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Cette chronique est la première que j’écris après le début de la pandémie de COVID-19 qui a transformé nos vies. Depuis le printemps 2020, j’ai fréquemment entendu des gens, surtout issus du monde littéraire, faire référence sous forme de boutade anxieuse au « monde d’avant », calquant ainsi l’expression des personnages de la populaire trilogie post-apocalyptique de Margaret Atwood inaugurée avec le roman Oryx and Crake en 2009. Ça m’a amusé un temps. Ça ne m’amuse plus. En effet, il me semble qu’on aime parfois un peu trop les lignes de coupures franches. À tout le moins, on est prompt à en emprunter les modèles à divers champs de savoir pour produire des effets définitifs dans nos conversations quotidiennes. Je dis « définitifs » mais, de nos jours, j’entends plutôt « apocalyptiques ». Que les insouciants prennent garde : le monde est menacé de toutes parts ; nul ne sait quand il s’effondrera, mais on peut se convaincre sans risque d’erreur qu’effondrement il y aura. Qu’on lorgne la biologie et les neurosciences, le train du post-humain paraît déjà avoir passé, et malheur à ceux qui ne s’y sont pas accrochés. Qu’on se tourne vers le monde académique, la tradition autrefois vénérable des sciences humaines n’en finit plus, selon plusieurs, de chercher la note pour son chant du cygne. Qu’on songe à l’économie néolibérale, et l’on se met aussitôt à suffoquer au point d’en souhaiter la ruine violente, là, tout de suite. Qu’on sorte enfin prendre l’air parce que tout cela est bien accablant, c’est bientôt la planète elle-même qui se rappelle à nous dans la fragilité devenue intenable de ses écosystèmes. Tout court à sa perte. Mais qu’à cela ne tienne, nous avons mis la fin du monde en bouteille pour continuer à en parler. Dans nos langages culturels, nous entrevoyons de nouvelles apocalypses toutes les deux semaines. Le mot naguère étrange de « dystopie », qu’il fallait souvent expliquer, est passé dans l’usage courant. De fait, c’est celui d’« utopie » qui ferait maintenant sourciller. Les horizons politiques sont cul par-dessus tête. L’avenir de Catherine Leroux et L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga de Simon Leduc ont le grand mérite de les remettre à l’endroit. Tous deux ont été écrits avant la pandémie. Mais j’aime à croire qu’ils n’auraient pas beaucoup différé s’ils l’avaient été au milieu de ses jours les plus sombres. Ce sont deux romans qui refusent chacun à leur manière le poncif d’une fin brusque et annoncée de toutes choses. C’est tout à leur honneur.

Catherine Leroux, journaliste de formation, désormais écrivaine et traductrice, a quatre livres et trois prix prestigieux à son actif. Le mur mitoyen l’a imposée en 2013 en recevant le prix France-Québec et en rejoignant la liste courte du prix ScotiaBank Giller dans sa traduction anglaise. Madame Victoria a ensuite reçu le prix Adrienne-Choquette (2016), et la traduction par Leroux du roman Do Not Say We Have Nothing (Nous qui n’étions rien) de Madeleine Thien a obtenu le Prix du Gouverneur général en 2019. Au moment d’écrire ces lignes, L’avenir est en lice pour le Prix des libraires 2021. C’est un parcours sans faute, exemplaire, et que l’on pressent être encore dans sa phase ascendante. Une fois n’est pas coutume, citons pour commencer un passage qui se trouve à la toute fin du livre, dans le « Mot de l’autrice » ajouté là : « J’ai commencé ce roman bien avant les bouleversements qu’a connus notre monde en 2020, et après ceux qui, décennie après décennie, ont frappé la ville de Détroit. Dans cet entre-deux, j’ai voulu imaginer une renaissance, comme toutes les renaissances que nous nous devons[1]. » Tout y est : la ville américaine de Détroit, les durées de temps interstitiel, les idées de bouleversement et de recommencement. En outre, on se demande : Leroux a-t-elle choisi son titre par espièglerie envers ses futurs critiques ? On s’aperçoit vite de l’impossibilité d’écrire sur le roman sans provoquer une espèce de surcharge sémantique. Chaque fois qu’on cite son titre, on donne aussi du sens au substantif qui dans la réalité nous manque à tous. Essayez, pour voir : « La première phrase de L’avenir est… », ou « L’avenir regorge de tension », ou encore « L’avenir est plein d’enfants »… Chaque fois, ça marche. Chez Catherine Leroux, tout est maîtrisé au plus haut point.

Pourquoi Détroit ? On comprendra en résumant l’intrigue. L’avenir se concentre sur une femme dans la soixantaine, Gloria, qui, à la suite de la mort violente de sa fille Judith et de la disparition de ses deux petites-filles, laisse derrière elle une vie solitaire pour venir s’établir sur les lieux de la tragédie, dans la maison même de sa fille, et tenter de dissiper un peu du mystère. À moins que ça ne soit afin d’atténuer son deuil cuisant, mais cela revient plus ou moins au même dans le roman. Le quartier qu’elle découvre est un de ces lieux de ronces envahissantes et d’asphalte crevé rendus tristement populaires par les images de la crise économique perpétuelle que l’Amérique est devenue. Les maisons abandonnées composent le plus clair du paysage. Le tissu social en est à un point de relâchement tel que plusieurs habitants du quartier ont adopté une vie de subsistance communautaire en marge des réseaux habituels, en se rebaptisant de noms improbables : Pow Pow, Eunice, Lego ou encore Vlime. Peu à peu, ce voisinage s’ouvre à Gloria. Elle rejoint une communauté de survivants dans un monde qui n’en finit plus de mourir. Comme il arrive en de tels cas, ces personnages donnent l’impression de briller mieux. Ce ne serait rien de le dire si cela n’était pas dû à l’écriture même de Catherine Leroux. C’est sa manière qui construit des formes régulièrement magnifiques, à peu près toujours en style indirect libre, autour de la trajectoire de Gloria :

Un hurlement féroce se fait entendre. Un chien qui invective un coyote, ou l’inverse, puis un vacarme métallique, comme des animaux métalliques qui perdraient leurs morceaux. À cinq heures, il n’y a plus qu’un trognon hachuré de coups de bec cunéiformes. Les oiseaux éclaboussent l’aube de jus de pomme et de piaillements. Gloria s’étire dans la tiédeur de l’aube.

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Les personnages de L’avenir sont dans un monde en métamorphose. Mais le style indirect libre tel que le manipule Leroux, c’est l’autorisation donnée aux métaphores de la vie intérieure d’envahir le monde du récit, et cela, peu importe que cette vie intérieure soit celle de la romancière ou de ses personnages. Le végétal et l’animal s’entremêlent ainsi parmi une abondance de ruines. Peu à peu, Gloria découvre non pas une nouvelle raison d’être, mais plutôt une représentation plus réelle, plus adéquate, du monde tel qu’elle devra l’apprivoiser si elle désire se poser la question des lendemains. Je ne divulguerai pas davantage l’intrigue — ce qui m’oblige à passer sous silence toute la section du milieu du livre, dont on ne soulignera que le changement de ton impressionnant, signe supplémentaire de la maîtrise qu’a Leroux de ses moyens romanesques.

Détroit est donc le théâtre du roman. Mais Leroux l’a renommée Fort Detroit. Partant, elle en a fait un espace littéraire fascinant. Fort Detroit n’est pas exactement Détroit, au sens où la carte n’est jamais le territoire. La protagoniste Gloria en découvre vite les contours de légende calamiteuse à travers les récits de ses nouveaux voisins : « ville des révoltes, des faillites, des injustices et des balles perdues, la ville des mauvais sorts, des pyromanes, des esprits frappeurs » (23). Vous vous direz : c’est bien l’idée qu’on se fait de la vraie ville de Détroit. Votre inconscient quant à lui ressassera une illusion plus grave, à savoir que c’est là le lieu que l’Amérique a gardé par-devers elle afin d’y concentrer toutes les énergies de sa déréliction et, ce faisant, faire croire que l’anomie et la décadence sociales ne sont que des accidents isolés sur son territoire. Détroit, dans votre esprit et dans le mien, serait la poubelle où est précipité tout ce qu’il y a de consternant dans l’histoire de l’Amérique du Nord. Leroux n’est pas écrivaine par hasard. Elle sait combien une telle synecdoque reconduite avec désinvolture par le plus grand nombre peut se transformer en mensonge collectif.

Comment ne pas voir que Détroit s’étend désormais d’un océan à l’autre ? C’est la lame de fond sous l’intrigue de L’avenir. L’Amérique est vaste, mais on a depuis longtemps entrepris de concentrer son désordre, sa violence et aussi sa beauté en des symboles compacts. Leroux pousse cette logique à bout dans son Détroit remixé. Avec le simple terme de « Fort », ce sont plusieurs spectres de l’histoire dissipée et fréquemment criminelle de l’Amérique qui refont surface. Combien de villes, bien avant de devenir fleurons ou échecs du capitalisme industriel, firent office d’avant-postes coloniaux en ces temps où le territoire paraissait inépuisable aux yeux des conquérants ? Détroit, Montréal, Québec coexistent de la sorte dans l’histoire commune du destin de ces villes de l’Amérique dite « française » ou « anglaise » sur lesquelles pèse la charge de tous ces présents inaboutis. Leroux, qui pour l’écriture de L’avenir a mené des recherches préparatoires d’envergure sur les folklores franco-américains, autochtones, etc., n’ignore rien de cela. Il s’agit bien de reconstruire un monde.

Toutefois, la civilisation n’a pas pris fin dans le Fort Detroit de Leroux. Je veux dire qu’on y vit encore, de-ci de-là, comme si la civilisation était toujours garantie bien que les signes de son anéantissement pullulent. On fait ses courses, mais les produits alimentaires d’importation s’épuisent lentement, et les nouveaux arrivages sont hypothétiques. Des assassinats ont lieu en pleine rue sans que l’intervention des forces de l’ordre soit le moins du monde assurée. Le parc de la Rouge, qu’aime Gloria, est encore fréquenté quoiqu’il ait pris l’aspect « d’un corridor de vent […] couvert de déchets volatiles » (78). Ailleurs, « les cerfs sont sortis de leurs ravages, le castor s’est détaché de son territoire » (78). Sont précipitées dans L’avenir les images les plus saisissantes de l’ère post-industrielle agonisante où nous vivons. Alors, que faire ? Quoi dire ? La réponse de Leroux est un peu partout dans L’avenir, mais en filigrane. En un mot, il faut réenchanter le monde. Perspective toujours plus facile à évoquer qu’à réaliser. En un second mot, donc : il faut reconnaître tout le travail qu’il y a derrière cette nécessité. Voilà précisément ce qu’accomplissent les 316 pages du très beau roman de Catherine Leroux.

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C’est produire une belle juxtaposition que de parler aussitôt après L’avenir du roman L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga[2] de Simon Leduc. Dans l’univers de Leduc, on cultive également l’idée de la chute inévitable de toutes choses. Mais à l’inverse de chez Leroux, on part d’un monde qui est déjà enchanté à outrance. Il s’agit bien du quartier Hochelaga dans l’est de la ville de Montréal. Il faudrait écrire « arrondissement Mercier-Hochelega-Maisonneuve », mais je ne le ferai pas ici, pas plus que ne le ferait quiconque parmi la galerie de personnages très singuliers imaginés par Leduc dans L’évasion d’Arthur.

Je ne connaissais pas Simon Leduc, dont c’est le premier roman. J’aurais pu, cela dit, voir passer son nom auparavant si j’avais été quelqu’un d’autre, à savoir un amateur de musique punk, puisque Leduc s’est d’abord illustré comme leader de deux groupes de ce genre dans la décennie qui vient de prendre fin. Les premiers romans sont parfois fulgurants d’intuitions en pagaille, d’autres fois ils finissent par ployer sous le poids de l’ambition. Celui de Leduc appartient à une troisième catégorie, beaucoup plus rare : celle du roman de l’insouciance. Mais attention, cela n’en fait pas moins un livre à teneur politique au sens fort du terme. Je l’ai dit plus haut : nous sommes ici dans les parages de l’utopie comme chez Catherine Leroux. Cependant, le mot utopie dans son sens premier fait imaginer des lignes lisses et aisément identifiables dans un espace neuf où se projette le devenir raisonné des lendemains qui chantent. Alors que, dans le roman de Leduc, on chante sur un autre ton. De fait, on chante peu, mais on sacre énormément, on se bat, on hurle de rire, on veut brûler l’école, on s’étouffe sur des joints colossaux, on s’engueule, on joue au golf sur les glaces du fleuve, on choisit de laisser sous sa langue sans les avaler les pilules qui devraient stabiliser nos humeurs. Ça n’a pourtant rien d’un roman du type « jeunesse en colère ». C’est, plus près de l’os comme du délire, un roman sur les énergies sociales réprimées proches de se rompre. C’est un livre fou sur ce qui sous-tend toute révolution.

De quoi s’agit-il dans les faits ? L’action se déroule en mars 2013 — un an après le printemps érable au Québec. Arthur est un jeune garçon de dix ans issu d’une famille brisée. Sa mère, Anne, se meut dans un quotidien usé jusqu’à la corde. « Plus capable de l’hiver, de la job, du trafic, […] de la honte des pilules, de faire le souper, de l’appartement, […] de la quarantaine, des bottes humides, du prix de l’essence… » (197) ; c’est peu de dire qu’elle est en dépression. Elle n’a plus grand contrôle sur quoi que ce soit, à commencer par son fils. Son ex-conjoint, Pierre, est pétri de toutes les théories qu’on trouve relayées dans les milieux anarchistes ou plus simplement parmi ceux qui aperçoivent bien, de loin en loin, les rouages de la logique néolibérale, mais qui sont en même temps dépourvus de quelque tribune que ce soit pour se faire entendre. Il ne travaille pas. Il « fouin[e] dans les poubelles et les ruelles » (86). Il s’absente de l’appartement quand il a la garde de son fils. Il est connu des milieux policiers, où son inadaptation sociale ne fait que susciter le mépris distrait de qui a d’autres chats à fouetter. Mais il est aussi inventeur, fantasque, brouillon, imprévisible. C’est un très beau personnage romanesque, à l’instar des autres : Choukri, le taciturne parfois véhément ; Madame Arsenault, qu’on dirait faite de fumée de cigarette ; Styve, Roch et Roméo, les délinquants mal engueulés ; les agents de police encore incapables de s’entendre entre eux et qui patrouillent cet univers suivant des trajectoires si prévisibles qu’elles les empêchent de saisir la force explosive de la commune pourtant croissante sous leur nez.

Quelle est cette commune d’Hochelaga, au juste ? C’est un regroupement d’individus qui ont jeté l’éponge et qui, ayant établi leurs quartiers dans une école abandonnée, s’essaient à imaginer les moyens concrets d’un recommencement urbain collectif. Ils ont fondé comme il se doit des comités, pétris de bonnes intentions mais souvent contradictoires. Ils se sont donné accès au réseau des égouts. Ils glanent au hasard et parfois trouvent des choses très surprenantes. Ils tâtonnent, mais dans une grande énergie de groupe. Pour eux, « la révolution n’est pas simplement une lutte contre un système économique et politique, mais une réflexion sur les limites et discriminations imposées par le concept même d’individu » (115). Et Arthur ? C’est le point aveugle au coeur du livre. À l’école, on se désole de ses troubles d’apprentissage. Sa mère, en dépit de sa fatigue de vivre, s’inquiète pour lui avec toute la véhémence de qui n’a pas oublié l’amour véritable. Il est ballotté par des événements et des forces qui le dépassent tout à fait. Mais comme le hasard fait curieusement les choses, Arthur finira à son corps défendant par se retrouver seul véritable enjeu de toutes les énergies entrecroisées dans l’univers du roman, jusqu’à une fin aussi surprenante que grotesque et palpitante. J’ai laissé entendre que les personnages de L’évasion d’Arthur, comme ceux de Catherine Leroux, vivent dans une forme de post-apocalypse. Ils sont hagards, mais avant tout électriques, surexcités, parfois dangereux. Quand on parle de fin du monde, plusieurs s’imaginent que ce serait le grand événement égalisateur entre les riches et les pauvres. Mais L’évasion d’Arthur nous rappelle que, chez les pauvres, il y a des mondes qui prennent fin chaque jour.

Je n’ai pas d’autres mots pour résumer tout cela que « truculent ». Sans doute suis-je aidé par les signifiants romanesques vétustes choisis à dessein par Leduc. Le titre ampoulé, dès l’abord, signifie que c’est là un livre écrit par quelqu’un qui a maîtrisé ses siècles d’héritage littéraire avec le soupçon d’ironie qui paraît requis aujourd’hui. Les chapitres sont titrés chacun suivant le syntagme « dans lequel on… ». Cette forme fut d’abord celle des vignettes de la littérature médiévale, dans l’esprit du Roman de Renart, ce qui correspond bien à l’ambiance de malice irrévérencieuse qui imprègne plusieurs des pages de L’évasion d’Arthur. De là à dire que la vie des pauvres est picaresque, il n’y a qu’un pas, que Leduc franchit sans hésiter dans son roman. Mais n’oublions pas, d’autre part, que le roman moderne est une invention bourgeoise. Leduc, aujourd’hui, ne l’oublie certainement pas, lui qui détourne une forme ancienne du roman afin de la remplir à ras bord de personnages façonnés par les conditions matérielles et sociales de l’est de Montréal en 2013, avec leur langue et leurs énergies absolument non canalisées. Et puis il nous lâche le résultat à la figure. De cette manière, le contrat de lecture du roman s’approche d’un contrat social. Allons-nous être simplement divertis (le roman est parfois très drôle) ? Ou allons-nous nous montrer capables de penser avec la forme sans commune mesure de ce livre ?

Il ne sert plus à rien de seulement représenter. Il faut diffracter le monde, sans quoi nous n’en sortirons pas vivants. En littérature, cela peut vouloir dire qu’il faut inventer, encore une fois, des formes neuves pour dire ce qui est et dire — c’est bien plus crucial — ce qui pourrait être. On n’en est plus à espérer, après le marxisme, que tout ce qui est solide se dissolve éventuellement dans l’air. Aujourd’hui, soit tout alentour est toujours déjà en déshérence, comme dans L’avenir, soit plus rien ne parvient à disparaître et c’est en réinvestissant l’énergie considérable de qui n’a plus de place assignée en société, dans un monde anesthésié par la consommation, l’incohérence et les anxiolytiques, que d’aucuns, comme Arthur, parviennent à la joie brève ou longue de l’insouciance. Les romans sur « l’après » ne manquent pas. Très peu, pourtant, semblent avoir conscience du formidable défi que constitue l’écriture de l’après-monde. L’idée d’un effondrement du tissu social est à ce point ancrée dans l’imaginaire collectif qu’on dispose d’un attirail de tropes attendus pour la représenter : la rareté des ressources, la redistribution des rôles, un mélange de conflits urgents et de mouvements orientés vers des fins nettes. Mais la fin d’un monde, c’est d’abord le commencement d’une quantité de deuils. Si bien que toute idée d’une communauté de l’après doit affronter, fatalement, le fait qu’elle existera avant tout comme une concentration inouïe de deuils. Les romans qui, comme ceux de Leroux et de Leduc, en ont conscience doivent alors travailler sur quelque chose de très difficile : rassembler de façon crédible des personnages endeuillés à la fois de leurs proches et de leur avenir collectif. Quand c’est un succès, comme ça l’est dans L’avenir et dans L’évasion d’Arthur, l’espace romanesque est traversé de bout en bout par cet effort d’invention, et donne vraiment le reflet d’un monde autre. Leroux et Leduc, en dépit d’une écriture on ne peut plus différente, nous disent qu’il n’y a pas de raison de croire que la fin ne puisse pas être le commencement d’autre chose, même en ce bas monde.