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C’est dans un contexte éditorial marqué par la publication d’échanges épistolaires que Stéphanie Bernier et Pierre Hébert font paraître Nouveaux regards sur nos lettres. La correspondance d’écrivain et d’artiste au Québec[1] aux Presses de l’Université Laval. Cet excellent ouvrage — qui regroupe les actes d’un colloque tenu à l’Université de Sherbrooke en 2017 — se compose de dix-huit textes divisés en deux sections principales dans lesquelles les auteurs examinent soigneusement l’échange de lettres sous ses différents aspects : « Pratiques épistolaires/Pratiques éditoriales » et « Les nouveaux regards sur l’épistolaire québécois ». Afin de rendre compte de ce collectif, il semble utile de le mettre en rapport avec les préfaces de correspondances récemment publiées au Québec : celle de Michel Biron aux Lettres de Saint-Denys Garneau parues dans la collection « Bibliothèque du Nouveau Monde » des Presses de l’Université de Montréal [2] ; celle de Marcel Olscamp et Lucie Joubert dans Le monde a-t-il fait la culbute ?[3] de Jacques Ferron, Madeleine Ferron et Robert Cliche ; l’« Avant-propos » de François-Marc Gagnon et Gilles Lapointe, dans Aller jusqu’au bout des mots[4] de Paul-Émile Borduas et Rachel Laforest ; la brève présentation rédigée par Emmanuelle Germain et Jonathan Livernois de Ton métier, le mien, le Québec[5] de Pauline Julien et Gérald Godin. L’on peut noter que ces trois dernières correspondances ont été publiées chez Leméac.

Dans leur introduction, Bernier et Hébert reviennent sur les recherches effectuées sur l’épistolaire au Québec. Ils rappellent que la prudence s’est longtemps imposée dans l’interprétation, voire dans le fait même de recourir à la lettre dans les études littéraires. Le numéro de Voix et Images intitulé « Les correspondants littéraires d’Alfred Desrochers », dirigé par Richard Giguère en 1990, constitue la première étude d’importance sur l’épistolaire québécois. Rassemblés autour du Centre universitaire de lecture sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances[6] (C.U.L.S.E.C.), Benoît Melançon, Pierre Popovic, Jane Everett et Michel Biron chercheront ensuite à proposer une « sociopoétique de l’épistolaire qui sache à la fois prendre en compte les socialités de la lettre et les spécificités de son écriture[7] ». Dans les études critiques portant sur ce type d’écrits, c’est toutefois le plus souvent cette première caractéristique qui est privilégiée. Parallèlement à ces travaux, en 1996, Gilles Lapointe publiera L’envol des signes. Borduas et ses lettres[8]. Bernier et Hébert observent que le début des années 2000 témoigne d’un intérêt renouvelé pour le genre : c’est alors que paraissent la correspondance entre Paul-Émile Borduas et Claude Gauvreau de même que des études sur les lettres de Gaston Miron et celles d’Alain Grandbois. Parmi les initiatives de la dernière décennie, Marie-Andrée Beaudet et Mylène Bédard ont codirigé le collectif Relire le xixe siècle québécois à travers ses discours épistolaires[9] et les Lettres[10] de Gaston Miron, dont Mariloue Sainte-Marie signe l’introduction, ont été publiées. Il eût en ce sens été pertinent d’inclure une bibliographie critique de la correspondance d’écrivains au Québec dans le livre de Bernier et Hébert, celui-ci constituant désormais une référence incontournable pour les chercheurs s’intéressant à la question.

À la lecture des correspondances d’auteurs récemment parues et des études portant sur l’épistolarité, il semble que les lettres puissent — de façon certes un peu schématique — être regroupées en trois catégories. La correspondance pouvant être considérée comme une oeuvre en raison de ses qualités intrinsèques appartiendrait à la première ; les lettres éclairant le lecteur sur le processus de création du signataire seraient classées dans la seconde ; enfin, celles nous renseignant sur le réseau de l’écrivain ou de l’artiste, sur sa sociabilité et, plus largement, sur l’époque à laquelle il appartient, seraient rangées dans la troisième catégorie.

À l’évidence, l’intérêt que présentent ces écrits personnels est éminemment variable. La notoriété de leur auteur contribue souvent à éveiller la curiosité du lecteur, mais la correspondance de certains écrivains moins (re)connus peut néanmoins retenir parfois son attention, sans présenter pour autant de véritable importance pour l’histoire littéraire. Les lettres échangées par Jovette Bernier et Alice Lemieux, par exemple, témoignent de la douleur de l’isolement et du vieillissement, tout en exposant l’insécurité et la vulnérabilité liées à la création : « Je ne sais toujours pas encore à qui je vais soumettre mon bouquin. Il me vient des idées de l’envoyer à Gallimard, quitte à le voir revenir tout penaud. Je ne sais pas. Tu en penses quoi, toi ? As-tu lu Salut Galarneau ! de Godbout ? De quoi ça a l’air ? Il a mérité l’attention de Gallimard[11]. »

L’analyse attentive des lettres d’un auteur permet parfois de confirmer des intuitions, d’étayer une argumentation, de modifier une perception, de réfuter une théorie ou de rétablir un certain nombre de faits. C’est ainsi que la lecture faite par Pierre Hébert de « la correspondance des principaux acteurs de l’époque[12] » lui permet de conclure qu’Émile Nelligan est bien l’auteur de ses propres poèmes, contrairement à ce que prétendait Yvette Francoli dans un livre paru en 2013[13]. Hébert joint ainsi sa voix à celles d’Annette Hayward, Christian Vandendorpe[14], Michel Biron[15], Vincent Lambert et Karim Larose[16].

Les lettres fournissent en outre de nombreuses informations historiques et sociologiques. Plus précisément, elles donnent des indications sur les sphères dans lesquelles évoluent leurs auteurs. S’intéressant à la correspondance d’Alfred Garneau, Louis-Serge Gill révèle « le rôle de passeur » et celui de « médiateur[17] » occupés par le poète dans le milieu littéraire de l’époque. Dans les lettres de Garneau, le lecteur est constamment confronté à l’éloignement et à la souffrance causée par la séparation. Évidemment, écrire à un proche vise souvent à mieux supporter la solitude, à abolir la distance, à maintenir le contact. Correspondre permet de pallier l’absence de l’autre, voire de lui exprimer sa passion. C’est notamment le cas des échanges épistolaires entre Paul-Émile Borduas et Rachel Leclerc, qu’il cherche à convaincre de venir le rejoindre à New York, puis à Paris.

Le manque, sous ses différentes formes — absence, omission, oubli, pauvreté, insuffisance, imperfection ou perte —, est au coeur de la pratique épistolaire, mais aussi du travail de l’édition critique et de l’étude du genre. Dans leur présentation du troisième tome de la correspondance entre Jacques Ferron, Madeleine Ferron et Robert Cliche intitulé Le monde a-t-il fait la culbute ?, Marcel Olscamp et Lucie Joubert écrivent que « [d]e nombreuses missives, rédigées et mises à la poste simultanément, se croisent et paraissent rester sans réponse. Tous les cas de figure sont possibles ; chaque fois, le lecteur peut avoir l’impression qu’il lui manque une partie de la conversation épistolaire[18] ». La correspondance est ainsi composée « de silences et de questions sans réponses[19] », de lettres perdues ou impossibles à dater, mais aussi de documents volontairement laissés de côté par les responsables des différentes éditions. Emmanuelle Germain et Jonathan Livernois, dans l’introduction aux « [f]ragments de correspondance amoureuse et politique » de Pauline Julien et Gérald Godin, écrivent qu’ils ont « choisi plus de 70 lettres[20] » ; Babalou Hamelin signale, à propos de la correspondance de sa mère Marcelle Ferron, que « [t]outes les lettres ne sont pas dans ce livre. Pour des raisons éditoriales et personnelles, nous avons effectué une sélection et introduit quelques coupures[21] ». Les critères ayant présidé au choix des lettres n’étant pas précisés, le mystère entourant le contenu de celles qui n’ont pas été retenues reste entier. « Lire des lettres, c’est regarder par le trou de la serrure[22] », écrit Hamelin, plaçant le lecteur dans la position de celui à qui l’on confie quelque chose de privé, mais aussi celle — moins confortable ou avantageuse — de celui qui épie. Cette phrase d’Hamelin — qui ne manque pas de rappeler celle de Degas[23] décrivant son travail, notamment d’observation de femmes au tub — évoque évidemment l’intimité profonde dévoilée dans les lettres. Toutefois, si la serrure donne accès à une certaine intériorité, elle est aussi ce qui empêche la porte de s’ouvrir : il y a ainsi parfois quelque chose d’insatisfaisant dans le fait de s’être cru invité en la demeure, pour finalement rester sur son seuil.

On comprend que la famille des auteurs et leurs ayants droit puissent se sentir investis de la responsabilité de protéger ceux dont ils publient les lettres. Sans doute préfère-t-on quelquefois ne pas divulguer les secrets que renferment certaines d’entre elles, omettre d’inclure ce qui pourrait porter atteinte à une réputation, nuire à l’image d’un auteur ou tout simplement ne pas y correspondre. C’est ce qu’avaient fait Robert Élie, Claude Hurtubise et Jean Le Moyne en expurgeant les lettres embarrassantes de Saint-Denys Garneau.

La lettre peut parfois être perçue comme témoignant de la sincérité profonde d’un auteur, dont elle offrirait le portrait le plus authentique. C’est par exemple ce que Pierre Vadeboncoeur semble trouver dans les lettres de Borduas. En effet, Gilles Lapointe mentionne que l’essayiste s’intéressait « moins à la qualité littéraire des lettres du peintre qu’aux propriétés dites naturelles de son écriture : celles qu’il reconnaît au peintre, dans le cas de la lettre familière, sont la spontanéité, la fraîcheur de l’expression, la vérité, la franchise[24] ». En 1996, dans L’envol des signes, Lapointe évoquait cependant la possibilité que l’expérience épistolaire de Borduas procédât « d’une intention plus ou moins avouée du sujet pour établir sa singularité[25] » et pour « [s]’inventer soi-même[26] ». En ce sens, la correspondance de Borduas éclaire « d’un jour nouveau un tournant majeur dans la vie artistique du peintre[27] ».

Plusieurs articles dans Nouveaux regards sur nos lettres commentent les lettres comme étant des « marginalia intellectuelles de l’oeuvre[28] ». Stéphanie Bernier constate que, chez les Individualistes (Alfred Desrochers, Jovette Bernier, Robert Choquette, Simone Routier, Rosaire Dion-Lévesque, Éva Senécal et Alice Lemieux), « une corrélation très nette apparaît entre l’activité épistolaire et la production littéraire[29] ». Et si certaines correspondances ont pour intérêt principal les données sociologiques qu’elles contiennent, d’autres nous proposent une plongée fascinante dans un processus créateur. Dans Seuils, Gérard Genette écrivait en ce sens « que les lettres fournissent “une sorte de témoignage sur l’histoire de chacune des oeuvres, sur sa genèse, sur sa publication, sur l’accueil au public et de la critique, et sur l’opinion de l’auteur à son égard à toutes les étapes de son histoire”[30] ». C’est le cas de la correspondance d’Anne Hébert avec son frère, de celle de Jacques Ferron avec ses différents interlocuteurs, ainsi que de celle de Geneviève Amyot et Jean Désy[31]. Celles-ci rendent compte du travail d’écriture de l’oeuvre en train de se faire. La lettre permet ainsi à l’auteur de réfléchir à sa propre pratique et de prendre un certain recul par rapport à celle-ci. On peut y rencontrer « la figure d’un écrivain en quête de sa propre voix[32] », comme le souligne Marie-Andrée Beaudet à propos de lettres de Gaston Miron. D’une manière semblable, Jean-Claude Dussault affirme que sa correspondance avec Gauvreau « représentait, pour ce dernier, une première tentative pour mettre par écrit le fruit de sa pensée et de ses expériences littéraires[33] ».

Dans leur article consacré à Anne Hébert, Nathalie Watteyne et Philippe Drouin nous invitent sur le « chantier de Kamouraska[34] ». Les auteurs ont sélectionné les lettres adressées « à son jeune frère Pierre, [qui] forment la correspondance la plus instructive[35] » : « Elle apporte à l’oeuvre un éclairage spécifique, puisque l’auteure y évoque sur plus de cinquante ans les commencements de ses projets, les reprises et la réécriture entière parfois de certains textes[36]. » Ces lettres nous montrent une Anne Hébert entièrement dévouée à l’écriture. Elle accorde à cette pratique tout son temps et son énergie. Lorsqu’elle se réfugie à Menton, sur la Côte d’Azur, c’est afin de trouver le calme et la solitude nécessaires pour rédiger Kamouraska :

Je travaille comme une possédée. J’en suis éreintée ! En ce moment je suis au plus creux de mon histoire de meurtre. J’en ai moi-même le frisson ! Je vis absolument à contre-courant. Autour de moi, le soleil, la mer très colorée, des arbres semi-tropicaux et, moi, je m’enferme dans une histoire de neige et d’horreur à Kamouraska [37] !

Quelques mois plus tôt, dans son appartement de la rive gauche à Paris, lors des événements de Mai 68, elle déplorait le bruit et « l’angoisse » qui constituaient des obstacles à son écriture. Chez Hébert, la « distance » est un « besoin[38] ». Watteyne et Drouin parlent même de « véritable sacerdoce[39] » afin de définir son rapport à son travail. En fait, contrairement à celle de son cousin Saint-Denys Garneau, la correspondance d’Anne Hébert semble renforcer l’image « monacale[40] » que l’on se faisait d’elle et atteste d’une existence entièrement consacrée à l’oeuvre à faire et sans cesse remise sur le métier.

La correspondance de Jacques Ferron nous offre elle aussi un aperçu de son atelier, en mettant au jour les « mécanismes de la création[41] ». Si on y retrouve certes d’innombrables allusions au contexte littéraire et politique de son époque, ces documents n’ont pas pour seul intérêt d’enrichir la mémoire que l’on a de celle-ci. Olscamp démontre à quel point « les interactions épistolaires » favorisent chez Ferron le « déclenchement même de sa créativité romanesque[42] ». Il étudie deux correspondances : celle de Ferron avec sa soeur Madeleine et son beau-frère Robert Cliche, publiée en trois volumes[43], ainsi que celle (inédite) qu’il a entretenue avec Jean Marcel. Selon Olscamp, la lettre ne constitue pas uniquement un instrument de communication pour Ferron. Cela ne manque d’ailleurs pas de rappeler le souhait d’André Major qui, dans sa correspondance avec Pierre Vadeboncoeur, affirmait vouloir que leurs échanges soient « quelque chose qui va au-delà — ou hors — d’une simple communication intellectuelle[44] ». Olscamp nous apprend que Ferron « réfléchissait littéralement par lettres[45] ». Plus encore, celles-ci font partie intégrante d’une oeuvre qui s’élabore dans le dialogue et le rapport à l’autre. Ainsi pourrait-on à cet égard concevoir la correspondance de Ferron d’une façon similaire à celle de Flaubert, dont Marie-Claire Grassi écrivait qu’elle était « l’espace d’expérience de sa position d’artiste, c’est-à-dire […] le lieu où elle s’exprime, mais aussi s’élabore, mûrit, se transforme, s’interroge, tant comme fond que comme forme. Écrire des lettres, pour Flaubert, ce serait faire l’épreuve et la preuve de son être écrivain[46] ».

Pour Saint-Denys Garneau, la lettre transcende également la simple communication. Si elle lui permet de rester en contact avec ses amis lorsqu’il se trouve au manoir familial de Sainte-Catherine-de-Fossambault, Garneau s’adresse souvent à lui-même dans celles qu’il rédige. Si l’échange de lettres requiert la participation de l’autre, la rédaction de chacune d’entre elles est éminemment personnelle et exige parfois de se livrer à l’introspection. Comme on a pu le voir avec Borduas, elle permet même, dans certains cas, la création de soi.

Michel Biron a rassemblé et fait paraître l’intégralité des Lettres de Saint-Denys Garneau qui ont été retrouvées (certaines ayant bien sûr été égarées au fil du temps). Quelques-unes d’entre elles — d’une qualité indiscutable — avaient été publiées en 1967[47] par des amis de l’auteur, puis en 1971 à l’initiative de Jacques Brault et Benoît Lacroix[48]. Garneau lui-même reconnaissait la valeur de ses lettres et il lui arrivait « de demander à ses correspondants de les conserver[49] ». À la lecture de celles-ci, il paraît en effet évident qu’il ne s’agit généralement pas de simples « écrit[s] de circonstance[50] ». Les lettres de Garneau comportent fréquemment de « petits essais[51] », « des réflexions ou des impressions suscitées par certaines oeuvres littéraires, picturales, ou musicales, des descriptions de paysages, des portraits d’individus, mais le grand thème qui traverse toute sa correspondance […], c’est la question du “je”[52] ». La correspondance de Garneau se lit en effet comme « un long récit de soi[53] », et la dimension proprement communicationnelle des lettres qui la composent est restreinte dans de nombreux cas :

[Celles-ci] semblent souvent gratuites, méditatives, autoréflexives, sans dessein clair. À la différence des épistoliers plus conventionnels, on ne sait jamais ce que souhaite communiquer Garneau lorsqu’il écrit des lettres, et lui-même semble à plusieurs moments avancer à tâtons puis poursuivre un raisonnement jusqu’à épuisement, comme si l’objet précis du propos lui échappait ou importait finalement assez peu[54].

Dans « La censure “amicale” des lettres de Saint-Denys Garneau[55] » et son « Introduction[56] » aux Lettres du poète, Biron revient sur le processus d’édition de cette correspondance. Il explique pourquoi les 182 lettres ajoutées — on en compte 460 au total — transforment notre connaissance de l’homme et de l’oeuvre. En publiant toutes ses lettres, Biron met au jour le « vrai » Garneau. Car si la question de l’authenticité est un leitmotiv du discours critique sur l’épistolaire (les lettres nous permettraient, de ce point de vue, d’accéder à la psyché d’un auteur, à ses réflexions les plus profondes, à ses doutes), elle se situe au coeur de celle de Garneau. Ce qui est fondamental dans le projet de Biron, c’est qu’en présentant un Garneau humain, imparfait, préoccupé par les choses du réel en plus d’être inspiré, spirituel et génial, il nous permet de rompre avec l’image purement idéalisée qui est incessamment relayée par la critique de son oeuvre. La somme des lettres colligées par Biron — conjointement avec la fascinante biographie qu’il a consacrée au poète en 2015[57] — dévoile un homme charnel, d’une gaieté libre et pouvant manifester de la passion, notamment pour Gertrude Hodge — qui deviendra la conjointe de Jean Le Moyne :

Et j’aime tellement mon amour pour toi, que toutes les choses qui le constituent, tout ce qui a concouru à le faire tel qu’il est, toutes ces faiblesses, toutes ces reprises, tous ces sursauts, tous ces abandons, et jusqu’à ces rancoeurs, ces rages, ces coups douloureux qui me laissent un goût amer à la bouche, tout cela, non pas un à un, mais tout ensemble, comme une totalité, je l’aime, je l’aime, parce qu’il fait partie de mon amour pour toi, parce que j’aime mon amour pour toi ; je l’aime comme on aime un être totalement, avec ses faiblesses, avec ses défauts, parce que cela fait partie de lui, et qu’on l’aime tel qu’il est, tout entier.
Tu vas penser, mon cher amour, que ce n’est pas toi, mais l’amour, que j’aime. Mais non, c’est bien toi, toi tout entière, ma chère chérie. Mais c’est si complexe, c’est presque inexplicable. Ce n’est pas l’amour que j’aime, parce que, si c’était cela, tu serais déjà de l’autre côté de la barrière, je l’aimerais par d’autres qui me feraient voir des aspects tout à fait nouveaux. Mais je ne l’aime pas sans toi, je ne l’aime pas en dehors de toi, je l’aime en toi et à cause de toi. J’aime mon amour pour toi, qui ne serait pas le même s’il était pour une autre[58].

Michel Biron raconte l’histoire de la publication antérieure de lettres de Garneau choisies par ses amis. Il nous apprend que, afin de respecter sa réputation (et ne pas nuire à la leur), dans un effort d’idéalisation, ces derniers avaient mis de côté des documents et censuré des passages. Ainsi ont-ils retiré, par exemple, des extraits d’un humour tour à tour léger, potache, grivois — parfois vulgaire[59] —, néanmoins le plus souvent assez inoffensif (à tout le moins selon les critères d’aujourd’hui) : « Je ne sais si Claude t’a fait rapport d’une des dernières perles de Georges. “Que je me marisse.” Quel temps ? Le “subjonctif peureux[60]” ! »

En effectuant de « nombreuses et substantielles » coupures, les amis de Garneau ont ainsi souhaité occulter ce « Garneau prosaïque[61] » dont les propos ne semblaient pas en adéquation avec l’oeuvre poétique. On peut les comprendre. Ils l’ont « “dérabelaisianisée”[62] », écrit Biron, et ils ont « déformé le texte de Garneau au point de fausser l’image qu’on se fait du poète, dissimulant la dimension profondément incarnée de cette prose[63] ». Maintenant que plus personne ne s’intéresse aux frasques érotiques de Jean Le Moyne, le temps était venu de publier dans leur totalité ces lettres passionnantes et souvent étonnantes. Ce faisant, Biron prend le contre-pied de l’approche des biographes auxquels Sigmund Freud reprochait, dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci,

[d’]efface[r] dans [l]a physionomie [de leur objet d’étude] les traits individuels, ils aplanissent les traces de son combat vital […], ils ne tolèrent chez lui aucun reste de faiblesse ou d’imperfection humaines et nous donnent alors en réalité une figure idéale, froide et étrangère, à la place de l’être humain auquel nous pourrions nous sentir lointainement apparentés. Il est regrettable qu’ils le fassent, car ils sacrifient par là la vérité à une illusion et renoncent […] à l’occasion de pénétrer dans les secrets les plus fascinants de la nature humaine[64].

C’est une telle « occasion » que le travail de Michel Biron permet au lecteur de Saint-Denys Garneau de saisir enfin.