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Cet article vise à élargir une intuition : la poésie québécoise est obsédée par le corps depuis ce qu’il est convenu d’appeler sa modernité, qu’on en situe l’émergence avec Alain Grandbois, Hector de Saint-Denys Garneau, Jean-Aubert Loranger, ou même avec certains acteurs des Soirées du Château de Ramesay. C’est qu’à tout prendre, elle ne se satisfait jamais des intentions univoques qu’on peut lui prêter, que ce soit celle de soutenir l’élaboration d’une histoire collective en fondant un lieu de mémoire, celle de baliser une identité langagière, culturelle ou nationale ou celle de transmettre l’intensité d’une expérience intérieure, l’intention de créer un cadre didactique pour le constat et la revendication ou de chercher en acte ce qu’elle est, ou de redéfinir les genres et les formes où elle s’est inscrite. Le rapport au corps échappe largement aux raisons et aux étiquettes. Il nous place, lecteur, au centre de la continuelle réinvention de soi qu’on nomme poésie, sans pour autant nier toute détermination extérieure. Ainsi, s’il est vrai que la poésie française du XXe siècle dispose de son côté un espace de réflexion où écriture et organisme vont de pair[1], on ne trouvera aucun développement de la notion d’organisme similaire à ce que propose Paul Valéry ou, avant lui, Gustave Kahn, dans le domaine québécois, qui nous invite avec insistance à poser la question du corps, mais selon une perspective qui reste à tracer.

Que cette question prenne le caractère d’une obsession, c’est ce qu’il faudra préciser ; et que son rayonnement s’étende après que Refus global ait fait de la peinture, de la danse et de la musique des « activités poétiques[2]  », c’est ce qu’un examen superficiel confirme. À partir des années 1970, le titre des recueils est lui-même évocateur. On pense à Anticorps et Charpente charnelle (1974) de Renaud Longchamps, à Geste (1979) et à L’immobile (1990) d’Anne-Marie Alonzo, à Adrénaline (1982) de Yolande Villemaire, à Au milieu du corps l’attraction s’insinue (1980) de Claude Beausoleil, au livre de Paul Chanel-Malenfant, En tout état de corps (1985), à Tous, corps accessoires (1979) de Roger DesRoches, ou encore à Couleur chair (1980) de Pierre Nepveu. Et la liste se prolonge avec Les corps simples (1996) de Marc Vaillancourt, et récemment avec Les corps carillonnent (2005) d’Ivan Bielinski, dit Ivy.

Loin de vouloir amalgamer autant d’aventures poétiques, nous voudrions clarifier certains effets de lecture provoqués par le terme « corps ». À partir d’extraits de Claude Beausoleil, de Nicole Brossard et de Michel Beaulieu, il s’agira de voir quels problèmes ce terme soulève lorsqu’il devient le pivot d’un poème ou d’un recueil en tant que vocable récurrent. Ces trois poètes ont en commun d’avoir été associés, à un moment de leur parcours, à une poétique dite « formaliste ». Les précautions avec lesquelles le discours critique envisage cette étiquette[3], comme nous le faisons nous-même, témoignent d’une gêne qui n’a rien de circonstancielle. Faut-il considérer que les propos des poètes sur la poésie correspondent au faire ? Il va de soi qu’on ne peut répondre sans un examen attentif de chaque poétique. Aussi ne chercherons-nous pas à comparer les poèmes à un métadiscours qui en énoncerait l’intention ou le programme. Demander ce que recouvre le terme corps, quelles sont ses ambiguïtés dès lors qu’il devient le point de repère par excellence comme cela est peut-être le cas dès avant les années 1970, c’est d’abord constater que les tentatives avouées de remise en question de l’ordre du discours et des catégories génériques, littéralement, tiennent au corps, comme si seul il permettait à une subjectivité problématique d’explorer son lieu et d’habiter un monde. Mais si tel est le cas dans la réalité, si un langage sans corps demeure inconcevable, ce que ce dernier produit dans l’écrit ne nous est révélé par aucune définition préexistante.

C’est pourquoi les poèmes formalistes qui déstabilisent le rapport référentiel fondé sur des contenus de représentation, multipliant les syncopes, morcelant la syntaxe, travaillant le fragment et le dispositif textuel, constituent un laboratoire propice à l’analyse. En isolant partiellement le mot dans un segment d’éléments associés par collage ou par concaténation sonore, visuelle ou idéale, ils compromettent les lectures qui regardent le texte comme inscription biographique, comme sublimation ou tenant-lieu d’une réalité perdue, ou comme syntaxe des figures du corps de l’actant[4]. Surtout, ces poèmes nous permettent d’observer, dans une sorte de degré zéro de la critique, que le corps n’est jamais une ressource poétique neutre, si tant est qu’une telle ressource existe. L’association que le sujet lisant ou écrivant établit avec lui, que ce soit sur le mode symbolique de la projection ou par le biais pseudo-référentiel de l’autobiographie, n’élimine pas le caractère déictique qu’il comporte en principe.

Le terme, en effet, suppose une situation, langagière et réelle, que le sujet investit de ce qu’il conçoit être son rapport à l’autre et à lui-même. On peut établir schématiquement et provisoirement les deux pôles entre lesquels ses effets sont contenus. D’une part, le poème cadre la situation de manière à donner au terme un caractère général, c’est-à-dire une extension figurative maximale qui conduit, passé son ultime degré, à l’utopie d’un corps multiple universel dont le corps glorieux est un exemple, le soma paulinien un autre. D’autre part, le poème déplace la situation, c’est-à-dire qu’il invite le lecteur à réviser l’ensemble des représentations personnelles et des projections normatives qu’il plaçait sous le terme. Le seuil ultime de ce déplacement est franchi lorsqu’un maximum de singularité provoque nécessairement, dans la relation de lecture, la reconnaissance d’un autre, autonome, indépendant, auquel cependant le lecteur peut s’associer si la révision l’a mené à abandonner ses préconceptions. Le premier pôle vise un effet d’englobement fondé sur l’identification. Le second, un effet de dépossession et de différenciation fondé sur la reconnaissance.

Il apparaît donc qu’entre les deux pôles, une multiplicité de gradations et de mélanges ont lieu qu’il ne s’agit pas de dénombrer mais plutôt d’envisager comme autant d’effets possibles de la lecture du poème.

Le corps qui ne veut rien dire

Avant d’insister sur ses aspects sociaux, psychiques ou physiologiques, avant d’y voir le produit de pulsions, de fantasmes, de pratiques ou de discours conflictuels, il convient de rappeler que le corps est un mot en poésie. Comme celui de silence, il se réalise en vertu d’une irréalisation. Lire « silence » consiste à entamer la traversée du bruissement de l’écrit pour que la signification retombe en elle-même. Je dois perdre le mot pour que le silence se réalise, pour recueillir sa totalité comme un monceau de cendres. Le mot se consume à l’instant de sa lecture. Sa plénitude signifiante est sa propre négation.

Isoler ainsi le terme n’est pas établir son sens ou son essence. C’est remarquer qu’il implique moins une prise de conscience qu’une conscience prise, dérobée, saisie, ravie tout à la fois. La fortune théorique que le silence et le corps connaissent depuis quelques décennies vient sans doute de ce qu’ils écartent la lecture littéraire d’une critique de la connaissance, en ce qu’ils excèdent le concept. Car que désigne le corps, qu’atteint-il ?

Le Phèdre de Platon [264c] pose la nécessité pour le discours d’avoir un corps (soma) comme un être animé (zôon) auquel aucune partie ne manque. Le premier reproduit l’architectonique harmonieuse, équilibrée et proportionnée du second. Pour dépasser ce rapport formel et penser des textes limites, ceux de Claude Gauvreau par exemple, la critique peut se donner pour tâche de suivre la trace, l’effet de l’acte scripturaire, tout en dressant le catalogue raisonné du langage exploréen comme on l’a fait sous la direction de Christine Porte-Lance de l’Université du Québec à Rimouski. Le terme opère alors à la manière d’une interpellation. Il devient le signe de la reconnaissance du texte comme corps et du corps comme texte. Empreinte, frayage, symbole, autant de notions qui stipulent que quelque chose du corps passe dans la trace du geste, qui est parfois langage. Il est en effet difficile de déterminer la frontière au-delà de laquelle le mot que je prononce me quitte. Il est, aussi, salive et cordes vocales. La trace de l’écrire devient un corps-écrit comme le sujet, en face, est travaillé par les paroles. De ce point de vue, lire « corps » consiste à vivre quelque chose de ma situation de lecteur. La lecture n’est pas contemplation, mais participation corporelle.

L’un des modèles cardinaux de cette participation est celui qu’a proposé Maurice Merleau-Ponty en tentant de dépasser le dualisme de la tradition théologico-philosophique occidentale. Envisageant l’esprit comme « l’autre côté du corps », le philosophe a voulu donner au mot chair un sens dynamique, espace aussi bien que relation entre le voyant et le visible. Toute notion de corporéité contient en fait celle d’intercorporéité, en vertu de l’interpénétration du corps sentant et du corps senti, tous deux sensibles, dont les frontières s’effacent au profit d’une réversibilité continuelle. Le phénoménologue nomme le mouvement de cette incorporation réciproque « chiasme[5]  ». L’accent placé sur le caractère pluriel et insuffisant ne pouvait qu’interpeller la critique littéraire. Il est significatif que dans le champ de la philosophie, à côté des usages féconds qu’elle permet, cette pensée ait donné lieu à des jugements contradictoires. Pour l’un, elle reconduit la relation à une ontologie de fait ; pour l’autre, elle fait précisément l’impasse sur une ontologie du corps[6]. C’est dire que même au sein d’une pensée soumise aux développements les plus détaillés, le corps exerce sa force de délocalisation. Il transforme la phénoménologie en discours équivoque.

La difficulté d’établir la valeur d’usage de ce modèle théorique, lorsqu’on l’applique à l’écriture et à l’écrit, vient de ce qu’il suppose en principe un dépassement efficace de l’ordre de la représentation. Quand il s’agit de corps, pourtant, rien n’est moins simple. Observer que le visage, les mains, la tête ou le coeur font l’objet d’une reconfiguration dans tel poème, est-ce quitter cet ordre ? Qu’est-ce qu’un corps qui ne serait pas découpé dans et par le discours, dès lors que l’action constitue son indice fondamental, indiquée par le verbe qui implique un sujet agi ou agissant ? Que la langue française ne marque pas le genre neutre, comme le grec ancien, ne résout pas le problème. Il semble de surcroît qu’une instance d’énonciation ne puisse s’inscrire dans le langage grâce au mot corps sans établir une structure prédicative, le plus souvent implicite, qui inclut les adjectifs « vivant » et « humain ». On trouve chez Gaston Miron du corps farouche, écumant, dru, craintif, mûri, mais jamais vivant. Ce dernier adjectif est superflu. C’est lui, cependant, qui donne sa force d’évocation à la situation intenable du poète, déchiré entre une mort interminable qui est horizon d’espoir (« ô mort/ pays possible ») et une vie continûment gisante (« harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes/ ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs/ lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée »). On retrouve la même situation chez Fernand Ouellette. Le caractère intenable du rapport du poète au poème, et sa beauté tragique, dirait-on, c’est que le corps en question soit malgré tout vivant[7].

Ces exemples ne doivent toutefois pas laisser entendre que le problème concerne exclusivement les poètes de l’Hexagone. En y regardant attentivement, la querelle qui oppose en 1983 et 1984 les poètes des Herbes rouges aux intervenants des revues Spirale et La Nouvelle Barre du jour porte moins sur la distinction entre le statut de l’intellectuel et la tâche de l’écrivain que sur la conception du corps que l’écriture explore ou impose. À ceux qui l’accusent de réintroduire dans la société québécoise une religiosité, un mysticisme et une foi de mauvaise réputation, au lieu de défendre le principe de la laïcité et les positions idéologiques d’une gauche militante, François Charron réplique que le sujet de l’écriture est l’exploration du désir parce que tout sujet désire par-delà la loi du groupe[8]. Sous le débat de société, les normes langagières de la représentation institutionnelle du corps provoquent le litige. Elles permettent également le débat. La caractérisation impliquée par les adjectifs « humain » et « vivant » devient paradoxale quand la poétique où elle s’inscrit, en négatif, cherche à remettre en cause les identités (sexuelles, culturelles, sociales), les codes langagiers (poétiques, gestuels, religieux), et plus généralement les codes logico-normatifs par lesquels le discours établit une hiérarchie entre ses éléments.

D’où la nécessité d’établir d’autres points de repères. Qu’il s’agisse de bouleverser violemment un ordre tissé de certitudes ou de chercher dans le tumulte une parole sincère, tout tourne autour du corps dans un monde sans dieu.

Somatocentrisme

Nulle part ailleurs que dans Au milieu du corps l’attraction s’insinue de Claude Beausoleil, le traitement du corps comme centre de gravité de l’écriture poétique est plus explicite[9]. Le recueil est saturé par le terme, des poèmes aux sous-titres : « Corpus se gruge », « Sur un corps un peu tendre », « Le corps se redresse ». Cet emploi répétitif n’est cependant pas une exception. Dans un autre registre, près de la moitié des Autoportraits de Marie Uguay (1982) y ont recours pour situer, cette fois-ci, l’intimité de l’instant.

Le recueil de Claude Beausoleil exemplifie l’ « attraction » grâce à des dispositifs typographiques qui rompent à la fois les relations syntaxiques et sémantiques. Un travail de réinterprétation continuelle est exigé du lecteur, de l’un à l’autre, sans qu’aucune résolution ne donne à telle page ou au recueil entier une forme achevée, si on conçoit celle-ci comme une unité de sens. Nous pénétrons plutôt dans un espace de conflits entre des pôles multiples[10]. Le corps n’en demeure pas moins le principal point d’appui en tant que donnée indéfinie, mais stable en tant que signe de la non-définition. S’il fallait dégager une poétique de ce recueil, sa première caractéristique serait d’établir l’équivalence du corps et des mots : « lire le membre de phrase et de sang/ par la bouche le signe s’ouvre/ comme une pulsation délivrée » ; « la parole ramassée/ les lettres comme des organes/ ouvrir (ici) ce qui se déplace/ le mouvement/ le support fictionnel[11]  ». Le vers se définit comme l’affirmation itérative d’une relation spéculaire entre le corps, ce qu’il nomme et ce qui le nomme.

Dès lors, l’énoncé de Jean-François Lyotard que Claude Beausoleil place en exergue à « L’attraction » se situe en principe sur le même plan que le vers : « Le livre, par son texte, est comme la peau d’un corps[12]. » À cette peau s’ajoute celle des nombreux livres dont les poètes de la « modernité » aiment à citer des passages, pratiquant l’exergue comme une composante nécessaire de l’écriture poétique. Pensons à Adrénaline de Yolande Villemaire, où se retrouvent les « corps » de Lyotard, Artaud, Duras, Barthes, Burroughs, Brossard, Chamberland. Cette pratique a fait l’objet de critiques et de discussions, constituant pour l’un une stratégie judicative, pour l’autre, une manière de quitter le circuit narcissique par lequel l’auteur établit sa mainmise sur le texte[13]. Elle intéresse notre propos pour une autre raison. Elle montre le caractère d’apriori que prend le rapport analogique entre les organes et les lettres lorsqu’il ne s’inscrit plus dans une réflexion argumentative de nature philosophique ou psychanalytique. De ce point de vue d’ailleurs, le rapport n’a rien d’analogique. Il privilégie un mode de communication digital, un rapport conventionnel établissant les conditions d’une vérité[14]. La question se pose alors de savoir quelle est l’efficacité des dispositifs du livre de Claude Beausoleil, qui exigent du lecteur, nous l’avons dit, une révision de son rapport au discours et au langage, à commencer par le statut de matière signifiante qu’il accorde aux vocables du seul fait qu’il les lit.

La pièce « Au milieu du corps » nous aide à cerner l’ambiguïté qui risque, elle, de conduire au paradoxe. Le texte se présente sur trois pages comme un dispositif visuel continu que coupent dans le sens de la largeur des caractères plus petits. Il est chapeauté par cette proposition, en italique, qui court elle aussi sur trois pages : « Une certaine sémantique du corps risque de s’écrire lentement en terrain meuble ». Signal programmatique que le dispositif, déduit-on, devrait réaliser, et dont nous citons une partie autonome :

la surface vierge les artifices idéologiques pour

empêcher l’orgasme du texte qui coulerait sous

les cuisses de ses lèvres en direction des lieux

impraticables d’accords signifiants liés quotidien

libidinal comme la forme qui songe qui déplace

qui rugit revue en lumière roulée sous chair en

fausseté de présence le public lisant s’indigne à la

hauteur du sexe les événements sorte de refuge

au corps[15]

Constater que le poème parle du poème, ou l’écrit de l’écrire, occulte peut-être l’enjeu fondamental de la suffisance visuelle et signifiante du vocable. Tout se passe comme si écrire le verbe « déplacer » équivalait à déplacer les choses, ou à déstabiliser une signification d’ensemble qui, à ce titre, serait préalable. Nommer le corps et ses régions (lèvres, cuisses, chair, sexe), user d’une terminologie du désir qu’affectionnait un certain structuralisme, celui de Roland Barthes et de Jacques Lacan (vierge, orgasme, signifiants, libidinal), ce serait faire en sorte qu’une sémantique du corps s’écrive. Le vers dit se confondre avec le faire sans excès, et grâce à ce détour du côté de l’énoncé théorique, même partiel ou morcelé, il traite la « sémantique » comme un synonyme de « performativité ». C’est alors la forme typographique, en tant que dispositif et signe d’authenticité, qui signifie à elle seule le poétique. Le lecteur peut observer que syntaxe et sémantique cèdent la place au rythme, qu’à ce dernier il incombe d’ériger la matière en signification. Mais cette opération ne se distingue pas d’une autre qui consiste à fonder les conditions de lisibilité et de possibilité du poème sur une série de postulats théoriques a priori, dont les exergues nous offrent par endroits les indices.

Que reste-t-il du corps ? La sémantique désignée comme un « risque » de l’écrire fonctionne, au moins en partie, comme un système de renvois de type encyclopédique à un corpus indéterminé. Or, le dictionnaire manque. De là le glissement tacite vers la performativité. On peut bien entendu comprendre les choses différemment. Empruntant ses mots à Pierre Bourdieu, Pierre Milot a observé qu’avec les Herbes rouges, nous sommes en face de produits destinés à d’autres producteurs du champ littéraire, dont les universitaires, et que l’habitus théorique du lecteur représente la condition de lisibilité du texte formaliste[16]. L’observation a le mérite de rappeler que l’ « influence » française n’est jamais une transposition à l’identique. En elle la distorsion et la variation jouent un rôle important, puisque la fiction d’un langage formaliste subit, comme la langue, la pression de l’imaginaire en dehors du cadre argumentatif et pratique qui est le sien. Or, dans le cas qui nous occupe, il semble que l’influence se traduise par le passage d’une théorie d’ensemble vers une tentationde l’ensemble.

Puisque le mot est un corps et que chaque lettre est un organe, comme le décline en colonnes juxtaposées la pièce « Aspect[17]  », le mot corps vaut comme l’idée englobante ou enveloppante que désigne le poème. Le terme, dans son autonomie, exige du lecteur une stricte identification. En lui la conjonction du langage et du corps vécu, senti et sentant, prend un caractère herméneutique, affirmé presque à chaque page. Si bien qu’il s’acquitte bientôt d’une fonction de remplissage, puisque tous les termes renvoient à lui et qu’il insiste malgré cela de sa présence répétée. Il ne reste qu’à lui reconnaître la valeur sans valeurs d’un absolu transcendant selon laquelle, livre, texte ou mot par excellence, il renvoie à lui-même de manière tautologique, peu importe le dispositif qui l’encadre, dieu qu’on nomme ou ne nomme pas sans vraiment l’altérer.

Certaines pièces de Nicole Brossard nous mènent au même constat, si l’on distingue encore une fois l’énoncé programmatique et le faire, c’est-à-dire si l’on ne cherche pas dans le poème la validation du programme esthétique de la Barre du jour, son évolution ultérieure, ou la confirmation du regard que la poétesse pose sur son oeuvre[18]. Celle-ci présente la recherche affinée d’un véritable art de soi, art du dépouillement de soi. C’est dire que le corps n’y est pas anodin, comme Jean-Guy Pilon le pressentait douloureusement quand il titrait son compte rendu désolé de L’écho bouge beau dans LeDevoir, « Quand la poésie veut se suicider[19]  ». Nous souhaitons moins retracer l’ensemble du parcours de Nicole Brossard, complexe et composite, qu’observer certains usages du mot corps qu’on y retrouve. On rappellera tout de même que French Kiss est une « étreinte-exploration » et que la narration y est d’emblée suspecte parce qu’on « y confond avec les/ mots le corps et la cité, une géographie : des cartes sur table, des planches anatomiques, des systèmes[20]  ». Hologramme, publié aux éditions Nouvelle Optique en 2002, prolongera l’exploration sur la base de ce postulat : les parties du corps changent l’écriture et l’écrit qui les modifient en retour. Entre ces deux recueils, la pièce intitulée « Le présent n’est pas un livre », dans Musée de l’os et de l’eau, a sans doute exemplifié mieux qu’aucune autre le circuit fermé entre le corps et les mots.

Sept strophes soumettent une même formule à cinq variations : « à cause du corps le présent » ; « à cause des mains » ; « car à cause du corps la vie cherche » ; « à cause des mots en allés dans le Web » ; « à cause du corps le sens de la vie/ change constamment vertige[21]  ». Il est clair que changer le « sens de la vie » n’est pas l’intention du poème, qui décline des constats. Le présent ne l’est peut-être pas, mais le corps, lui, est certainement là un livre. Nouvelle exploration du mode itératif, le poème martèle l’énoncé d’une vérité qui stipule que le corps et les mots sont également cause.

Voyons d’où peut venir cette association souveraine. Les pièces de Nicole Brossard sont nombreuses qu’on peut interpréter comme une plongée patiente dans la relation du corps écrivant et de la trace de son geste. « La loi du muscle[22]  » en est une. Mais « l’épreuve de la répétition » du Centre blanc (1970) en offre l’un des types les plus achevés, en ce qu’elle représente une limite à la fois poétique et logique de la problématique. Qu’on qualifie cette parole de « vaine » ou de « blanche », ce qui ne serait pas impertinent, n’empêche pas qu’elle soit dotée d’un caractère systématique. Elle réalise une loi d’épuisement dont elle offre simultanément la formulation, et ce, jusqu’à la levée complète des « illusions[23]  ». En ce sens, elle dit explorer pour mener l’exploration à son terme, lequel n’est autre que le silence, suivant un fonctionnement analogue au caractère performatif observé chez Claude Beausoleil. Envisager les choses ainsi, c’est expliquer que l’épuisement puisse donner lieu à une « Variante », dans le recueil Double impression :

1. Surtout le corps savoir et son versant

la respiration productrice éphémère le

silence sans la crispation muette de

l’évanouissement

2. Car tout étant si aigu ce corps et la

connaissance telle qu’acquise dans le

mouvement très lent de la main vers le

corps tout en même temps même lieu sous

la forme d’un point blanc en l’espace blanc

3. Ce corps silencieux

comprendre : seuls les déserts et cet

étrange isolement du souffle souvenu

s’éprouvent avant tant de frayeur[24]

Le rapport d’intimité entre le corps, le souffle, le savoir et le non-savoir, la pratique d’écriture, à force de se dépouiller de ce qu’il conçoit être son extérieur ou son étrangeté, d’un point de vue qu’on peut qualifier de thématique, se confine au ressassement. Le poème témoigne en ce sens d’un abandon admirable. La répétition écarte l’écriture d’une attribution de valeurs au corps en pratique, opération par laquelle ce dernier acquiert un sens, un non-sens. Il n’est donc pas question d’explorer sa polymorphie réelle ou la complexité de ses actions intentionnelles. Mais bien qu’il ne puisse s’agir non plus, devant une telle pièce, de « rectifier » la syntaxe suivant une ambition normative, il faut reconnaître que cette répétition fait sens. Tout renvoie là au corps, à un corps décomposé en certains de ses éléments communs et généraux : respiration, silence, crispation, évanouissement, mouvement, main, souffle, frayeur. Éléments, est-il indiqué, d’où s’extraient un savoir, une connaissance, un « comprendre ». Un seul constat se dégage de l’interprétation de ces aspects d’un point de vue théorique : la répétition est celle du postulat selon lequel la pratique renvoie à elle-même.

C’est dire qu’encore une fois une idée de la poésie occupe le poème, une idée dont on pourrait faire l’archéologie et retracer la diffusion, mais dont on peut avant tout remarquer qu’elle transforme le corps en signe absolu, justification essentielle. Normand de Bellefeuille expose à sa manière ce statut dans un poème qu’il dédie, précisément, à Nicole Brossard :

description du monde

encombrement et creux

qu’on pense à l’eau, sa barque

[…] et même au corps, cette joie extrême

(le corps pourtant ne sert pas

au poème sur le corps)

encombrement et creux

comme le mot

répété, inlassablement

qui se vide[25]

En marge d’un mode descriptif qui s’intéresserait plutôt à une physique des corps, écrire ce dernier terme serait offrir le gage d’authenticité d’une parole non asservie, attentive au soupçon, renoncer au moi, à toute identité ou valeur, témoigner de son souci de l’autre et de la difficulté d’être dans une immédiateté parfaite. Mais ce ne peut être le cas qu’à partir d’une raison théorique qui préside au poème et qui l’identifie en tant que tel. Ainsi le corps du et dans le poème est-il deux fois marqué comme sujet, par rapport à celui de l’institution : « assujetti » à la rationalité qui lui donne lieu, « sujet » du circuit entre l’écrire et la trace. On peut alors se demander ce qui distingue cette raison d’une croyance, si ce n’est la nature du contrat qui la fonde. Répétition et ressassement diffèrent peu d’un hoc est enim corpus meum lui aussi deux fois institué : d’abord, en tant que remplissage ou encombrement pratique, ensuite, en tant que levée d’illusions, épuisement, présence de l’absence d’intention ou de valeurs, stricte parole authentique. Or, qu’il constitue une consécration réelle ou un symbole, ce chemin vers la présence fondatrice parce qu’à la fois souvenance et abandon, mémoire retrouvée dans l’abandon au geste, c’est précisément une messe. Autrement dit, la théorie en tant qu’institution précède et valide un geste qui veut pourtant témoigner de sa fulgurance et de sa recherche heuristique.

On pourrait objecter que la poésie réalise depuis ses origines sa propre exploration. Ce serait rabattre la problématique sur un schéma historico-génétique, quand ce sont les effets de lecture qui nous occupent. Les quelques pièces évoquées de Claude Beausoleil et de Nicole Brossard montrent le risque encouru par une poétique qui se méfie des éléments référentiels et des contenus de représentation, sous prétexte qu’ils contribuent à la formation de mythes ou à la consolidation d’idéologies. Considérer que s’il n’est pas précédé du possessif « mon », le corps établit l’écriture, le sujet écrivant et le sujet lisant, dans un rapport d’immanence à la pratique et au monde (en vertu cependant d’une historicité assumée des formes et des pratiques poétiques), et que du même coup il échappe à la trame axiologique des peintures épiques, aux promesses du récit messianique, aux illusions d’un lyrisme intimiste ou théologique, c’est peut-être en revanche une manière efficace d’en faire le synonyme moderne de l’ancien esprit.

Le critique et le poète habitent-ils un seul corps ?

Dans sa présentation des poèmes choisis de Michel Beaulieu publiés par les éditions du Noroît en 1996, Pierre Nepveu insiste sur l’extrême conscience d’ « habiter » un corps qui est celle de ce poète[26]. Sa remarque nous permet d’élargir le terrain de notre enquête. Pierre Nepveu souligne que, pour la première fois peut-être dans la poésie québécoise, le corps n’est pas le lieu d’une promesse d’infini, le signe d’une attente ou d’une annonce prophétique comme au temps de l’Hexagone, mais une présence qui renonce au point de vue métaphysique pour se lester du poids de la solitude et de la matérialité de l’immanence. À l’appui de ce constat, il convient de remarquer que le mot corps apparaît rarement dans le recueil qu’il désigne entre tous, Kaléidoscope, ou les aléas du corps grave, publié aux éditions du Noroît en 1984. Ce corps grave coïncide avec une subjectivité incarnée, toujours située, et si celle-ci se souvient, c’est au présent, « en regardant les vitrines[27]  ». D’un espace à l’autre, de l’aéroport à l’avion par exemple, la subjectivité s’altère, se soumet à l’épreuve du monde, relate le détail apparemment anodin pour découvrir dans le tumulte du quotidien sa valeur événementielle et la restituer au plus près. Du même coup, elle s’éprouve en tant que corps, événement d’une présence. Bien qu’il y ait évolution depuis la revue Quoi, dont le premier numéro paraissait en 1967, on retrouverait les prémisses de cette poétique dans L’octobre, publié aux éditions de l’Hexagone en 1977, ou encore plus tôt dans Variables :

encore éclos l’espace de ton corps il s’agit

de le mener vers l’agitation du corps ou

mais encore plus poussé [retranchements – balises –

les innover – les réduire – ces fractures dans l’oeil][28]

Rien, dans cette pièce datée du 25 septembre 1970, du souffle continu et de l’attention au détail quotidien qui sont ceux de Kaléidoscope. Une caractérisation formelle pourrait en faire la parente, sinon la soeur, du passage de Claude Beausoleil cité plus haut. Qu’est-ce donc qui fait la différence, si différence il y a ? Chez Claude Beausoleil, « ses lèvres » se noie dans les syntagmes spéculatifs qui luttent contre les « artifices idéologiques » : « orgasme du texte », « accords signifiants », et même « fausseté de présence » et « public lisant ». Aucune autre relation n’est établie avec le lecteur que cette mise à distance catégorique, dans tous les sens du terme. Ici, l’accord se réalise en vertu d’une implication du lecteur qui devra, dès le second vers, assumer le rythme et la syncope en tant que mouvement de réduction en cours, « réduire », avant même que ce verbe surgisse, « ces fractures dans l’oeil ». Le partage entre le corps écrivant, le corps écrit et le corps lisant bénéficie de la mention de ton corps. Mais surtout, le passage d’un essentialisme à un rapport d’immanence, bien avant Kaléidoscope, est tracé. Non pas réalisé dans l’instantanéité d’une présence au monde des objets, des lieux, des heures, qu’il s’agirait de rendre à leur unicité : tel objet, tel lieu, telle heure, mais à l’instant de l’acte d’écriture tel qu’il s’inscrit dans le poème comme acte de lecture. Ce dernier n’est donc plus une catégorie formelle ou une instance d’actualisation toute théorique.

Variables était accompagné en 1973 d’une étude où Georges-André Vachon, grand lecteur de Michel Beaulieu, dégageait de la poétique de ce dernier une série d’axiomes. D’abord : « la forme est corporelle » ; puis : « corps n’est point matière ». Son texte mêle l’assertion catégorique au discours argumentatif pour démontrer que le caractère insaisissable de la poésie n’annule pas son pouvoir d’action sur le monde. Il explique ainsi les deux premiers axiomes :

Matière, l’aléatoire, le contingent, le commun bric-à-brac des choses, des pensées, des sentiments, des ressources de la grammaire et de la rhétorique ; forme ce qui, jusqu’à la structure, tout choisit, dompte, domine – et corporelle, qui accélère ou ralentit votre lecture, vous atteint à la racine du souffle, le coupe, rétablit, à sa volonté. La sienne ? La vôtre ? Mais essentiellement

(III) la forme est politique

(IV) la forme seule est objective[29]

Du corps à la forme, la relation prend un caractère nécessaire et logique, devant répondre aussi bien à l’assertion catégorique (la forme objective) qu’aux exigences du discours argumentatif (la forme politique). Le commentaire se justifie dans la mesure où il occupe le même lieu que son objet, partage avec lui ses prémisses et ses constats. Reste à garder le caractère « insaisissable » de la poésie à l’abri de l’attentat. Par-delà cette rationalisation, le poème devient donc le produit d’une cosmogonie : la matière-chaos se soumet à la forme-matière, qui contraint à son tour le corps à ses rythmes. Une même quête de la maîtrise, une même obsession pour l’organisation discursive des membres et des parties du corps, de sa vitalité, de ses énergies et de ses mouvements, constitue la pierre de touche du commentaire et la justification des traits que nous avons dégagés plus haut. Si bien que celui-là ne constitue pas tant un discours au second degré qu’une variation sur le thème. Il clarifie moins les structures corporelles au plan de l’expérience de lecture ou de l’existence qu’il ne les considère comme la donnée poétique fondamentale, et même plus, comme la forme du poétique. Entre forme et corps, l’identité règne.

Lorsqu’elle envisage les textes poétiques sous l’angle de la corporéité ou de la représentation du corps, la critique universitaire prend-elle acte d’un phénomène ou d’une évolution dans l’histoire de la poésie ? N’est-elle pas également sous l’emprise d’une fascination ? La problématique provient peut-être moins d’une exigence dictée par les poèmes qu’elle ne participe d’un même imaginaire, où la tradition chrétienne exerce son poids. Si tel était le cas, et si le XXe siècle correspond à la constitution d’un champ théorique et pratique où corps et écriture sont inévitablement liés, il s’agirait d’observer non seulement comment la critique universitaire a eu pour fonction de justifier l’existence d’une littérature québécoise[30], mais comment critique et poésie participent l’une de l’autre. Si bien que toutes les deux se concevraient comme l’autre de soi-même, et encore, comme l’autre en soi-même.

Pour ouvrir l’obsession

L’équivoque du mot corps et son caractère excessif ne se résument pas à l’aporie. Dans un texte où il observe comment « l’autre corps » n’est pas un absolu, mais l’autre du texte et ce qui forme couple avec le locuteur, Hugues Corriveau remarque que l’ « interdit se déplace curieusement du geste à l’écriture. Il faudrait (semble-t-il) s’en priver. Mais dans le mot lui-même, un surgissement palpable, un événement équivoque qui crée un rapport[31]. » La méditation amoureuse de Revoir le rouge comporte également un effort de réflexion sur l’interdit érotique. L’analogie entre le corps, les lettres, les mots et le texte n’est pas abandonnée, mais soumise à l’examen. Une relecture de la poésie québécoise qui aura souci, elle aussi, de l’ « événement équivoque » qui la met en rapport avec son objet, nous permettra de comprendre différemment les effets étudiés. Indiquons en terminant ce qui peut orienter cette relecture.

Si nous avons parlé d’obsession en introduction, c’est dans un sens physique avant que psychologique. Obsidere signifie s’asseoir devant ou autour, puis assiéger ou hanter. Et précisément, la modernité poétique québécoise peut être envisagée comme une longue tentative, faite par le locuteur, pour combler l’écart qui le sépare d’un corps qu’il pressent être le sien. Le circuit fermé entre les mots et le corps que nous avons trop brièvement étudié n’est qu’un moment de l’histoire de cette tentative plurielle.

Depuis les Haikas et Outas de Jean-Aubert Loranger, deux perspectives s’imposent. L’une conçoit l’écart en tant que désarticulation (« Les pas que je fais en plus,/ Ceux hors de moi-même/ […] Et sous les chocs de mes pas,/ Dans l’allée du parc,/ Je me désarticulai »). L’autre perspective le conçoit comme une dissolution dans l’alentour (« J’avais perdu mes limites,/ Fondu que j’étais/ Avec l’épaisseur de l’ombre »)[32]. Ces désignations sont données à titre d’hypothèse et ne sont pas indépendantes, vases hermétiquement clos. La dissolution correspond dans la rhétorique latine à la réfutation et dans la grammaire à l’absence de coordination. C’est dire qu’elle côtoie de près la dislocation dont la médecine s’est chargée d’établir le sens physique. Toutes deux reprennent les pôles de la figuration du corps et de ses effets que nous avons schématisés en introduction. Il s’agit moins d’en chercher l’illustration ou d’en résoudre la complexité grâce à une pirouette herméneutique que d’envisager cette évidence à la fois simple et difficile : le poème pense. Objet d’une connaissance qui n’est pas plus conceptuelle qu’aporétique, il est ce lieu où le corps et le langage réaffirment et explorent ce qui les lie, les déchire, les unit, les distingue. Et comme si ces rapports de tensions ne suffisaient pas, de manière apparemment paradoxale, le poème est ce lieu où ils ont lieu à l’exception d’eux-mêmes. C’est pourquoi nous avons limité notre enquête aux textes où le mot « corps » apparaît. Il faudra ultérieurement élargir l’analyse à l’ensemble des modalités d’inscription du corps, afin de mettre en relief les échanges entre les deux perspectives, les courants et les heurts sans quoi il n’est aucune pensée, et par où le poème, surtout, donne à penser.

La première perspective passe par le « Je marche à côté de moi en joie » d’Hector de Saint-Denys Garneau, mais aussi par « ma peau de peau » et « ma désolée sereine/ ma baricadée lointaine » de Gaston Miron. La seconde perspective passe par Alain Grandbois (« L’aube immense/ M’enveloppe comme la mer/ Le corps du plongeur ») et Pierre Perrault (« un corps nous environne/ sans nous contenir/ cherchant à nous illimiter »). Quelque part entre les deux se situe Pierre Morency (« en ce temps-là j’avais un corps à vivre/ un corps si vaste en son dedans d’amande/ que je logeais en moi mes amis les plus vains »)[33]. Déplacer en ce sens la problématique signifie qu’on abandonne l’équivalence rassurante du corps et de la forme, équivalence qui fait toujours, plus ou moins tacitement, sous l’égide du concept ou d’un mystérieux point de passage thématique entre les deux, l’éloge de la maîtrise de l’esprit sur la matière. Il nous semble profitable de mettre plutôt l’accent sur le mouvement et ses imaginaires.

En effet, de la critique de l’allégeance religieuse et de la stagnation qu’une foi passive aurait perpétuée, à l’examen des notions de réserve, de messianisme ou de survivance, toute pensée sur la littérature et l’histoire du Québec a trouvé son lieu entre mouvement et immobilité. Il est probable que ce lieu soit le territoire privilégié de la poésie québécoise, espace dynamique qui lui permet de faire retour sur elle-même, de comprendre ses imaginaires, ses fonctionnements, sa responsabilité en face du réel, et encore, sismographe des corps et des mentalités, de penser les impensables de la société où elle s’inscrit. Mais pas plus qu’il n’y a d’universalisme de la langue, il n’y a d’universalité du mouvement. Les aventures « formelles » dont nous avons vu quelques occurrences le montrent assez[34]. L’opposition est insuffisante, sinon caduque, entre l’investissement des espaces extérieurs sauvages ou urbains, synonymes d’action, et le confinement intérieur synonyme d’immobilisme ou, plus poliment, de raison pure. C’est ce que nous ont indiqué magnifiquement les essais de Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde[35]. Si la constitution d’une expérience subjective du Nouveau Monde a pu être occultée par des catégories de pensée qui lui étaient en partie ou complètement étrangères, il est à supposer que l’imaginaire du mouvement y a son rôle.

Quant à l’obsession, il est dans sa nature de chercher la formule de sa hantise. Non le contour d’un fantôme ou celui des remparts, mais la distance franchie ou prise par rapport à eux. Le mouvement de sa recherche importe plus que sa forme[36].