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Introduction

4 mai 2012, village El Paraíso[1], à l’extrême sud-ouest du Mexique, tout proche de la frontière avec le Guatemala, Consuelo conclut son récit de vie :

« Au village, nous vivons tous d’une manière différente. Pour certains, les choses ont été faciles, pour d’autres non. D’autres ont commencé par le bas, en travaillant. […] Il y a des gens qui avaient plus… Et d’autres qui ont eu cette ambition de faire. […] Et il y en a d’autres encore qui ont tout laissé à leurs fils et ces fils n’ont pas eu de difficultés après. Et d’autres non. […] Il y a beaucoup de différences entre nous. Ça n’a pas été pareil pour tout le monde… » (Consuelo, extrait d'entretien, 2012)

En replaçant sa trajectoire parmi celles des habitants du village, Consuelo nous donne à entendre sa conception des solidarités familiales ; elle, qui en a largement été dépourvue. À sa suite, cet article se propose de détailler et de comprendre la structuration et la diversité de ces solidarités au sein de l’ejido de café El Paraíso[2], situé à l’extrême sud-ouest du Mexique, dans l’État du Chiapas (Figure 1). L’article poursuit un triple objectif. Il donne d’abord à entendre les voix d’une génération qui peine à vivre désormais exclusivement du travail agricole, tandis que leurs parents avaient bénéficié de la réforme agraire et d’un capitalisme industriel favorable à la petite agriculture paysanne. L’analyse montre également comment les solidarités familiales sont profondément déterminées par le système de genre et permettent d’affronter de manière différenciée et inégalitaire les nouveaux marchés du travail et les nouvelles formes de l’intervention publique en milieu rural. Entre hommes et femmes, les types de ressources et la façon dont celles-ci circulent au sein des familles diffèrent. Mais le texte se veut également utile au-delà de cette recherche singulière, dans la réflexion plus générale sur l’entraide familiale et les outils méthodologiques pour en rendre compte.

Figure 1

Localisation du travail de terrain : l’ejido El Paraíso au sud du Chiapas

Localisation du travail de terrain : l’ejido El Paraíso au sud du Chiapas

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L’ejido est une expression parmi d’autres des formes qu’ont pu prendre la propriété collective de la terre et son exploitation agricole. Suite à la Révolution mexicaine, la Constitution de 1917 institue la répartition des terres par le démembrement des grandes exploitations agricoles (haciendas et fincas [3]). Cette réforme agraire d’ampleur sera particulièrement effective sous le gouvernement de Lázaro Cárdenas (1934-1940). Ces terres deviennent propriétés de la Nation, ne peuvent être vendues et sont gérées collectivement par une nouvelle institution nommée « ejido »[4]. Une « citoyenneté agraire » (Léonard et Foyer, 2011 : 25) se structure alors autour d’une assemblée, d’un comité ejidal élu pour trois ans et des ejidatarios. L’institution pose les bases d’une gouvernance collective donc, mais aussi de l’usufruit individuel de la parcelle. Les hectares de terres dotées à chaque ejidatario sont administrés par la famille du bénéficiaire. L’ejido s’est imposé comme une institution centrale pour comprendre une grande part du milieu rural mexicain. En 1990, le pays comptait 95 millions d’hectares de terres ejidales (INEGI, 1990). Pour l’ejido El Paraíso la dotation s’est faite en 1943 (5 hectares par famille). L’article éclairera les trajectoires d’hommes et de femmes de la deuxième génération d’ejidatarios de ce village, née en moyenne en 1955. Au moins un de leurs parents avait été ejidatario, fondateur de l’ejido. Ils appartiennent à une génération « charnière », parce qu’ils ont vécu deux moments historiques distincts.

Entre 1930 et 1970, les ejidatarios bénéficiaient en effet d’une économie et d’une politique favorables. Le modèle économique de substitution des importations génère une forte industrialisation et l’agriculture, qui fournit en grande quantité des aliments peu chers pour nourrir les villes, devient alors fonctionnelle au développement du processus d’industrialisation (Rubio, 2003 : 46). Les produits dédiés à l’exportation, comme le café, font l’objet d’aides étatiques importantes[5]. C’est ainsi que la socialisation primaire des acteurs rencontrés s’est structurée autour de l’organisation productive agricole de la parcelle et de l’ejido, dictant un certain nombre d’obligations et des identités de genre spécifiques au sein des familles. La décennie 1980-1990 marque cependant un changement de paradigme. Avec l’orientation néolibérale d’insertion compétitive dans les marchés internationaux, qui trouvera son apogée lors de la signature du traité de libre-échange nord-américain (ALENA) au 1er janvier 1994, ou le programme d’ajustement structurel souscrit auprès du FMI dès 1983, qui inaugure une politique d’austérité, les institutions étatiques d’aide à l’agriculture disparaissent en grande partie et le budget du ministère de l’Agriculture baisse considérablement. Les aides agricoles sont désormais distribuées au travers de programmes destinés à des producteurs compétitifs, intégrés aux marchés agricoles internationaux[6], ou par le biais de politiques de réduction de la pauvreté. La plus emblématique est le programme Oportunidades, délivrant des subsides monétaires aux mères de famille dans les zones marginales. En somme, de « nouvelles ruralités »[7] se dessinent et ne sont désormais plus exclusivement liées aux mondes agricoles. De nombreux chercheurs observent un processus de « désagrarisation » des campagnes. Non pas que l’agriculture ait totalement disparu du panorama rural, mais que sa part, tant dans les programmes de soutien que dans l’économie de ces territoires, a diminué très significativement (Escalante Semerena et al., 2008 ; Grammont, 2009 ; Torres-Mazuera, 2012 ; Salas Quintanal et González de la Fuente, 2013).

La première partie de ce texte reviendra sur les notions clés qui seront mobilisées : « solidarités » et « inégalités familiales » pour le cadre théorique, « généalogies familiales » et « cas ethnographiques » pour l’approche méthodologique. Cette partie sera également l’occasion de revenir sur l’état des recherches autour des solidarités familiales dans les espaces ruraux au Mexique. Les familles rurales ont en effet longtemps été perçues comme le lieu de toutes les solidarités et comme une ressource permettant de mettre en œuvre des stratégies de survie, grâce à la disponibilité de la main-d’œuvre familiale, pour maintenir la reproduction sociale et économique de la petite paysannerie. Il s’agira ensuite de comprendre comment l’histoire familiale a été relatée par les enquêté·e·s et ce que ces modalités narratives disent des supports familiaux : on ne raconte pas de la même manière sa famille selon les expériences sociales qu’elle nous réserve. Puis, nous plongerons dans l’histoire intime de deux familles — deux cas ethnographiques —, en tâchant de comprendre comment les protections liées à l’ejido ont circulé au moment où les enquêtés (Egos) appartenaient encore à la première génération des familles ejidales — période de fusion —, jusqu’à ce qu’ils soient à leur tour dotés de terres et forment leur propre famille — fission et nouvelle fusion. Nous observerons comment ces ressources permettent d’affronter les nouvelles situations de travail et les nouvelles formes de l’intervention publique au sein du village. Les familles rencontrées agrègent désormais des trajectoires laborieuses plus diverses (à travers la pluriactivité), plus tertiaires et moins agraires. En somme, nous dévoilerons, dans ce nouveau cadre rural désagrarisé, le poids du genre qui pèse sur les trajectoires des individu·e·s, car, au sein des familles, les hommes et les femmes n’héritent pas des mêmes ressources ni des mêmes obligations. L’observation des contours des solidarités familiales nous permettra de saisir les façons de faire famille au masculin et au féminin et leurs enjeux en termes d’identité de genre au sein de ce village de la frontière sud du Mexique.

Cadres théorique et méthodologique de la recherche

Les solidarités familiales : un révélateur des inégalités de genre

Les individus sont inégalement dotés face à l’adversité de la vie sociale. Dépendantes de la situation économique de chacun de ses membres, c’est-à-dire de leur support économique et social ou de leur inscription dans des collectifs protecteurs (Castel, 1995), les solidarités familiales sont profondément inégales entre les familles et les individus (inégalités inter et intrafamiliales). En ce sens, la famille ne peut être exclusivement perçue comme un espace d’entraides, où toutes les ressources seraient équitablement partagées. Elle est aussi un espace traversé par des relations de tension, de domination et de conflit, profondément déterminées par le système de genre. Il s’agira donc pour le présent article de considérer la famille à la fois du point de vue des ressources, mais aussi depuis celui des obstacles qu’elle peut constituer, pour la comprendre tout autant dans sa dimension protectrice qu’oppressive (Weber, 2013 : 34). En effet, l’analyse des solidarités familiales se contente parfois de relater exclusivement les parcours où celles-ci sont effectives, où l’appui des proches permet une plus grande protection. Mais se limiter à la retranscription des récits solidaires contribue à dessiner une famille qui serait homogène, faisant bloc et élaborant les « stratégies » de sa survie dans une logique presque mécanique. Or, cette situation ne serait-elle pas le privilège des plus aisés ? Il paraît en effet important de contrebalancer ces récits et de considérer d’autres trajectoires, où les liens ne sont pas si forts et l’influence des solidarités familiales plus restreinte. Pour les classes populaires notamment, les solidarités familiales limitées amènent à se demander, aux côtés de Jean-François Laé et Numa Murard : « Dans la pauvreté économique, peut-on dire que l’on “a” des relations, et ne faut-il pas admettre plutôt que l’on est “pris” dedans ? » (Laé et Murard, 2011 : 70). Par ailleurs, au sein même des familles le système d’entraide oblige surtout les femmes. C’est sur les mères, filles, sœurs, nièces ou cousines que repose majoritairement le travail matériel et émotionnel du care [8]. Entre les familles et au sein de celles-ci, la « protection rapprochée », comme la nommait Robert Castel, est en somme profondément inégalitaire.

En étudiant les « solidarités familiales », le chercheur peut donc souvent faire le constat des inégalités qui opèrent au cœur des familles et entre celles-ci. Pourquoi est-il donc pertinent de conserver ce terme pour l’analyse ? Dans un récent numéro de la revue Questions Féministes sur « Les enjeux sexués des “solidarités familiales” », l’article introductif retenait au moins trois raisons pour ne pas l’abandonner (Palazzo-Crettol et al., 2018). Il permet d’abord de mettre en lumière le travail de solidarité souvent entièrement pris en charge par les femmes et d’insister sur les différentes façons de « faire famille ». Il est aussi un outil pour considérer l’agentivité des femmes : « afin de ne pas les cantonner au seul rôle de victimes de plusieurs systèmes de domination » (Palazzo-Crettol et al., 2018 : 10). Cette perspective permet de considérer la famille et les activités qui y sont liées pas seulement sous l’angle de la contrainte et de l’obligation, mais aussi comme des espaces de pouvoir pour les femmes. Enfin, la notion permet de penser la famille comme un collectif solidaire, lieu probable de l’émancipation. L’enjeu politique serait alors de rendre les liens de solidarité plus égalitaires au sein même des familles, puis d’étendre cette solidarité au-delà de la sphère intime. Dans cette même perspective, Rita Segato, anthropologue argentine, suggère d’opérer un virage dans le slogan féministe des années 1970 : « le privé est politique ». Elle propose au contraire de « domestiquer la politique » (Segato, 2016 : 25), c’est-à-dire de la débureaucratiser, de l’humaniser et d’y insuffler des liens de proximité, de solidarité et de réciprocité, caractéristiques des sociabilités familiales et féminines — entendues comme des construits sociaux formés par l’expérience des femmes, précisément du fait de la division sexuelle du travail au sein des familles.

Face à une notion particulièrement vaste, il convient de préciser ici comment les solidarités familiales ont été étudiées dans le cadre de cette recherche. Il s’agira de comprendre ce qui circule au sein de la famille, son « économie cachée » (Déchaux, 2007). Il sera donc question des ressources économiques, des aides financières (i.), des services rendus (ii.) ou des ressources relationnelles, comprises en tant qu’échange de capital social, d’informations ou de relations stratégiques (iii.) (Déchaux, 2007 : 98-99). Mais nous dévoilerons aussi les « circuits » par lesquelles ces types d’entraide voyagent dans la chaîne de parenté. Ce circuit des solidarités n’est en effet pas toujours le même et diffère selon les familles. Il peut par exemple passer par les liens intergénérationnels ou intragénérationnels, solliciter davantage la famille élargie ou l’unité domestique, la maisonnée. Il peut s’agir de solidarités horizontales, verticales ascendantes ou descendantes. Nous verrons que ces circuits des solidarités sont profondément marqués par le système de genre et dessinent des façons de faire famille plus ou moins égalitaires.

Penser les solidarités au sein des familles rurales mexicaines : état des recherches

Au Mexique, la première façon d’envisager les familles rurales a été de les comprendre comme des familles paysannes. Il s’agissait alors d’analyser l’unité de production et de consommation qu’elles formaient. De ce point de vue, les analyses se chargeaient de montrer que si la famille assurait sa reproduction à travers la production agricole, son organisation se basait sur la solidarité de chacun de ses membres pour mener à bien les récoltes (approche fonctionnaliste). Groupe domestique et exploitation agricole constituaient les deux facettes d’une même pièce. Cette perspective n’est pas étrangère à la forte influence qu’ont alors exercée les études de l’économiste russe Alexander Chayanov (1925)[9]. Il cherchait à comprendre les « lois régissant la structure interne de l’économie paysanne » (Bartra, 1974 : 50). L’exploitation familiale bénéficiait en effet d’une main-d’œuvre importante et gratuite, celle de la famille. Chayanov montrait que la taille de la famille, la proportion de ses membres en capacité de travailler sur la parcelle — distinguant ainsi le consommateur-travailleur (les enfants font ici partie de la production) du simple consommateur (les membres les plus jeunes) —, l’évolution de la composition de la famille selon ses cycles domestiques (formation, dissolution) déterminent la production agricole familiale. Autrement dit, la structure interne de la famille définit les conditions de la production agricole et par là même sa reproduction sociale. La famille rurale est alors perçue comme « une organisation sociale de grande cohésion » (Sevilla-Guzmán et Pérez Yruela, 1976 : 23) et elle est comprise comme une unité économique basée principalement sur les relations de parenté. Les travaux pionniers de Lourdes Arizpe (1978) ont considérablement contribué à rendre visible le rôle des femmes dans les espaces ruraux, mais ils ont aussi participé à perpétuer cette image d’une cellule familiale unie et harmonieuse en milieu rural. Arizpe montre comment la famille trouvait en elle-même, par son organisation et son système d’entraide, les conditions de sa propre reproduction. La division sexuelle des tâches dans la cellule domestique était alors envisagée dans la complémentarité des rôles sexués.

Ces approches ne permettaient pas de voir la hiérarchie au sein des familles, les inégalités entre les sexes et les générations, ni les liens entre l’espace domestique et la division sexuelle du marché du travail. Elles seront critiquées et amendées par les études de genre (Arias, 2009 ; Ariza et Oliveira, 2001). Dans le renouvellement du regard sur les familles rurales, au moins trois changements épistémologiques majeurs sont à noter : les dynamiques intrafamiliales sont désormais conçues en termes de tensions et de conflits ; on articule les activités domestiques des femmes avec leurs activités extradomestiques ; et la famille n’est plus envisagée comme une seule unité économique, mais aussi comme un lieu de socialisation et de production des identités de genre. Le regard sur les dynamiques intrafamiliales ne porte désormais plus exclusivement sur l’analyse du système coopératif d’entraide et d’échange. La perspective de genre révèle la nature fondamentalement conflictuelle du contexte familial et les rapports de domination entre hommes et femmes, ou entre générations, qui se déploient au cœur de l’organisation de la vie familiale en milieu rural. C’est ainsi que la violence conjugale et domestique est peu à peu rendue visible (pour une analyse dans un contexte rural, voir par exemple González Montes, 2010).

L’autre perspective fondamentale ouverte par les études de genre vise à rompre avec la dichotomie public/privé. À cet égard, l’entrée des femmes sur les marchés du travail a permis paradoxalement de mettre en valeur le travail domestique qu’elles effectuaient au sein des familles. Il a fallu qu’elles sortent des foyers, pour que l’on comprenne finalement à quel point leur travail, non rémunéré, dans la sphère privée était tout à fait fonctionnel à la reproduction des familles et à la production agricole (Sánchez Gómez, 1989 ; De Barbieri, 1984 ; García et Oliveira, 1994 ; Wainerman, 2000 ; Arias, 2003 ; 2009 ; Rodríguez et Cooper, 2005). Cette vision plus holistique du travail des femmes a ainsi permis de comprendre les articulations entre le marché du travail et l’espace familial. Enfin, dans l’analyse de la sphère domestique, les études de genre se sont aussi intéressées à la dimension socioculturelle de la famille, comprise comme institution « productrice de sens et de valeurs stratégiques pour la société, tels que les significations du mariage, de la maternité, de la paternité ou de la loyauté filiale, mais aussi de son rôle de juge des rôles sociaux existants » (Ariza et Oliveira, 2004 : 10). Autrement dit, il s’agit d’examiner comment s’intériorisent au sein des familles les manières genrées de penser et de faire, sexuellement situées du côté « masculin » ou « féminin ». Dans le contexte rural, plusieurs études questionnent alors l’ordre de genre qui se construit et se redéfinit au sein des familles (Ariza et Oliveira, 2001 ; González Montes, 2003 ; Arias, 2003 ; Arriagada, 2007). La réflexion de cet article s’inscrit dans la continuité de ces approches. Il s’agira de comprendre notamment les inégalités entre les familles et au sein même de celles-ci, les cadres de socialisation, les obligations et les rôles différenciés selon le sexe de chacun, ou encore la division sexuelle du travail au cœur et en dehors de la famille.

Les généalogies familiales : suivre une génération, penser les processus

Pour documenter ces deux dimensions (types de ressources et circuits), nous nous immiscerons dans l’histoire intime de deux familles, au travers de récits de vie et de généalogies familiales. Réalisée avec un seul informateur, chaque généalogie reproduit une chaîne de parenté exclusivement du point de vue de celui-ci : il s’agit d’Ego (par convention, il apparaît en noir dans la généalogie). À partir de celui-ci, je tâchais de documenter : les générations antérieures à Ego (pour ce cas d’étude, les grands-parents constituaient la limite des mémoires généalogiques), ses collatéraux (ses frères et sœurs ou cousins, cousines) et les générations suivantes (enfants et petits-enfants). Chacune des généalogies recueillies permet ainsi de « soutenir une analyse ethnographique de la parenté pratique » (Weber, 2013 : 13), du vécu familial à l’œuvre depuis la perspective d’un Ego. Elles illustrent alors différentes façons de faire famille, à hauteur d’hommes et de femmes. Ces généalogies sont à analyser comme des « cas ethnographiques », comme on parlerait de « cas cliniques », dont l’analyse permet d’expliquer « chaque cas singulier comme le croisement de multiples histoires collectives ; la comparaison des cas permet d’établir ensuite les domaines de validité de ces histoires collectives et la probabilité de leur intersection » (Weber, 2013 : 36). Elles n’ont donc pas valeur de représentativité, mais leur comparaison permet de mettre en lumière ce qui semble toucher indistinctement l’ensemble des trajectoires individuelles, le commun des destinées sociales, tout en soulignant les singularités de chacune des trajectoires recueillies. Nous présenterons dans le cadre de cet article deux cas, car ils sont à la fois emblématiques des destinées sociales au sein du village, mais aussi parce qu’ils en diffèrent, permettant ainsi de comprendre les processus qui concourent à la construction des trajectoires individuelles[10].

Malgré l’irréductibilité de cette entrée individuelle dans les familles et au-delà de l’analyse de cas ethnographiques précis, cette méthode d’enquête permet aussi l’accès à de nombreuses informations et une montée en généralité. Lors de la collecte des données, je tentais d’une part de compiler un certain nombre de caractéristiques sociodémographiques pour chaque individu mentionné, comme le sexe, le lieu, l’année de naissance ou le lieu de résidence au moment de l’enquête. D’autre part, j’interrogeais pour chaque individu à quel régime foncier (ejidal, privé, métayage, etc.) il appartenait, s’il avait hérité, et dans ce cas de qui provenait l’héritage ; ou acheté ses terres, en quelle année et le nombre d’hectares détenus ; les types d’emplois occupés (dans le secteur primaire, secondaire et tertiaire) et dans quels lieux ; les migrations internes et internationales effectuées et leur temporalité ; et finalement la nature des liens entre les membres de la famille. Les généalogies recueillies (huit au total) ont permis de constituer un échantillon de 476 individus — avec 63 individus pour la génération des parents, 140 pour la génération des Egos et 198 pour la génération des enfants. Cette base de données rend alors possible une analyse de « type quantitatif ». L’ethnographie peut en effet aussi permettre de compter (Weber, 1995 ; Rinaldy, 2017).

Cet outil a une autre vertu : il rend compte des développements successifs des groupes domestiques au sein d’une famille. Il livre ainsi une photographie en relief et permet de concevoir la famille non pas seulement comme une institution figée, vécue au présent, mais comme la succession de plusieurs générations — entendues comme « l’ensemble des personnes d’une famille également distantes d’un ancêtre. » (Golini, 2004 : 86). Au cours de l’analyse, nous nous référerons plus volontiers à la génération familiale des individus et non à leur génération d’âge. L’approche générationnelle permettra en effet de mieux comprendre les familles rurales étudiées dans leurs modalités d’existence contemporaines, parce que « le présent n’est pas seulement le contemporain. Il est aussi un effet d’héritage, et la mémoire de cet héritage nous est nécessaire pour comprendre et agir aujourd’hui » (Castel, 1995 : 15). La perspective générationnelle permettra en effet d’analyser les ascendances et les provenances des trajectoires individuelles, dans un temps plus long que celui du présent de l’enquête. Elle permet de découvrir les différentes strates, l’« épaisseur du présent » (Castel, 2012 : 37) et ainsi d’envisager la famille non pas uniquement comme une institution, mais également comme un processus (Robichaux, 2007 : 33). S’intéresser aux processus est d’ailleurs l’un des vœux énoncés par Stéphane Beaud et Florence Weber dans leur projet d’élaborer une ethnographie sociologique, pour sortir de la dichotomie stérile entre les approches qui considèrent les individus comme des agents et celles qui les conçoivent comme des acteurs[11] : « Un processus, c’est le déroulement d’une situation […] où les actes de chacun comptent, où rien n’est joué d’avance et qui, pour autant, échappe à chacun des participants » (Beaud et Weber, 2010 : 283).

Une mémoire familiale différenciée : ne pas se souvenir de la même famille

Nous analyserons dans cette deuxième partie comment les enquêté·e·s se souvenaient de leur famille. L’élaboration des généalogies au moment de l’enquête révèle à quel point les institutions ejidale et familiale sont intimement entrelacées : s’immiscer dans l’histoire de la famille, c’est entrer dans l’histoire du village. Cependant, cette mémoire généalogique diffère selon qu’elle est construite à partir des Egos masculins ou féminins. Selon que l’on soit homme ou femme, on ne se souvient pas, on ne parle pas de la même famille, précisément parce qu’on en a un usage social tout à fait différent. Comprendre les façons de dire la famille, c’est aussi comprendre ce qui importe pour les enquêté·e·s au sein de celle-ci.

Quand l’enracinement territorial est aussi un enracinement familial

Au moment de faire leur généalogie, mes interlocuteurs et interlocutrices évoquaient tous une génération au-dessus d’eux ; mais la mémoire de leurs, souvent nombreux, oncles et tantes leur échappait (la collatéralité). Ils peinaient également à se souvenir de leurs grands-parents et la collatéralité (les frères et sœurs des grands-parents) n’était jamais connue avec finesse. Personne n’a pu remonter le temps familial au-delà des grands-parents, qui jouaient un rôle butoir dans leur mémoire. Si je la compare aux résultats obtenus par Sara Lara Flores (2010) auprès d’une population indigène au Mexique ou par Béatrix Le Wita (1988) avec des hommes et des femmes appartenant aux classes supérieures de la société française, la mémoire généalogique des familles enquêtées au sein de l’ejido El Paraíso était donc peu étendue et tout à fait partielle. Dans sa recherche, Sara Lara fait état d’une généalogie comprenant 123 individus, répartis sur cinq générations et organisés en 25 unités domestiques. Dans notre cas d’étude, sur les huit généalogies réalisées, les enquêtés ont cité entre 50 et 70 parents, et comptaient entre 13 et 25 unités domestiques. On est bien en dessous des chiffres précédents. Par ailleurs, l’ensemble des généalogies recense de manière précise trois générations (les parents, Ego et les enfants). La génération des grands-parents n’était jamais évoquée avec précision, les informations y étaient alors partielles et l’histoire familiale semblait commencer plus franchement à partir des parents d’Ego, en excluant les oncles et les tantes. Enfin, la réalisation des généalogies a été particulièrement fructueuse en termes de collecte de données pour la génération d’Ego Ego et ses collatéraux (frères/sœurs) — et pour celle de ses enfants — enfant et neveux/nièces — avec respectivement 140 et 198 personnes recensées.

Cette mémoire fragmentaire s’explique par la conformation de l’ejido. Les parents étaient originaires de bourgades non loin de l’actuel village et travaillaient pour les fincas de café, comme peones (ouvriers agricoles). C’est en 1943 qu’une trentaine de familles sont dotées de terres ejidales. Les peones deviennent alors ejidatarios et « fondateurs de l’ejido », comme ils les appelaient. Beaucoup n’auront plus de contact avec leurs familles d’origine : leurs frères et sœurs (oncles et tantes d’Egos) qui ont également migré vers d’autres ejidos ou qui sont restés peones dans le lieu d’origine. C’est en ce sens que les personnes que j’ai interrogées ont une mémoire mutilée des grands-parents et peu étayée de leurs oncles et tantes. L’histoire familiale pour Ego commence avec celle de ses parents. Leur « enracinement familial » (Sagnes, 2004 : 34) est intimement lié à leur enracinement spatial. L’histoire familiale débute avec l’établissement du village, avec ses fondateurs — leurs parents — et laisse de côté l’histoire antérieure, non liée à l’ejido. La centralité de l’ejido dans l’histoire familiale et l’affiliation symbolique perdure donc pour cette génération.

Les historiens et les historiennes de la famille

Par ailleurs, les hommes et les femmes ne se souviennent pas de la même manière des membres de leur famille. Les femmes parlaient en général plus de leurs grands-parents (16 occurrences contre six pour les hommes), de leurs parents, oncles et tantes (37 contre 26) et très nettement de leurs enfants, neveux et nièces (116 contre 82). En revanche, les occurrences étaient quasiment équivalentes pour les collatéraux, leurs frères et sœurs (71 contre 69). Cette comptabilité illustre pleinement la dimension subjective de la famille, dont l’usage social et les sphères de compétences diffèrent selon les places occupées et assignées à son genre. Le savoir généalogique semble ici se construire socialement comme un savoir alloué en priorité aux femmes.

Si nous comparons de manière quantitative les thématiques abordées lors des récits de vie[12], les narrations faites au féminin semblent là aussi plus copieuses à propos de la famille, elles y consacraient entre 10 et 24 % de l’entretien, quand les récits masculins y dédient entre 2 et 12 %. Les récits féminins entraient donc en général plus directement dans le détail de leur histoire familiale. Par ailleurs, l’histoire familiale des femmes se centrait, non pas sur la famille dont elles étaient issues, mais sur celle qu’elles avaient formée. L’histoire familiale était avant tout racontée depuis leur point de vue de mère et d’épouse, moins depuis celui de fille. En revanche, pour les trajectoires masculines, les narrations se structuraient principalement autour du travail agricole. La thématique représentait entre 10 et 37 % de l’entretien enregistré. Le champ politique était aussi un sujet important des narrations masculines. Lorsqu’ils parlaient de leur famille, ils parlaient principalement de la famille d’origine, non pas celle qu’ils formeront comme pour les récits au féminin, mais celle dont ils étaient issus. C’est à l’aune de l’héritage de la terre qu’ils mettaient en récit leur enfance et leur adolescence.

Les solidarités familiales au masculin

Pour les hommes enquêtés, raconter son histoire familiale, c’était donc avant tout raconter la famille dont ils étaient issus et le processus de réception des terres ejidales. Les récits recueillis viennent cependant nuancer l’imaginaire d’une succession qui se ferait de père en fils de façon linéaire, sans heurts. Nous verrons à travers l’histoire de Francisco comment les solidarités familiales peuvent se mettre au service de la perpétuation du patrimoine familial, pour in fine perpétuer une identité masculine.

L’histoire de Francisco et de sa famille élargie

Francisco est né en 1957. Il est le troisième de la fratrie. Au sein de sa famille, il est convenu que c’est son frère aîné, Eliseo, qui recevra les cinq hectares de terres ejidales de leur père. Mais, cette transmission ne se passe pas paisiblement. La lutte pour recevoir les terres se mènera au sein même de la famille, contre le père :

« Francisco : C’est que mon père a essayé de vendre tout ce qu’il avait ici. Il a même essayé de vendre notre maison ! […] Et puis mon frère [Eliseo] s’est présenté devant l’Assemblée [de l’ejido] : il s’est battu pour le terrain. Et l’Assemblée a soutenu mon frère. […] Ils l’ont aidé, oui. C’est à nous que revenait la terre. […] Mon papa avait déjà reçu de l’argent de l’homme qui avait acheté la maison et le terrain. Alors, nous étions les travailleurs de cet homme [celui qui avait acheté les terres] : nous récoltions le café sur notre propre terre ! Imagine !

AR : Donc, tu n’as rien reçu de ton père ?

Francisco : Juste ces cinq hectares que nous avons dû batailler parce qu’il les avait vendues. » (Francisco, extrait d’entretien, 2012)

En 1970, grâce à l’Assemblée ejidale, ils ont d’abord récupéré deux hectares. Puis, onze années plus tard, Francisco reçoit officiellement les trois autres hectares restants. À la fin des années 1960, le frère de Francisco part une première fois à la ville de Mexico travailler dans la construction pour aider leur mère, alors enceinte d’un septième enfant. Il fait plusieurs allers-retours. « J’avais aussi très envie de partir, me dit-il. Mais, c’était lui qui avait les terres de mon père. Et c’est moi qui m’en occupais, j’avais 12, 13 ans. » (Francisco, 2012). Les ressources économiques de la famille n’étaient pas non plus suffisantes pour envoyer deux fils à la grande ville de Mexico. Puis en 1975, son frère s’installe à Ecatepec, dans la banlieue de Mexico : « Un jour, il est revenu et m’a dit : “Je ne veux plus vivre ici, je ne veux plus de ces terres, je te les donne” » (Francisco, 2012). Les autres membres de la fratrie, plus âgés, sont également partis chercher de nouvelles opportunités de travail, en dehors de l’unité de production familiale et du village d’origine. Marcela, la sœur aînée, est allée à Puebla ; Alma à Tapachula, la ville voisine ; et Orlando fait un bref passage à la ville de Mexico chez son frère aîné, avant de s’installer finalement à Tapachula. Francisco reçoit alors de l’aide de son frère, parti à Mexico ; mais aussi de la part du mari de sa sœur aînée, Gilberto (qu’il remboursera par la suite). Enfin, à partir des années 1990, l’épouse de Francisco part travailler à l’hôpital de Tapachula pour l’aider financièrement ; aujourd’hui elle est infirmière : « C’est grâce à elle que nous nous en sommes sortis » (Francisco, extrait d’entretien, 2012).

Il y a au moins un élément déterminant dans le récit de Francisco qui lui a permis de pallier cette première défaillance des liens familiaux : la protection juridique et collective de l’ejido à laquelle ils ont recours lui et son frère (« l’Assemblée a soutenu mon frère ») et qui leur permet de récupérer leurs droits ejidaux. En ce sens, loin d’être protégé par la famille (et ici du père), c’est parfois d’elle qu’il faut se protéger. L’institution ejidale pouvait prendre le relais pour perpétuer cet héritage patrilinéaire de la terre et ainsi perpétuer la construction des identités masculines. Elle était « une institution supra-familiale de coordination entre les chefs de famille ejidatarios, mettant à leur disposition des ressources organisationnelles et des règles (ainsi que la capacité à les rendre exécutoires) qui leur permettaient, entre autres, de réguler leurs relations avec leur descendance » (Léonard, 2004 : 114) et dans ce cas, on le voit, aussi avec leur ascendance (cet aspect étant moins souvent documenté ou analysé). Au-delà de l’institution, Francisco bénéficie d’une chaîne d’entraide qui lui permet de perpétuer le patrimoine familial et de conserver in fine son rôle de pourvoyeur principal du foyer.

Je retranscris cette histoire des solidarités familiales vécue par Francisco sur sa généalogie familiale : les flèches représentent les différents types de protections ou de ressources (que l’on peut aussi appeler « capitaux ») ; les points de couleurs, les différents lieux de résidence. Pour connaître la séquence chronologique des migrations, il faut les lire de gauche à droite ; les zones grises figurent l’absence de liens (Figure 2).

Figure 2

Généalogie familiale de Francisco.

Généalogie familiale de Francisco.

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La solidarité entre collatéraux pour reconstituer le patrimoine familial

Lorsque les hommes parlaient de leur famille, ils parlaient principalement de leur famille d’origine. Ils rattachaient leur histoire à la génération antérieure, aux pères fondateurs de l’ejido, à la lignée paternelle, car c’est elle qui permettait en théorie l’héritage des terres. En milieu rural, cet héritage « est une condition fondamentale pour la reproduction du foyer, l’accès à la terre est ce qui garantit la continuité de l’unité de production et reproduction entre les générations » (Deere et León, 2000 : 326). Or, la transmission des terres constitue un héritage qui n’est pas que matériel, mais aussi symbolique : « L’honneur de l’homme paysan résidait dans le fait de posséder et travailler la terre pour maintenir sa famille ; ainsi les droits de propriété se convertissaient en un élément indispensable pour atteindre un statut de respect » (Torres-Mazuera, 2009 : 462). Pour les hommes du village, recevoir les terres ejidales, ce n’était pas seulement recevoir une protection foncière ou économique, c’était aussi recevoir un élément participant à la structuration de l’identité masculine. C’est, en somme, hériter à son tour du modèle patriarcal structurant l’organisation de l’ejido et de la famille autour de la centralisation d’un pouvoir arbitraire sur la seule figure du père-ejidatario. Recevoir la terre, c’est s’inscrire dans une lignée masculine qui permet d’exister symboliquement en tant qu’homme, économiquement en tant que producteur et mari (en étant le principal pourvoyeur du foyer) et politiquement en tant qu’ejidatario (en ayant accès à l’assemblée ejidale et au vote).

La généalogie de Francisco illustre les dynamiques de migration des différents membres de la famille exclus de l’héritage de la terre, mais qui ont continué à la soutenir, permettant ainsi à Francisco de faire fructifier les terres pour lesquelles ils s’étaient battus avec son frère. Les différents points de couleurs de cette généalogie illustrent une « organisation en archipel », décrite par André Quesnel en vue de comprendre la gestion des migrations au sein des familles, où les relations entre les différentes îles (ou unités domestiques) permettent de mobiliser les ressources générées par chacune d’entre elles (Quesnel, 2010). Ce sont les autres membres de la famille et leur migration, à travers une solidarité horizontale, qui l’aident à rester au village et à continuer d’y cultiver la terre, lui permettant ainsi de se reproduire symboliquement en tant qu’homme.

Grâce à l’appui de sa famille élargie et de son épouse, Francisco a ensuite été en mesure de consolider et de diversifier les sources de revenus pour la famille. Il dispose désormais de huit hectares, il a presque doublé l’héritage paternel ; produit chaque année près de 20 tonnes de café, une production tout à fait importante en comparaison aux autres producteurs que j’ai rencontrés, et emploie en permanence deux travailleurs agricoles guatémaltèques sur sa parcelle. Il loue également un local au village et un taxi à plusieurs conducteurs, faisant quotidiennement l’aller-retour entre les villes de Tapachula et d’El Paraíso. Francisco se définit avant tout comme producteur de café. Mais, c’est la pluriactivité qui lui permet d’améliorer le revenu du foyer et d’investir dans la production agricole (Piñeiro et Cardeillac, 2010). Elle lui permet d’être à son tour un soutien pour les générations suivantes, de pouvoir subvenir aux besoins de sa famille et d’aider ses plus petits frères et sœurs. Au sein de cette famille, c’est l’insertion relationnelle collatérale, l’entraide horizontale, entre germains d’une même génération qui permet in fine une insertion professionnelle, sécurisant également l’héritage des formes anciennes de masculinité. Le fait de recevoir terres et aides économiques permet ensuite à Francisco de devenir à son tour un soutien pour les générations suivantes et de rétablir une solidarité verticale et descendante (c’est-à-dire du haut vers le bas).

Au cours de l’enquête, on m’a relaté d’autres types de solidarités familiales vécues au masculin, où l’entraide entre collatéraux après l’héritage des terres avait été plus restreinte et où Ego n’était pas parvenu à diversifier ses sources de revenus. Quand le soutien familial n’est pas suffisant, il n’y a alors pas d’autres choix que de compter sur les générations suivantes pour garder à flot l’économie du foyer comme l’histoire d’Álvaro peut l’illustrer. Ses trois fils aident économiquement leurs parents au quotidien, mais n’investissent pas dans la parcelle paternelle. Ils sont agent de sécurité, ouvrier (dans une entreprise de mise en conserve) à Tapachula et chauffeur de taxi au village : « Il a fallu qu’ils cherchent d’autres moyens de vivre ici, travailler dans autre chose que la terre pour nous soutenir » (Álvaro, extrait d’entretien, 2012). Cette solidarité « par le bas » (solidarité ascendante) était vécue de manière problématique par les Egos masculins. Elle était le témoin de l’incapacité des hommes à pouvoir désormais faire vivre leur famille de leur production de café. Par ailleurs, les terres familiales ne constituaient plus pour les fils d’Álvaro un patrimoine à faire fructifier. Pour beaucoup (et notamment ceux qui n’étaient pas parvenus à diversifier leurs sources de revenus comme Francisco), la terre n’était plus une ressource valorisable et valorisée sur la scène locale. Une contradiction se dessinait alors : comment continuer de se raconter en tant qu’homme (entendu en tant que catégorie construite[13]), producteur de café, ejidatario, quand on ne dispose précisément plus des ressources nécessaires pour sous-tendre cette identité au village et au sein de sa propre famille, quand, en somme, l’agriculture n’est plus au centre des trajectoires professionnelles masculines ?

Dans ce retour sur soi, la narration des hommes était donc souvent empreinte de pessimisme et de fatalité. Face aux difficultés économiques, ils se présentaient comme les seuls responsables. Álvaro parle, par exemple, du travail agricole avec culpabilité, puisqu’il n’est plus en mesure aujourd’hui de payer pour entretenir sa parcelle ; pendant l’entretien il ne relie jamais ses difficultés aux baisses drastiques des subventions étatiques dans le secteur agricole[14]. De la même manière, Francisco exprime ses renoncements face au travail de la terre dont il ne peut aujourd’hui plus vivre exclusivement : « C’est la vie. Qu’allons-nous faire de plus ? Je me mets parfois à analyser et à penser que tout cela [le travail agricole] n’a plus vraiment de sens » (Francisco, extrait d’entretien, 2012).

Les solidarités familiales au féminin

L’accès aux ressources foncières, économiques, politiques ou relationnelles dépend donc des liens, la nature de ces liens et la position occupée au sein de la famille en tant que fils ou fille d’ejidatarios. Or, les femmes rencontrées au cours de l’enquête ont souvent été moins dotées que les hommes : elles étaient les « héritières résiduelles » (Deere et León, 2000 : 336) des terres ejidales de leur père. Elles les recevaient s’il n’y avait pas d’autres héritiers et le nombre d’hectares reçu était inférieur à celui de leurs frères (4,5 hectares en moyennes pour les hommes, contre 2,3 hectares pour les femmes dans notre enquête). Nous raconterons ici l’histoire de Leona et de ses filles. Sa trajectoire est radicalement différente de celle de Francisco, parce qu’elle est une femme, parce qu’elle n’a pas hérité des terres de son père ni des mêmes obligations face à la famille : c’est elle qui a dû partir pour aider sa famille restée au village, avant de devoir rentrer pour l’aider à nouveau.

L’histoire de Leona : une solidarité familiale plus restreinte

Leona est née en 1966. Quand son père meurt, c’est sa grand-mère paternelle qui prend soin d’elle avec sa petite sœur, Elvira ; sa mère ne pouvant subvenir aux besoins de tous ses enfants. Ses autres frères et sœurs resteront dans le foyer maternel. Bien qu’il soit parti vivre à Oaxaca, c’est son frère qui recevra les terres ejidales de la famille. À 15 ans, au début de la décennie 1980, elle part pour la ville de Mexico afin d’aider sa famille. Elle travaille alors dans l’industrie textile et envoie une partie de son salaire à ses grands-parents. Après neuf années, Leona rentre finalement au village pour être au chevet de sa grand-mère, mourante. C’est la deuxième bifurcation dans son histoire de vie. Leona se marie peu de temps après. Puis viendra la venue de sa première fille, Maricel. Le couple ouvre alors une épicerie à côté de la maison familiale. C’est enceinte de son troisième enfant qu’elle se sépare de son mari violent.

L’épicerie de Leona est beaucoup moins rentable qu’auparavant, d’autres boutiques sont apparues dans le village. Mais cela reste une source de revenus indispensable. Elle garde à flot l’économie de la famille avec l’aide de ses filles. Ensemble, elles ont acheté près de deux hectares de terres ejidales : « C’est grâce aux filles ! Elles ont vendu des chaussures [par un système de ventes à domicile], les cours de couture… Ce sont elles qui ont aidé à acheter le petit terrain. Elles ont économisé et de là on a acheté. Avec ce qu’on économise, on élague, on fait faire les travaux sur la parcelle. » (Leona, extrait d’entretien, 2012). Sa fille aînée, Maricel, est professeure de couture. En 2012, lorsque je la rencontre, elle travaille grâce à deux programmes publics dans les villages voisins. Après les élections et l’alternance politique, le contrat de Maricel n’a pas été renouvelé. Sa deuxième fille, Adela, travaille au marché de Tapachula. Elle y vend des épices chez une de ses cousines. Enfin, la dernière source de revenus du foyer est celle des subsides publics. Le programme Oportunidades finance ainsi les déplacements quotidiens de la famille. Un jour, elle me parlera d’un programme auquel elle tente de postuler. Elle en a entendu parler par ses voisines. C’est une aide de l’État du Chiapas destinée aux mères célibataires : « J’ai frappé à plusieurs portes de la municipalité. Mais je n’ai pas encore trouvé la bonne. Il faut que j’y retourne. Il faut tenter, on verra bien ! » (Leona, extrait d’entretien, 2014).

Comme on le voit sur la généalogie, Leona a une tout autre expérience des solidarités familiales. Elle ne reçoit pas les terres de son père ni de son mari, duquel elle divorce. Sa migration à Mexico au début des années 1980 lui permet d’aider ses grands-parents. C’est aussi pour eux qu’elle rentre, lorsqu’ils sont souffrants. Contrairement à Francisco, Leona ne reçoit rien de la génération précédente, et c’est au contraire à elle de la soutenir.

Figure 3

Généalogie familiale de Leona

Généalogie familiale de Leona

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Être au service de la parenté

Au cours des entretiens, les femmes entraient plus directement dans le détail de leur histoire familiale. Comme l’écrivait Richard Hoggart, à propos des classes populaires anglaises, elles sont « les historiennes de la famille » (Hoggart, 1991 : 42), précisément parce qu’elles sont au service de la parenté : elles en ont l’expérience pratique et quotidienne. Ainsi, la division sexuelle ne s’applique pas simplement aux tâches domestiques ou dans la sphère professionnelle, mais aussi au savoir généalogique, qui en est le reflet et le prolongement. En somme, ce savoir révèle l’usage social différencié qui est fait de la famille et non les capacités mémorielles des individus (Le Wita, 1988 : 142). Comprendre les façons de dire la famille, c’est aussi comprendre ce qui compte au sein de celle-ci, que l’on soit un homme ou une femme. Si les femmes parlaient plus longuement de leur famille, leur récit se centrait, non pas sur la famille dont elles étaient issues, comme pour les hommes, mais sur celle qu’elles avaient formée. Ne pouvant rien attendre (ou si peu) de la génération précédente, les femmes enquêtées structuraient leur narration davantage autour de leur « carrière matrimoniale », puis autour de la maternité, car le mariage était pour elles l’espérance de s’en sortir mieux à deux.

Les relations que Leona entretient avec son entourage familial élargi se limitent à sa sœur et ses neveux qui vivent à Tapachula et à ses oncles dont elle prend soin au village. Le territoire familial de Leona est bien plus réduit que celui de Francisco, les « zones grises » plus présentes (Figure 3). Ce sont ses ressources relationnelles plus réduites qui entravent son accès aux programmes de l’État. En effet, trouver la « bonne porte », c’est souvent bénéficier des bons liens pour y parvenir, car ils permettent d’être au courant des réunions d’information ou encore de l’ensemble des offres sur le marché des politiques publiques, ce dont ne dispose pas Leona au sein de sa propre famille. A contrario, Marcia, par exemple, l’épouse de Lucio, alors membre du comité ejidal, travaille chaque matin au collège du village. Elle y prépare le petit-déjeuner pour les professeurs et les élèves. Cette opportunité de travail elle l’a eue grâce à son époux qui l’a mise en contact avec les services du ministère des Affaires sociales (SEDESOL) à Tuxtla Gutiérrez. Elle a ainsi pu postuler, puis intégrer le programme des « Cuisines communautaires ».

Sans l’héritage de la terre, sans la présence de l’époux, la mère et ses filles travaillent ensemble pour constituer un patrimoine dont elles ont d’abord été exclues. Le nouveau contexte rural permet à Leona et à ses filles de diversifier leurs sources de revenus ; elles n’ont plus nécessairement besoin de migrer à la « grande ville » pour trouver des opportunités de travail, comme c’était le cas pour la période historique précédente. Les activités sont multiples : l’épicerie, la vente de chaussures à domicile, les cours de Maricel, le travail d’Adela au marché de Tapachula, les subsides publics et les terres agricoles, qui deviennent pour les femmes une source de revenus parmi d’autres. Tout comme Francisco, Leona a donc recours à la pluriactivité. Cependant, elle partage cette pluriactivité avec ses filles. Une pluriactivité qui par ailleurs semble plus incertaine et précaire : suite à l’apparition de multiples concurrents dans le village, l’épicerie n’est plus aussi rentable qu’auparavant ; les cours de couture ont été interrompus ; avec seulement deux hectares de terre, le travail agricole est peu rentable ; et il n’est pas toujours évident de « trouver la bonne porte » pour accéder aux subsides publics.

Au-delà de cette précarité, la généalogie de Leona illustre comment d’une génération à l’autre le même schéma d’entraide se perpétue pour les femmes. C’est une solidarité par le bas, ascendante, qui façonne et organise cette famille ; en général, il s’agissait des formes de solidarité vécues par les femmes célibataires au village, comme me le faisait remarquer une autre enquêtée : « Avec le peu que nous avons, nous aidons mon père. Parce que nous sommes habituées à cela. C’est notre rôle, à nous, les femmes. C’est comme ça. » (Marcelina, extrait d’entretien, 2012). Mais cette solidarité familiale ascendante (lorsque les plus jeunes générations aident les plus anciennes) n’était pas vécue ici de manière problématique, car elle constituait au contraire l’horizon des femmes du village dont le rôle est d’être au service de la parenté.

Conclusion

L’article a tâché de mettre en lumière ce qui semble toucher indistinctement l’ensemble des trajectoires individuelles à El Paraíso, le commun des destinées sociales, les ressources de l’ejido et de la famille et leurs façons de circuler dans la chaîne de parenté — tantôt au sein de l’unité domestique, tantôt autour de la famille élargie (amplifiant alors le potentiel d’entraide) —, tout en soulignant les singularités de chacune des trajectoires recueillies, les configurations propres à chaque famille et les inégalités entre hommes et femmes. Si certaines familles opèrent comme une protection, en activant la potentielle chaîne de solidarité de ses membres, en sollicitant l’entraide au sein de la fratrie, des générations antérieures et/ou suivantes ; d’autres disposent de ressources plus restreintes pour préserver les individus des multiples insécurités socio-économiques. La solidarité familiale, dont peuvent bénéficier les individu·e·s, prend donc des formes et des contours très différents selon les ressources présentes (financières, relationnelles, foncières et induites par les positions de pouvoir au sein du village) et les caractéristiques sociodémographiques de chacun (comme le genre ou le rang au sein de la fratrie). Par ailleurs, si les histoires conjugales étaient déterminantes pour les femmes, les caractéristiques de la famille d’origine étaient plus décisives dans les destinées sociales des hommes.

Francisco a pu compenser l’affiliation défaillante à la génération antérieure (l’héritage de la terre paternelle) grâce aux protections de l’institution ejidale, mais aussi par une « solidarité horizontale », entre collatéraux, lui permettant ainsi de s’inscrire tout de même dans une lignée masculine qui permet d’exister symboliquement en tant qu’homme au sein du village. Car se « produire » socialement en tant qu’homme au village était intimement lié à la transmission des terres et à l’activité agricole. L’institution ejidale constituait effectivement un vecteur important de la production et reproduction d’un modèle normatif de la masculinité. Elle était encore le socle des premières socialisations des hommes rencontrés, et donc toujours un élément structurant des biographies. Or celle-ci est mise à mal et redéfinie par le nouveau contexte rural, où l’agriculture n’est plus au centre des trajectoires professionnelles. Le socle — la production agricole de la parcelle de café — sur lequel s’étaient construites les identités masculines de père, mari, producteur et ejidatario, s’est fragilisé. Pourtant, l’organisation familiale reste verticale et les obligations masculines se cristallisent toujours autour de cet enjeu. La généalogie familiale de Leona illustrait à quel point les solidarités familiales peuvent dessiner d’autres patrons et répondre à d’autres logiques d’entraide pour les femmes, et notamment les mères célibataires. Ces dernières constituent avant tout une main-d’œuvre au service de la famille. L’histoire familiale de Leona montre ainsi comment la même chaîne de solidarité (ascendante) se perpétue d’une génération à une autre. Mais ces solidarités féminines sont aujourd’hui mises à rude épreuve.

Pendant une vingtaine d’années, le programme Progresa-Oportunidades-Prospera a fait des mères de famille des zones marginales les récipiendaires de subsides monétaires. Il a profondément contribué à structurer les espaces ruraux et à faire des femmes de nouvelles intermédiaires politiques au sein des communautés. En 2011, plus de 5,8 millions de familles en étaient bénéficiaires sur l’ensemble du territoire national : 62,4 % se trouvaient dans des localités rurales, 20 % urbaines et 17 % dans des localités semi-urbaines. Les régions sud du Mexique sont celles qui bénéficiaient le plus de ce programme et particulièrement le Chiapas, réunissant plus de 10 % des bénéficiaires nationaux (Sedesol, 2012). En 2019, sous l’administration du nouveau président Andrés Manuel López Obrador (souvent situé au centre gauche de l’échiquier politique), ce programme est démantelé : sur les trois volets de l’intervention (santé, alimentation et éducation) ne subsistent que les bourses scolaires (Becas para el Bienestar Benito Juárez). Malgré les griefs que l’on pouvait faire à cette politique publique d’inspiration néolibérale, sa restructuration représente un manque à gagner important et une perte de pouvoir pour les femmes. Il y a fort à parier que cette coupe dans le budget des familles fragilise encore un peu plus les trajectoires des femmes et exerce une pression plus forte sur des solidarités familiales déjà précaires.