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Avant-propos

Par chacun des termes qui le composent comme par les rapprochements qu’il établit entre eux, l’intitulé du thème proposé pour ce numéro spécial pose un défi à la recherche sur le chamanisme. En effet, tout ou presque tout ce qui fait débat à son propos y est envisagé.

L’idée de négocier est usuelle dans les travaux sur le chamanisme, car elle renvoie à l’un de ses traits fondamentaux : le fait que l’action rituelle est accomplie dans la perspective d’un résultat concret. Négocier peut s’appliquer à la démarche du chamane qui cherche à « obtenir » d’esprits animaux sauvages des promesses de gibier ou de poisson : à lui de s’y prendre au mieux pour éviter qu’il n’y ait, en contrepartie, trop de morts parmi les siens. Une idée similaire est latente dans les descriptions de rituels visant à ramener dans le corps d’un malade son âme supposée ravie par un esprit : au chamane de négocier avec cet esprit — souvent un défunt tenu pour jaloux et vengeur —, et de lui « racheter » l’âme au moyen d’offrandes[2]. Négociation qui devient négoce portant sur des objets consommables : l’esprit affamé acceptera bien une autre nourriture, plus concrète, que l’âme qu’il a ravie[3].

Mais ce sur quoi porte l’idée de négocier, dans le titre proposé, est tout différent.

Paradoxe provocant, en effet, que de faire de « transcendance » — notion recouvrant, pour le sens commun, quelque chose d’intangible et d’incontestable par définition —, un objet de négociation, laquelle implique la possibilité d’agir sur son objet. De prime abord, toute transcendance semble absente de la pensée chamanique, si l’on se réfère à la notion d’« esprits » et à celle de la « maîtrise » que doit avoir sur eux le chamane[4]. N’est-ce pas aux humains plutôt qu’aux esprits que cette « maîtrise » inciterait à accorder une supériorité ? Telle est en tout cas l’impression que dégage une façon de parler notée chez les Bouriates, peuple mongol vivant autour du lac Baïkal, dans la seconde moitié du XIXe siècle. À cette époque, la plus intense de leur colonisation par l’Empire russe, ils n’hésitaient pas à se définir fièrement — eux-mêmes et leurs voisins autochtones de Sibérie — comme « peuples à chamanes », fondamentalement distincts par là même des « peuples à Dieu » qu’étaient à leurs yeux les Russes et les Juifs. Un peuple à Dieu, pour eux, était aussi un peuple à Tsar, ce que leur confirmait la devise de Pierre le Grand, pour qui l’un et l’autre devaient être uniques. Or, les peuples sibériens formaient jusqu’alors des sociétés résolument acéphales. L’aîné, supérieur en statut mais poussé à rester passif, y voyait son pouvoir virtuel sans cesse contrebalancé par le pouvoir espéré réel du cadet, voulu valeureux et dynamique mais maintenu subalterne. Tout adolescent s’y exerçait aux manières gestuelles et vocales propres à séduire les esprits, chacun était en puissance chamane, mais ne le devenait et ne le restait qu’à la mesure du succès de ses actes rituels. Fierté, orgueil, refus de toute autorité, tels étaient les commentaires faits par les missionnaires, forcés d’avouer leur échec à convaincre ces « peuples à chamanes » de la supériorité du Dieu chrétien, forcés d’avouer aussi leur recours au marchandage d’une chemise contre un baptême pour pouvoir faire état de conversions. Les saints, en revanche, étaient facilement intégrés à la pratique ; leurs icônes étaient nourries, à l’instar des figurines d’esprits — ou, comme elles, étaient privées de nourriture quand ne survenait pas le résultat escompté. Ainsi va, chez les « peuples à chamanes », cet art du négoce, qui n’est sans doute pas étranger à leur extraordinaire faculté d’adaptation.

Stimulante encore, la notion de « performance », qui met à l’épreuve tant les formes « traditionnelles » que les interprétations occidentales du chamanisme, mais de façon différente. Compris au sens courant qu’il a en français, le terme de performance convient bien à la pratique courante du chamane sibérien, qui, on le verra, « joue » du mieux qu’il peut pour que réussisse le rituel. Aussi est-ce à juste titre que certains auteurs ont abordé le chamanisme sous l’angle des « arts de la performance »[5], le distinguant par là des formes religieuses qui demandent l’application d’une liturgie. Mais « performance » ne convient plus dès lors que prévaut la compréhension postmoderne de ce terme, centrée sur le sujet qui l’accomplit et faisant abstraction de tout « autre » sujet — participant d’un rituel, public d’un spectacle—, au point que l’action du sujet « performant » finit par se suffire à elle-même. En contexte « traditionnel », ce n’est pas pour faire une expérience personnelle ni pour exhiber ses talents qu’un chamane « joue », mais pour effectuer une action d’intérêt collectif — ce qui explique la participation attentive et active de la collectivité qui lui en a confié la charge. La conception autocentrée de la performance chamanique se trouve en revanche justifiée dans les pratiques en vogue de nos jours, qui préconisent aussi l’autoproclamation et l’autoemploi.

Quant à « extatique », il sert couramment d’adjectif à d’autres termes que celui d’extase, de sens voisin, qui n’ont pas d’adjectif propre, tel celui de « transe », telles aussi les multiples expressions avec « états de conscience » qui en ont pris le relais dans les deux dernières décennies. Compte tenu de la place qu’ont tenue et que tiennent toujours ces notions dans les façons contemporaines d’appréhender le chamanisme, un paragraphe spécifique leur est consacré ci-dessous, avant d’aborder le thème propre de cet article : « jouer » rituellement en Sibérie chamaniste. Cette notion, fondamentale dans la pratique comme dans la pensée de la majorité des peuples sibériens, se révèlera particulièrement apte à apporter un éclairage sur les rapports entre aspects religieux et théâtraux dans le chamanisme.

Intermède : « extase », « transe » et autres « états de conscience »

Ces termes me sont apparus, à l’épreuve de l’analyse des données sibériennes, comme intrinsèquement inappropriés à l’étude des chamanismes « traditionnels », car ils en faussent d’emblée l’appréciation. Voici un bref rappel des arguments sur lesquels je m’appuie pour les rejeter[6]. Le premier est l’imprécision notoire de ces termes, utilisés alternativement par la plupart des auteurs, et pouvant recouvrir aussi bien la plus totale immobilité que la plus extravagante agitation, la léthargie que les convulsions, aussi bien la perte de conscience qu’une extrême concentration[7]. Il arrive aussi que ces termes soient employés seuls, sans autre indication sur le comportement apparent, comme s’ils se suffisaient à eux-mêmes : que veut dire, alors, la simple mention qu’un chamane est ou entre « en transe » ou « en extase » ? Autant de lecteurs, autant d’images. Est-ce simplement l’auteur qui en décide ? Sans qu’il soit besoin d’exposer la base sur laquelle il se fonde ? Ce genre d’usage fait apparaître en pleine lumière l’arbitraire de l’assertion de « transe », qui pourrait ainsi non seulement être déduite de toutes sortes d’apparences, mais aussi induite sans l’appui du moindre signe apparent.

Le second argument tient au fait que, en Sibérie « traditionnelle » du moins, rien dans le discours du chamane ni dans celui des siens sur sa conduite n’exprime la moindre allusion à son état psychique durant le rituel. Il n’y a de commentaires qu’en termes de représentations symboliques, faisant état de son « entrée en contact » ou de sa « rencontre » avec tel ou tel « esprit », ou encore d’une action de l’un vis-à-vis de l’autre. Ses gestes, les expressions de son visage, ses cris ou ses soupirs sont les indices qui permettent aux participants du rituel de deviner de quel type d’action il s’agit : le chamane a repoussé un esprit, concluront-ils, ou un esprit lui a accordé ses faveurs, ou bien encore l’un a pris quelque chose à l’autre… Outre la mine d’informations que de tels propos apportent sur la conception des esprits et des relations avec eux, ils soulignent l’enjeu du rituel : il s’agit d’exercer une action symbolique sur des esprits et la conduite du chamane en est à la fois le moyen et la preuve. Le type d’action qu’il doit accomplir (poursuivre, combattre, attraper…) et la nature d’animaux sauvages prêtée aux esprits qui sont ses principaux partenaires invisibles suffisent à expliquer la bizarrerie apparente de sa conduite, permettant ainsi de faire l’économie de débats délicats tant sur le caractère « authentique » ou non de sa « transe » que sur celui, « normal » ou « pathologique », de son état mental. Qu’il bondisse en poussant des cris ou qu’il reste étendu inerte, le chamane accomplit les conduites prescrites pour sa fonction.

C’est le troisième argument, de portée plus générale, qui me semble le plus décisif pour rejeter ce type de terminologie. Il réside dans le déterminisme qui en sous-tend l’emploi. « Transe » et « extase », en effet, s’appliquent aussi bien et généralement de façon conjointe à un comportement physique (indéterminé), à un état psychique (également indéterminé, ou du moins très variable, déduit d’apparences non vérifiables ou simplement induit) et à une conduite particulière définie culturellement. Ainsi, l’emploi de ces termes suppose un lien entre ces trois ordres de référence, alors que rien ne prouve la réalité de ce lien. Ce déterminisme est encore accentué par l’usage d’expressions comportant la notion d’« état de conscience »[8]. Si celles-ci laissent à l’écart l’aspect physique des choses, leur emploi actuel, qui implique une association automatique entre « état altéré de conscience » et « chamanisme », revient à attribuer une dimension psychique à un acte culturel, et qui plus est, à donner à cette dimension psychique un caractère de nécessité. Peu importe, sous cet éclairage, que l’acte culturel en question soit plus ou moins chargé de valeurs symboliques.

C’est dans son principe même que le déterminisme sous-jacent à cette terminologie me paraît inacceptable[9]. Qui ne reconnaît en effet, avec Rodney Needham (1972 : 101-102), la nécessité d’un certain degré de « dissimulation sociale » — sans quoi la vie en société serait tout bonnement impossible ! En outre, proposerait-on de caractériser, à l’instar de ce que ces termes font pour le chamanisme, d’autres conduites culturelles, notamment des conduites relevant de la sphère religieuse[10], par les états de conscience supposés leur être associés ? D’autres spécialités, par la psychologie de ceux qui les exercent ?

Je voudrais ici insister sur le caractère idéologique de ce genre de termes. « Transe » a servi longtemps à dénigrer les pratiques religieuses des sociétés exotiques pour justifier leur condamnation et leur déracinement par les « grandes » religions et les pouvoirs colonisateurs. Tout ce qui pouvait être qualifié de « transe » était la preuve d’une incapacité à se contrôler, signe d’arriération d’abord, de pathologie ensuite[11]. Les ethnologues qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, voyaient dans la « transe » une mise en forme culturelle ou religieuse d’une disposition naturelle latente, ne faisaient en réalité que reprendre le point de vue colonial auquel ils croyaient réagir[12]. Il en est finalement de même de la terminologie des « états de conscience », malgré son apparence de scientificité. Adoptée dans la foulée de la décolonisation et de la reconnaissance des cultures non-européennes, elle perpétue néanmoins une attitude similaire à l’égard de ces cultures : en associant le fait de « chamaniser » à un état de conscience — si flou soit-il —, elle fait preuve de la même attitude déterministe qui est aussi, en toute probabilité, implicitement évolutionniste. Il en dérive forcément, tôt ou tard, une association symétrique entre contrôle de soi et absence de pratique chamanique. (Mais peut-être est-ce là une façon déjà datée de considérer le chamanisme, si l’on en juge par la percée que font aujourd’hui de tout autres façons de le faire, comme celle qu’exprime l’offre de leadership coaching chamanique apparue récemment dans nos sociétés).

Quoi qu’il en soit, ces interprétations se trouvent relativisées par la terminologie de l’action rituelle en contexte de chamanisme « traditionnel » en Sibérie : par ses références concrètes, celle-ci souffle un vent d’air frais qui n’est pas dénué de portée épistémologique.

« Jouer », acte rituel à multiples faces interdépendantes

Une notion omniprésente

« Jouer » figure régulièrement parmi les traductions de verbes désignant des actes rituels chamaniques donnés par les dictionnaires d’un certain nombre de langues sibériennes (bouriate, yakoute, toungouse notamment), mais n’apparaît en revanche que rarement, pour ne pas dire jamais, dans les travaux de recherche sur le chamanisme. Trop vague, trop frivole, « jouer » ? Et le français n’est-il pas trompeur, lui qui rassemble sous un terme unique des notions que d’autres langues, tel l’anglais, distinguent ? J’aimerais justement parvenir à montrer que les divers aspects de l’acte de « jouer » sont intrinsèquement liés les uns aux autres et que ce lien aide à comprendre pourquoi les religions et les pouvoirs centralisateurs ont combattu le chamanisme.

« Jouer » n’est ni le seul ni le premier sens des verbes utilisés dans les langues sibériennes pour désigner un acte rituel chamanique. Mais « jeu » est souvent le sens principal des noms qui en sont dérivés. La sélection de cette notion comme étant d’une singulière pertinence est le fruit d’une longue analyse de la terminologie et des conduites rituelles. Cette analyse est fondée sur des sources écrites et des informations orales recueillies sur le terrain, portant sur la période pré-soviétique, sur les diverses étapes marquées par les fluctuations de la propagande athéiste menée sous le régime soviétique et sur les tentatives de revitalisation des traditions rendues possibles par sa récente disparition[13]. Elle a permis d’établir que l’acte de « jouer » était caractéristique des rituels périodiques conduits par les chamanes dans le contexte « traditionnel » fondé sur la vie de chasse, ainsi que de leurs propres faits et gestes dans ce cadre. Des « jeux » rituels ont survécu à l’éradication de ces personnages et de leurs attributs spécifiques mise en oeuvre par les autorités politiques dominantes.

C’est le verbe bouriate naadaxa qui a d’abord attiré mon attention. Utilisé sous diverses formes, il exprime une obligation faite au chamane bouriate. Lors de la plupart des rituels collectifs, et notamment de celui qui l’investit dans sa fonction[14], le chamane doit « jouer » et surtout « faire jouer » les participants. Pour lui, « jouer » signifie essentiellement « mimer » ou « imiter », si l’on en juge par les épisodes rituels qui portent le nom de naadan. Ainsi se met-il à quatre pattes, mugissant et secouant la tête lors de l’épisode appelé mürgeli naadan, [jeu d’encornement] (dont le sens s’éclairera plus loin), où il est censé incarner un ruminant cornu donneur de fécondité. Il doit, en d’autres moments rituels, « introduire » [oruulxa] des « esprits de jeu » [naadanaj ongon], ce qui consiste à mimer des conduites culturellement significatives d’animaux et d’humains. S’agissant de conduites animales, l’imitation a une finalité symbolique cohérente avec la conception du rapport au monde en vigueur dans la société, tandis qu’elle tend à la satire si la conduite imitée est humaine (Khangalov 1958-1960, I : 326-327, 476-482 ; Manzhigeev 1978 : 59).

C’est un devoir essentiel pour le chamane que de « faire jouer » les participants et c’en est un tout aussi essentiel pour ces derniers que de « jouer ». Le chamane donne des coups de canne ou de battoir de tambour dans le dos ou dans les tibias de quiconque rechigne à le faire ou s’arrête, fatigué. La notion de « jouer » recouvre des formes de danse et de lutte, globalement désignées sous le terme naadan [jeu(x)]. Naadan est aussi le nom de deux ensembles rituels significatifs. L’un tient une place importante lors des noces, à la fois dans la réalité et dans les épopées ; celles-ci, qui ont été exécutées rituellement jusqu’au milieu du XXe siècle, racontent les basaganaj naadan [jeux de la jeune fille], organisés par le père de celle-ci comme épreuve prénuptiale pour sélectionner son futur gendre parmi les prétendants. L’autre ensemble rituel est constitué par les divers jeux, rondes et compétitions qui marquent la fête saisonnière principale de chaque unité locale et qui sont devenus aujourd’hui l’essence même des fêtes à caractère ethnique ou national[15]. Il en est ainsi également dans la Mongolie voisine, où la fête nationale s’intitule Erijn Gurvan Naadam, les « Trois Jeux Virils », lutte, tir à l’arc et course à cheval (Lacaze 1999-2000). La notion de « jouer » domine également les fêtes emblématiques des peuples voisins, notamment des Yakoutes et des Toungouses Evenk et Even[16]. Elle est explicite dans les traductions données en russe ou en anglais de leurs « jeux » rituels par les intéressés. Aussi convient-il d’examiner en détail ce que cette notion recouvre.

Ébats et combats[17] : les deux faces du devoir de se perpétuer

Naadaxa s’emploie au propre, dans le langage courant, d’abord dans le sens de « frayer » pour les poissons et « s’apparier » pour les oiseaux. Ce sens sexuel s’étend occasionnellement à d’autres espèces, y compris, avec une nuance de plaisanterie, à l’espèce humaine. Il a toutefois été éclipsé, sous l’influence également pudique de la christianisation et de la soviétisation, au profit d’une compréhension ludique et compétitive du terme : naadaxa s’emploie pour « jouer » d’un instrument de musique comme aux cartes ou aux échecs, ou dans le cadre de jeux et compétitions divers. Il s’étend à l’idée de « plaisanter », de « s’amuser », comme à celle de « participer à un spectacle » et d’y « jouer un rôle », englobant donc le sens théâtral dévolu au verbe « jouer » dans de nombreuses langues.

Dans un cadre rituel chamanique, naadaxa s’applique essentiellement à des formes de danse qu’exécutent, selon les cas, les chamanes ou les simples participants, en particulier à celles imitant les conduites d’accouplement des gallinacés : hojroj naadan [jeu du grand tétras], xura naadana [les coqs de bruyère jouent]. Pour cette dernière, deux hommes accroupis sur la pointe des pieds, les mains à hauteur des épaules pour imiter les ailes déployées, font des sauts l’un face à l’autre, tour à tour se rapprochant et s’écartant, tandis qu’un troisième, représentant la femelle, passe entre eux, tous poussant le cri du coq de bruyère (Khangalov 1958-1960, I : 220). Les Evenk aussi « jouent » à la manière du coq de bruyère, l’imitant de la voix, mais sous une forme différente : des jeunes filles accroupies les mains derrière le dos impriment à leurs épaules des mouvements d’aile et sautillent, tandis qu’un danseur tourne autour d’elles, bondissant et battant des bras (Zhornickaja 1966 : 94-95).

Deux autres verbes désignent en bouriate une gestuelle caractéristique des rituels chamaniques. Le premier, xatarxa, signifie au propre « trotter » en parlant des cervidés, en particulier lorsqu’ils trépignent et sautillent à l’époque du rut, trottant en quelque sorte sur place. Il s’applique à une vaste ronde chantée où jeunes gens et jeunes filles se tenant par la main tournent d’abord lentement, puis accélèrent le rythme de leurs pas et de leurs chants. Ils resserrent peu à peu le cercle de façon à le rendre finalement compact ; alors, les coudes collés au corps, chacun fait des bonds[18]. « Trottons du trot de l’élan, trottons du trot du renne », chantent-ils en guise de refrain. « Ils ont l’air de rennes qui courent », remarque Zhornickaja à propos de danses homologues chez les Yakoutes et les Toungouses (Zhornickaja 1966 : 28-39, 74-81).

L’évocation de conduites d’accouplement à la mode animale est aussi présente dans ces « danses au trot » collectives que dans celles, exécutées par quelques individus seulement, du type accroupi désigné par naadaxa. Partout, le type de « trot » évoqué est ponctué de bonds. La notion de saut ou de bond est elle aussi répandue dans le vocabulaire chamanique par toute la Sibérie. « Bondir » est le sens premier du verbe oj-, racine du nom du chamane en yakoute ojuun, ainsi que, plus largement, des verbes désignant l’acte rituel chamanique dans cette langue comme dans la plupart des autres langues turques — verbes qui ont également le sens de « jouer » (Pekarskij 1907-1930 ; Lot-Falck 1977 ; Basilov 1992)[19]. « S’agiter, notamment en remuant les membres postérieurs », sens de la racine altaïque sam- (d’où vient le toungouse saman) participe d’une représentation similaire[20]. Tous ces termes (et leurs homologues dans d’autres langues de Sibérie encore) ont en commun d’impliquer l’imitation d’espèces animales, essentiellement cervidés et gallinacés, les deux types de gibier préférés, dans leur conduite d’accouplement.

Le second verbe, mürgexe, signifie au propre « donner des coups de corne ou des coups de tête », « encorner », en parlant des cervidés et plus généralement des ruminants cornus (notamment du taureau). Il n’a pas, à lui seul, le sens de « jouer », même si l’« encornement » fait partie des « jeux » mimés que doit exécuter le chamane lors de certains rituels[21]. Hormis son usage au sens propre pour les animaux à cornes ou à ramure, ce verbe est utilisé pour le lutteur et pour le chamane quand ils luttent front contre front, l’un dans la réalité, l’autre dans le registre imaginaire du rituel, contre leur rival respectif. D’ailleurs, il y a une forte probabilité de parenté linguistique entre les noms de ces deux personnages[22]. La robustesse est une qualité requise du chamane et l’encornement, une réalité concrète de sa conduite rituelle. Le symbolisme en est souligné par la présence, sur sa tête, d’une couronne surmontée d’une ramure de cervidé : le chamane doit pouvoir lutter front contre front contre ses rivaux, et se servir de ses cornes ou bois comme arme éventuelle.

Ainsi, les mouvements des membres postérieurs et ceux de la tête apparaissent comme fondamentaux dans la gestuelle chamanique, les seuls à donner lieu à une terminologie spécifique. Il est remarquable qu’ils consistent à imiter les espèces animales qui sont celles que les humains préfèrent consommer : gallinacés et grands cervidés. Ceci ne veut pas dire que d’autres espèces animales ne fassent pas l’objet d’imitation rituelle. Mais l’imitation de ces autres espèces n’est pas désignée par une terminologie propre et elle ne tient dans le rituel chamanique qu’une place annexe, comme, dans la vie de chasse, les animaux que cette imitation évoque. Elle vise, en restituant le contexte de la vie de chasse, à mettre en scène la capacité humaine à le maîtriser. Elle fait intervenir tout particulièrement les volatiles : coucous qui signalent le gibier, grues, oies et cygnes migrateurs qui annoncent les saisons, oiseaux divers qui transportent l’âme et lui permettent de « voir » à distance… L’idée est en effet omniprésente en Sibérie que l’âme jouit d’une relative autonomie par rapport au corps et que, hors du corps, elle prend elle-même une forme d’oiseau ou bien prend un oiseau pour véhicule. Ce « vol de l’âme » est vu comme une propriété humaine fondamentale que le chamane met particulièrement en oeuvre pour « voir » d’en haut ou de loin comme le demande, avant tout, la prévision de l’apparition du gibier[23], mais ce n’est pas là son moyen essentiel d’action rituelle. Celle-ci repose sur son art à « jouer » de son corps.

Les données obligent en effet à retourner aux mouvements corporels, et tout particulièrement, s’agissant du chamanisme bouriate, à la lutte front contre front. Son symbolisme est si fort qu’il a été utilisé pour forger le néologisme correspondant à « chamanisme » : celui-ci se dit en bouriate böö mürgel, « encornement (ou affrontement) de chamane (ou chamanique) ».

D’autres usages de cette notion expriment des évolutions de sens significatives chez les Bouriates. On dit de la jeune mariée, quand elle entre pour la première fois sous la yourte de son beau-père, qu’elle doit saluer les ancêtres de celui-ci par divers gestes rituels regroupés sous le terme de mürgel, dont le geste de toucher du front l’autel portant leurs figurations. On appelle aussi mürgexe la pratique bouddhique de se prosterner face contre terre, comme celle de toucher du front les autels porteurs de statuettes bouddhiques. Cette notion a, ainsi, acquis un sens général de « faire un rite religieux », susceptible d’être compris au sens plus précis de « prier », qui traduit une attitude religieuse opposée à celle de « jouer »[24].

Quoi qu’il en soit de ce sens particulier pris par la notion d’« encorner », c’est essentiellement l’idée de défense combative qu’elle véhicule et elle la porte au rang de valeur religieuse fondamentale. La valeur de défense semble avoir pris le pas, dans les contextes soumis à l’influence du bouddhisme, sur la valeur de reproduction, convoyée par l’imitation des conduites d’accouplement. Pourtant ces deux valeurs sont étroitement articulées l’une à l’autre chez les espèces animales imitées — le mâle repousse son rival pour s’accoupler avec sa femelle. Perçues comme indissociables aussi chez les humains[25], elles sont l’objet essentiel des rituels périodiques assurant la perpétuation de la société[26]. Elles étaient au coeur des rituels collectifs effectués sous la conduite d’un chamane dans la vie de chasse, elles sont au coeur des principales fêtes collectives qui, de nos jours, portent le plus ostensiblement l’identité ethnique ou nationale tant chez les Bouriates que chez les peuples voisins. Elles justifient que les gens qui « jouent » lors de ces fêtes se sentent et se prétendent toujours chamanistes même s’ils n’ont plus de chamanes : l’« harmonie avec la nature » est pour eux la base idéologique du chamanisme, et c’est leur façon de la mettre en oeuvre que de danser, de lutter, de chanter en imitant les animaux — de « jouer » à leur manière —, comme pour mieux inciter tous les êtres du milieu environnant à en faire autant[27]. À ce titre, le jeu est bien une structure d’interaction, comme le disait Bateson, un moyen de communication apte à relier des espèces différentes qui n’ont pas d’expression linguistique commune. Structure d’interaction, il l’est aussi au sein de chaque espèce, comme le montrent les exemples sibériens : « jouer » en effet suppose toujours l’altérité du partenaire, altérité d’espèce, altérité de sexe ou de lignée au sein de l’espèce[28]. Mais le jeu n’est pas seulement cela.

Imiter, s’entraîner, inciter, simuler

Si « jouer » s’applique à la fois aux ébats et combats des animaux et à ceux des humains qui les imitent, le mode d’imitation et sa portée diffèrent selon qu’il s’agit du chamane ou des gens ordinaires, bien que les espèces imitées soient les mêmes et dans les mêmes conduites.

Les participants ordinaires « jouent » comme les animaux, mais ils « jouent » entre eux. Leurs « jeux » respectent des conventions communes, comme tout ce qui se passe entre humains. C’est pourquoi l’on peut, dans leur cas, parler de danse ou de lutte, repérer dans leurs gestes stylisés l’obéissance à des règles chorégraphiques ou sportives. Leurs danses sont un modèle humanisé d’ébats animaux, leurs luttes, de combats animaux. Si les exécuter lors des rituels est un devoir, c’est qu’elles sont perçues comme une sorte d’entraînement à l’action, ou de répétition avant l’action. Leur portée se situe à la fois et de façon articulée aux niveaux individuel et collectif, dans la mesure où chacun doit participer à la défense et à la perpétuation de la communauté tout entière. C’est une sorte d’assurance mutuelle que la participation de chacun donne à tous. Elle s’accompagne d’une sorte de garantie symbolique fournie par l’image que les jeux des humains sont censés renvoyer aux animaux et à leurs esprits, image en miroir qui, dit-on, leur « plaît », les « réjouit » car elle stimule aussi dans leur monde la perpétuation. Les esprits animaux ne sont pas, en effet, que des spectateurs à divertir, ils sont surtout, implicitement, les protagonistes indispensables des jeux humains. Là est la raison latente du devoir fait aux humains de « jouer » pour assurer le renouveau saisonnier du milieu naturel dont ils se nourrissent.

Il est impossible en revanche de classer sous des étiquettes similaires les mouvements du chamane. Lui aussi « joue » comme un animal, mais comme si lui-même était un animal et jouait avec des animaux, puisque les esprits avec lesquels il doit entrer en relation sont conçus sous forme animale. Ses gestes et ses pas ne se prêtent à aucune notation chorégraphique (Zhornickaja 1966, 1978)[29]. Loin de représenter une humanisation de conduites animales, ils expriment l’animalisation éphémère d’un humain. D’apparence désordonnée, ils sont surtout voulus spontanés et uniques, entièrement spécifiques du chamane qui les exécute et de l’occasion à laquelle il le fait. Ébats et combats tirent leur force de l’engagement personnel dans l’instant et ne sauraient répéter un modèle sauf à se priver par avance de tout effet. Mais ils restent du registre du faire comme si, ils restent un jeu, où le chamane fait l’animal sans cesser d’être un humain[30].

Et ce mime a une autre dimension encore. Le chamane « joue » en sorte de donner symboliquement existence ou présence à ses partenaires[31] invisibles, en sorte de les rendre acteurs du jeu qu’il mène avec eux. Autrement dit, il ne se borne pas à « jouer » lui-même, il simule de surcroît le jeu des partenaires avec lesquels il « joue ». Ainsi, il fait « jouer » les esprits animaux et c’est à cela que tient ce que l’on appelle l’efficacité symbolique du rituel.

Créer un cadre où faire exister et agir des partenaires imaginaires

Ainsi, jeux des humains comme jeux du chamane, tous supposent la présence symbolique d’esprits animaux et leur intervention en tant qu’acteurs, mis par le jeu même en devoir de réagir aux jeux des humains. L’usage de « jouer » pour qualifier ces rituels attire l’attention sur cette propriété qui lui vaut sa dimension à la fois religieuse et théâtrale : créer un cadre défini dans le temps et l’espace, et y instaurer un registre distinct de l’ordinaire, tel qu’il donne une forme symbolique d’existence à tous les êtres, réels ou imaginaires, censés y intervenir[32]. Toutefois, l’usage de ce verbe dans le chamanisme sibérien ne s’arrête pas là. Il indique en outre que, dans le cadre créé par le fait de jouer, « jouer » prend place aussi en tant que mode d’action, imputable à tous les protagonistes, y compris aux invisibles[33]. Le registre du jeu fait donc aussi exister symboliquement les actes qui sont prêtés aux esprits dans ce cadre, et qui, pensés en termes de jeu eux aussi, sont censés avoir toutes les propriétés du faire comme si qui s’attachent à cette notion : simuler, s’entraîner, répéter avant l’action en sorte de susciter sa concrétisation. C’est de là que découle l’efficacité symbolique attendue : faire comme si dans le cadre rituel est censé déterminer l’action même dans la réalité[34]. Autrement dit, c’est parce que le chamane a « joué » de façon à obtenir des esprits des animaux sauvages des promesses de gibier pour la saison de chasse, tout en leur promettant de la force vitale humaine en échange, que les chasseurs peuvent partir en campagne. Il a ainsi, en quelque sorte, obligé les esprits à compter eux aussi, de leur côté, sur les promesses des humains. Le jeu consiste, en somme, à faire l’action en réduction, sur un mode métaphorique et par anticipation. Aussi est-il approprié à la fonction de préparer la chasse en la rendant favorable.

Jouer en sorte de gagner

La notion de « jouer », acte à résultat aléatoire par définition, est d’autant plus appropriée que la chasse est une activité aléatoire, ce que souligne le large usage fait du vocabulaire de la « chance » pour exprimer l’objectif de ce genre de rituel. Il faut non seulement « jouer », mais le faire de son mieux, de façon à obtenir le plus de « chance » possible, sous forme de promesses de gibier si l’on vit de chasse — ou, en fonction des changements dans le mode de vie, sous forme de pluie, de fécondité, de succès divers, autant de biens aléatoires dont l’obtention nécessite de la « chance ». Aléatoires sont par définition les biens limités en quantité et non susceptibles d’être produits par l’activité humaine. Selon la conception chamanique du monde, de tels biens ne peuvent qu’être « obtenus », ce qui suppose de leur attribuer par l’imagination des détenteurs doués d’intentionnalité — il en est ainsi du gibier, « obtenu » des esprits animaux sauvages censés le dispenser. L’acte de « jouer » instaure un cadre qui permet d’assigner aux dispensateurs imaginaires d’un bien aléatoire une position de partenaires et qui rend légitime de « jouer » avec eux — d’où, sans doute, l’aspect ludique qui s’attache à toute quête divinatoire.

Le jeu repose sur deux propriétés qui lui sont conjointement inhérentes : une règle, et une marge dans l’application de cette règle, dont la mise à profit fonde l’enjeu du jeu. Cette perspective peut offrir un éclairage, ne serait-ce que par le biais d’expressions familières, sur la conduite attendue du chamane : il doit en quelque sorte « jouer le jeu » sans « se prendre au jeu » au point d’oublier qu’il joue (faute de quoi il ne pourrait plus gagner), être « à la fois conscient et dupe » comme le dit si bien Huizinga ([1938] 1951 : 50). Il doit faire preuve des qualités requises dans l’objectif de gagner à ce jeu et c’est là l’essence même de son charisme. Il a, pour ainsi dire, le devoir d’avoir de la « chance », et ce devoir s’accompagne d’un autre devoir, celui de redistribuer la « chance » qu’il « obtient » aux chasseurs de sa communauté qui l’ont investi dans sa fonction de chamane précisément à cette fin. Ce lien entre obtention de chance et obligation de redistribution vaut aux sociétés sibériennes qui vivent de chasse leur caractère à la fois sélectif et égalitaire.

En guise de conclusion

Le seul fait que « jouer » permette de gagner suffirait à rendre compte de l’interdiction de tels jeux rituels par les pouvoirs centralisateurs, religieux ou politiques. On ne saurait mettre en position de perdre une entité supérieure, ancêtre, dieu. On saurait d’autant moins le faire que la représentation de cette entité supérieure est en continuité avec l’image de l’homme : le jeu récuse la transcendance et impose l’altérité, qu’il s’agisse du partenaire ou de l’adversaire ou encore de l’être imité — on saurait donc d’autant moins « jouer » qu’il faut pour cela imiter des animaux ! On ne saurait non plus faire de l’obtention d’un bien aléatoire l’objet du rituel collectif principal aux yeux de tels pouvoirs. Il est significatif que l’interdiction de « jouer » s’accompagne aussi, en général, de celle de faire acte de divination : on ne saurait ni agir sur l’avenir ni prétendre le prédire.

Il est significatif que ces interdictions n’aient jamais réussi à éliminer les jeux et que le procédé le plus efficace à leur encontre ait presque toujours été la séparation entre les deux composantes apparues fondamentales à la lumière des jeux sibériens : ébats et combats. Séparation généralement menée d’une façon qui met en lumière un autre motif de rejet des jeux : évoquant l’accouplement, qui plus est réalisé à la mode animale, les danses ont été désacralisées, marginalisées ou occultées ; les luttes en revanche, expression de la combativité, pouvaient être exaltées à des fins patriotiques. Toujours est-il que c’est là une raison pour garder l’unité de la notion de jouer, au-delà de la démultiplication des sens de « jouer » qu’a illustrée l’exemple des sociétés chamanistes de Sibérie. Cet exemple a tout autant illustré l’interdépendance essentielle entre ces divers sens. Il est remarquable qu’un lien persiste entre eux, alors que leur fondement — tel que le laisse apparaître le « symbolisme réaliste » du chamanisme des chasseurs sibériens —, n’est plus perçu.

Il est remarquable aussi, mais d’un tout autre point de vue, que les mêmes formes rituelles — façons de danser ou de chanter par exemple — soient utilisées comme symboles conventionnels pour servir d’autres fins : fins identitaires en Sibérie, fins mystiques chez les Occidentaux marqués par le New Age qui empruntent ces formes, comme chez ceux qui, en Sibérie même, sont réceptifs à leur influence. Sporadiquement en effet, perce en Sibérie une tendance à une pratique chamanique auto-centrée, d’inspiration mystique. Fruit des contacts, elle est peut-être aussi le signe de l’émergence d’une pensée individualiste dans le contexte post-soviétique. Il serait tentant à cet égard de mettre à l’épreuve des données la phrase lapidaire et percutante de Max Weber (1996 : 354) : « Les états orgiastiques [sic] et extatiques de “possession” […] prenaient chez les paysans la place de la “mystique” chez les intellectuels ».