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Introduction

Depuis les années 1990, la gouvernance participative connaît un succès planétaire, indépendamment du type de régime politique. Dans certains pays en développement, comme au Brésil, en Inde ou en Afrique du Sud, où le degré de démocratie et de justice peut avoir augmenté (Liu, 2014), la gouvernance participative s’est fortement développée. Cette notion séduit aussi les autorités chinoises, qui cherchent à se renouveler et à se légitimer pour tenir compte des transformations rapides de leur société. De nombreuses expérimentations en termes de gouvernance participative ont été mises en place en Chine, du budget participatif à la planification participative. Bien que l’État central ait mis l’accent sur cette notion, la gouvernance participative reste encore au stade de l’expérimentation, notamment au niveau local, à l’échelle des villages ou dans les quartiers des villes. À partir de l’étude du quartier Jinwan, situé dans le district Xiangzhou au centre-ville de Zhuhai, nous revenons dans ce texte sur la définition et les modalités de la mise en oeuvre d’une expérience de gouvernance participative dans la vie publique chinoise. Quels en sont les participants? Y a-t-il de nouvelles élites locales qui émergent parmi eux, notamment les urbanistes? De quelle façon les urbanistes et les résidents prennent-ils part aux décisions liées à la gestion des quartiers en matière de rénovation urbaine? Ces modifications dans la fabrication de la politique urbaine sont susceptibles de révéler des transformations à l’échelle du régime face aux problèmes d’expropriation ou aux conflits suscités par l’urbanisation ou la rénovation des villes chinoises.

Notre étude porte sur l’émergence des élites techniciennes à partir d’une interrogation sur la participation et le management urbain à Zhuhai. La Zone Économique Spéciale (ZES) du Delta est l’une des premières ZES du pays, étroitement liée à Macao dans la province du Guangdong, au sud du pays. Avec Shenzhen, Zhuhai est l’une des deux villes principales de cette ZES. Considérée comme une « ville moyenne » à l’échelle du pays, Zhuhai compte environ 2 millions d’habitants. S’appuyant sur l’économie high-tech, l’industrie polluante y a été strictement contrôlée par les autorités locales. La population est composée d’une part d’autochtones et de migrants possédant souvent un haut degré d’éducation (c’est-à-dire quatre années d’études universitaires). Zhuhai présente un degré d’urbanisation (86,1 %) largement supérieur à la moyenne nationale. La ville fait figure de vitrine où sont mises en avant les tendances des réformes à l’échelle nationale. À travers l’étude de la participation à la planification du quartier Jinwan, qui a pris la forme d’ateliers organisés par les urbanistes et réunissant les résidents autour de projets de rénovation du quartier, nous allons examiner la façon dont différents acteurs – membres du Parti, responsables techniques locaux, leaders associatifs et résidents – prennent part aux décisions municipales liées à la rénovation du quartier.

Différentes recherches ont été réalisées autour de la gouvernance participative. Guy B. Peters (2001) considère qu’en contexte de globalisation, le rôle du gouvernement est renforcé au lieu d’être affaibli, malgré le développement de la gouvernance participative dans de nombreux pays. Baogang He et Mark E. Warren pensent pour leur part qu’en dépit du caractère non inclusif du pouvoir, la participation des citoyens dans le contexte autoritaire en Chine s’apparente à une délibération dont l’influence pourrait promouvoir la démocratisation du régime (He, Warren, 2011).

La planification joue un rôle important dans l'urbanisation et la croissance économique de la Chine et de nombreux règlements sur la planification urbaine ont été adoptés (Wu, 2015). Ainsi, les nouveaux phénomènes sociaux sont davantage discutés à propos de la planification. Certaines recherches ont révélé l’émergence d’un mode de planification participatif en Chine (Zhong,2004; Huang, 2005; Zhao, 2015; Zhou,2019).

De plus, d’autres travaux discutent aussi la transformation des politiques au niveau local, comme le village ou le district, où des danwei jouaient le rôle d’unité de gouvernance à l’époque socialiste de la Chine (Bray, 2005; Read, 2012). Avec les réformes et la transformation du régime chinois, de nouveaux modes de gouvernance locale se développent (Yu et Guo, 2019). Par exemple, de nouveaux comités de quartier[1] ont été mis en place lors de la transition du village à la ville (Svartzman, 2013). Ces comités de quartier sont le principal acteur de la gestion urbaine, en coopération avec le gouvernement (Audin, 2008). Kevin O'Brien et Lianjiang Li (1999, 2000 et 2017), dans son exploration de la politique de village, présente la « démocratie » accommodante dans un État à parti unique. Ces transformations favorisent le développement de la participation en Chine.

Quant aux recherches sur la participation politique, les chercheurs ont montré l’évolution de la participation politique des Chinois, de la participation d'idéologie (Townsend, 1967) à la participation populaire (Chen, 2004) en passant par la participation publique. La gouvernance se diversifie donc en Chine, notamment aux niveaux locaux. Il existe principalement deux nouvelles catégories de gouvernance participative en Chine : celle de la participation du quartier (Ngai-Ming, 2014) et celle de la participation relative au budget (Sintomer, Traub-Merz, Zhang, 2013). Certains chercheurs examinent la gouvernance participative à partir du processus de prise de décision (Zhong et Mol, 2008; So et Kao, 2014; Zhang,2016), d’autres l’inscrivent dans la perspective de la transformation du régime (Yan et Xin, 2017; Tian et Yin,2018).

On remarque toutefois dans ces analyses un manque de travaux menés dans une perspective de sociologie politique. Aussi, il paraît important d’approfondir la recherche en analysant le processus et les acteurs de la planification participative à Zhuhai à partir d’approches comme celles de Julien Talpin (2006) ou de Raphaëlle Parizet (2013). Ces derniers mobilisent la sociologie politique afin d’évaluer la capacité de la participation de fonctionner comme canal alternatif de socialisation politique face au déclin des corps législatifs qui assuraient autrefois cette fonction. De plus, la dissociation entre sociologie des élites et sociologie de l’action publique a été particulièrement marquée en France, où la plupart des chercheurs ont analysé les élites en termes de classe dirigeante, en privilégiant la sociographie des agents en position dominante au détriment de leur rôle dans les politiques publiques (Genieys, Hassenteufel, 2012). Semblable perspective invite à explorer le rôle des urbanistes dans la prise de décision en matière de management urbain et les implications qu’il revêt pour le régime local à Zhuhai.

Dans cet article, nous décrivons le contexte du développement de la participation en Chine, depuis l’État jusqu’aux pratiques au niveau local, tout en montrant différentes catégories de participation. Nous mettons également en lumière les facteurs qui favorisent l’émergence de la planification participative à l’échelle du quartier. Pour fins d’illustration, nous examinons la planification participative dans le quartier de Jinwan en revenant sur les objectifs, la stratégie et le déroulement de cette participation, pour ensuite étudier le processus, et plus particulièrement le rôle de facilitateurs des urbanistes dans les interactions entre résidents et gouvernement local pour réaliser la rénovation du quartier. Nous mettons alors l’accent sur la transformation du rôle des acteurs de cette participation qui, en passant d’« experts techniques » à l’« élite nouvelle », font figure de médiateurs susceptibles de remplacer les organisations établies, comité de quartier ou bureau de rue. Enfin, nous montrons le rôle de ces élites techniciennes et concluons en discutant des implications de cette participation à la chinoise sur le régime local à Zhuhai.

1. Participation initiée par l’État et expérimentations menées par les autorités locales

En 1982, une loi permettant aux citoyens de participer à la vie politique de l’État est approuvée par l’Assemblée nationale populaire. À partir de l’année 2012, les congrès nationaux du Parti consacrent la participation des citoyens à la vie politique comme un objectif essentiel du développement de l’État. Désormais, la participation des citoyens est présentée comme un droit essentiel pour les Chinois et comme un instrument pour réaliser une démocratie à la chinoise proclamée par le Parti communiste chinois (PCC). L’État central promouvait ainsi la gouvernance par des négociations au niveau du « quartier » (jiedao) dans les villes, en favorisant la participation des citoyens. Dans ce contexte, différents niveaux d’autorité ont mis l’accent sur l’ouverture du processus politique et la participation territoriale des citoyens, notamment en matière de services publics et de rénovation de quartiers. Des réformes administratives ou politiques ont été expérimentées dans différents espaces locaux, sous le contrôle des autorités locales, au premier titre desquelles la municipalité (shi zheng fu)[2]. Le bureau d'urbanisme et le bureau des affaires civiles de la municipalité transfèrent leurs compétences, comme l’approbation des projets et le soutien au financement des projets de rénovation, au bureau de rue. À ce rapprochement du niveau de la décision s’ajoute la possibilité pour les habitants de suggérer directement des propositions d’aménagement, alors qu’auparavant les propositions ne se faisaient qu’au niveau de la municipalité.

En Chine, la participation revêt au moins deux significations. La première renvoie à l’ouverture des prises de décisions importantes par les autorités locales. La deuxième est l’institutionnalisation des comités de consultation sur des politiques publiques locales. Les experts du comité sont issus de divers domaines : monde de l’industrie et de la technologie ou spécialistes de sciences sociales. Ils peuvent être membres du PCC, membres des « huit partis démocratiques » ou sans-parti. Des expériences de budget participatif ont aussi été menées en Chine. Dans certains cas, comme à Wenling dans la province du Zhejiang, les citoyens peuvent participer aux décisions sur l’ensemble ou sur une partie du budget local afin de mieux gérer les financements locaux, équilibrer les recettes et les dépenses publiques locales et décider des priorités du service public (Fung et Wright, 2003; Chen, 2009). Il convient aussi de mentionner l’organisation de consultations sur les problèmes environnementaux depuis 2015. Alors que l’État entend renforcer la protection environnementale par l’intermédiaire de la Loi sur la protection de l'environnement de la République populaire de Chine approuvée par l’Assemblée nationale populaire, l’accent a été a mis sur la participation des citoyens autour de cet enjeu, sans pour autant que ne soit précisés les contours de cette « participation ». Ainsi, ces consultations revêtent surtout une dimension fonctionnelle : le gouvernement local y puise des idées et communique avec sa population; citoyens, experts et groupes professionnels spécialisés y obtiennent des informations sur le fonctionnement du gouvernement local.

Si les formes de participation sont variées en Chine, il importe d’en souligner les limites. D’abord, les décisions locales sont peu influencées par l’ouverture du débat participatif ou par les comités consultatifs que l’on retrouve dans différentes villes. Peu d’avis suggérés par les comités consultatifs ont été intégrés à la prise de décision. Dans les expériences de budget participatif, la participation porte seulement sur certains aspects du budget et les citoyens jouent un rôle de consultants et non de négociateurs (He, 2011). Le pouvoir de décision sur le budget local demeure entre les mains des autorités publiques, comme c’est d’ailleurs le cas dans tous les budgets participatifs, aussi bien au Brésil qu’en France. En outre, il est d’autant plus difficile d’intégrer la participation dans l’évaluation des performances du service public qu’il existe un déséquilibre d’information entre les préconisations formulées par les autorités publiques et les propositions des citoyens (Chen, Qi, Gao, 2013).

La forte centralisation de la planification urbaine a suscité quant à elle différents problèmes et conflits au cours de la forte urbanisation du pays. Durant les protestations à Wukan en 2011, les villageois ont accusé les autorités locales de « vendre les terres du village aux promoteurs immobiliers sans indemniser convenablement les villageois » (Wang, 2012; Tang, Hao, Huang, 2016; Zhao, 2017). Afin d’améliorer la communication avec les citoyens et de rapprocher la prise de décision des citoyens, une expérimentation appelée « la planification participative du quartier » (jiedao canyu shi guihua) s’est développée et l’autorité provinciale du Guangdong, dans le Sud-Est du pays, a promulgué un document administratif intitulé « Les pilotages expérimentaux de planification participative du quartier » en tant que politique publique de la province visant à inscrire la participation dans les règlements municipaux pour mieux répondre aux besoins du développement urbain à l’échelle de la province.

C’est dans cette province que se situe notre étude de cas, basée sur une enquête de terrain. Grâce à un projet de recherche de l’Union européenne, une équipe de recherche d’une vingtaine de chercheurs a enquêté à Zhuhai. En tant que membre de cette équipe, j’ai réalisé 19 entretiens (5 urbanistes, 4 fonctionnaires et 10 habitants) dans le quartier de Jinwan, puis collecté les documents officiels relatifs à cette expérimentation de planification participative ainsi que les données socioéconomiques du quartier et de la ville de Zhuhai. Pour cette expérience de planification participative, les résidents élaboraient des propositions autour de la rénovation du quartier avec l'aide d’urbanistes. Plusieurs propositions ont été approuvées par l’autorité locale puis mises en oeuvre. Cet urbanisme participatif tranche avec le modèle traditionnel et descendant de la Chine autoritaire. L’enjeu consiste ici à adapter ce modèle centriste au développement urbain et à mieux répondre aux besoins des résidents en matière de mobilier urbain, de services de recyclage, de protection environnementale (entre autres, pour le drainage des eaux usées et la régulation du bruit). Le projet couvre 490 300 mètres carrés au centre-ville de Zhuhai avec des logements construits il y a plus de 30 ans et concerne une population de 139 600 habitants, dont la plupart sont originaires de Zhuhai et travaillent dans les institutions publiques ou le secteur privé. Selon une évaluation officielle, Zhuhai a été la ville pilote en matière de « développement durable » en raison de l’équilibre qu’on y trouve entre la densité de population et le degré d’éducation. À l’échelle de la Chine, Zhuhai est une « ville moyenne ». Son développement local est représentatif des villes moyennes chinoises, mais il est aussi stratégique sur le plan politique. En effet, des expérimentations politiques ont été souvent réalisées à Zhuhai avant d’être généralisées à plus grande échelle, par exemple, les politiques de protection environnementale et les politiques pour les zones d’activités économiques.

À l’heure actuelle, une telle planification participative est expérimentée dans les projets de rénovation d’anciens quartiers de 15 villes chinoises. Elle amène un débat autour de son institutionnalisation dans la presse[3] et dans la recherche sur l’action publique. À Zhuhai, plusieurs dispositifs participatifs ont été expérimentés à différentes échelles de la ville et dans différents milieux de la société locale[4]. La participation a été initiée par le service d’urbanisme et du logement de la municipalité. L’Institut d’urbanisme et le « Comité de quartier » (jie dao ban shi chu) en sont devenus les acteurs principaux. En même temps, une collaboration avec des universitaires a été nouée, avec la contribution d’équipes issues de l’Université normale de Pékin, de l’Université Sun Yat-sen (Guangzhou) et de l’Université de Taiwan. Trois étapes importantes ont marqué cette expérimentation : la première est la période de préparation avec l’enquête socioéconomique par questionnaire; la deuxième étape porte sur le choix du terrain en discussion avec les habitants; la dernière est celle de l’expérimentation avec les choix d’aménagement.

2. Objectifs, stratégie et processus de planification participative de quartier à Zhuhai

Les objectifs des promoteurs institutionnels (notamment le bureau d’urbanisme et le bureau des affaires civiles de la municipalité) dans la planification participative du quartier sont doubles et s’articulent l’un à l’autre. Le premier envisage d’expérimenter un nouveau mode de planification à l’échelle du quartier, auparavant complètement défini par les autorités publiques et souvent ignoré à cause de son échelle micro. Pour les promoteurs institutionnels, le deuxième objectif vise à refonder la légitimité des autorités chinoises à travers la participation et à institutionnaliser un moyen efficace et effectif de planifier l’aménagement des quartiers.

Pour remplir ces objectifs, les autorités publiques ont adopté une stratégie de déconcentration et de délibération. L’expérimentation a été déléguée à l’Institut d’urbanisme de Zhuhai par les autorités provinciale et municipale. L’Institut d’urbanisme est un institut de recherche et d’application. L’Institut dispose d’un statut non gouvernemental, différent de celui des autorités publiques. Ses membres sont des experts en urbanisme, ce qui les place en position d’assurer techniquement la « planification participative ». De plus, le gouvernement municipal a permis à l’Institut d’urbanisme de Zhuhai de coopérer avec d’autres universitaires, spécialistes de sciences sociales, en fonction des objectifs sociaux et politiques recherchés, et notamment pour renforcer la légitimité des décisions politiques auprès des citoyens du quartier.

Le processus s’est déroulé en trois étapes. Les urbanistes et les universitaires ont d’abord travaillé sur le terrain du quartier en collectant des informations détaillées dans un rapport socioéconomique transmis début octobre 2015 aux autorités, en particulier celles de la municipalité. Il s’agit là d’une première étape de mise en lien des autorités publiques avec les habitants. En raison de la distance entre le gouvernement local et la vie publique du quartier, cette étape a été conduite par les urbanistes et les universitaires de manière non officielle, dans l’espoir que cette façon de faire reflète davantage la vie du quartier que ne le feraient des rapports administratifs.

Ensuite, entre mars et juin 2016, les urbanistes sont entrés en relation de manière plus approfondie avec la société locale à travers des enquêtes et des échanges individuels avec les habitants. Ils ont recueilli l’avis des habitants pendant cette période d’enquête à domicile, mais aussi dans les rues du quartier ou dans les salles du Comité de quartier, habituellement prévues pour les activités de loisir. Pour encourager l’implication des citoyens, les urbanistes leur ont d’abord laissé la possibilité de définir les problèmes sans leur fournir d’orientations techniques. À cette étape, chaque citoyen pouvait exprimer ses souhaits et ses attentes relativement aux projets d’aménagement du quartier, de rénovation de jardin public, d’installation de parking, etc. L’endroit, la taille ou le moyen d’usage étaient proposés et décidés par les citoyens. Au cours de cette période, le rôle des urbanistes se bornait à recueillir les propositions techniques ou les suggestions des citoyens. Ensuite, les discussions entre les urbanistes et les citoyens ont été l’occasion d’imaginer ce que pourrait être l’aménagement du quartier mais aussi, de façon plus pratique, la manière de mettre en oeuvre ces « idées » sur le terrain. Les urbanistes ont alors expliqué aux citoyens les méthodes professionnelles de planification, y compris les notions de base et les analyses nécessaires.

Il demeure que l’enjeu d’une démarche participative réside dans la possibilité de choix ou de décision laissée aux citoyens. Les urbanistes ont organisé des expositions et des concours de propositions des citoyens afin de les convaincre des vertus de cette expérimentation et d’accroître l’« acceptabilité » de la planification participative. De juillet à septembre 2016, huit expositions ont été organisées dans la salle des activités du quartier et dans les rues du quartier au sujet de l’avancement des enquêtes des urbanistes, de la situation générale du quartier, de la présentation de cas d’études dans d’autres pays et du design de la planification participative dans le quartier. En outre, les fonctionnaires[5] nous ont indiqué en entretien que des réunions de pédagogie ont également été organisées avec l’aide du « Comité de quartier » dans le but d’expliquer aux habitants les aspects positifs de cette nouvelle manière de planifier le quartier. L’affichage de cette dimension participative joue un rôle central dans l’expérience dans la mesure où il s’agit de modifier la perception du processus par les citoyens. À Zhuhai, il était initialement difficile de faire accepter aux citoyens de participer à cette expérimentation. L’organisateur des réunions l’a souligné en entretien[6] : « Les habitants ne savent pas pourquoi nous sommes ici. Ils ont montré de l'indifférence vis-à-vis de nos activités. Quelques habitants seulement y ont participé. » Les habitants du quartier manifestent leur incompétence ou leur absence de confiance dans le processus de consultation. Yuan, qui a vécu dans le quartier pendant 30 ans, indique : « Je n'ai jamais participé à ces activités. Ils parlent de design et d'architecture. Je ne peux pas lire ces photos[7]. » Une autre habitante, Dian[8], témoignait de son faible intérêt pour le projet de rénovation. Selon elle, les fonctionnaires ont toujours le dernier mot.

Après avoir reçu des informations sur le processus de rénovation du quartier par les urbanistes, les habitants ont été encouragés à identifier de nouvelles possibilités pour leur quartier et à proposer leurs idées. À Zhuhai, pour décider des projets issus de ce processus à mettre en oeuvre, un concours ouvert a été organisé par les urbanistes au centre-ville. Plusieurs plans ou projets ont été proposés par les citoyens, puis reformulés par les urbanistes et enfin confirmés par les citoyens lors d’un vote anonyme. Les urbanistes ont aidé les citoyens à établir le plan d’urbanisme et apporté des suggestions à la lumière de leurs compétences professionnelles. Les citoyens ont pu partir du design ou des suggestions des urbanistes ou définir eux-mêmes leurs propositions. Dans un premier temps, 721 suggestions des résidents locaux ont été recueillies. Parmi elles, 40 propositions ont été transformées en plans détaillés des projets. Lors d’une présentation publique de ces propositions, chaque citoyen a voté de façon anonyme pour son projet préféré et 5 projets ont été retenus. Il s’agit de la réhabilitation de l'espace de l'ancien puits, de la création d’une rue piétonne, du contrôle du développement des commerces dans une rue d’habitations pour en limiter la pollution sonore, du parking public d’une résidence et de l’entretien d’une rue ancienne. Cette étape visait à partager la prise de décision avec les habitants.

3. La formation des élites techniciennes dans la planification participative

De façon traditionnelle, l’aménagement urbain en Chine fonctionne suivant un schéma « top-down » dans lequel les autorités publiques définissent les projets de planification urbaine que les urbanistes concrétisent.

En entretien, les urbanistes soulignent combien ils ont renforcé leurs compétences techniques au cours du processus de planification participative, mais aussi accédé à un groupe social plus large et non limité aux experts en urbanisme. Dans cette expérience, les urbanistes ont travaillé directement avec les résidents et différents bureaux du service du gouvernement. Au cours de l’étape de préparation, aidés d’experts en sciences sociales de l’Université normale de Pékin, de l’Université Sun Yat-sen (Guangzhou) et de l’Université de Taiwan, les urbanistes ont construit les enquêtes socioéconomiques et se sont rendu compte qu’il existait une grande différence entre ce qu’ils avaient planifié et ce que les citoyens attendaient. Afin de mieux mobiliser les citoyens et pour les amener à présenter leurs idées, les urbanistes ont abandonné leur plan initial pour mettre l’accent sur les souhaits des citoyens. Ensuite, les urbanistes ont aidé les citoyens à définir clairement leurs idées ou souhaits relativement à l’aménagement du quartier, qu’ils ont ensuite traduits en schémas, dessins ou plans. À plusieurs reprises, les échanges dans les salles des activités du quartier entre les urbanistes et plus de 40 citoyens ont permis de modifier les plans d’aménagement. Au terme du processus, une nouvelle planification du quartier est apparue.

Une des urbanistes de l’Institut, Mme Pan, diplômée de l’Université Sun Yat-sen, nous livrait ce commentaire :

« La ‘planification participative’ est une bonne façon de planifier. Nous apprenons aussi des choses. Par exemple, nous connaissons beaucoup plus ce quartier qu’auparavant, où nous ne voyions que les données techniques, comme la surface, la population, les caractères géographiques puisque nous n’y habitons pas. Néanmoins, à travers toutes les enquêtes détaillées, nous connaissons aussi la vie ici. Ce quartier est une zone où habitent beaucoup de retraités et aussi certains jeunes employés avec des enfants. Leurs rythmes de vie sont largement différents et leurs besoins en services publics se distinguent également. Toutes les nouvelles connaissances sociales m’ont bien aidée à mieux planifier à l’avenir. » [9]

Mme Sun, une jeune membre de l’équipe des urbanistes, nouvellement diplômée de l’Université normale de Pékin, nous a indiqué :

« C’est une nouvelle expérience pour nous. Nous y avons consacré beaucoup de temps afin qu’il y ait une vraie participation des citoyens. Il nous a fallu trois fois plus de temps en raison de l’intégration des citoyens au processus. Mais cela en vaut la peine! Les citoyens sont satisfaits de voir leurs souhaits réalisés dans la vie, même si c’est un petit projet, comme un jardin de quartier à la place d’un garage abandonné. En réalité, ça ne coûtait pas cher, mais la satisfaction des citoyens a beaucoup augmenté, ce qui nous satisfait. »[10]

M. Zhang est un des chefs de service de l’Institut d’urbanisme. Il possède un doctorat en urbanisme de l’Université North Carolina aux États-Unis. Selon lui :

« La planification participative est une réussite à l’échelle du quartier. L’idée des projets est formée par les citoyens. Ce que nous avons fait est en fait un soutien technique pour les aider à mieux présenter leurs idées. Nous ne leur imposons rien. Depuis longtemps, je réfléchis à intégrer les citoyens dans la planification en Chine, et cette expérience peut nous amener plus loin. Je comprends que c’est plus facile de réaliser une participation au niveau du quartier et ce sera plus compliqué à une plus grande échelle, comme celle du district ou de la municipalité. Mais je pense que c’est la tendance. Comme aux États-Unis, il existe des planifications participatives bien organisées avec des organismes non publics. J’espère qu’en Chine nous trouverons aussi une façon de mieux intégrer les citoyens dans la planification urbaine afin de la rendre plus efficace et plus raisonnable d’une part, et de mieux répondre aux besoins des citoyens dans la planification d’autre part. C’est notre mission comme urbanistes. »[11]

Mettant en avant la contribution de son groupe professionnel, et non sans idéaliser le processus, M. Zhang est toutefois conscient que le rôle des urbanistes implique une influence sur le choix des citoyens et la décision politique locale. En outre, dans le contexte chinois, il conviendrait de prendre en compte les régimes de propriété du sol quand l’urbanisme est à une échelle plus grande et que les problèmes sont plus conflictuels.

Le rôle des urbanistes s’est étendu. Avant cette expérience, leur rôle n’était que technique. Nous avons réussi à mener des entretiens semi-directifs auprès des acteurs dans cette participation, soit par l’aide des urbanistes soit pendant les activités organisées sur place. Dans un premier temps, la déconcentration de cette expérimentation des services techniques municipaux vers l’Institut d’urbanisme situe les urbanistes dans un rôle d’agent des autorités publiques. Puis, les urbanistes se sont tournés vers les citoyens du quartier par les échanges suivis qu’ils ont eus avec les participants aux activités qu’ils ont organisées dans le quartier. Ils ont tenu compte des compétences des citoyens, qui ont mis en lumière les problèmes du quartier, défini les projets et orienté la planification. Dans ce processus, les urbanistes sont perçus par les citoyens comme un bon moyen de faire entendre leur voix. M. Wang, un habitant, nous déclarait ainsi en entretien que la participation à cette expérimentation avait permis aux habitants de mieux présenter leurs opinions avec l’aide des urbanistes.[12]

Quant à Mme Pan, elle est satisfaite de son nouveau rôle dans cette planification participative. Elle indique ainsi en entretien :

« Afin de mieux répondre aux besoins des citoyens et de les faire participer à l’action publique, les autorités publiques nous ont transféré beaucoup de compétences et de soutien. Nous nous engageons à aller plus loin qu’une planification. Nous avons essayé de le montrer aux autorités publiques en mettant en lien les citoyens avec d’autres politiques urbaines locales. Enfin, cette planification a été approuvée par l’autorité publique et soutenue par un fonds public (le fonds municipal de construction et celui au niveau du district) et les 5 projets (l'espace de l'ancien puits, la création d’une rue piétonne, le contrôle sur les commerces d’une rue peuplée, le parking public d’une résidence et l’entretien d’une rue ancienne) dans cette planification peuvent être réalisés. »

Selon Mme Pan, les urbanistes maîtrisent maintenant davantage le point de vue de l’autorité publique sur la rénovation du quartier et comprennent comment améliorer la communication entre cette autorité et les citoyens. Ainsi, au lieu de limiter leur rôle à la démonstration d’une expertise, les urbanistes mettent désormais cette dernière à profit pour se muer en intermédiaires entre le gouvernement et les résidents.

Comme nous avons pu nous en rendre compte lors de nos observations, les citoyens discutent davantage avec les urbanistes qu’avec les responsables du Comité de quartier. Au cours de discussions informelles, les citoyens nous indiquaient que le travail des urbanistes est visible pour eux : il s’incarne dans le plan et les projets. Dès lors, « une planification détaillée, qui change notre vie concrètement »[13] apparaît réalisable.

À l’issue de plusieurs mois de travail, les urbanistes connaissent mieux les enjeux de la planification que les autorités publiques, les Comités de quartier ou les citoyens. Leurs compétences sortent renforcées de l’expérience, au-delà du strict cadre professionnel : en témoigne l’acquisition de techniques (enquêtes sociales et mise en lien des résidents avec les organisations du quartier et les universitaires) permettant de faire le lien entre les différents niveaux d’administration et les différents groupes sociaux du quartier. Ainsi, les urbanistes acquièrent une place centrale dans ce processus de « planification participative », positionnement qui n’était pas prévu au moment d’initier l’expérience.

4. Les rôles des urbanistes et la gouvernance participative en Chine

Dans notre cas d’étude, les urbanistes jouent un rôle de passeurs multipositionnés. Tout au long de l’expérimentation, leurs activités sont soutenues financièrement et institutionnellement par les autorités locales, mais sans orientations directes ou officielles de celles-ci. Ainsi, les urbanistes ont été sélectionnés par les autorités locales sur la base de leurs connaissances, méthodes et savoir-faire techniques pour ce projet. Ils peuvent être considérés comme des agents techniques des autorités publiques face aux habitants, d’autant qu’ils ne sont pas issus de ce quartier dont ils ne maîtrisent au départ ni l’histoire ni les problèmes.

En sens inverse, les urbanistes peuvent exposer et transmettre les intérêts locaux du quartier. À travers cette expérimentation, ils ont acquis des connaissances et établi des liens avec les habitants. Ces derniers ont aussi acquis une connaissance plus technique et systématique de leur quartier. Comme nos échanges avec les habitants du quartier nous l’ont confirmé à plusieurs reprises, à chacune des réunions publiques sur le développement du quartier organisées au cours de cette expérimentation, les urbanistes étaient interpellés par les habitants afin de mieux présenter la situation urbaine de ce quartier à l’administration du district de Xiangzhou ou de la ville de Zhuhai, comme le bureau d’urbanisme et le bureau des affaires civiles. Aux yeux des habitants, les urbanistes ont une perspective professionnelle à long terme pour le quartier et ils ont aussi accès aux institutions qui facilitent la réalisation des projets.

Dans cette perspective, les urbanistes ont un rôle multipositionné, un rôle de représentations et de pratiques liées au développement entre le monde institutionnel et la société locale.[14] Ils doivent mettre en cohérence leurs différents rôles et positions en fonction des espaces et des temps donnés.

Les variations stylistiques[15] élaborées par ces passeurs multipositionnés nous ont permis d’observer les divers comportements qu’ils adoptent en fonction de leurs positions. Dans les enquêtes avec les habitants, les urbanistes adoptent le comportement d’un « enquêteur en apprentissage » qui pose des questions et prend des notes. Dans les réunions avec les habitants pour discuter sur les points détaillés de la planification, ils se comportent en « experts » afin de conseiller les habitants dans la définition des plans et schémas d’aménagement. Cependant, au moment de montrer aux autorités locales l’avancement de la consultation et les choix des habitants, les urbanistes adoptent un comportement d’« experts-représentants » qui parlent au nom des habitants du quartier. Les urbanistes se présentent comme la figure protectrice et paternelle de la société locale du quartier face à l’extérieur, comme les autorités de l’arrondissement ou de la municipalité. Finalement, afin de réaliser cette planification participative, les urbanistes adaptent leur comportement en fonction de leurs interlocuteurs et des mondes sociaux dans lesquels ils s’insèrent.

Scott (2008) considère que tout groupe influent, compétent et privilégié peut être qualifié d’élite. Selon lui, les individus qui jouissent de revenus élevés, sont hautement compétents et bénéficient de ressources importantes peuvent être qualifiés d'élites lorsque leurs capacités et ressources constituent un moyen d’influence important sur la prise de décision (Scott, 2008). Les « élites techniciennes » formées à l'occasion de la planification participative à Zhuhai peuvent se considérer comme des élites médiatrices en tant que groupe social ayant une influence sur la prise de décision. Par leur accès aux décisions publiques, ces élites participent à l’élaboration des projets, à l'expression des opinions et à la réalisation du projet. Toutefois, dans le contexte chinois, le Parti communiste a absorbé la plupart des élites politiques ou sociales, par insertion dans le parti ou intégration dans le gouvernement. Ici, cependant, les élites professionnelles – les urbanistes – ont réussi à Zhuhai à accéder à la prise de décision sans être pleinement « politisées » : les urbanistes ne sont pas membres du parti ni issus des institutions gouvernementales.

Conclusion

Bien que les règles détaillées soient définies par les urbanistes, les sujets de débat et les projets de planification discutés dans le cadre de cette expérimentation sont fixés en amont par les autorités locales. En outre, la portée des projets est circonscrite au territoire du quartier et les enjeux les plus sensibles et les plus politiques sont maintenus hors du périmètre de la consultation. En effet, l’urbanisation rapide et la rénovation ou la démolition des vieux quartiers ont été le théâtre de problèmes d’expropriation causant des conflits entre autorités et habitants. L’exercice de planification étudié dans ce texte ne concerne que des projets d’amélioration d’un quartier central de Zhuhai où les services publics sont déjà largement implantés, sans conflits locaux ou sujets sensibles. Ainsi, cette nouvelle modalité de participation est une participation technique sans mobilisation politique. Elle vise l’efficacité tout en répondant aux besoins des habitants, en particulier en matière d’utilité, de taille, de position et de design des équipements et des services publics. En d’autres termes, même en l’absence de contrôle direct des autorités locales, tout ce processus a été défini par les urbanistes dans un cadre limité. On peut en conclure qu’il s’agit d’une expérimentation de « laisser-faire bien encadré ».

L’un des effets de cette expérimentation se situe dans le renforcement de la crédibilité des autorités publiques au sein de la société locale par la gouvernance participative. En fait, cette nouvelle manière de participer à la planification est une façon apolitique et technique d’instaurer le dialogue entre les citoyens et l’autorité publique. Ses animateurs sont aussi dépolitisés : sans être membres du Parti ni fonctionnaires du gouvernement, les urbanistes pilotent la participation tout en identifiant les problèmes techniques et en mobilisant leurs connaissances professionnelles. À travers cette participation dépolitisée, les urbanistes ont accru leur propre rôle entre les autorités publiques et les habitants du quartier : des élites techniciennes émergent et deviennent un instrument important pour les autorités dans le contexte de la transformation de l’urbanisation.

Une autre particularité de cette expérience est également à noter. La dépolitisation des élites techniciennes locales illustre probablement une tendance de l’action publique en Chine : « renouvellement » ne signifie pas « politisation ». Les élites techniciennes participent à la modernisation de l’exercice du pouvoir à l’échelon local en permettant une diversification des univers professionnels des dirigeants locaux. Au nom de la bonne gouvernance, les urbanistes sont intégrés dans la prise de décision sur la base de leur spécialisation professionnelle. Ces nouvelles élites arrivent ainsi à s’institutionnaliser et à influencer directement les décisions publiques, mais sur un mode technocratique cependant. Liée au contexte autoritaire de la Chine et à la transformation de la gouvernance, la dépolitisation des élites techniciennes renforce leur légitimité et, en même temps, fait évoluer la bureaucratisation par la gouvernance participative. Cette institutionnalisation par l’intégration des élites techniciennes donne une image d’ouverture, de modernité et de professionnalisme, reflétant ainsi l’esprit de la gouvernance.