuse désormais : « témoin du temps », voire « observateur du présent[41] », le conte s’inscrit au coeur des usages de la société qui lui est immédiatement contemporaine en même temps qu’il participe de la tradition orale, laquelle est millénaire. Il revient au conteur, à la conteuse de concilier ces deux aspects. Dans l’article qu’elle signe ici, Martine Roberge se penche sur les oeuvres de Michel Faubert et de Fred Pellerin, qu’elle considère tous deux comme des « acteurs contemporains de la transmission patrimoniale ». L’approche ethnologique qu’elle adopte lui permet de dresser un portrait des défis posés par le conte traditionnel oral afin de mettre en lumière l’originalité et la modernité des pratiques respectives de ces deux conteurs qui ont durablement marqué le paysage du renouveau du conte.

Il s’agirait donc pour l’artiste-conteur de créer une communauté autour de récits rassembleurs, sa tâche étant dorénavant de proposer un nouveau mode de contage, en phase avec la communauté contemporaine. Dan Yashinsky pose cette question du renouvellement de la tradition et du patrimoine en des termes qui ne manquent pas de souligner les potentialités du conte et les possibilités inouïes ouvertes par le renouvellement patrimonial :

Un proverbe gaélique dit : « Chaque force développe une forme. » La renaissance du conte a jailli d’une soif profonde d’intimité, de communauté, de continuité avec le passé, d’une langue du conte qui véhicule la sagesse. Nous vivons une époque de grands changements, certains positifs, d’autres si troublants qu’ils en sont presque insaisissables par l’esprit humain. Malgré toutes les nouvelles technologies qui permettent la transmission instantanée de données, les êtres humains ne se sont jamais sentis aussi éloignés de leurs voisins, de leurs familles, de leurs communautés et de leur nature. Je pense que, sans oublier nos vieilles histoires révolues ni nos convictions religieuses, nous devons élaborer un nouveau cycle d’histoires pour nous aider à naviguer sur ce terrain inconnu. À différents moments de l’histoire, les humains se sont tournés vers les mythes à la recherche d’un cadre moral et spirituel harmonieux. Nous sommes de nouveau à l’un de ces moments. Il est temps de rêver à un nouveau mythe[42].

La résonance avec Benjamin est ici manifeste, à la différence que le conteur, la conteuse contemporain.e ne croit pas que nous sommes « plus pauvres en expériences communicables[43] » ; il, elle a retrouvé la valeur de l’expérience — des expériences devrait-on plutôt écrire, alors que toute réflexion sur le patrimoine et la communauté engagée par le conte contemporain ne saurait faire l’économie de la diversité et des pluralités qui composent les sociétés d’aujourd’hui. À partir d’expériences vécues par des conteurs et des conteuses issu.e.s des minorités ethniques et des communautés autochtones du Québec, Julien Hocine examine d’ailleurs en ces pages les défis posés par le genre sexué et l’ethnicité dans l’univers du conte oral. Le constat qu’il fait d’un « préjugé nettement mélioratif » à l’égard des conteurs et conteuses blanc.he.s ne doit pas selon lui nous empêcher de nous ouvrir « à d’autres façons de raconter : par le geste, le regard, la lecture et la voix, la musique, le tambour, le chant, la danse, les marionnettes, le rire ». Le conte du renouveau doit ainsi arriver à décolonialiser ses pratiques afin d’entrer en résonance réelle avec la société actuelle. Dans la tradition orale du conte, « patrimoine » n’équivaut pas nécessairement à une tradition nationaliste aux visées étriquées : entre le renouvellement modernisé des contes québécois traditionnels et l’inclusion de contes provenant d’ailleurs, l’art du conte au Québec se trouvera plus que jamais lié au temps comme au territoire présents.

On ajoutera ici que, de nos jours, le conteur, la conteuse professionnel.le ne se définit plus seulement par sa seule capacité à renouveler le répertoire. Nombre de conteurs et de conteuses professionnel.le.s proposent maintenant des contes de création qui, à l’instar de l’art contemporain, sont fondés sur une démarche artistique globale plutôt que sur la reprise actualisée de récits antérieurs. Le conte de création s’inscrit dans la durée du processus créateur plus large de l’artiste, gommant ainsi la frontière entre ce qui appartiendrait à la tradition et à la création « pure » au profit d’une composition désormais au service d’une proposition artistique. Si certains récits de création utilisent des archétypes traditionnels, le traitement qui leur est réservé fait en sorte que le conte n’est ni une reprise ni une actualisation dudit archétype. Le canevas traditionnel utilisé y devient même parfois impossible à distinguer. Dans leur article, Camille et Rosaline Deslauriers montrent ainsi que la création d’un conte relève d’une démarche poïétique propre à chaque artiste. « [C]haque conteur, écrivent-elles, trouve ses propres stratégies afin d’engrammer un récit qu’il a inventé ou remodelé […] » en vue de le présenter sur scène. Tout en signalant que ces stratégies peuvent bien entendu reposer sur des mécanismes scripturaux (annotations diverses, création de tableaux, établissement de mots clés ou de listes…), les deux chercheuses soulignent que la dimension évolutive de la parole reste l’aspect fondamental de la pratique du conte, immanquablement marquée par ce qu’elles appellent le « remaniement perpétuel ».

Grâce aux marques de son oralité, la conteuse, « le conteur installe [donc] un véritable spectacle de la parole[44] » qui ne prendra sens que dans la relation à l’auditoire à qui elle, il s’adresse alors. La réception dépend nécessairement de ce que l’auditoire entend, c’est-à-dire de la voix de la conteuse, du conteur qui jouera sur les timbres et les hauteurs au cours de son racontage. La réaction de l’auditoire à ce rythme particulier permettra en retour que la conteuse, le conteur laisse plus ou moins de place aux improvisations et autres apartés. S’il peut sembler aller de soi, un tel rapport dialogique constitue une condition souvent essentielle à la réussite d’une veillée ou d’un spectacle de conte. Dans son article, Luc Bonenfant montre que les mécanismes rhétoriques d’interpellation jouent un rôle formel et esthétique qui engage l’art du conte sur la voie politique de sa réalisation. À la suite de Walter Benjamin pour qui l’acte de contage suppose une « capacité d’échanger des expériences », il défend l’idée selon laquelle l’adresse constitue tout autant un appel de l’artiste à être entendu qu’un appel à entendre en retour ceux et celles à qui il s’adresse. Un conte ne se déploierait donc pleinement que dans l’entrelacs des voix provenant de la multitude engagée par l’adresse initiale de la conteuse, du conteur.

D’évidence, les questions de l’oralité et de la présence sur scène engendrent aussi, dans le contexte multidisciplinaire des pratiques artistiques actuelles, d’inévitables rapprochements avec les autres arts de la parole. Des conteurs et conteuses intercalent des chansons dans leurs spectacles de conte ; certains pratiquent parallèlement le slam et le conte tandis que d’autres encore sont aussi des acteurs, actrices, ce qui montre bien que, « à vrai dire, entre le conte, le théâtre, la poésie, le spoken word, le slam, la performance et le solo, les frontières sont plus poreuses que jamais[45] ». Cette porosité s’explique sans doute par la performativité inhérente à tous les arts vivants. On aura d’ailleurs souvent vite fait de convoquer les exemples du Projet Andersen[46] ou des « contes urbains » pour stipuler que le conte est un art théâtral. Sans nier que l’art du conte et l’art du théâtre se sont mutuellement nourris dans l’histoire culturelle du Québec (qu’on pense aux deux exemples tout juste donnés, mais aussi à la dramaturgie de Victor Lévy-Beaulieu ou aux performances du Grand cirque ordinaire[47], troupe de laquelle est issu Jocelyn Bérubé), il nous apparaît clair que le conte et le théâtre restent des arts distincts[48] : là où le premier repose sur un canevas textuel laissant place à l’improvisation, le second est écrit en fonction de répliques à mémoriser ; le conte fait pratiquement toujours fi du quatrième mur, ce qui n’est (généralement) pas le cas du théâtre ; enfin, le premier valorise la fonction phatique du langage pour se déployer alors que le second repose sur un échange dialogique (et ses variations : monologue, soliloque, aparté…). Loin de nous l’idée d’essentialiser ces arts, et encore moins de chercher à figer le conte dans une définition prescriptive qui aurait pour effet de le réduire à un type théorique que ses réalisations scéniques dépasseraient ensuite toujours. L’art du conte contemporain se déploie bel et bien en fonction d’une généricité qui recoupe çà et là celles des autres arts vivants et de la scène[49]. Pour autant, son dispositif est narratif, alors que celui du théâtre est dramaturgique[50].

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Nous avons choisi de clore ce numéro de Voix et Images sur une dimension historique essentielle à la compréhension du renouveau du conte. On sait que Walter Benjamin a jadis postulé la fin de la possibilité de la parole conteuse, qu’il attribuait à ce qu’il appelait alors la « pauvreté des expériences[51] ». Dans cette perspective, on a souvent prétendu que l’avènement du renouveau reposait au moins partiellement sur cette idée d’une éclipse, voire d’un déclin de l’oralité conteuse. Comme le montre ici Pascal Brissette, ce constat recèle un angle mort qui consiste à renvoyer le conte du xxe siècle à l’écriture, alors qu’« il suffit de jeter un coup d’oeil aux grilles horaires des émissions de radio et de télévision depuis les années 1930 pour s’apercevoir que le conte a migré du livre à la voix et qu’il a profité du développement des nouveaux médias ». Le récit qu’on donne généralement de l’avènement du renouveau mérite ainsi d’être revu à la lumière des soirées et des événements qui ont préalablement ponctué les annales pour mener au « succès spectaculaire qu’a remporté le conte oral depuis 1990 ». C’est à cette condition qu’on prendra la pleine mesure de la diversité formelle du conte oral au Québec.

Comme l’écrit Nicole Belmont, « [l]es contes sont des récits de fiction semi-fixés, anonymes, transmis oralement, variables dans leur forme, mais pas dans leur fond[52] ». C’est justement de cette hétérogénéité formelle que discutent Jacques Falquet et Nicolas Rochette dans l’entretien qu’ils offrent en ouverture de ce numéro. Si les conteurs et les conteuses du renouveau ont longtemps compris la spécificité de leur art dans sa narrativité, jugeant que la livraison du récit était l’acte prioritaire de toute prestation de conte, Falquet et Rochette observent toutefois que la dernière décennie a vu apparaître un mouvement où les oeuvres font une place de plus en plus grande au dispositif performatif comme opérateur de sens. À l’hégémonie supposée de la narration linéaire dans l’art du conte se substitue graduellement l’idée de contes où « le récit s’inscrit au coeur d’un métadiscours qui fait écho aux démarches d’artistes contemporains en arts visuels, en danse et en théâtre ». Récit et narration dans le conte ne sont donc pas toujours à entendre aux sens structuraliste ou téléologique du terme, sachant que cet art embrasse désormais la perspective plus vaste d’un « universel anthropologique[53] » où se conjuguent les différentes possibilités narratives de l’oralité.